Le Règne d’Alexandre III/03

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Le Règne d’Alexandre III
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 880-906).
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LES DERNIḔRES ANNÉES D'ALEXANDRE iii
1890-1894

NOTES ET SOUVENIRS


I

Au début de 1890[1], les relations de Berlin avec Saint-Pétersbourg conservaient leur caractère de cordialité ; mais celles de la République française avec le gouvernement russe étaient devenues plus confiantes, grâce aux efforts persévérants de Laboulaye. La France est nécessaire à l’équilibre européen, lui disait Giers ; mon souverain en est si convaincu qu’il s’est toujours inspiré de cette nécessité dans ses rapports avec l’Allemagne. Il en sera dans l’avenir comme dans le passé. » C’était le triomphe de la politique de paix fondée sur le rapprochement de la France avec la Russie.

Le Cabinet de Paris était animé de la même conviction que le gouvernement impérial. Il venait encore une fois de se transformer. Le 17 mars, M. de Freycinet, tout en conservant le portefeuille de la Guerre qu’il détenait dans le ministère précédent, avait repris la présidence du Conseil et appelé M. Ribot au quai d’Orsay, où, dans les cinq dernières années, huit titulaires s’étaient succédés, sans pouvoir s’y maintenir au-delà de quelques mois. Désormais l’Alliance franco-russe aura dans le gouvernement français des partisans résolus, avec, à leur tête, le président Carnot. Au mois de mai, l’Empereur ayant exprimé à Laboulaye l’espoir de voir la confiance rester la base des relations entre la France et la Russie, l’ambassadeur est chargé de lui déclarer que cet espoir répond entièrement aux sentiments de Carnot et aux intentions de ses ministres. Ce langage, non moins que celui du Tsar, constitue la preuve qu’au cours des deux années précédentes, la situation entre les deux pays s’est sensiblement améliorée, période heureuse où les rares causes de mécontentement oui été facilement dissipées par suite des services que la France avait rendus à la Russie, et en prévision de ceux qu’elle lui rendrait encore en l’aidant à secouer le joug financier de l’Allemagne, à conjurer les effets de la campagne entreprise contre les valeurs russes par la Bourse de Berlin, et ensuite en contribuant pour une large part à l’amélioration de son organisation militaire.

Parmi les motifs de mécontentement, il y avait eu, en 1889, l’affaire Atchinof, qui causa quelque émoi dans les chancelleries quand elle se produisit. Cet Atchinof, un Cosaque, se proposant d’entreprendre une active propagande de la religion grecque orthodoxe et de l’influence russe en Abyssinie, avait recruté à cet effet quelques popes, leurs femmes et leurs enfants. Le 18 janvier, il débarquait avec son monde, sous le drapeau commercial russe, à Sagallo, sur un territoire soumis au protectorat de la France. Ses compagnons étaient armés de quatre-vingts fusils à répétition et d’une mitrailleuse. Le gouverneur dut lui signifier que des armes ne pouvaient être introduites dans nos possessions. Atchinof refusa de reconnaître notre autorité, en alléguant, d’une part, que ce territoire lui avait été cédé en toute souveraineté par le sultan de Tadjourah, et, d’autre part, que la mission qu’il remplissait lui avait été confiée directement par le Tsar. Sur ces deux points, il ne disait pas la vérité, et le gouvernement russe, en réponse aux questions que nous lui avions posées, infligea à ces assertions un démenti formel, en déclarant officiellement qu’il se désintéressait de cette entreprise.

C’était le ministre Goblet qui dirigeait à Paris la politique étrangère ; il eut le tort de ne tenir compte en cette circonstance que de notre droit, et, ardent à le faire respecter, d’oublier combien sont promptes à s’éveiller les susceptibilités religieuses du peuple russe. L’amiral Olry, qui commandait dans ces parages, reçut l’ordre de déloger la mission, en employant au besoin la force, et chargea de l’exécution le coin mandant Véron, qui ne pouvait qu’obéir. Le 17 février, après avoir envoyé un ultimatum « à Atchinof et n’ayant pas reçu de réponse, cet officier lança sur Sagallo des obus qui tuèrent des femmes et des enfants. Ce malheur, qui, avec un peu plus de modération et de prudence, aurait été évité, eut par toute la Russie un bruyant retentissement.

