Le Règne d’Alexandre III/02

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Le Règne d’Alexandre III
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 396-421).
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LE RḔNEMENT D'ALEXANDRE III
MISSION LABOULAYE
1866-1891

NOTES ET SOUVENIRS


I

Au printemps de 1886, Alexandre III boudait la République Française. Le rappel du général Appert était, nous l’avons dit[1], la cause de cette bouderie, assez peu justifiée d’ailleurs, à ne la considérer que dans ses origines, un gouvernement ayant toujours le droit de disposer de son personnel diplomatique. Ce rappel ne constituait pas un manquement aux usages ; mais, dans les circonstances où il s’était produit, il était singulièrement inopportun. Alexandre III s’en était offensé. Dans un accès de colère, il avait refusé de laisser accréditer un autre ambassadeur auprès de sa personne et déclaré que désormais un chargé d’affaires suffirait. Ordre donné au baron de Mohrenheim, son représentant en France, de quitter son poste et de sortir de France ; défense faite à ses ministres de l’entretenir de cet incident, à moins d’une nécessité absolue, telles étaient les conséquences de l’événement, et le moins qu’on pût y voir était un fléchissement des bonnes relations qui avaient existé jusque-là entre Paris et Saint-Pétersbourg.

Naturellement, l’Allemagne cherchait à envenimer le conflit. Ses journaux annonçaient avec une satisfaction à peine dissimulée que désormais la République n’aurait plus d’ambassadeur en Russie et n’y serait représentée que par des agents de second ordre. Il est vrai que la presse russe infligeait à ces dires un démenti formel.

C’était prédire à coup sûr. Quelque entêté que fût l’Empereur dans ses résolutions, il n’était pas homme à persévérer dans celle qu’il venait de prendre lorsqu’il aurait acquis la conviction qu’elle ne lui serait pas moins nuisible qu’à la France. Son ministre des Affaires étrangères, Giers, s’attachait à l’en convaincre. Il n’avait pas approuvé la décision impériale en un moment où son souverain était impuissant à empêcher l’union des Rouméliotes et des Bulgares et où l’Allemagne et l’Autriche, rendant plus étroite leur alliance, menaçaient la Russie de l’isoler en Europe aussi complètement que l’était la France. Ces deux pays avaient donc intérêt à se rapprocher et non à se diviser. C’est l’argument que faisait valoir le ministre russe dans ses entretiens avec l’Empereur et dans les confidences qu’il échangeait avec le chargé d’affaires de France, M. Ternaux-Compans, auquel avait été confiée, après le départ du général Appert, la direction de l’ambassade[2]. Giers ne pouvait marcher qu’avec une lenteur prudente dans la tâche qu’il avait entreprise. Il n’obtiendrait rien tant que durerait la mauvaise humeur du Tsar.

Elle s’aggrava tout à coup quand on apprit à Saint-Pétersbourg les mesures prises par le gouvernement de la République contre les princes d’Orléans. Ce n’est pas qu’Alexandre s’intéressât à leur sort. Avec plus d’injustice que d’équité, et bien qu’il n’en laissât rien paraître, il avait conservé à leur égard quelque chose de l’antipathie que son aïeul Nicolas Ier n’avait cessé de témoigner au roi Louis-Philippe.

On se rappelle par quels incidents elle se manifesta en 1830. Louis-Philippe n’était à ses yeux qu’un usurpateur contre lequel auraient dû se liguer les souverains signataires de la Sainte-Alliance de 1815, en refusant de le reconnaître comme roi des Français.

Mais ni l’Angleterre, ni l’Autriche, ni la Prusse ne voulurent le suivre dans cette voie, et il dut se résigner à les imiter lorsque les trois gouvernements eurent décidé de continuer avec la monarchie de juillet les mêmes relations qu’avec les Bourbons de la branche aînée. Il ne le fit que contraint et forcé, et cette disposition se révéla pendant dix-huit ans dans ses rapports avec la famille d’Orléans.

Sans pousser aussi loin que lui le ressentiment et la rancune, Alexandre III n’oubliait pas les griefs de Nicolas Ier, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’en toute autre circonstance, l’expulsion des princes l’eût laissé indifférent.

Mais, dans la loi qui les frappait, il voyait une preuve des tendances révolutionnaires des gouvernants français et de leur désir, résultat de leur faiblesse, de s’assurer une majorité dans le Parlement en se soumettant aux injonctions du groupe le plus avancé du parti républicain. Ce sentiment se trouve nettement affirmé dans une lettre venue de Saint-Pétersbourg et qui fut communiquée à cette époque à l’auteur de ce récit. Nous en détachons le passage suivant :

« La question de l’expulsion des Princes et les débats auxquels elle donne lieu dans la presse française ont ici beaucoup de retentissement…

« L’opinion moyenne russe ferait assez bon marché de la forme gouvernementale en France, pourvu que cette forme assurât à celle-ci une stabilité intérieure et une force capable d’offrir à la Russie le point d’appui qui lui manque pour se dérober aux nécessités d’une alliance austro-allemande. De même que cette opinion se réjouit de tout événement qui parait consolider en France l’autorité gouvernementale, de même, elle s’afflige et s’inquiète chaque fois que surgit une circonstance qui semble de nature à affaiblir le pouvoir et à le faire glisser entre les mains des radicaux. Chacun se rend compte de l’impression que cette mesure produira sur l’esprit de l’Empereur et redoute qu’elle n’accentue encore en lui son peu de goût pour le gouvernement de la République. »

Ces lignes ne reproduisent pas seulement les échos de la cour de Russie ; elles expriment aussi la pensée de l’Empereur lui-même, pensée que le souci de la vérité oblige l’historien à serrer de plus près. Il est rigoureusement vrai que les aspirations nationales de la Russie, les obstacles que suscitaient à leur réalisation ses deux voisins l’Allemagne et l’Autriche, devaient logiquement conduire un empereur aussi pénétré de sa mission que l’était Alexandre III, à rechercher une alliance française. Malheureusement, la conscience du souverain parlait plus haut que les intérêts de sa politique, et telle était sa haine du radicalisme qu’elle le rivait pour ainsi dire malgré lui à l’Allemagne. De là une situation faussée, compromettante pour l’œuvre qu’il poursuivait. Sous la pression d’un danger national, il aurait pu, malgré ses préventions, se rapprocher d’un gouvernement républicain modéré qui, avec une alliance d’occasion, lui offrirait les moyens de s’affranchir du joug allemand, et c’était là d’ailleurs la solution à laquelle il devait se rallier plus tard. Mais encore à cette heure, sous l’empire de sa foi monarchique et religieuse, il préférait affronter seul la lutte, le jour où il se révolterait contre la sujétion à la puissance allemande, que transiger avec sa conscience, en faisant un pacte avec une France gouvernée par un parti dont les doctrines étaient en opposition absolue avec tout ce qui était à ses yeux la base même d’une société organisée.

Le récent mariage de son beau-frère, le prince Waldemar de Danemark, avec la princesse Marie d’Orléans en l’alliant à la branche cadette des Bourbons, ne pouvait que le rendre plus sensible à l’expulsion des princes de cette maison.

Telle est la genèse de l’irritation que l’événement détermina en lui. Ainsi se grossissaient ses griefs contre le gouvernement de la République ; un mauvais sort semblait avoir été jeté sur les relations des deux pays. Affaire Hartmann sous le règne d’Alexandre II ; affaire Kropotkine cous celui d’Alexandre III, rappel du général Appert, expulsion des Princes d’Orléans, c’était vraiment jouer de malheur.

