Le Pot d’or/Chapitre 9

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Traduction par Émile de La Bédollière.
Georges Barba (p. 27g-28d).

NEUVIÈME VEILLÉE

Comment l’étudiant Anselme prit un peu de raison. — La société de punch. — Comment Anselme prit le recteur Paulmann pour un schuhu, et comment celui-ci s’en fâcha grandement. — La tache d’encre et ses suites.


La vie singulière et étonnante que menait Anselme chaque jour l’avait complètement enlevé à l’existence habituelle. Il ne voyait plus aucun de ses amis et attendait chaque matin avec impatience l’heure de midi qui lui ouvrait un paradis. Et pourtant, tandis que son esprit était tout entier tourné vers la belle Serpentine et les merveilles du royaume des fées assemblées dans la maison de l’archiviste Lindhorst, il lui fallait aussi penser quelquefois involontairement à Véronique, quelquefois il lui se semblait la voir se présenter devant lui, lui faire en rougissant l’aveu de son amour et lui dire qu’elle s’occupait de l’arracher aux fantômes qui l’abusaient et se jouaient de lui. Quelquefois il lui semblait aussi qu’un pouvoir étranger l’entraînait tout à coup vers Véronique oubliée, et qu’il était obligé de la suivre où elle voulait, comme s’il était enchaîné à elle. La nuit du jour où Serpentine lui était apparue pour la première fois sous la forme d’une jeune fille d’une beauté prodigieuse, et où elle lui avait révélé les étonnants mystères de l’union du salamandre avec la couleuvre verte, Véronique se présenta devant ses yeux plus distinctement que jamais. Oui, ce ne fut qu’à son réveil qu’il fut convaincu qu’il avait fait un rêve, tant il était persuadé que Véronique était près de lui et se plaignait avec l’accent d’une profonde douleur qui lui allait à l’âme qu’il sacrifiât son amour vrai à des apparitions fantastiques créées par un dérèglement de son esprit. Et elle lui disait aussi qu’il lui en arriverait malheur. Véronique était plus aimable qu’elle n’avait jamais été ; il avait peine à la chasser de son esprit, et cette circonstance lui occasionnait un tourment qu’il espéra dissiper au moyen d’une promenade matinale. Une secrète force magique l’entraîna vers la porte de Pirna, et il allait tourner dans une rue voisine, lorsque le recteur Paulmann, arrivant derrière lui, lui cria:

— Hé ! hé ! mon cher monsieur Anselme, amice ! amice ! Où vous fourrez-vous donc, au nom du ciel ? On ne vous voit plus du tout. Savez-vous que Véronique a un désir extrême de chanter encore une fois avec vous ? Allons, venez ! Vous vous rendiez chez moi, n’est-ce pas ?

Anselme se trouva forcé de suivre le recteur. Lorsqu’ils entrèrent dans la maison, Véronique, dans une charmante toilette, vint à leur rencontre. Le recteur Paulmann, étonné de cette élégance, demanda pourquoi cette parure. Attend-on des visites ? Mais j’amène M. Anselme.

Lorsque Anselme, par galanterie, baisa la main de Véronique, il sentit une légère pression qui répandait un fleuve de feu dans ses veines. Véronique était la grâce et la gaieté mêmes, et lorsque Paulmann se fut retiré dans son cabinet d’études, elle sut tellement exciter Anselme par ses malices et ses gentillesses que celui-ci, abandonnant toute timidité, se mit à poursuivre dans la chambre la jeune fille agaçante. Mais le démon de la maladresse vint encore une fois se jeter en travers, et il rencontra du pied la table de Véronique et renversa sa boite à ouvrage. Anselme la ramassa; le couvercle était tombé et il vit devant lui un petit miroir rond dans lequel il regarda avec un plaisir tout particulier.

Véronique se glissa derrière lui, posa la main sur son bras, et, se serrant contre lui, regarda aussi dans le miroir par-dessus son épaule. Alors Anselme sentit comme un combat se faire dans son âme, des pensées, des images s’avançaient brillantes et disparaissaient:l’archiviste Lindhorst, — Serpentine, — le serpent vert; — enfin tout devint plus tranquille et toutes ces formes indécises se rassemblèrent et formèrent un être distinct. Il lui parut évident qu’il n’avait jamais pensé qu’à Véronique, évident que la figure qui lui était apparue la veille dans la chambre bleue était aussi Véronique et qu’il avait réellement écrit, sans que cela lui eût été nullement raconté, la légende fantastique de l’union du salamandre avec le serpent vert. Il s’étonna lui-même de ses rêveries et les attribua simplement à l’état de son âme exaltée par son amour pour Véronique, ou aussi au travail chez l’archiviste Lindhorst, dont les chambres étaient après tout remplies de si étonnantes vapeurs parfumées. Il se mit à rire de bon cœur de sa folle idée d’être amoureux d’une couleuvre et d’avoir pris pour un salamandre un archiviste bien avéré, bien reconnu pour tel.

