Le Pot d’or/Chapitre 5

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Traduction par Émile de La Bédollière.
Georges Barba (p. 19d-21d).

CINQUIÈME VEILLÉE

Madame Anselme conseillère aulique. — Cicero de officiis. — La vieille Lise. — L’équinoxe.


— Il n’y a absolument rien à faire avec Anselme, dit un jour le recteur, tous mes conseils, toutes mes exhortations sont inutiles, il ne veut s’appliquer à rien, bien qu’il possède les meilleures études d’école, qui sont pourtant la base de tout.

Mais le greffier Heerbrand lui répondit en souriant avec mystère et finesse :

— Donnez à Anselme, mon cher recteur, le temps et l’espace ; c’est un singulier sujet, mais il est capable, et quand je dis capable, cela signifie futur secrétaire intime ou même conseiller de la cour.

— De la cour ! dit le recteur dans le plus grand étonnement, ce mot lui semblant difficile à digérer.

Chut, continua le greffier Heerbrand, je sais ce que je sais ; déjà depuis quelques jours il fait des copies chez l’archiviste Lindhorst, et celui-ci me disait hier au soir en prenant le café :

— Vous m’avez recommandé un homme intelligent, mon honorable, il fera son chemin. Et maintenant réfléchissez aux personnes qui sont dans la société de l’archiviste. Mais, taisons-nous, nous en reparlerons.

En achevant ces paroles, le greffier sortit avec un malicieux sourire et laissa le recteur immobile de surprise et de curiosité dans son fauteuil. Mais ce discours avait aussi fait sur Véronique une certaine impression.

— N’ai-je pas toujours eu l’idée, se disait-elle à elle-même, que M. Anselme est un jeune homme spirituel, aimable, qui peut aller loin ? Si je savais seulement qu’il eût de l’inclination pour moi ! Mais le soir où nous allions en gondole sur l’Elbe ne m’a-t-il pas deux fois serré la main ? Ne m’a-t-il pas pendant le duo que nous chantions ensemble jeté un regard tout singulier qui m’a été jusqu’au cœur ? Oui ! oui ! il m’aime réellement, et moi ?

Véronique, comme les jeunes filles le font d’habitude, s’abandonna aux doux rêves d’un joyeux avenir. Elle se voyait madame la conseillère de la cour, habitait un bel appartement dans la rue du Château, ou bien sur le nouveau marché, ou aussi dans la rue Maurice. Son nouveau chapeau, son dernier châle turc lui allaient admirablement, elle déjeunait dans un élégant négligé sur son balcon, tout en donnant à la cuisinière des ordres pour la journée.

— Surtout ne me gâtez pas ce plat, c’est le mets favori du conseiller.

Des élégants levaient les yeux vers elle en disant :

— C’est cette femme divine ! la conseillère de la cour ! son bonnet de dentelle lui sied à ravir !

La conseillère intime Ypsilon envoie son domestique et fait demander s’il plairait à madame la conseillère de la cour d’aller aujourd’hui en voiture aux bains de Link ?

— Mille compliments, je vous prie, je suis déjà engagée à un thé chez la présidente Tz…

Alors arrive le conseiller de la cour Anselme, qui a terminé ses affaires de bonne heure ; il est habillé à la dernière mode.

— Eh quoi ! déjà dix heures ! s’écrie-t-il en faisant sonner sa montre à répétition et en donnant un baiser à sa femme, comment te portes-tu, ma chère petite femme ! Sais-tu ce que j’ai là pour toi ! dit-il, et il tire de la poche de son gilet une paire de boucles d’oreilles montées dans le dernier goût, qu’il lui attache lui-même aux oreilles en place de celles qu’elle porte.

— Ah ! les jolies boucles d’oreilles ! s’écrie tout haut Véronique, et elle s’élance de sa chaise en jetant son travail pour en voir l’effet dans la glace.

— Eh bien ! qu’est-ce ! dit le recteur Paulmann, qui, enfoncé dans le Cicero de officiis, laisse presque tomber son livre, avons-nous des attaques de folie comme Anselme ?