C’est de la bouche même de l’Empereur, à un bal de cour, que Laboulaye en reçut la nouvelle ; il n’eut aucune peine à démontrer que ce déplorable événement était le résultat d’un malentendu, et l’Empereur parut se contenter de cette explication, ne méconnaissant pas qu’en cette affaire la principale responsabilité devait être attribuée à l’auteur de l’entreprise plus encore qu’aux autorités françaises qui n’auraient pu tolérer qu’elle fut exécutée jusqu’au bout. Il avoua même qu’Atchinof n’était qu’un aventurier : « Par ses mensonges, il a indignement trompé ses compagnons. Un officier que j’avais chargé d’aller le mettre à la raison devait partir demain. Maintenant c’est trop tard. C’est de Constantinople que j’enverrai quelqu’un pour rapatrier ces malheureux. » Malgré cette réponse conciliante, il laissa la presse russe accuser les marins de la République d’avoir manqué de prévoyance et d’humanité. Il fallut, pour mettre un terme à cette campagne, une communication officielle du gouvernement impérial, présentant l’affaire en des termes propres à diminuer ce que l’opinion appelait les torts de la France. L’incident s’oublia, mais le ressentiment national ne se serait pas aussi vite dissipé si, dans le bombardement, des popes avaient péri ; heureusement, tous avaient eu la vie sauve, ce qui facilita l’apaisement. Au surplus, les Russes comprirent bientôt que ce n’était pas le moment de se brouiller avec la France. Outre qu’elle facilitait leurs emprunts, exerçait une active surveillance sur les nihilistes réfugiés sur le territoire de la République, l’état de l’Europe imposait à l’Empire des Tsars l’impérieuse nécessité de maintenir l’entente qui de plus en plus se créait entre les deux pays.

Depuis que l’Autriche, expulsée de l’Allemagne et de l’Italie, n’avait d’autre champ pour sa politique que l’Orient et les Balkans, l’antagonisme dans lequel cette situation la plaçait vis-à-vis de la Russie, qui ne pouvait permettre la création d’un second Empire slave, divisait forcément l’Europe en deux camps. On ne pouvait être à la fois l’allié de la Russie et l’allié de l’Autriche. Bismarck, malgré tout son savoir-faire, n’était pas parvenu à rapprocher les deux Empires : tous ses efforts s’étaient brisés le jour où Alexandre III avait compris qu’en acceptant les combinaisons du chancelier, il ferait les affaires de l’Allemagne, mais non les siennes. Là où Bismarck avait échoué, son successeur, le comte de Caprivi, pourrait-il réussir ? On ne le croyait pas. Sa loyauté militaire et les habitudes de son esprit le mettaient hors d’état de jouer un rôle machiavélique… Il avait dit un jour : « Je n’abandonnerai pas l’Autriche et je ne tromperai pas la Russie. » Donc, deux camps existaient et Alexandre se serait trouvé seul dans le sien s’il n’avait eu la France à son côté. Il s’en rendait compte avec une fermeté et une prévoyance révélatrices de la transformation que dix ans de pouvoir avaient opérée dans son esprit.

Ce qui prouve que ce n’est pas à la légère qu’il a pris ces résolutions, c’est l’opinion qu’il exprimera à Laboulaye, en 1891, à la veille du jour où se concluera l’alliance.

« Il y a des gens, observe-t-il, pour s’étonner que la Russie qui représente le principe monarchique, soit en termes amicaux avec la République Française ; mais je ne suis pas de leur avis. D’abord, votre régime est devenu très convenable, de même que votre Président est très honorable. Et puis, je ne vois pas comment ils seraient remplacés ; la France est satisfaite de ses institutions et n’a pas envie d’en changer. Il n’y a rien à dire qu’à lui souhaiter la stabilité ministérielle qui lui manque encore. » Voilà certes des déclarations bien inattendues dans la bouche qui les formule et lorsqu’on se rappelle les préventions, les préjugés, les défiances d’Alexandre III envers la forme républicaine, on ne peut qu’être surpris de le voir reconnaître que les mérites ou les défauts d’un gouvernement résultent moins de sa forme que des principes dont il s’inspire.