Le chargé d’affaires de France, M. Ternaux-Compans, n’ignorait pas les dispositions de l’Empereur ; ses conversations avec Giers et les assistants de celui-ci, Vlangaly et Jomini, les lui avaient révélées, alors qu’il s’attachait avec un zèle patriotique à mettre un terme à une situation aussi anormale. Mais c’est seulement au mois de juillet qu’il connut l’impression produite sur l’Empereur par la décision du gouvernement français concernant les Princes. Elle lui fut révélée par Giers, quand celui-ci revint de Livadia. Durant son séjour auprès du Tsar, il s’était efforcé de le ramener au calmé et il croyait y être parvenu lorsque l’affaire d’Orléans rendit inutiles les efforts auxquels il s’était livré. Le devoir du chargé d’affaires de France l’obligeait à faire part à son gouvernement de ce qu’il voyait et de ce qui lui était dit.

Le premier mouvement de M. de Freycinet, ministre des Affaires étrangères, fut un mouvement de révolte qu’il est aisé de comprendre et que tout autre à sa place eût subi comme lui. Dans sa réponse, il rendait hommage aux efforts cordiaux de Giers et, sans méconnaître la sympathie manifestée par le ministre russe pour notre pays, il déclarait ne pouvoir accepter son point de vue. Les griefs allégués étaient des faits d’ordre purement intérieur ne concernant que le gouvernement français et ne pouvant donner à aucun cabinet étranger le droit de modifier son attitude vis-à-vis de nous. C’était la sagesse même ; mais par quel malentendu, par quelle interprétation dépourvue de fondement, le ministre français en arriva-t-il à considérer le langage que lui tenait son subordonné comme la manifestation des sentiments de celui-ci et comme un témoignage du contentement involontaire qu’il éprouvait à se faire l’organe de l’opinion de l’Empereur ? M. Ternaux-Compans ne méritait pas ce soupçon.

Pendant l’absence de Giers, dans ses conversations avec Vlangaly, il n’avait pas cessé d’essayer de leur faire comprendre le danger que créerait la prolongation de ces malheureux incidents et de soutenir que le rappel du général Appert, qui en était l’origine, n’avait été motivé que par des raisons dont un ministre des Affaires étrangères était et devait rester seul juge. Il avait invoqué de nombreux précédents, entre autres celui du prince Orloff qui, malgré les sympathies dont il était entouré à Paris, avait été subitement déplacé pour être envoyé à Berlin. Il avait enfin objecté à son interlocuteur que, si le Tsar maintenait sa décision, il se couperait pour ainsi dire toute retraite et que si l’avenir lui ouvrait les yeux, il lui serait bien difficile de changer d’attitude sans donner à la reprise des relations une importance qui fournirait à l’Allemagne l’occasion de s’alarmer… Il considérait donc comme impérieusement nécessaire d’en finir au plus vite, ne serait-ce que pour éviter une interpellation dans le Parlement français qui devait se réunir sous peu de jours. Vlangaly lui avait donné raison, mais avoué en même temps que les conseillers de l’Empereur ne pouvaient rien contre son intransigeance. Telle avait été aussi l’opinion de Jomini, et ce qu’ils avaient dit, Giers, à son retour de Livadia, le confirmait. Il convenait donc de patienter et d’attendre que les circonstances devinssent plus favorables à un changement dans l’état d’âme du Tsar.

Il suffit d’évoquer ces souvenirs pour faire comprendre à travers quelles difficultés M. Ternaux-Compans eut alors à remplir sa mission. Il n’y trouvait que des motifs de déception et de découragement. Puisqu’il n’était pas parvenu à dissiper le mauvais effet des actes successifs qui avaient indisposé l’Empereur et à faire cesser l’isolement auquel la politique du gouvernement républicain condamnait la France[3], il ne voulut pas engager plus longtemps sa responsabilité ; il demanda à être relevé de ses fonctions, en déclarant toutefois qu’il entendait se retirer sans bruit pour ne pas ajouter aux embarras du moment.

La réponse qu’il reçut ne pouvait que lui prouver le peu de fondement de ses scrupules et de ses craintes, et qu’il était toujours en possession de la confiance de son ministre, lequel considérait ses services comme nécessaires. Non seulement on refusait de le rappeler, mais on lui laissait entendre que, s’il persistait dans son projet, il serait révoqué. C’était une mise en demeure à laquelle, quels que fussent ses regrets de quitter une carrière dans laquelle il servait depuis vingt ans, il répliqua en envoyant sa démission. Il emportait de Saint-Pétersbourg, outre l’estime de tous ceux qui l’avaient approché, voire l’amitié de quelques-uns d’entre eux, la certitude d’avoir rempli tout son devoir.

M. de Freycinet eut la main particulièrement heureuse en désignant pour le remplacer à Saint-Pétersbourg, comme chargé d’affaires, le comte d’Ormesson. Ce jeune diplomate, que sa naissance et ses mérites rendaient particulièrement digne de la mission qui lui était confiée, présentait le double avantage d’être sympathique aux chefs du parti républicain en souvenir de ses relations d’amitié avec Gambetta et de se recommander aux conservateurs par ses origines et ses alliances de famille. Nommé le 5 juillet, il parlait aussitôt pour Saint-Pétersbourg sans avoir reçu d’autres instructions que celles-ci : « Vous connaissez la situation ; faites pour le mieux à l’effet d’y remédier. »

Quelques jours plus tard, ayant rejoint son poste, il y recevait du ministre une lettre qui les lui donnait sous une forme un peu plus précise.

« Nous n’avons pas cessé et nous ne cesserons pas de professer pour la Russie les sentiments de la plus vive amitié ; nous serons toujours prêts à rendre à nos rapports diplomatiques l’intimité qui leur convient et que désire, croyons-nous, la population des deux pays ; mais notre dignité nous interdit, M. de Giers sera le premier à le comprendre, de renouveler des démarches qui ont été jusqu’ici si peu couronnées de succès. Nous attendrons patiemment que le gouvernement russe mieux éclairé en revienne à une appréciation plus exacte des hommes et des choses de notre pays. Ce retour, que nous désirons, nous parait inévitable, car il est commandé par la logique et la vérité en même temps que par l’intérêt des deux nations. »

Après avoir exposé en ces termes les sentiments de cordialité que la France nourrissait pour la Russie, M. de Freycinet traçait au jeune chargé d’affaires la conduite qu’il devait tenir dans le poste difficile qu’on lui confiait :

« Abstenez-vous avec M. de Giers et ses suppléants de toute démarche ou même de toute allusion relativement à la nomination de notre ambassadeur. Si M. de Giers aborde le sujet, vous suivrez votre interlocuteur dans la stricte mesure où il se tiendra lui-même. Invitez M. de Sermet (attaché militaire de l’ambassade) à s’abstenir également de toute allusion. Nous laisserons au temps le soin de changer des dispositions dans lesquelles nous n’avons aucune responsabilité. Conservez d’ailleurs à vos relations le caractère de cordialité et de courtoisie que permettent les circonstances. Pour le moment, votre tâche doit être de vous faire bien venir personnellement. »