Mais au même instant Anselme, que l’on n’avait pas vu depuis plusieurs jours, entra dans la chambre au grand étonnement et à l’effroi de Véronique, car en effet toute sa manière d’être était changée. Avec une certaine assurance, qui ne lui était pas naturel, il parla d’autres tendances de sa vie qui lui avaient été éclaircies par de riches horizons que l’on avait déployés devant lui, horizons, il est vrai, trop vastes pour bien des yeux.

Le recteur Paulmann en se rappelant les paroles mystérieuses du greffier Heerbrand devint encore plus embarrassé et put à peine prononcer une syllabe. Mais Anselme, après avoir parlé de travaux pressants auprès de l’archiviste Lindhorst, et après avoir baisé la main de Véronique avec une grâce élégante, avait déjà descendu les marches et était parti.

— Voilà déjà l’homme de cour, se dit Véronique à elle-même, et il m’a baisé la main sans glisser ou me marcher sur les pieds comme autrefois. Il m’a lancé un tendre coup d’œil, il m’aime dans le fond.

Véronique de nouveau s’abandonna à ses rêves ; toutefois une apparition ennemie se dressait toujours au-devant de ces riantes images de sa vie de conseillère aulique, et elle semblait rire moqueuse et dire :

— Tout cela est très-ordinaire, très-prosaïque, et n’est même pas vrai, car Anselme ne sera jamais ni conseiller aulique ni ton mari. Il ne t’aime pas malgré tes yeux bleus, ta fine taille et tes jolies mains.

Alors Véronique se sentait le cœur glacé et un profond effroi dissipait toute la joie avec laquelle elle s’était vue en bonnet de dentelles et parée d’élégantes boucles d’oreilles.

Des pleurs tombaient presque de ses yeux, et elle s’écria à voix haute :

— Ah ! c’est vrai ! il ne m’aime pas et je ne deviendrai jamais conseillère aulique.

— Ce sont des fables de roman, des fables de roman ! dit le recteur Paulmann en saisissant sa canne et son chapeau ; et il s’en alla courroucé et en grande hâte.

— Cela manquait encore ! reprit Véronique avec un soupir ; et elle éprouva un sentiment d’envie en pensant à sa jeune sœur âgée de douze ans, qui, sans prendre part à tout ceci, avait continué sa tapisserie à son métier. Pendant tout ceci, trois heures étaient arrivées, et il restait juste le temps nécessaire pour ranger la chambre et préparer le café sur la table, car mesdemoiselles Osters s’étaient invitées chez leur amie. Mais derrière la petite armoire que dérangeait Véronique, derrière le livre de musique qu’elle ôtait du clavier, derrière chaque tasse ou cafetière qu’elle sortait du buffet, s’élançait toujours l’apparition comme une mandragore en riant moqueuse et faisant claquer ses doigts en pattes d’araignée en criant :

— Il ne sera pas ton mari ! il ne sera pas ton mari !

Et quand alors elle laissait tout là et se retirait au milieu de la chambre elle se dressait derrière le poêle avec un nez gigantesque et disait en grommelant :

— Non, il ne sera pas ton mari !

— N’entends-tu rien, ne vois-tu rien, sœur ? disait Véronique, qui toute tremblante n’osait plus se bouger.

Francine se levait calme et tranquille de son métier de broderie et disait :

— Mais qu’as-tu donc aujourd’hui, ma sœur ! tu jettes chaque chose l’une sur l’autre de manière à tout casser, je vais t’aider.

Mais déjà les jeunes filles entraient en riant à gorge déployée, et bientôt Véronique s’aperçut qu’elle avait pris le couvercle du poêle pour une figure, et le bruit de la porte mal fermée pour des paroles ennemies ; mais elle ne put se remettre si vite que les amies ne pussent remarquer sa préoccupation inusitée, sa pâleur et l’air de trouble répandu sur son visage. Et lorsque laissant là toute idée joyeuse, elles pressèrent leur amie de leur dire ce qui lui était arrivé, Véronique dut avouer qu’elle s’était trouvée dominée par des idées étranges, et qu’elle avait tout à coup en plein jour été saisie d’une singulière crainte de revenants. Et elle raconta avec tant d’expression comment de tous les coins de la chambre un petit homme gris s’était moqué d’elle, que madame Osters commença à regarder craintive de tous côtés et à se trouver peu rassurée. Alors Francine entra avec le café fumant, et toutes trois se remettant aussitôt commencèrent à rire de leur sottise.