— Oui, oui, c’est Véronique ! s’écria-t-il tout haut en rencontrant les yeux bleus de la jeune fille qui brillaient d’amour et de désirs.

Un soupir étouffé s’échappe des lèvres de la jeune fille, qui vinrent en un moment s’attacher brûlantes aux lèvres d’Anselme.

— Oh ! que je suis heureux ! soupira l’étudiant, ce que j’avais rêvé hier devient aujourd’hui presque une réalité.

— Et tu m’épouseras lorsque tu seras devenu conseiller aulique ? demanda la jeune fille.

— Certainement, reprit Anselme.

Au même moment la porte fit du bruit et le recteur Paulmann entra dans la chambre.

— Eh bien, mon cher Anselme, dit-il, je ne vous laisserai pas aller aujourd’hui ; vous vous contenterez de ma soupe, et ensuite Véronique nous préparera un café délicieux que nous dégusterons avec le greffier Heerbrand, qui m’a promis aujourd’hui sa visite.

— Ah ! mon cher monsieur le recteur, répondit Anselme, ne savez-vous pas qu’il faut que je me rende à midi chez l’archiviste Lindhorst pour mes copies ?

— Regardez, amice ! dit le recteur Paulmann en lui présentant sa montre, qui disait midi et demi.

L’étudiant Anselme comprit qu’il était trop tard, ét céda d’autant plus volontiers aux désirs du recteur qu’il pourrait voir Véronique toute la journée et récolter à la dérobée quelque coup d’œil, quelque tendre serrement de main et peut-être aussi un baiser. Les désirs d’Anselme allaient déjà jusque-là, et il devenait de plus en plus gai en se persuadant à chaque instant davantage qu’il allait être bientôt délivré de toutes ces billevesées, qui auraient fini par le rendre tout à fait fou. Le greffier Heerbrand vint en effet, et lorsqu’ils eurent pris le café et que déjà le crépuscule fut venu, il se frotta les mains, joyeux et souriant, et dit avec des manières pleines de mystère :

— Je porte sur moi un objet qui, mêlé et arrangé convenablement par les charmantes mains de Véronique, nous réjouirait tous dans une froide soirée d’octobre.

— Montrez-nous cet objet étrange, très-honoré greffier ! s’écria le recteur Paulmann.

Et le greffier fouilla dans la poche de son habit et amena à trois reprises une bouteille d’arack, des citrons et du sucre. À peine une demi-heure était-elle passée que déjà un punch délicieux fumait sur la table de Paulmann.

Véronique versa la boisson, et une conversation pleine de gaieté s’établit entre les amis. Mais à mesure que l’esprit du breuvage montait à la tête d’Anselme, toutes les images des choses étonnantes qu’il avait vues depuis peu lui revenaient en idée. Il vit l’archiviste Lindhorst dans sa robe de chambre bleu d’azur, le palmier d’or : il lui sembla qu’il devait pourtant croire à Serpentine. Son âme était inquiète et bouleversée. Véronique lui tendit un verre de punch, et en le prenant il lui toucha légèrement la main.

— Serpentine ! Véronique ! se dit-il en soupirant.

Il tomba dans une rêverie profonde ; mais le greffier Heerbrand s’écria d’une voix très-haute :

— L’archiviste Lindhorst n’en est pas moins un bien singulier vieillard que personne ne peut connaître ! Buvons à sa santé ! Trinquons, monsieur Anselme !

Alors Anselme sortit de ses rêves, et dit en choquant du sien le verre du greffier :

— Cela vient, mon honorable monsieur Heerbrand, de ce que l’archiviste est positivement un salamandre, qui dans un moment de colère dévasta le jardin du prince des esprits Phosphorus.

— Comment ! qu’est-ce ? demanda le recteur Paulmann.

— Oui, continua l’étudiant Anselme, et c’est pour cela qu’il doit être seulement archiviste royal et vivre ici, à Dresde, avec ses filles, qui ne sont autre chose que de petites couleuvres couleur vert d’or, qui se plaisent au soleil, dans les sureaux, chantent d’une manière entraînante et séduisent les jeunes gens, comme le font les sirènes.

— Monsieur Anselme ! monsieur Anselme ! s’écria le recteur, perdez-vous la tête ? Quel singulier bavardage nous faites-vous là ?