La lettre d’où sont tirés ces extraits, datée du 16 juillet, était telle qu’on devait l’attendre d’un ministre qui avait pour premier devoir de diriger à distance les débuts d’un jeune diplomate qu’on pouvait croire dépourvu encore de l’expérience qui permet de résoudre une situation délicate et difficile. Lorsqu’il en prit connaissance, le comte d’Ormesson avait déjà vu par deux fois le ministre russe a qui M. Ternaux-Compans l’avait présenté. Dans la première de ces entrevues, les deux interlocuteurs s’étaient bornés à un échange de compliments et de banalités sur la politique générale, mais, dans la seconde, le chargé d’affaires avait fait allusion à l’objet de sa mission, et la réponse qu’il avait reçue lui prouvait que, tout en s’enfermant dans les limites de ses instructions, il pourrait être conduit par les circonstances plus loin qu’on ne le lui ordonnait et à prendre l’initiative d’une démarche plus accentuée que celle qui lui était prescrite. Il ne craignait pas les responsabilités. Un peu plus tard, il ne regrettera pas de les avoir assumées lorsqu’il entendra dans la bouche de Giers ces paroles qui font prévoir le succès à une échéance plus ou moins lointaine : « Attendez, patientez ; lorsqu’il sera temps, je vous ferai signe. »

En attendant mieux, M. d’Ormesson n’avait qu’à observer ce qui se passait autour de lui. Bientôt il était frappé par ce qu’il appelait la triple tendance du gouvernement impérial. En première ligne, c’était celle de l’Empereur, laquelle témoignait d’un mécontentement marqué, résultat de la tournure qu’avait prise la politique intérieure de la France. L’autre tendance était celle de ses conseillers, Giers entre autres. Ils souhaitaient l’apaisement et les bonnes relations avec la France aussi bien qu’avec l’Allemagne. Il y avait enfin celle d’une fraction considérable de la nation dont la presse, obligée à la soumission quant aux questions intérieures, mais beaucoup plus libre pour discuter la politique étrangère, se faisait l’interprète.

Dans ces milieux, l’arrivée du général Boulanger au ministère de la Guerre était considérée comme la preuve que la France songeait à une prochaine revanche et on le constatait avec une évidente satisfaction en multipliant des encouragements et des avances. Si les événements se compliquaient en Orient et si quelque incident surgissait du côté de la Bulgarie, suscitant de nouvelles difficultés avec l’Allemagne, la raison d’État l’emporterait dans les dispositions de l’Empereur : le besoin d’un rapprochement avec la France se ferait sentir et ce rapprochement se manifesterait par une reprise des relations diplomatiques nouvelles. Du reste, il n’était pas impossible qu’en dehors même de cette éventualité, les conseillers de l’Empereur l’amenassent doucement au même résultat ; mais, pour le moment, toute invitation, toute ouverture serait prématurée, sans chance de réussir, et préjudiciable aux intérêts de la République.

Telles étaient, au commencement d’août, les prévisions du comte d’Ormesson ; un mois plus tard, divers incidents venaient lui prouver qu’elles étaient fondées. Il apprenait à l’improviste que de Giers, appelé d’urgence à Péterhof, y avait été retenu par l’Empereur durant toute une journée. Etant lui-même à la veille de repartir pour aller assister à de grandes manœuvre s dans les environs de Brest-Litowsk, le souverain avait donné l’ordre à son ministre de l’y rejoindre sans délai. Giers n’avait donc pu s’entretenir que durant quelques minutes avec le chargé d’affaires de France, mais en réponse à ses questions il avait témoigné de ses bonnes dispositions et avoué spontanément que le rétablissement des relations diplomatiques sur l’ancien pied ne se ferait plus longtemps attendre. Il avait même invité l’ambassadeur Mohrenheim, qui faisait alors une saison d’eaux en Allemagne, à venir conférer avec lui, sa cure terminée. Bientôt après, Mohrenheim arrivait à Saint-Pétersbourg, très désireux de rentrer à Paris et de mettre un terme à une situation personnelle peu régulière, et résolu par conséquent à seconder avec énergie les efforts de M. de Giers. Il était maintenant évident que le dénouement attendu ne se ferait plus longtemps attendre.

On sait qu’il ne tarda pas à se produire et qu’au mois d’octobre le comte d’Ormesson eut la satisfaction d’annoncer à son gouvernement que l’Empereur avait donné l’ordre à Mohrenheim de rentrer à Paris et consentait à laisser revenir auprès de lui un ambassadeur de France. Ce résultat n’était pas dû seulement à la persévérance de Giers et à son habileté inspirée par les sentiments qu’il professait pour la France et dont à plusieurs reprises la diplomatie française a recueilli le témoignage, mais aussi à l’influence exercée sur l’Empereur par les événements qui se déroulaient en Europe et qui lui laissaient voir se liguer contre lui, et notamment de la part de l’Allemagne et de l’Autriche, des inimitiés qui s’étaient déjà manifestées contre la Russie au Congrès de Berlin. Devant la gravité des circonstances, il s’était décidé à sacrifier ses précédents griefs contre la France aux intérêts de son empire.

C’est ici le cas de faire remarquer que Laboulaye, durant toute sa mission, trouva chez M. de Giers un entier bon vouloir pour arriver aux fins qu’il s’était proposées. A Paris, Mohrenheim déploya le même zèle. Lorsqu’il avait pris possession de son poste, il venait de Copenhague où, durant plusieurs années, il avait représenté le gouvernement impérial ; il passait alors pour souhaiter le maintien d’une politique russo-allemande et lui-même ne le cachait pas. Ce n’était, avouait-il, ni par conviction ni par préférence, mais uniquement parce que tel était l’ordre de son maître. Maintenant les dispositions de celui-ci étant changées, il s’y conformerait, considérant qu’un ambassadeur est toujours tenu d’obéir et se disant heureux qu’en cette circonstance les ordres qu’il recevait s’accordassent avec ses goûts personnels. Giers affectait peut-être plus d’indépendance, mais en fait il agissait dans le même esprit, ce qui a pu faire supposer qu’il avait été d’abord le partisan d’une politique allemande. Au moment où nous sommes arrivés de ce récit, ils prouvaient l’un et l’autre qu’ils étaient particulièrement heureux de servir une politique qui de plus en plus rapprochait la Russie de la France.


II

La crise se dénouait aussi heureusement qu’elle pouvait l’être. Comme l’avait sagement prévu le comte d’Ormesson, les événements de Bulgarie aggravés par la démission du prince Alexandre de Battenberg et par ce que l’Empereur appelait l’ingratitude des Bulgares, — événements sur lesquels il n’y a pas lieu de revenir[4], — lui avaient fait comprendre la nécessité de se rapprocher de la France. Ce n’était pas la première fois et ce ne serait pas la dernière que sa conduite devait révéler le combat qui se livrait en lui lorsque la politique du gouvernement français se trouvait en contradiction avec les principes qu’il considérait comme indispensables à la bonne marche des peuples.

Quoi qu’il en soit, la crise dénouée et les relations diplomatiques entre Paris et Saint-Pétersbourg devant être rétablies sur l’ancien pied, il n’y avait plus qu’à désigner le personnage qui viendrait représenter en Russie le Gouvernement français. Pour ce qui est de la représentation de la Russie en France, il était entendu que le baron de Mohrenheim rejoindrait le poste qu’il n’avait quitté qu’à regret et auquel il avait hâte de retourner. Lorsque le comte d’Ormesson eut à s’entretenir avec Giers de cette question, il lui demanda tout d’abord si l’Empereur tenait à ce que l’ambassadeur qui serait accrédité auprès de lui fut un militaire.