Angélique, c’était le nom de la plus âgée des demoiselles Osters, était fiancée à un officier qui se trouvait à l’armée, et qui était resté si longtemps sans donner de ses nouvelles qu’on ne pouvait douter qu’il ne fût mort ou au moins gravement blessé. Angélique avait été longtemps plongée dans le puis complet découragement, mais aujourd’hui elle était joyeuse jusqu’à l’abandon. Véronique s’en étonna et lui en demanda la raison.

— Ma chère amie, dit Angélique, pourrais-tu croire que je ne porte pas toujours mon Victor dans mon cœur, mes sens et ma pensée ? Mais c’est cela même qui me rend si joyeuse, ah Dieu ! si heureuse dans tout mon être. Mon Victor est bien portant et bientôt je vais le revoir avec le grade de capitaine, décoré du signe de l’honneur conquis par sa bravoure. Une forte blessure mais sans aucun danger, suite d’un coup de sabre donné au bras droit par un hussard ennemi, l’empêche de m’écrire, et le changement subit du lieu de séjour de son régiment, qu’il ne veut pas quitter, le met encore dans l’impossibilité de me donner de ses nouvelles ; mais ce soir il apprendra la manière dont sa guérison doit être bâtée. Demain il part pour revenir, et il recevra au moment de monter en voiture sa nomination au grade de capitaine.

— Mais, chère Angélique, dit Véronique, comment sais-tu tout cela ?

— Ne te moque pas de moi, ma bonne amie, lui répondit Angélique, car si tu le faisais, le petit homme gris pourrait pour te punir allonger le cou vers toi de derrière ce miroir. Mais c’est assez, je ne peux m’empêcher de croire à certaines choses pleines de mystère, qui assez souvent se sont présentées visiblement, je veux dire d’une manière palpable, dans ma vie. En tout il ne me paraît ni si étonnant ni si incroyable qu’à bien d’autres qu’il y ait des gens qui possèdent une seconde vue qu’ils peuvent évoquer par des moyens qu’ils savent infaillibles pour eux.

Il y a dans cette ville une vieille femme qui possède cette faculté à un point remarquable. Elle ne prophétise pas, comme les autres gens de la sorte, avec des cartes, du plomb fondu, ou du marc de café, mais d’après certaines préparations auxquelles la personne qui interroge prend part ; il apparaît dans un miroir bien clair de cristal poli un singulier mélange de différentes figures que la vieille explique, et c’est d’elle que vient la réponse à la demande.

Hier soir j’allai chez elle et j’obtins sur mon Victor ces nouvelles, dont je ne mets nullement en doute la véracité.

Le récit d’Angélique jeta dans l’esprit de Véronique une étincelle qui enflamma instantanément en elle la pensée de consulter la vieille sur Anselme et les espérances qu’elle fondait sur lui. Elle apprit que la vieille s’appelait madame Rauerin et demeurait devant la porte de Mer dans une rue très-retirée, et qu’on ne la trouvait absolument chez elle que le mardi, le mercredi et le vendredi depuis sept heures du soir jusqu’au lendemain au lever du soleil. Elle aimait surtout qu’on se rendit seule chez elle.

C’était justement un mercredi, et Véronique résolut sous le prétexte d’accompagner jusque chez elles les demoiselles Osters d’aller visiter la vieille : ce qu’elle fit en effet.

À peine eut-elle pris congé au pont de l’Elbe de ses voisines, qui demeuraient dans la nouvelle ville, qu’elle se dirigea rapidement du côté de la porte de Mer, et se trouva bientôt dans la rue étroite et déserte au bout de laquelle elle aperçut la petite maison rouge où la femme Rauerin devait demeurer.

Elle eut peine à se défendre d’un secret sentiment d’effroi et même d’un frissonnement intérieur lorsqu’elle se trouva devant la porte de la maison. Enfin elle domina tout sentiment répulsif et tira la sonnette. La porte s’ouvrit ; et elle chercha dans l’obscurité d’un grand corridor l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur, d’après la description d’Angélique.

— Madame Rauerin ne demeure-t-elle pas ici ? s’écria-t-elle dans le vestibule vide, car personne ne se montrait. Alors, en guise de réponse, retentit un long miaou, et un gros chat noir faisant le gros dos et remuant la queue s’avança gravement à sa rencontre jusqu’à la porte de la chambre, qui s’ouvrit au second miaulement.