— Il a raison, reprit le greffier Heerbrand, ce drôle d’archiviste est un salamandre maudit, qui, lorsqu’il claque ses doigts, en fait jaillir des étincelles qui vous font un trou dans une redingote comme si c’était de l’amadou. Oui ! oui ! tu as raison, ami Anselme, et celui qui refuse de le croire est mon ennemi.

Et en disant cela le greffier donna sur la table un coup de poing qui fit retentir les verres.

— Greffier ! êtes-vous enragé ? s’écria le recteur mécontent. Monsieur Studiosus ! monsieur Studiosus ! que nous préparez-vous encore ?

— Ah ! dit l’étudiant, vous n’êtes plus autre chose qu’un oiseau schuhu, qui frise les toupets, monsieur le recteur.

— Quoi ! je suis un oiseau ! un schuhu ! un friseur ! s’écria le recteur plein de colère ; vous êtes fou, monsieur, vous êtes fou.

— Mais la vieille lui tombe sur le dos, s’écria le greffier Heerbrand.

— Oui, la vieille est puissante, interrompit l’étudiant Anselme, quoique d’une origine inférieure, car son papa est tout simplement une misérable plume d’oie, sa maman une vile rave, mademoiselle doit sa puissance aux créatures ennemies, aux canailles venimeuses qui l’entourent.

— C’est une affreuse calomnie, s’écria Véronique les yeux brillants de colère, la vieille Lise est une femme remplie de sagesse, et le matou noir n’est pas une créature ennemie, mais un jeune élégant de belles manières et son cousin germain.

— Peut-il manger des salamandres sans se roussir la barbe et crever misérablement ? demanda Heerbrand.

— Non ! non ! s’écria l’étudiant, il ne le peut pas et il ne le pourra jamais : et le serpent vert m’aime, car j’ai un esprit naïf et j’ai vu les yeux de Serpentine.

— Le matou les lui arrachera, s’écria Véronique.

— Le salamandre vous vaincra tous.

— Tous ! mugit le recteur Heerbrand.

— Ah çà ! suis-je dans une maison de fous ? s’écria Paulmann, ne suis-je pas fou moi-même ? Quelles folies vois-je dire ! Oui, je suis fou aussi ! fou aussi !

Alors le recteur Paulmann bondit en l’air, arracha sa perruque, et l’envoya si fort au plafond, que les boucles meurtries en gémirent et envoyèrent en se déroulant des nuages de poudre de tous côtés.

Alors le greffier Heerbrand et Anselnie saisirent la terrine de punch et les verres et les jetèrent en l’air en poussant des cris de joie pendant que les débris sautillaient en résonnant.

— Vive le salamandre ! périsse la vieille ! brisez le miroir de métal ! arrachez les yeux au chat ! des petits oiseaux, des petits oiseaux dans les airs !

— Eheu ! eheu ! Evohe ! evohe ! Salamandre ! ainsi criaient les trois convives comme des possédés.

Francine s’enfuit en sanglotant, mais Véronique, écrasée de chagrin, tomba sur le sofa en pleurant à chaudes larmes.

Alors la porte s’ouvrit et tout se tut tout d’un coup, et il entra un petit homme enveloppé d’un petit manteau gris. Son visage avait une gravité singulière ; il était surtout remarquable par un nez recourbé, sur lequel reposait une paire de lunettes telles qu’on n’en avait jamais vu. Il portait aussi une perruque qui semblait être un bonnet de plumes.

— Eh ! bonsoir ! dit d’une voix ronflante le petit homme singulier. Je trouve ici, n’est-ce pas, l’étudiant Anselme ? Bien des salutations de la part de l’archiviste Lindhorst, il a attendu en vain M. Anselme, ce matin, mais il le prie très-instamment de ne pas manquer demain l’heure convenue.

Et puis il sortit, et alors tout le monde s’aperçut que le petit homme était réellement un perroquet gris. Le recteur Paulmann et le greffier Heerbrand se mirent à rire de telle sorte que la chambre en tremblait, et Véronique pleurait et gémissait pendant ce temps comme si elle eût été saisie d’une violente douleur ; mais Anselme en éprouva une frayeur qui allait jusqu’au délire, et, sans savoir ce qu’il faisait, il s’échappa jusque dans la rue. Il trouva machinalement sa maison et sa petite chambre. Peu de temps après, Véronique se présenta chez lui et lui dit :

— Pourquoi vous êtes-vous si fort tourmenté pendant votre ivresse ? Gardez-vous surtout de nouveaux écarts de votre imagination pendant que vous travaillerez chez l’archiviste. Bonsoir, bonsoir, mon bon ami.

Et elle l’embrassa sur les lèvres.