« Nullement, déclara Giers ; les généraux Le Flô, Chanzy et Appert ont laissé ici de trop bons souvenirs, et Le Flô notamment, pour que Sa Majesté n’accueille pas en toute confiance un ambassadeur soldat. Je dois même vous dire que, si votre gouvernement était du même avis, l’Empereur serait heureux qu’on lui envoyât l’amiral Jauréguiberry. Sa Majesté s’intéresse passionnément aux choses de la marine, et il lui serait agréable d’avoir auprès d’elle un marin français. Mais, dans l’espèce, ce désir est conditionnel et ne constitue pas une préférence. Je vais même plus loin et, si nous avions à décider nous-mêmes, c’est sur un civil que se porterait notre choix. »

La déclaration était assez nette pour déterminer celui du Cabinet de Paris. Il fit choix de Paul de Laboulaye qui était alors ambassadeur de France à Madrid. Ce diplomate devait jouer à Saint-Pétersbourg un rôle si important qu’il est juste de dire qu’il a été l’artisan principal de l’alliance franco-russe, secondé d’ailleurs, il faut le reconnaître, par M. Flourens lorsque celui-ci fut devenu ministre des Affaires étrangères. Depuis cette époque, plusieurs de nos hommes d’Etat ont revendiqué le mérite d’avoir été les plus ardents à vouloir cette alliance. Le rôle du. Président Carnot, celui de Mme de Freycinet et Ribot et enfin celui du marquis de Montebello qui remplaça à Saint-Pétersbourg Paul de Laboulaye ont été considérables. Mais ces hommes éminents furent les ouvriers de la deuxième heure, et c’est Laboulaye qui leur avait préparé le terrain où le succès les attendait.

Au moment où il était rappelé de Madrid et désigné pour aller occuper en Russie la place laissée vacante par le général Appert, personne à Paris parmi les hommes politiques n’envisageait l’éventualité d’une alliance ferme avec la Russie. En 1875, le maréchal de Mac Mahon, le duc Decazes, le duc de Broglie, le comte de Chaudordy, l’avaient considérée comme nécessaire à l’équilibre européen. Mais leurs successeurs étaient encore loin d’y croire, et c’est du côté de l’Angleterre que le ministère Waddington avait cherché à en établir les bases, sans s’apercevoir, ainsi que cela résulte des décisions du Congrès de Berlin, qu’il faisait ainsi le jeu de l’Allemagne. Lorsque Gambetta, ayant pris le pouvoir au mois de décembre 1881, nomma le comte de Chaudordy ambassadeur en Russie, il lui dit : « Un rapprochement de la France et de la Itussie est à souhaiter, mais ce sera pour plus tard ; c’est un capital en réserve. » Quant au Président Grévy, il ne croyait pas que l’Alliance put devenir jamais une réalité. Laboulaye, à la veille de son départ, étant allé prendre congé de lui et lui ayant demandé s’il n’avait rien à faire dire à l’Empereur, s’attira cette réponse : « Absolument rien ; nous n’avons rien à en attendre. »

C’est l’opinion qu’il ne cessa d’exprimer jusqu’à la fin de sa présidence ; il la manifestait toutes les fois qu’on parlait devant lui de l’éventualité d’un rapprochement de la France avec le gouvernement impérial.

Entre temps, M. de Freycinet qui siégeait alors au quai d’Orsay, prévenu par le comte d’Ormesson des désirs de l’empereur Alexandre, avait dressé une liste de trois noms, afin de permettre au souverain de choisir lui-même ; mais il eut soin de mettre on tôle celui de Laboulaye, qui fut tout naturellement agréé.

Le nouvel ambassadeur était assuré de recevoir en Russie le plus bienveillant accueil. Alors âgé de cinquante-trois ans, il avait fait dans la diplomatie une brillante carrière, au cours de laquelle, avant d’être nommé d’abord ministre en Portugal, puis ambassadeur à Madrid, il avait passé deux années à Saint-Pétersbourg comme premier secrétaire et a plusieurs reprises comme chargé d’affaires. Il était donc connu dans les sphères gouvernementales russes et y connaissait tout le monde. Je tiens de lui qu’en y revenant, il fut reçu comme un ami qu’on est heureux de retrouver.

Le 25 novembre, il était admis à présenter à l’Empereur ses lettres de créance. En réponse aux paroles de bienvenue par lesquelles il était accueilli, il rappela le séjour qu’il avait fait autrefois dans la capitale russe et exprima l’espoir qu’il y trouverait de nouveau la bienveillance dont il avait été alors honoré. « Dans ce cas, ajouta-t-il, et surtout si la confiance de Votre Majesté soutient mes efforts, le succès de ma mission est assuré et j’aurai la joie d’entretenir et de resserrer les bonnes relations entre les deux pays. » — « Mon désir est égal au vôtre, s’écria vivement l’Empereur ; je souhaite d’avoir les meilleurs rapports avec la France. Les temps sont durs, des épreuves se préparent peut-être et il serait bien nécessaire que dans le cours de ces épreuves, la Russie pût compter sur la France comme la France sur la Russie. Malheureusement, vous subissez vous-mêmes des crises qui vous empêchent d’avoir de l’esprit de suite dans votre politique et qui ne permettent guère de marcher d’accord avec vous. Cela est bien regrettable, car il nous faudrait une France forte, nous avons besoin de vous et vous avez besoin de nous. J’espère que la France le comprendra. »

Cette espèce de remontrance s’acheva sur un accent de brusquerie, de reproche et de regret. Elle témoignait tout au moins d’une vue très claire des intérêts de la Russie, mais en même temps d’une certaine défiance à l’égard de la République. Piqué au vif par les paroles qu’il venait d’entendre, auxquelles il ne s’était pas attendu, Laboulaye s’inspirant des divers sentiments qui l’agitaient dans cette heure difficile où, de la réponse qu’il allait faire, dépendait peut-être le succès de sa mission, se laissa aller à une improvisation venue du cœur et qui, à la distance où nous sommes du jour où elle fut prononcée et à la lumière de tant d’événements survenus depuis, revêt une singulière éloquence.

« Sire, déclara-t-il, la France est une vieille nation ; elle a à résoudre à l’intérieur des problèmes difficiles ; elle le fait depuis bientôt seize ans, au milieu du plus grand ordre ; mais ce travail de reconstitution, tout pénible qu’il ait paru à certains moments, ne change rien à l’âme française ; elle est toujours la même, celle dont le souffle généreux a constamment animé depuis douze siècles le cours de l’histoire et qui, après ses malheurs, a toujours réagi. Il ne nous appartient pas de précipiter ses destins ; c’est une tâche qu’il faut laisser à la Providence, mais Votre Majesté me permettra de lui dire que nulle nation étrangère ne rencontre à l’heure actuelle en France plu » de sympathie que la Russie. »

Après cette sortie, il y eut un silence ; le Tsar restait rêveur, puis, comme si dans ce discours une phrase l’avait particulièrement frappé, il murmura : « C’est vrai, vous vous êtes toujours relevés. »

Maintenant la glace était rompue ; passant du ton solennel au ton familier, l’Empereur parla du général Le Flô dont il garderait toujours le meilleur souvenir. Le général Appert fut aussi l’objet de ses éloges, mais sans qu’il fût lait aucune allusion aux incidents qui avaient suivi son départ. Laboulaye écrivait alors à Paris qu’il emportait de ce premier entretien la conviction qu’il avait un noble but à poursuivre et de grandes chances d’y parvenir par une constante application à vaincre les préventions du Tsar. Constatons en passant que c’est à M. de Freycinet qu’avait été fait par l’ambassadeur le compte rendu de cette suggestive conversation, mais que, quelques semaines plus tard, M. de Freycinet quittait le pouvoir et que le député Goblet qui lui succéda confia à M. Flourens le portefeuille des Affaires étrangères.