La conversion d’Alexandre était d’ailleurs de fraîche date, car l’année précédente, étant à Berlin, il disait non sans amertume à Jules Herbette, ambassadeur de France en Allemagne : « Il faut souhaiter qu’il y ait chez vous dorénavant moins d’instabilité ministérielle et de divisions de partis. » — « Sire, avait répliqué Herbette, la préoccupation persévérante de reconstituer nos forces militaires est toujours restée au-dessus des compétitions et des variations politiques. » — « C’est vrai, mais cela ne suffit pas. » Quelques mois plus tard, il n’est plus aussi exigeant. C’est que tout, dans son entourage, a contribué à l’entraîner de plus en plus vers la République Française en dehors même des circonstances qui lui ont montré de quel prix serait pour lui un rapprochement avec elle.

S’il consulte Giers, celui-ci lui avoue qu’il ne voit rien qui creuse un fossé entre les deux pays. « Nous devons, dit-il à l’Empereur, nous réjouir de l’état de la France, de l’esprit de plus en plus modéré de ses institutions. » En répétant ces propos à Laboulaye, il ajoute : « S’il n’y a rien de signé entre nous, c’est tout comme. » L’Ambassadeur constate à cette occasion que la France et la Russie, malgré les efforts de l’Allemagne pour les séparer, ne cessent de resserrer les liens qu’elle voudrait briser. Il constate encore que rien de ce qui se passe en France n’est indifférent à la Russie. Partout éclate et s’affirme la sympathie qu’elle ressent pour la nation française. Il fait remarquer que toute trace de théâtre allemand a disparu de Saint-Pétersbourg et que les trois scènes de la capitale sont occupées par des troupes françaises. Il n’est pas étonnant que dans cette atmosphère la mentalité de l’Empereur se soit modifiée et d’autant plus que le gouvernement de la République se prodigue pour lui être agréable et utile.

À cette date, Alexandre a décidé que son fils le grand-duc héritier Nicolas partira avec son frère cadet le grand-duc Georges, au mois d’octobre suivant, pour faire le tour du monde. Aussitôt des ordres sont donnés de Paris pour que dans les possessions françaises par où passeront les jeunes princes, il soit fait envers eux assaut d’égards, de prévenances et de soins. Lorsqu’un peu plus tard, la santé précaire du cadet l’oblige à interrompre son voyage et lorsque les médecins conseillent pour lui un hivernage à Alger, ses parents sont assurés que, pendant son séjour dans notre grande colonie, aucune marque de sollicitude ne lui fera défaut. Au commencement de janvier, les mêmes témoignages se renouvellent à l’occasion de la mort du prince Nicolas de Leuchtenberg. Laboulaye apporte aux souverains les condoléances du gouvernement de la République, en rappelant que le défunt était le petit-fils d’Eugène de Beauharnais. Mais ce ne sont là que des démonstrations de courtoisie qui prouvent avec quel intérêt la France suit les événements de Russie.

Elle lui rend des services plus positifs. Elle tient déjà depuis plusieurs mois sous la surveillance la plus active les nihilistes qui, ayant fui le territoire impérial, sont venus chercher un asile à Paris. A l’improviste, en mars 1890, le ministre de l’Intérieur Constans est averti par sa police que ces incorrigibles conspirateurs se livrent secrètement à la fabrication d’engins explosifs avec l’intention d’aller les utiliser contre le tsar. Un matin, l’Ambassadeur impérial Mohrenheim arrive tout ému chez le ministre, lui confirme ce renseignement, lui révèle même que quelques-uns de ces engins sont enterrés dans le Bois de Boulogne, en attendant que les conspirateurs puissent les transporter à Saint-Pétersbourg, ce qu’ils espèrent pouvoir faire prochainement.