Il voulait la prendre dans ses bras, mais le songe avait disparu, et il se réveilla plein de force et de gaieté. Il se mit à rire des effets du punch, mais lorsqu’il pensait à Véronique, il était pénétré d’une agréable sensation.

— C’est à elle seule que je suis redevable, se disait-il, de m’être débarrassé de mes singulières fantaisies. Vraiment j’étais comme celui qui s’imaginait être de verre ou celui qui gardait la chambre en se croyant un grain d’orge de peur d’être mangé par les poules ; mais aussitôt que je serai conseiller de la cour j’épouserai mademoiselle Paulmann et je serai heureux.

Lorsqu’à l’heure de midi il traversa le jardin de l’archiviste Lindhorst, il ne pouvait revenir de l’avoir trouvé singulier et plein de prodiges. Il ne voyait de toutes parts que des pots de fleurs très-ordinaires, comme des géraniums, des myrtes et autres. Au lieu de ces oiseaux brillants et variés qui s’étaient moqués de lui, il ne voyait voltiger çà et là que des oiseaux qui jetaient des cris inintelligibles aussitôt qu’ils apercevaient Anselme. La chambre bleue lui parut aussi tout autre, et il ne comprenait pas comment ce bleu cru et les troncs dorés contre nature de ces palmiers aux feuilles difformes et brillantes avaient charmé un moment ses yeux.

L’archiviste le regarda avec un sourire ironique et lui demanda :

— Eh bien ! mon cher monsieur Anselme, comment avez-vous trouvé le punch hier soir ?

— Ah ! dit Anselme tout honteux, votre perroquet vous a fait son rapport ; mais il s’interrompit en réfléchissant que l’apparition du perroquet n’avait aussi été qu’une erreur de ses sens.

— Eh ! interrompit l’archiviste, je me trouvais aussi là, ne m’avez-vous pas vu ? Mais j’ai été sur le point d’être victime de votre folle manière d’être, car j’étais encore assis dans la terrine lorsque le greffier la prit pour la jeter au plafond, et je n’eus que le temps bien juste de me réfugier dans la pipe du recteur. Et maintenant, adieu, monsieur Anselme, mettez de la diligence ! je vous donnerai un thaler pour la journée perdue d’hier ; jusque-là vous aviez bravement travaillé.

— Comment l’archiviste peut-il s’occuper de pareilles fadaises ! dit l’étudiant Anselme en lui-même ; et il s’assit à la table pour commencer la copie du manuscrit, que l’archiviste avait comme à l’ordinaire ouvert devant lui. Mais il vit sur le parchemin tant de traits singuliers qui se mêlaient et s’enroulaient ensemble et sans laisser l’œil un point de repos en arrivaient à troubler la vue, qu’il regarda à peu près comme impossible d’imiter tout cela. Oui, en regardant le parchemin sans y fixer les regards il avait l’apparence d’un marbre veiné de mille sortes ou d’une pierre mouchetée par la mousse. Il voulut toutefois faire son possible, et mit tremper la plume dans l’encre de Chine ; mais l’encre ne voulut pas couler : il secoua la plume avec impatience, et, ô ciel ! une grande tache tomba sur l’original. Un éclair bleu s’élança en sifflant et en mugissant de la tache même, et serpenta en craquant dans la chambre jusqu’au plafond. Alors une vapeur épaisse coula des murs, les feuilles commencèrent à s’agiter avec bruit comme si elles étaient secouées par l’orage, et il s’élança d’elles des basilics en flammes pétillantes qui incendièrent la vapeur que les masses de feu envoyaient autour d’Anselme en tourbillons. Les troncs d’or des palmiers devinrent de monstrueux serpents qui frappaient l’une contre l’autre leurs têtes épouvantables avec un bruit métallique et assourdissant et ils enveloppaient Anselme de leurs corps couverts d’écailles.

— Insensé, sois puni de ton crime odieux ! s’écria la voix terrible de Salamandre, qui, la couronne en tête, parut sur les serpents au milieu des flammes comme un éblouissant éclair, et des cataractes de feu crachèrent sur Anselme de leurs gueules entr’ouvertes, et les fleuves de feu parurent se condenser autour de son corps, et devinrent une masse solide et glacée ; mais tandis que les membres d’Anselme se roidissaient et devenaient de plus en plus étroits en se retirant ensemble, sa connaissance l’abandonna.

Lorsqu’il revint à lui, il ne pouvait plus se mouvoir, il était comme entouré d’une apparence brillante, contre laquelle il se cognait lorsqu’il voulait lever la main ou faire le moindre mouvement.

Hélas ! il était assis dans une bouteille de cristal bien bouchée, sur des tablettes de la bibliothèque de l’archiviste Lindhorst.