Durant le séjour que va faire au quai d’Orsay M. Flourens, nouveau venu dans la carrière diplomatique, et n’ayant exercé jusque-là que des fonctions administratives, la question de l’alliance franco-russe marchera à pas de géant, sinon dans l’esprit de l’Empereur, du moins dans l’opinion publique. Cette alliance, Laboulaye en quittant Paris ne la prévoyait pas ; ce fut seulement après la première audience que lui accorda l’Empereur qu’il en entrevit la possibilité. Mais, même à ce moment, il ne la croyait possible qu’à une échéance lointaine. Le peuple la voulait, mais l’Empereur n’y était pas encore préparé, bien qu’il fût visible que, de plus en plus, les circonstances tendaient à la lui imposer. Lorsque le nouvel ambassadeur de France débarquait à Saint-Pétersbourg, la politique impériale avait pour base une entente intime avec l’Allemagne et l’Autriche. À cette politique succédait maintenant celle des mains libres.

C’était au commencement de l’année 1887, à la veille du jour où l’alliance des trois Empereurs allait prendre fin et dès le mois de janvier la Gazette de Moscou, dirigée par Katkof, félicitait le gouvernement impérial d’y renoncer. « Les Français n’oublieront jamais 1870 ; les Russes se souviendront toujours du traité, de Berlin qui leur fait monter le rouge au front. Aucun ennemi avoué n’a fait autant de mal à la Russie que l’amitié allemande. »

Mais il s’en fallait de beaucoup, nous l’avons dit, que les dispositions de l’Empereur répondissent à ce vœu. À cette époque, elles peuvent se résumer comme suit : secouer le joug allemand, mais ne pas se lier par ailleurs et conserver son indépendance.

On a raconté que l’initiative de la rupture de l’alliance des trois empereurs avait été prise par l’Allemagne et contrairement au désir d’Alexandre. Cette version semble bien invraisemblable quand on se rappelle l’attitude du chancelier allemand et quand on le voit multiplier ses efforts pour retenir la Russie à ses côtés et la garder sous sa main. Il est évident qu’il veut ressaisir l’influence qu’il sent lui échapper. Il adresse au Cabinet de Saint-Pétersbourg ses sourires les plus engageants : « Je suis indifférent aux affaires d’Orient, insinuait-il. En Orient, en Bulgarie, faites ce que vous voudrez et laissez-moi libre en Occident. » Bientôt après, l’offre se précise. Le comte Pierre Schouvaloff, ancien ambassadeur de Russie à Londres, s’arrête à Berlin pour embrasser son frère qui s’y trouve en la même qualité auprès du gouvernement d’Allemagne. Il va voir Bismarck qui l’accueille par ces paroles : « Votre Empereur me croit donc fou qu’il suppose que je songe à me jeter sur la France ? » C’est à la mi-janvier qu’il le lui dit ; mais le mois suivant le général Schweinitz, ambassadeur allemand à Saint-Pétersbourg, fait demander une audience à l’empereur Alexandre et lui annonce confidentiellement qu’il est chargé par son souverain d’interroger Sa Majesté sur le point de savoir « si Elle voudrait contribuer à la paix en s’engageant à rester neutre en cas de conflit entre l’Allemagne et la France. Elle pourrait alors faire en Orient tout ce qu’Elle voudrait et compter sur l’appui du Berlin pour résoudre la question bulgare. » La proposition ne trouble pas l’Empereur, bien qu’elle doive le surprendre. Il y répond par un refus bref et catégorique, soupçonnant peut-être que Guillaume Ier n’y est pour rien et qu’elle constitue simplement une manœuvre du chancelier, soupçon d’autant plus fondé qu’il n’ignore pas que l’Allemagne active ses préparatifs militaires, crée les cadres de nouveaux bataillons et les envoie en Alsace et en Lorraine comme pour provoquer la France.

D’ailleurs, a cette date, tout le monde comprenait que l’Europe entrait dans une phase nouvelle où la Russie pourrait jouer un rôle indépendant et la France reprendre ses droits de grande Puissance. Et comme l’édifice allemand avait reposé jusque-là sur une France affaiblie et sur une Russie absolument disposée à seconder la politique bismarckienne, la transformation qui commençait était l’objet d’une attention soutenue de la part de tous les gouvernements. Ils s’en inquiétaient plus particulièrement en constatant qu’en Serbie, en Bulgarie, en Roumanie, des protectorats nouveaux se substituaient à l’influence russe avec les encouragements de l’Allemagne et de l’Autriche. Ils remarquaient non sans surprise que la Russie arrêtée en 1878 à San Stefano était plus respectueuse des clauses du traité de Berlin, ourdi contre elle, que les gouvernements qui le lui avaient imposé.

Il semble alors que Bismarck est pris au dépourvu et qu’il s’irrite de son impuissance à conjurer les événements qu’il redoute. Tandis qu’il prépare la guerre contre la France, il ne cesse de protester de ses intentions pacifiques ; mais il n’empêche pas qu’un frémissement belliqueux agite toute l’Europe, convaincue qu’un conflit sur le Rhin serait le signal d’une conflagration générale. En Russie comme en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, on redoublait d’activité dans les armements, des concentrations de troupes s’opéraient, la Belgique se fortifiait sur la Meuse. Seule la France restait immobile, elle dissimulait ses craintes sous une impassibilité voulue et, redoutant de paraître provocatrice, elle laissait sa frontière à découvert, se réservant de prendre au besoin, par la voie diplomatique, l’Europe à témoin de la loyauté de sa conduite et de la fausseté des griefs qu’on lui imputait.

En de telles circonstances, Laboulaye, laissé sans instructions spéciales, s’attachait à deviner ce que ferait la Russie, si la France était attaquée. Bien qu’il fût tenu à beaucoup de réserve, il tirait des propos de de Giers cette conclusion rassurante qu’en ce cas l’Empereur « dirait son mot. » Quand il communiqua cette réponse à M. Flourens, celui-ci trouva dangereuse l’action de l’ambassadeur. Si le langage du ministre russe était connu à Berlin et si Bismarck apprenait qu’il était dû à une démarche de la France, ne verrait-il pas dans ce fait une provocation ? Cette critique ne tint pas devant les explications de l’ambassadeur à qui M. Flourens, en prévision d’un péril qu’il voyait grandir, dicta lui-même une démarche nouvelle, plus pressante que la première et qu’il expliquait en disant dans son entourage infime : « Notre salut est dans les mains de Laboulaye. »

Mais l’incident prouve tout au moins que, quelque désir qu’il eût de seconder la tâche de son ambassadeur, M. Flourens ne marchait qu’avec prudence dans la voie où s’engageait le gouvernement français. On en trouve d’ailleurs la preuve dans les précautions qu’il ne cessa de prendre pour empêcher le général Boulanger, ministre de la Guerre, de provoquer l’Allemagne par des démarches imprudentes.

Peut-être se rappellera-t-on que le général avait écrit en son nom personnel à l’empereur de Russie pour lui démontrer la nécessité d’un accord qui intimiderait le gouvernement de Berlin. M. Flourens en fut averti et, grâce à son intervention, la lettre ne partit pas, ce qui d’ailleurs, on doit le supposer, n’était pas pour déplaire au tsar Alexandre. Lorsqu’un peu plus tard, Boulanger, n’étant plus ministre, alla à Saint-Pétersbourg et fit demander une audience confidentielle à l’Empereur, celui-ci refusa de le recevoir seul.

« Qu’il se fasse présenter par son ambassadeur, » dit-il.

Mais ce n’est pas ce que voulait Boulanger. Il quitta la Russie sans avoir pu donner suite à son projet, qui consistait, il l’a avoué plus tard à quelques intimes, à ouvrir les yeux du Tsar sur les périls que faisait courir à la Russie la politique de Bismarck. Projet qui témoigne de l’ignorance en laquelle il était de l’état d’âme d’Alexandre III à cette époque.