On était alors au mois de mai ; le président Carnot allait partir pour une tournée dans l’Est et dans le Midi. Le départ était fixé au 21 et le ministre de l’Intérieur devait accompagner le chef de l’État :

« Mais votre éloignement, mon cher ministre, dit avec inquiétude l’ambassadeur, n’entrainera-t-il pas un relâchement dans la surveillance ? Ces malfaiteurs n’en profiteront-ils pas pour s’enfuir et pour réaliser leurs criminels projets ? — Rassurez-vous, je les connais tous ; aucun d’eux ne peut échapper. Mais il convient d’attendre pour les arrêter qu’on puisse les prendre en flagrant délit de fabrication et saisir leurs engins en même temps que leurs personnes. Tout ce qui doit être fait sera fait en temps utile. »

Le 26, alors que Constans n’était pas encore de retour, il y eut à l’ambassade de Russie une nouvelle alerte. Mohrenheim arrivait tout effaré chez M. Ribot, ministre des Affaires étrangères, et lui faisait part de ses nouvelles craintes. M. Ribot s’empressait de les transmettre à Constans qui, de Chaumont où il se trouvait alors, écrivait :

« Je veux être à Paris quand ils seront arrêtés afin, s’il se produisait des interpellations à la Chambre, de pouvoir y répondre. Mais j’y serai demain dans la soirée. Qu’on prépare tout pour procéder aussitôt aux arrestations. »

Les choses se passèrent ainsi qu’il l’avait ordonné, et le 29, au lever du jour, toute la bande était sous les verrous ; ses papiers étaient saisis en même temps que les instruments meurtriers qu’elle avait fabriqués et dont les expériences auxquelles ils furent soumis dans les bois de Meudon produisirent des effets foudroyants. De tous les services que nous avions déjà rendus à la Russie, c’est peut-être celui dont Alexandre III se montra le plus reconnaissant. Il le dit à Laboulaye, avec une effusion qui ne permettait pas de mettre en doute sa sincérité.

Ainsi ce n’était pas seulement l’intérêt qui, de plus en plus, le rapprochait de la France ; c’était aussi la gratitude et, dans une âme comme la sienne, ce lien sentimental n’était pas le moins fort ni le plus facile à briser.

Cette gratitude ne tarda pas à se manifester par l’empressement qu’il mit à répondre à un désir exprimé par le gouvernement français. Des grandes manœuvres des troupes russes devaient avoir lieu aux environs de Varsovie à, une date prochaine. Deux armées se rencontreraient, commandées l’une par le général Gourko, l’autre par le général Dragomiroff ; Guillaume II, avec une suite nombreuse, devait assister à ces opérations auxquelles aucun étranger, si ce n’est ses officiers, n’avait été convié. Laboulaye fut chargé de demander qu’exception fût faite pour le général de Boisdeffre, ancien attaché militaire à Saint-Pétersbourg et maintenant chef de l’Etat-major. La réponse ne se fit pas attendre ; l’autorisation fut accordée avec un empressement qui en doublait le prix.

Les manœuvres avaient été fixées à la seconde quinzaine d’août ; les troupes qui devaient y prendre part étaient concentrées à Tsarkoé-Sélo ; le 13, le camp fut levé après une bénédiction solennelle des drapeaux, et les troupes partirent pour Narva. Les empereurs Alexandre et Guillaume les suivirent de près, le souverain allemand accompagné de son frère le prince Henri de Prusse, du prince Adalbert de Saxe-Altenbourg, du chancelier de Caprivi, du comte d’Eulenbourg, des généraux von Hahnke et de Wittich et du conseiller Lecanus. Le général de Boisdeffre et ses aides-de-camp figuraient dans l’escorte du Tsar. Guillaume s’y rapprocha de lui et parut se plaire à l’entretenir des questions qui pouvaient les intéresser l’un et l’autre ; mais c’est surtout de la part d’Alexandre qu’il fut l’objet d’attentions particulières, ce qui ne fut pas agréable aux Allemands,