— Ah ! te voilà, ma fille ! tu es déjà venue, entre, entre !

Ainsi s’écria en entrant une personne dont l’aspect rendit Véronique immobile.

C’était une femme grande, maigre, entourée de haillons noirs. En parlant son menton pointu et projeté en avant vacillait ; sa bouche, démeublée de dents et ombragée d’un nez osseux semblable au bec d’un oiseau de proie, se contractait pour sourire effroyablement, et ses yeux brillants de chat flamboyaient en jetant des étincelles à travers ses lunettes ; des cheveux noirs et en brosse se dressaient sur sa tête en s’échappant du mouchoir bariolé qui l’enveloppait ; mais deux grandes taches de brûlure, qui, partant de la joue gauche, s’étendaient jusqu’au delà du nez, rendaient horrible son dégoûtant aspect.

L’haleine manqua à Véronique, et le cri qui allait s’échapper de sa poitrine devint seulement un profond soupir lorsque la main osseuse de la sorcière prit la sienne pour la mener dans la chambre.

Là tout était en mouvement : c’était un mélange de jurements, de miaulements, de cris, de piaulements, à en perdre la tête. La vieille frappa de son poing sur la table en criant :

— Paix, vous, drôles !

Les chats remontèrent en gémissant sur le haut ciel du lit ; de petits singes se glissèrent sous le poêle, et un corbeau se mit à voler autour du miroir. Seulement le matou noir, comme si ces paroles offensantes ne s’adressaient pas à lui, resta tranquille sur le fauteuil rembourré sur lequel il était monté tout d’abord. Aussitôt que le calme se fut établi Véronique reprit courage. Ce n’était plus aussi effrayant que sous le vestibule, la femme même lui parut moins affreuse. Alors seulement elle promena ses regards dans la chambre. Partout de laids animaux empaillés étaient suspendus au plafond, une foule d’ustensiles inconnus étaient placés en tas sur le parquet, et dans la cheminée brûlait un petit feu bleuâtre qui de temps en temps crachait des étincelles jaunes. Mais alors un bruit éclata de haut en bas, et des chauves-souris repoussantes, ayant comme des visages humains grimaçant le sourire, voltigeaient çà et là, et de temps en temps une flamme s’élevait et léchait le mur noirci, et alors retentissaient des plaintes qui hurlaient et déchiraient les oreilles.

Véronique était oppressée de crainte.

— Avec permission, ma bonne demoiselle, dit la vieille en souriant, et elle prit un petit balai, et après l’avoir trempé dans un chaudron de cuivre aspergea la cheminée.

Alors le feu s’éteignit, et la chambre comme par l’épaisseur de la fumée fut plongée dans l’obscurité la plus complète ; mais bientôt la vieille, qui était entrée dans le cabinet voisin, revint avec une lumière allumée, et Véronique ne vit plus aucun des animaux ni tous les ustensiles : c’était une chambre pauvrement meublée.

La vieille s’approcha d’elle et lui dit d’une voix forte :

— Je sais ce que tu viens me demander, ma fille ; je gage que tu voudrais savoir si tu épouseras Anselme lorsqu’il sera devenu conseiller aulique.

Véronique resta glacée d’étonnement et d’effroi ; mais la vieille continua ainsi :

— Tu m’as déjà raconté tout cela à la maison, chez ton père, lorsque tu avais la cafetière devant toi, j’étais la cafetière, ne m’as-tu pas reconnue ? Ma chère, laisse là Anselme : c’est un vilain homme qui a foulé mes filles aux pieds, mes petites filles les pommes avec leurs joues rouges qui lorsque les gens les ont achetées reviennent de leurs poches dans mon panier. Il s’est uni avec le vieux ; avant-hier il m’a jeté au visage une drogue maudite qui m’a presque aveuglée. Tu peux en voir encore les taches de brûlure. Ma fille, laisse-le là, laisse-le là. Il ne t’aime pas, car il est épris du serpent vert d’or. Il ne sera jamais conseiller aulique puisqu’il se placera parmi les salamandres, et il veut épouser le serpent ; laisse-le, laisse-le.