Plus silencieux que communicatif, en même temps que, de plus en plus, il se détachait de l’Allemagne au point de vue politique, il affectait de redoubler d’attentions et de prévenances envers le vieux Guillaume et affectait de se réjouir d’être payé de retour. Entre les deux familles, la correspondance reste affectueuse et la situation se caractérise par un échange incessant de bons procédés. Laboulaye le constate, mais il ne s’en inquiète pas parce que, dans ses entrevues avec Giers et lorsque plus rarement, il est reçu par l’Empereur, il acquiert la conviction que les rapports de la France avec la Russie ne peuvent que s’améliorer et porter d’heureux fruits.


III

Au cours de ces incidents, une tentative criminelle mit à l’improviste la police de Saint-Pétersbourg sur les traces d’un complot. Des avis venus de Paris, de Londres, de Berlin et de Rome, le lui avaient fait soupçonner, mais elle avait été longue à en trouver la trace et elle était littéralement sur les dents lorsqu’une dénonciation formelle lui livra les conspirateurs, le 13 mars, au jour anniversaire de l’assassinat d’Alexandre II et un dimanche. L’Empereur devait assister aux offices religieux à l’église de la Forteresse. Sur la, route qu’il devait parcourir on arrêta six jeunes gens porteurs d’engins de dynamite. A leur insu, ils étaient filés depuis quelques jours ; la police les avait vus se promener portant leurs engins sous le bras. L’un de ces engins- avait la forme d’un livre relié avec cette inscription sur sa couverture : Code des lois. On les avait vus aussi compter le nombre de (tas qu’ils devraient faire au moment de lancer leurs projectiles. On avait conclu de ces imprudences qu’ils étaient des débutants dans le métier de conspirateurs et qu’assurément ils avaient des complices dans l’entourage de la cour, car, au jour et à l’heure qu’ils avaient choisis pour accomplir leur forfait, l’Empereur allait quitter le palais Anitchkof pour se rendre à la cathédrale.

Ils l’attendaient au passage en trois endroits différents, mais, avant qu’il ne passât, chacun d’eux était arrêté en des conditions qui rendaient impossible toute résistance. Si leur entreprise avait réussi, Alexandre III n’aurait pas été frappé seul, car il avait le grand-duc héritier Nicolas dans sa voiture. D’ailleurs, il ne connut la nouvelle qu’à son retour de l’église. L’Impératrice était restée à Gatchina et c’est par lui qu’elle fut avertie du péril que venaient de courir le père et le fils. Du procès qui suivit et où figuraient seize accusés, dont trois femmes, nous ne retiendrons que deux faits : le premier, sept condamnations à mort ; le second, l’effroi et la douleur dont la famille impériale fut saisie et qui eurent pour effet de l’éloigner de nouveau de la capitale. C’est le moment où elle devient à peu près invisible pour les habitants de Saint-Pétersbourg et où elle est gardée à Gatchina par un cordon de factionnaires placés de deux cents mètres en deux cents mètres.

Pour conjurer le mauvais effet que l’éloignement des souverains produit sur l’opinion, les familiers de la cour rappellent les habitudes de l’Empereur ; il aime à disparaître, à vivre parfois à l’écart des affaires, à parcourir sur son yacht les côtes de Finlande avec sa femme et ses enfants ; en ces instants, tout est suspendu, les ministres ne sachant où le prendre et enchantés de pouvoir se reposer. Mais en la circonstance actuelle, on ne tarde pas à savoir que son absence est due à une cause plus grave et, de nouveau, on s’inquiète de ce réveil du nihilisme. À cette occasion, le gouvernement impérial exprime sa reconnaissance au gouvernement de la République dont les avis ont contribué à la découverte de la conspiration. L’existence en avait été d’abord révélée en France où les nihilistes s’étaient réfugiés en assez grand nombre : « Nous prions votre gouvernement de ne pas les expulser, disait Giers à Laboulaye. A Paris, il est plus facile qu’ailleurs de les surveiller. »

Ainsi, une fois de plus, apparaissait l’impuissance du Gouvernement impérial à déjouer les effets de la propagande exercée contre l’Empereur et sa famille par le parti de destruction, dont les tentatives criminelles servaient dans la presse étrangère de prétexte à des appréciations exagérées et trop souvent malveillantes. Malheureusement, il y avait dans ses propos une part de vérité assez triste. C’était du moins le sentiment qu’inspiraient les arrestations constantes opérées en Russie en même temps que les précautions prises pour veiller à la sûreté de l’Empereur. Il venait de plus en plus rarement dans, la capitale et la nuit de Pâques, après les cérémonies religieuses accomplies suivant la tradition au Palais d’Hiver, la Cour était repartie à cinq heures du matin pour retourner à Gatchina.

Au cours de ces événements, le président Grévy, dans des circonstances non encore oubliées, fut obligé de quitter le pouvoir et remplacé par Carnot. Chargé de communiquer à l’Empereur le changement qui venait de s’opérer dans le Gouvernement français, Laboulaye fut reçu par Alexandre avec une bienveillance qui ne pouvait que le flatter. Giers lui avait dit : « Je suis sûr que nous n’aurons qu’à nous féliciter du choix excellent fait par le Congrès de Versailles. » Il reçut de l’Empereur un compliment analogue, puis l’Empereur l’ayant fait asseoir en face de son bureau, la conversation s’engagea sur des faits d’ordre général.

L’ambassadeur rappela qu’au printemps dernier, lors de l’affaire Schnæbelle et quand l’Allemagne accumulait des troupes sur les frontières françaises, l’intervention personnelle de l’Empereur avait conjuré le péril qui menaçait la France. Elle ne perdrait pas le souvenir de ce service et considérait le souverain à qui elle le devait, comme l’arbitre et le gardien de la paix de l’Europe. L’Empereur répondit qu’il était heureux des sentiments qui lui étaient exprimés :

« Je vois, déclara-t-il, dans la continuation des excellents rapports qui existent entre nous la meilleure garantie du maintien de la paix. Ils sont d’autant plus naturels que de réelles sympathies unissent les deux peuples. » Il ajouta que la Russie et la France étaient les seules Puissances qui fussent sincèrement attachées à la paix : « En dehors d’elles, il n’y a plus d’Europe. Mais le principe qui guide leur politique est le hon, puisqu’il repose sur le respect des traités. » L’accent de l’Empereur témoignait d’un désir de poursuivre l’entretien, et Laboulaye en profita pour toucher en passant à la seule question qui, à cette époque, divisât le gouvernement de la République et le gouvernement impérial : celle de la neutralisation du canal de Suez. La manière dont elle s’était réglée peu de temps avant dans une conférence internationale ne plaisait pas au souverain. Il estimait que la Russie avait été sacrifiée et il n’admettait pas que ce règlement fût définitif : « Nous avons le plus grand intérêt à ce que le canal reste ouvert à nos navires, il est actuellement le seul moyen de communication avec nos possessions d’Asie et vous n’avez pas assez tenu compte des observations que nous avions formulées à la conférence. »

Laboulaye s’efforça de justifier la décision prise et observa que, d’ailleurs, la porte restait ouverte à des arrangements ultérieurs. Le désaccord qui s’était élevé entre Saint-Pétersbourg et Paris ne présentait pas de gravité et offrait l’avantage de permettre un rapprochement très souhaitable entre la Russie et l’Angleterre, lequel ne pourrait que favoriser le rétablissement de l’équilibre européen.