D’autre part, et presque au même moment, s’ouvraient secrètement entre Paris et Saint-Pétersbourg les premières négociations qui, à trois ans de là, devaient aboutir à l’alliance franco-russe. Déjà elles avaient eu un prologue. Peu de jours après la constitution du ministère où M. de Freycinet avait pris la présidence du Conseil et conservé le portefeuille de la Guerre, l’ambassadeur de Russie avait fait auprès de lui une démarche officieuse et secrète à l’effet de savoir si le gouvernement français serait disposé à faire fabriquer des fusils pour le compte du gouvernement impérial dans sa manufacture d’armes de Châtellerault. La réponse ayant été aussi favorable que rapide, on ne tarda pas à s’entendre, ce qui donnait lieu pour la suite aux rapports les plus cordiaux entre les Etats-majors des deux pays ; ces rapports devaient rester longtemps dans l’ombre, mais ceux qui les connaissaient voyaient sans appréhension les efforts multiples de Guillaume II pour maintenir entre lui et l’empereur Alexandre la cordialité au moins apparente, sous laquelle l’un et l’autre dissimulaient plus ou moins leurs véritables sentiments. Ceux d’Alexandre devenaient de jour en jour plus précis et plus nets, comme si des scrupules de sa conscience, de ses perplexités et de ses hésitations, se fût élevée peu à peu une lumière plus vive qui lui montrait maintenant où était le véritable intérêt de son empire. Il est vrai qu’à défaut de cette lumière, les événements tendaient de plus en plus à cette démonstration. L’alliance austro-allemande dans laquelle les ténébreux calculs de Bismarck et les ambitions néfastes de Crispi étaient parvenus à introduire l’Italie, expirait au mois de juin 1891 et, dès le mois de mars, on avait acquis l’assurance dans les gouvernements européens qu’elle serait renouvelée.

Puis, se produisait tout à coup un incident qui, sans doute, ne résultait que d’un désir exprimé par l’impératrice-douairière d’Allemagne, veuve de Frédéric III, mais qui pouvait être interprété comme une provocation de son fils susceptible de déchaîner la guerre entre l’Empire et la République française.

A l’improviste, dans la seconde quinzaine de février, elle arrivait à Paris, incognito soi-disant, mais en de telles conditions que presque aussitôt sa présence n’était plus ignorée. Les détails de l’événement ont fait trop de bruit et sont encore trop présents à toutes les mémoires pour qu’il soit nécessaire de les rappeler ici. L’ambassadeur Mohrenheim en avait été le témoin et en envoya à de Giers un récit circonstancié. Son rapport lui valut la réponse suivante du ministre russe :

« Nous avons pris connaissance avec le plus vif intérêt des détails que vous nous avez donnés sur les incidents de ce voyage plus osé que sage et dont le but était facile à deviner. La conduite du gouvernement français a été on ne peut plus correcte et on ne peut plus courtoise ; ce voyage ne pouvait amener qu’un froissement de plus entre les deux pays en réveillant d’un côté des souvenirs douloureux et en causant de l’autre une blessure d’amour-propre. »

De Giers, qui n’ignorait pas que Guillaume II avait ordonné les mesures préparatoires de la mobilisation, prêt à franchir la frontière si sa mère était l’objet de quelque avanie, exprimait l’espoir que ce nuage se dissiperait et que les mesures prises par l’empereur Guillaume ne seraient pas de longue durée. Il ajoutait ensuite : « L’entente cordiale qui s’est établie si heureusement entre la France et la Russie est la meilleure garantie de la paix. Tandis que la Triple Alliance se ruine en armements, l’accord intime des deux pays est nécessaire pour maintenir en Europe une juste pondération des forces. »

Au reçu de cette lettre qui arriva le 8 mars à Mohreinheim, il l’apporta tout courant au ministère des affaires étrangères ! Il n’avait pas voulu, dit-il à M. Ribot, attendre jusqu’au mercredi suivant, jour de la réception diplomatique, pour lui donner connaissance de ces déclarations d’une si grande importance dans les circonstances présentes. Il lui fit remarquer que jamais le gouvernement russe n’avait parlé avec autant de netteté : « L’accord entre les deux pays est maintenant solide comme du granit. »