Véronique, qui était douée d’un caractère ferme, avait bientôt surmonté ses frayeurs de jeune fille ; elle recula d’un pas, et dit d’un ton sérieux et calme :

— Vieille, j’ai entendu parler de votre talent à lire dans l’avenir, et je voudrais savoir de vous (peut-être suis-je trop curieuse et trop impatiente) si Anselme, que j’aime et j’estime, ne m’appartiendra pas un jour. Si, au lieu de remplir mon désir, vous voulez me troubler de votre bavardage insensé, vous agissez alors mal avec moi, car je sais que vous avez accordé à d’autres ce que j’attends de vous. Puisque vous connaissez, à ce qu’il paraît, mes plus secrètes pensées, il vous serait peut-être facile de me dévoiler bien des choses qui m’inquiètent et me tourmentent maintenant ; mais, après vos folles calomnies sur le bon Anselme, je ne veux plus rien savoir de vous. Bonne nuit !

Véronique voulait sortir ; mais la vieille se jeta à ses pieds en pleurant et en gémissant, et lui dit en la retenant par sa robe :

— Ma chère Véronique ! ne reconnais-tu donc plus la vieille Lise qui t’a si souvent portée dans ses bras, et qui t’a soignée et dorlotée ?

Véronique en croyait à peine ses yeux ; car elle reconnaissait sa nourrice, bien changée il est vrai par son grand âge et surtout par les brûlures de son visage ; sa nourrice, qui avait disparu depuis bien des années de la maison de son père. À cette époque aussi la vieille avait un tout autre aspect. Elle avait en place du vilain mouchoir bariolé un bonnet vénérable, et au lieu de ses haillons noirs elle portait une robe à grandes fleurs. Elle se leva, et prenant Véronique dans ses bras elle continua ainsi :

— Ce que je t’ai dit te paraît bien fou, mais c’est cependant la vérité. Anselme m’a fait beaucoup de mal, mais sans le vouloir. Il est tombé dans les mains de l’archiviste, qui veut lui faire épouser sa fille. L’archiviste est mon grand ennemi, et je pourrais te dire de lui des choses qui te paraîtraient incompréhensibles ou te jetteraient dans un grand effroi. C’est l’homme sage, mais je suis la femme sage ; je remarque que tu as de l’inclination pour Anselme, et je veux te venir en aide de toutes mes forces afin que tu sois très-heureuse et que tu fasses avec lui un mariage tel que tu le désires.

— Mais, dis-moi, au nom du ciel, Lise ! dit Véronique.

— Tais-toi, tais-toi, mon enfant, interrompit la vieille ; je sais ce que tu vas dire : je suis devenue ce que je suis parce que cela devait être, je ne pouvais faire autrement. Ainsi donc, je sais un moyen de guérir Anselme de son amour insensé pour le serpent vert, et pour l’amener dans tes bras comme le plus aimable des conseillers auliques, mais il faut que tu m’aides.

— Dis-moi franchement ce qu’il faut que je fasse, Lise, j’entreprendrai tout, car j’aime beaucoup Anselme, murmura Véronique d’une voix qui s’entendait à peine.

— Je te connais, continua la vieille, comme une fille de courage ; j’ai essayé en vain de t’envoyer coucher en te menaçant de Croquemitaine, et alors même tu ouvrais de grands yeux pour mieux le voir. Tu allais sans lumière dans les chambres les plus retirées, et tu effrayais souvent les enfants du voisin avec le peignoir à poudre de ton père. Eh bien ! si tu veux sérieusement à l’aide de mon art nommer ton mari Anselme devenu conseiller de la cour, et triompher de l’archiviste Lindhorst et du serpent vert, glisse-toi dans la première nuit d’équinoxe, à onze heures, hors de la maison paternelle et viens vers moi. J’irai avec toi au carrefour de la campagne qui est près d’ici, nous ferons ce qui sera nécessaire, et tous les prodiges que tu verras peut-être seront impuissants contre toi. Et maintenant, ma fille, bonne nuit, ton père attend déjà son souper.

Véronique s’en alla précipitamment, bien décidée à ne pas laisser passer inutilement la nuit de l’équinoxe. Car, disait-elle, Lise a raison, Anselme est attaché par des liens merveilleux, mais je l’en délivrerai, et il sera et demeurera pour toujours mon mari le conseiller aulique Anselme.