La perspective de ce rapprochement ne parut pas plaire à l’Empereur, mais sa confiance dans ce qu’il appelait la bonne cause ne semblait pas ébranlée ; il était résolu à ne céder ni aux séductions ni aux menaces. Il ne croyait pas, avoua-t-il, que l’Allemagne prit l’initiative d’une guerre aussi longtemps que vivrait Guillaume Ier ; mais il était obligé de se mettre sur la défensive parce qu’il était moins certain que l’Autriche ne serait pas lancée contre lui. — « Nous sommes dans la même situation, répliqua Laboulaye, et si le prince de Bismarck n’est pas libre de nous attaquer directement, il peut très bien se servir d’une autre Puissance. » Alexandre garda le silence comme s’il eut réfléchi à ce qui venait de lui être dit ; puis, passant a un autre sujet, il demanda des renseignements sur la démission du président Grévy. Il trouvait fâcheux qu’un chef d’Etat, nommé pour un temps, eût été contraint de se retirer avant l’expiration de son mandat et une telle solution pouvait faire douter de la durée du régime en le montrant toujours plus ou moins soumis aux caprices des partis comme à la mobilité des Français.

« Sire, les Français ne sont pas des gens qu’il faut juger sur les apparences, observa l’ambassadeur. Il y a chez nous ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. » — « Oui, je le sais, reprit l’Empereur. Il y a la nation qui travaille à côté de celle qui fait de la politique. Mais c’est égal, vous ferez bien de ne pas recommencer ce que vous venez de faire. A coup sûr, le départ de M. Grévy s’explique et le choix de M. Carnot ne laisse rien à désirer. Il n’y on a pas moins une brèche à votre Constitution. Si vous deviez faire de l’exception qui s’est produite une règle, ce serait un détestable principe. »

Nous avons insisté sur ces détails parce qu’ils démontrent la tendance persistante du souverain russe à se délier des institutions républicaines et que l’heure n’était pas encore venue où il reconnaîtrait que ces institutions, en admettant même qu’elles fussent fragiles, ne pouvaient empêcher un rapprochement solide et constant dû gouvernement de la République avec le gouvernement impérial.

La vérité que peut-être il ne s’avouait pas encore, c’est que la Russie récoltait ce qu’elle avait semé en laissant en 1870 les mains libres à l’Allemagne. L’effet le plus grave de cette politique s’était manifesté en 1879 par l’alliance entre Berlin et Vienne. Victorieuse, l’Allemagne avait voulu se prémunir contre une entente possible de la France et de la Russie. Bismarck y avait songé dès 1872, ainsi que le prouve la première tentative à laquelle il se livra à cette époque pour conclure une entente séparée avec le cabinet autrichien. Il avait préparé à cet effet une entrevue entre Guillaume Ier et François-Joseph, mais Alexandre II, prévenu secrètement, empêcha le tête-à-tête en annonçant sa visite. Pour que l’auguste réunion eut l’air de donner un résultat, on formula des principes vagues, une sorte de copie de la Sainte-Alliance, à laquelle du reste Gortchakof refusa d’adhérer, et c’est ainsi que le projet du chancelier avorta. Il y revint après la fameuse crise de 1875, mais quand il voulut y rallier Guillaume Ier, il se heurta aux sentiments que celui-ci nourrissait pour son neveu. Il lui eut été difficile d’oublier le télégramme qu’il lui avait adressé au lendemain de ses victoires : « Après Dieu, c’est à vous que je les dois, » Mais, depuis, le Congrès de Berlin avait creusé un fossé assez large pour que ces souvenirs y fussent enterrés, et, en 1879, au lendemain du Congrès, la Russie fut convaincue que l’Allemagne était devenue son ennemie intime, comme elle était pour la France l’ennemie héréditaire. Les mensonges du chancelier ne pouvaient rien contre cette vérité, et ce fut l’origine de la rupture de la Triple-Alliance dont nous avons parlé plus haut.

Au mois de février 1888, ces sentiments reprirent une force nouvelle lorsque fut publié le traité austro-allemand qui parut simultanément à Vienne et à Berlin. Il était connu, quoiqu’on en ignorât le texte, et n’apprenait rien à personne ; néanmoins, l’émotion fut vive à Saint-Pétersbourg ; la fibre patriotique était blessée, et à un bal de cour qui suivit cette divulgation, l’ambassadeur allemand fut moins entouré que de coutume. Les Russes s’indignaient en constatant que le traité avait été conclu au moment où, dans les trois capitales du Nord, on célébrait l’entente des trois empereurs comme un gage de paix et où cette entente était caractérisée par les entrevues de Kiemsier et de Skierniewicz où les souverains se donnaient la main.

On nous permettra de rappeler ici qu’en évoquant les souvenirs d’un passé où chaque incident de la politique internationale peut être considéré comme une étape sur le chemin de la guerre de 1914, nous n’avons pas eu la prétention d’écrire une histoire du règne d’Alexandre III, mais seulement de mettre en lumière les circonstances révélatrices des desseins de l’Allemagne et les soupçons qu’ils inspiraient à l’avant-dernier des Romanoff. Ces soupçons, en effet, ont été les mobiles de ses décisions ultérieures et l’ont conduit d’abord à considérer la France comme la seule alliée sur laquelle il pût compter, et ensuite, à entrevoir la possibilité de faire de cette alliance l’armature d’une ligue défensive contre l’Allemagne. On n’attendra donc pas de nous que nous rappelions ici toutes les péripéties qui ont caractérisé l’année 1887 si féconde en événements importants ainsi qu’en transformations qui produisent l’effet d’un coup de théâtre et qui se répercutent sur les années suivantes. Ces événements, Paul de Laboulaye les a vus se dérouler ; il les a commentés, et lorsqu’on en examine aujourd’hui les conséquences, il faut reconnaître à sa louange qu’il s’est rarement trompé dans ses appréciations et ses commentaires.

Parmi ces événements, nous signalerons en passant la visite qu’Alexandre III, revenant de Copenhague pendant l’automne de 1887, fit à Postdam, et l’entrevue orageuse qu’il eut avec Bismarck qu’il accusa de jouer double jeu et de favoriser sous-main les pires ennemis de la Russie, tandis qu’il protestait de son attachement pour elle. Comme celui-ci protestait, l’Empereur d’un geste de colère lui présenta une lettre signée de Ferdinand de Cobourg, adressée à la comtesse de Flandre, sœur du roi des Belges, dans laquelle le nouveau prince de Bulgarie se flattait de l’appui secret du chancelier d’Allemagne. Si la lettre était authentique, elle prouvait que celui-ci, tandis qu’il blâmait publiquement les intrigues et les prétentions du futur tsar des Bulgares, lui avait promis de le soutenir. Bismarck indigné s’écria que le document était apocryphe et promit d’en fournir la preuve. Il est juste de reconnaître que l’authenticité n’a pu en être établie et qu’Alexandre se laissa convaincre par les protestations de son interlocuteur. De cet épisode sensationnel dont il ne reste à l’heure actuelle qu’un souvenir à demi effacé, il n’y a lieu de retenir que l’agitation qu’il provoqua dans toutes les chancelleries. Il a toujours été admis que si le document était l’œuvre d’un faussaire, les dispositions qu’il attribuait au chancelier exprimaient la vérité. C’est seulement à ce point de vue qu’il méritait d’être rappelé ici. Il complète, faux ou vrai, le dossier des intrigues de Bismarck contre la Russie, telles qu’elles se sont révélées depuis.

L’attention publique se détourna bientôt de cet incident par suite d’un événement qui ne surprit personne, car il était attendu, mais qui livra l’Europe aux appréhensions les plus vives. Au mois de mars 1888, Guillaume Ier rendait l’âme, et son fils lui succédait sous le nom de Frédéric III. Ce prince n’était déjà qu’un moribond. Son règne ne devait être qu’un interrègne et, quelques semaines plus tard, la couronne d’Allemagne allait passer sur la tête du jeune Guillaume qui devait être un jour l’artisan de la ruine de son empire. On prévoyait déjà que si, pour gouverner l’Allemagne, il ne s’inspirait que de lui-même, il attirerait sur elle des désastres ; mais on espérait que Bismarck, qui se flattait de posséder sa confiance, lui servirait de frein, au moins pendant les premières années de son règne ; et que, sous cette influence, il s’assagirait.