Il n’en est pas moins certain, que la paix du monde avait été en péril. L’impératrice devait quitter Paris le 27 février pour se rendre en Angleterre, et déjà une légion de patriotes s’était donné rendez-vous à la gare du Nord, résolue à manifester. M. de Freycinet dans ses souvenirs dit avec raison que si les cris injurieux qui avaient salué l’arrivée du roi d’Espagne à Paris en 1883, s’étaient renouvelés, on serait entré dans l’irréparable. Ce danger fut conjuré par les dispositions que prit le gouvernement français. Le train impérial qui devait se mettre en route à onze heures du matin, partit à dix heures et quand les manifestants se présentèrent devant la gare, il était trop tard pour qu’ils pussent réaliser leur dessein. Lorsque Guillaume en eut reçu l’assurance, il contremanda les préparatifs qu’il avait ordonnés ; on n’a jamais su s’il l’avait fait avec satisfaction ou avec regret. L’Entente franco-russe sortait de cette épreuve plus forte que jamais et c’était peut-être le cas d’écrire comme le faisait un diplomate : « A quelque chose, malheur est bon. »

Peu de jours après, Alexandre signait un décret qui conférait au président Carnot la grand-croix de Saint-André, la plus haute des distinctions honorifiques de l’Empire, à laquelle était attaché le privilège d’autoriser ceux à qui elle est accordée à porter toutes les autres. Il y avait déjà quelque temps que, sur l’initiative prise par Laboulaye, une négociation s’était ouverte sur cet objet à l’insu du Président de la République. L’Empereur s’y était immédiatement montré favorable et l’exécution de sa promesse était considérée comme prochaine : « Ce sera le couronnement de ma carrière en Russie, » disait Laboulaye à Giers. L’accomplissement de cette promesse, après les incidents auxquels avait donné lieu la présence à Paris de l’Impératrice douairière d’Allemagne, prenait un caractère tout particulier de sympathie, de confiance et d’union.


II

À ce moment, aboutissait une autre négociation, entreprise par M. de Freycinet et par Barbey, ministre de la marine, et dont Laboulaye s’était fait l’intermédiaire à Saint-Pétersbourg. Il était chargé de demander au gouvernement impérial si l’envoi de notre escadre au Nord dans la Baltique lui serait agréable et agréerait à la marine impériale en la mettant en rapports avec la marine française. L’offre avait été acceptée sur-le-champ, mais l’exécution remise à une époque relativement éloignée. Le jour où Laboulaye alla porter à l’Empereur les remerciements du président Carnot pour la croix de Saint-André, Alexandre lui déclara spontanément qu’il serait heureux de voir l’escadre du Nord mouiller dans la Baltique et s’arrêter sur les côtes de Russie ainsi que le lui avait proposé notre gouvernement. Il indiqua la fin de juillet comme la date qui lui serait la plus agréable car c’était celle de la fête de l’Impératrice qui tombait le 3 août. Il en était bientôt convenu ainsi. Jamais témoignages de confiance et d’amitié ne s’étaient prodigués de la part du gouvernement russe avec autant d’abondance et de bonne grâce ; mais ils étaient loin d’être épuisés ; d’autres devaient suivre et prouver combien le Tsar maintenant attachait de prix à l’entente devant laquelle il avait si longtemps hésité.

A la fin du mois d’août 1890, le général de Boisdeffre, après avoir passé quinze jours au camp de Tsarkoe-Sélo et assisté aux manœuvres de Narva, était au moment de rentrer à Paris. Les impressions qu’il rapportait de son séjour auprès d’Alexandre III et de Guillaume II justifiaient amplement le conseil donné par Laboulaye au gouvernement de la République d’insister pour obtenir du gouvernement russe la présence du général de Boisdeffre à ces manœuvres. Mais il souhaitait davantage et croyait que l’heure était venue où le rapprochement de la France et de la Russie qui, après avoir longtemps paru une illusion, se fortifiait peu à peu, devait prendre une forme plus décisive et plus active : « Après les bons procédés par lesquels nous facilitons l’armement de l’infanterie russe, écrivait Laboulaye, il n’y a plus, semble-t-il, qu’un pas à faire pour entrer dans la place. »

C’était aussi l’opinion du général de Boisdeffre. Il pensait que sa mission devait avoir pour effet de franchir ce pas. Il avait eu journellement des entretiens avec le ministre de la Guerre russe et le général Obroutcheff, chef de l’État-major général, et désormais le contact était établi entre les États-majors généraux. Il ne pouvait que se consolider, puisque des deux côtés, on envisageait l’hypothèse d’une action militaire commune dans le cas d’une attaque contre la Russie ou contre la France. Laboulaye faisait spirituellement remarquer à ce propos que c’était un assez singulier hasard qui faisait que cet utile résultat eût été obtenu pendant le cours d’une ambassade civile à Saint-Pétersbourg : « Les partisans d’une ambassade militaire doivent voir qu’il ne faut pas être trop absolu à cet égard et que nos officiers savent toujours remplir leur tâche, quelle qu’elle soit, en restant dans leur compétence. »

