Le Quatorze Juillet (Romain Rolland)/Note

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Le Quatorze Juillet (Romain Rolland)
Le Quatorze JuilletHachette (p. 150-151).
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NOTE SUR LA DERNIÈRE SCÈNE


C’est ici, comme le titre l’indique, une fête populaire, la fête du Peuple d’hier et d’aujourd’hui. Pour qu’elle prit tout son sens, il faudrait que le public lui-même y participât, qu’il se mêlât aux chants et aux danses de la fin.

L’objet de ce tableau est de réaliser l’union du public et de l’œuvre, de jeter un pont entre la salle et la scène, de faire d’une action dramatique réellement une action. Le drame s’adresse soudain directement au peuple. Desmoulins, la Contat, Marat, Hoche l’appellent. Mais ce n’est pas assez, et la parole ne suffit plus. Il faut, pour donner à l’œuvre son couronnement logique et au fait historique sa portée universelle, l’entrée en scène d’une puissance nouvelle : la Musique, la force tyrannique des sons, qui remue les foules passives ; cette illusion magique, qui supprime le Temps, et donne à ce qu’elle touche un caractère absolu.

La musique doit être ici le fond de la fresque, la trame des paroles. Pas un instant elle ne doit se taire, — tantôt forte et distincte, tantôt douce et voilée. Son office est de préciser le sens héroïque de la fête, et de combler les silences qu’une foule de théâtre ne peut jamais réussir à remplir complètement, qui s’ouvrent malgré tout au milieu de ses cris, et qui détruisent l’illusion de la vie continue. Il n’est pas nécessaire que le public saisisse tous les mots de la foule, pas plus que toutes les notes de l’orchestre et des chœurs ; il faut qu’il ait seulement l’impression d’une kermesse triomphante.

Je voudrais de plus l’obsession impérieuse d’un thème, — thème de joie et d’action — thème de la Liberté conquérant le monde, — qui germât dès le commencement, grandit peu à peu, s’imposât avec la ténacité d’une idée fixe, et finît, au dénouement, par tout embrasser et s’emparer de tout : de tous les autres thèmes et de toutes les masses populaires[1].

Car il faut arriver à ceci, — qui est peut-être impossible à réaliser aujourd’hui, mais qui doit l’être un jour, et qui est le principe d’un art populaire nouveau : — le public contraint de mêler non seulement sa pensée, mais sa voix à l’action ; le Peuple devenant acteur lui-même dans la fête du Peuple.

J’imagine une disposition nouvelle de l’orchestre et des chœurs. Se joignant à l’obsession du thème continu, elle pourrait puissamment contribuer à l’effet que je cherche :

1o Après les paroles de Hulin, plaçant la petite Julie dans la niche de la statue —, une sorte de marche frémissante, héroïque, haletante, lançant des mondes à la charge, dans le style de la marche en si bémol de la dernière partie de la Symphonie avec chœurs ;

2o Après l’hymne de Desmoulins à la Liberté et son appel au peuple, — des chœurs ardents et joyeux, chantés sur la scène ;

3o Après l’hymne de la Contat, cet hymne serait repris par un ou plusieurs groupes de voix dans la salle (aux étages supérieurs du théâtre), — ou sur la place (si la pièce était jouée en plein air), dans les rangs de la foule ;

4o Après le discours de Hoche — le même hymne, repris par les chœurs sur la scène et à tous les étages de la salle, de tous les côtés de la place, par des groupes de voix, de petits chœurs, voir de petits orchestres, encadrant le public, et le forçant moralement à chanter avec eux. — Si ce public est composé, seulement pour une part, d’hommes du peuple et de jeunes gens qui sentent pour leur compte les passions de la Révolution, je réponds qu’il chantera ;

5o Enfin, se joignant aux chœurs, — annoncées dès les premières paroles de Hoche à la petite Liberté ; — éclatant de tous les points de la scène, du théâtre, ou de la place, aux derniers mots de Hoche, — des sonneries de trompettes ; — et des danses, des rondes, le tumulte d’un peuple et d’une armée.

  1. Cette musique devrait, tout en s’imprégnant un peu de la couleur Cornélienne (ou parfois Racinienne), des chants de la Révolution, — (hymnes de Gossec, de Méhul, de Cherubini ; rondes ingénues de Grétry,), — s’inspirer des puissantes musiques Beethoveniennes, qui, mieux que toutes les autres, reflètent l’enthousiasme des temps Révolutionnaires (Finale de la Symphonie en ut mineur, Siegessinfonie d’Egmont, finale de la Symphonie avec chœurs).

    Mais, avant tout, elle doit surgir d’une foi passionnée. Nul n’écrira rien de grand, ici, s’il n’a l’âme populaire et brûlante des passions que j’exprime.