On voit à ce moment entrer en scène un autre personnage à qui l’avenir réservait, sous d’autres formes, un destin non moins tragique. C’était le futur Nicolas II. Il avait alors vingt ans et relégué jusqu’à ce jour dans l’ombre, sous l’uniforme de lieutenant dans la Garde par la volonté de ses parents, il apparaissait pour la première fois au grand jour sur la scène du monde. Son père l’avait envoyé à Berlin pour assister aux obsèques de l’Empereur défunt. Il s’y rencontra avec l’archiduc Rodolphe, héritier de la couronne d’Autriche, et qui devait lui aussi périr tragiquement. Les obscurités de l’avenir voilaient encore ces événements, et personne ne les prévoyait tels qu’ils se sont produits trente ans après. La présence du jeune Nicolas aux obsèques de l’Empereur défunt eut même pour effet de détendre les rapports difficultueux qui existaient entre Berlin et Saint-Pétersbourg ; on considérait qu’en dehors du désir d’Alexandre III de rendre à la mémoire du monarque qui disparaissait l’hommage qui lui était dû, le voyage à Berlin de l’héritier du trône de Russie témoignait que les lions d’étroite amitié et de confiance mutuelle qui unissaient de longue date les deux maisons régnantes et auxquels l’empereur Guillaume était resté fidèle jusqu’au bout, se maintiendraient non moins fermes sous son successeur. On racontait qu’au moment d’expirer, il avait dit à son petit-fils : « Montre-toi prévenant à l’égard de l’empereur de Russie, cela ne peut que faire du bien. »

Au mois de juillet, l’empereur Guillaume II vint rendre visite à Alexandre III et le remercier d’avoir envoyé son fils à Berlin pour le représenter aux obsèques. Il n’y avait là du reste qu’un témoignage de cordialité, sans portée politique ; Giers le reconnaissait, mais il ajoutait : « Nous devons y applaudir quand même, parce que l’empereur Alexandre dont les sympathies pour la France ne sont pas diminuées, serait mieux en mesure d’intervenir utilement si survenaient entre l’Allemagne et la France de nouveaux incidents qui pourraient prendre de la gravité. » Les rapports entre les deux cours conservaient donc encore une physionomie rassurante et devaient la conserver longtemps encore. En septembre 1889, Alexandre III fournissait publiquement la preuve qu’il n’y voulait rien changer. Il arrivait à Postdam et y était reçu fraternellement, se prêtant avec un empressement évident à tous les témoignages affectueux que lui prodiguait son impérial cousin. C’est ainsi, par exemple, qu’un matin Guillaume II lui ayant proposé de lui servir d’aide de camp pendant son séjour en Allemagne, il accepta à la condition que lui-même remplirait le même rôle lorsque Guillaume viendrait en Russie et reçut de ses mains un chiffre ayant appartenu à Guillaume Ier, qu’il promit de porter toutes les fois qu’il revêtirait un uniforme allemand.

Quand on a pu pénétrer, à la clarté des événements postérieurs, dans les dessous de la politique allemande à cette époque et dans la mentalité des deux souverains, on ne peut se défendre de considérer ces échanges de politesse comme des traits de haute comédie et d’en sourire, surtout lorsqu’on recueille au passage des preuves du réel état d’esprit du Tsar. On lit dans une lettre écrite de Postdam, pendant qu’Alexandre y résidait :

« La Russie n’est pas satisfaite de l’état de choses actuel. Mais ses relations avec l’Allemagne, — relations politiques, s’entend, — ont pris une tournure plus mauvaise que ne le comportent les conditions matérielles de leur politique. On a le sentiment d’une humeur qui trouble, aigrit les questions et n’a pas sa racine dans la nature des choses. A cet égard un échange d’idées franc et loyal peut produire quelque apaisement et quelque adoucissement. Mais un souverain représente a un si haut point le peuple qui lui est soumis que les bonnes dispositions du Tsar ne peuvent faire oublier que l’empire et le peuple nourrissent une haine puissante contre tout ce qui est Allemand. »

A citer encore ce jugement que la visite d’Alexandre à Berlin inspirait à la presse moscovite. Elle rappelait les fautes commises par les Romanoff depuis plus d’un demi-siècle dans leurs rapports avec la Prusse, l’hommage sentimental rendu par Alexandre Ier au tombeau de Frédéric II, le pire ennemi de la Russie, la liberté laissée à Guillaume Ier de ruiner le Danemark qui tenait les clefs de la Baltique, de vaincre l’Autriche et la France, rompant ainsi l’équilibre européen sans autre profit que d’entretenir quelques vaisseaux dans la Mer Noire. En favorisant la prédominance de la Prusse en Allemagne, les tsars avaient oublié le principe élémentaire de la politique qui consiste à empêcher les petits États qui vous entourent de devenir grands, et les grands de devenir encore plus grands.

Ces considérations n’étaient que trop fondées et les fautes qu’elles relèvent d’autant plus évidentes pour les Français que l’empereur Napoléon III en avait commis une non moins grave après Sadowa, en laissant la Prusse imposer à l’Autriche le traité de Prague. Alexandre III se rendait-il compte de celles de ses prédécesseurs et se proposait-il de les réparer ? Il est difficile de ne pas le croire, car plus on regarde à sa politique et plus on est entraîné à se convaincre, malgré les hésitations et les contradictions qu’elle présente, que c’est contre l’Allemagne qu’elle est dirigée et que, lorsqu’il s’alliera à la France, c’est parce qu’il voit en elle la seule collaboratrice capable de lui donner la force de se défendre contre les ambitions qu’il redoute, de maintenir la paix aussi longtemps qu’il le pourra et, s’il est contraint d’y renoncer, de friser la puissance malfaisante qui la trouble.

Mais ce ne sont encore là que des péripéties en perspective, des visions lointaines qui ne se réaliseront peut-être jamais. On les prévoit sans désespérer de les conjurer. L’année 1890 s’ouvre sous des auspices de paix. Bismarck est en disgrâce et après sa chute paraissent s’arrêter les efforts de l’Allemagne pour mettre la France et la Russie en défiance l’une de l’autre. Guillaume II paraît ne s’inquiéter que des progrès du socialisme et ne se préoccuper que des moyens de les combattre. La paix est tellement en l’air que les inventeurs et propagateurs de nouvelles alarmantes n’osent plus exercer leur métier.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1918.
  2. Je dois rappeler ici que j’ai écrit en 1918 une Histoire de l’alliance franco-russe qui, depuis longtemps, n’existe plus en librairie. En vue de ce travail, j’avais reçu des communications confidentielles, voire certains documents destinés uniquement à me servir de guide et dont je m’étais engagé à ne rien publier. De là, dans mon ouvrage ; des lacunes volontaires que, plus libre aujourd’hui, je puis combler en utilisant les papiers confiés alors à ma discrétion.
  3. Il n’était pas seul à en gémir. Le comte de Saint-Vallier, à Berlin, le baron de Courcel, son successeur, le général Chanzy à Saint-Pétersbourg expriment la même opinion.
  4. Je les ai racontés ici et on les retrouve dans mon livre : Compans Ferdinand Ier tsar des Bulgares Cornpans. Paris, Attinger frères, éditeurs.