Ainsi dans sa pensée comme dans celle de Boisdeffre, les bases d’une entente existaient dès maintenant. Mais, durant les mois qui suivirent, les circonstances ne se prêtèrent pas à ce qu’on allât plus loin. C’est seulement au mois de juillet de l’année suivante, lors du renouvellement de la Triple-Alliance, l’hypothèse étant envisagée alors d’une accession indirecte de l’Angleterre, que, dans une conversation intime, de Giers et Laboulaye étaient amenés à se demander si la situation nouvelle faite par cet événement à la France et à la Russie, ne rendrait pas désirable un pas de plus dans la voie de l’entente. Cette ouverture porte la date du 18 juillet 1891 ; elle répondait aux désirs du gouvernement français et le ministre des Affaires étrangères, M. Ribot, déclarait, dès le 24, que le Cabinet dont il faisait partie sous la présidence de M. de Freycinet, ministre de la Guerre, recevrait dans l’esprit le plus favorable les propositions qui pourraient lui être faites. S’il se rendait bien compte des dispositions de Giers, l’accord qu’il s’agissait de conclure devrait se réduire aux termes les plus simples : « Il nous paraîtrait quant à nous suffisant de convenir, d’une part que les deux gouvernements se concerteraient sur toute question qui pourrait mettre en cause le maintien de la paix et d’autre part, qu’il serait entendu que si la paix était effectivement menacée par l’initiative d’une des puissances de la Triple-Alliance, la France et la Russie prendraient sans aucun retard les mesures nécessaires pour prévenir toute surprise. » Des pourparlers, qui furent menés rapidement, s’engageaient aussitôt à Saint-Pétersbourg et le 5 août, l’accord était fait sur le principe d’un échange de vues entre les deux gouvernements. C’est sur cette base qu’allaient se poursuivre les négociations qui devaient aboutir à la convention militaire de décembre 1893.

Ces négociations dont l’initiative était due à Laboulaye, ce n’est pas lui qui devait y prendre part. Depuis déjà quelques semaines, des motifs d’ordre privé avaient exigé son retour et sa présence en France pour un temps assez long et sa démission avait été le résultat de l’embarras dans lequel il s’était trouvé. Sa décision était prise depuis le mois de mars ; il avait même été chargé de demander à M. de Giers si la Russie voudrait qu’il eût un général pour successeur. « Sa Majesté s’en remet complètement au Gouvernement français du choix qu’il fera, avait répondu Giers, et nous aurons une confiance absolue dans l’appréciation que vous nous donnerez vous-même de votre successeur. Si vous nommez un général, nous n’avons rien contre, mais ne vous croyez pas obligés de le faire. »

Laboulaye ayant demandé quel serait le successeur, M. Ribot lui avait répondu : « Partez simplement en congé et vous présenterez ultérieurement vos lettres de rappel. » C’est ainsi qu’aux mois de juillet et d’août 1891, il se retrouvait à Saint-Pétersbourg, prêt à en repartir après avoir amorcé la négociation dont nous venons de parler.

Le 10 août, il prit congé de l’Empereur. Il savait déjà par de Giers que le principe d’une entente avec la France était arrêté, mais que la forme à donner à cette entente restait encore à examiner. Alexandre le lui confirma :

« Il ne faut rien précipiter, dit-il ; ce n’est pas par le télégraphe qu’on peut préciser les termes d’un accord ; agir ainsi serait très dangereux. Le baron de Mohrenheim qui doit être consulté viendra à Pétersbourg et je pense qu’au mois d’octobre ou de novembre, nous verrons plus clair dans la situation. »

Laboulaye partit trois jours plus tard, mais à peine arrivé à Paris, alors qu’il croyait que son rôle en Russie était fini, M. Ribot l’invitait à y retourner pour représenter la France aux fêtes de Cronstadt et répondre ainsi à un désir exprimé par l’Empereur dans un entretien qu’il avait eu avec M. Flourens, l’ancien ministre des Affaires étrangères, qui voyageait alors en Russie. À cette époque, le nouvel ambassadeur de France venait d’être désigné ; c’était le marquis de Montebello, diplomate de carrière qui avait déjà occupé des postes importants et à qui était réservé l’honneur de signer la convention militaire de décembre 1893, après avoir pris la plus active part aux longs et laborieux pourparlers qui la précédèrent. Mais il n’avait pas encore présenté ses lettres de créance ; il attendait à Paris ses instructions et son ordre de départ ; l’Empereur considérait comme inopportun qu’il représentât la France au cours des manifestations auxquelles donnerait lieu la présence de la flotte française dans la Baltique et comme juste que ce grand rôle fût tenu par Laboulaye, metteur en œuvre de ce mémorable événement. Laboulaye s’empressa de déférer à l’invitation qui lui était adressée ; elle constituait pour lui une récompense qui couronnait au-delà de ses espoirs sa mission en Russie.

Ces fêtes de Cronstadt, je renonce à les raconter ici ; elles ont eu un retentissement non encore oublié. L’accueil fait à nos marins à Cronstadt, à Moscou, à Saint-Pétersbourg, l’enthousiasme des populations sur le passage de l’amiral Gervais et de ses officiers, leur réception à Péterhof, la visite de l’Empereur à bord du Marceau, son toast à Carnot, la Marseillaise jouée sur sa demande devant lui, devant la famille impériale et écoutée debout, les formes nombreuses et diverses sous lesquelles ont fraternisé à la face du monde deux grandes nations, ce sont là des souvenirs désormais fixés dans la mémoire des hommes et entrés dans l’Histoire comme le premier tableau d’un épisode magique dont la venue de l’escadre russe en France devait fournir le second. Contentons-nous de rappeler que ces fêtes produisirent en Europe un effet foudroyant et que partout, elles furent considérées comme le gage d’une politique de paix.

A la Tribune du Parlement austro-hongrois, le ministre comte Kalnocki le déclarait et ajoutait qu’il n’y avait rien de changé dans le monde. A Berlin, le chancelier Caprivi tenait le même langage ; il voyait dans l’événement la restauration de l’équilibre européen. Le même jour, à Bapaume, à l’inauguration du monument élevé à la mémoire du général Faidherbe, M. Ribot pouvait justement affirmer que l’entente de la Russie avec la France apportait une garantie nécessaire à l’équilibre général. Enfin son caractère pacifique était encore démontré par la visite qu’en quittant la Russie, la flotte française fit à la reine d’Angleterre.

Mais il ne suffisait pas que le rapprochement des deux pays se traduisit par un accord dont les termes d’ailleurs n’étaient pas encore arrêtés et précisés. Nous avons dit plus haut que M. de Freycinet, ministre de la Guerre, souhaitait ardemment qu’il fût complété par une convention militaire et tel était le but que devait poursuivre, au cours de sa mission, le marquis de Montebello. Le gouvernement russe n’était pas encore décidé à entrer dans cette voie. Il semblait vouloir s’en tenir à l’accord arrêté déjà en principe. Mais une circonstance particulière commença à changer ses dispositions ; M. de Giers fut amené en France par l’état de sa santé. Il était à Paris au mois de novembre 1891, Mme de Freycinet et Ribot eurent avec lui d’importants entretiens confidentiels ; le ministre russe y fit preuve d’une disposition très favorable à leurs vues, tout en laissant entendre que rien ne pressait, aucune menace de guerre ne pesant actuellement sur l’Europe. Au mois d’août précédent, il avait vu le roi d’Italie et lui avait expliqué comment le renouvellement de la Triple-Alliance était la cause du rapprochement qui venait de s’opérer entre la Russie et la France. Du reste, il était convaincu que ni l’Allemagne ni l’Autriche ni l’Italie ne songeaient a la guerre. Il en avait reçu l’assurance des trois gouvernements et il ne doutait pas de leur sincérité.

Il est vrai que l’Allemagne regrettait de n’avoir pas profité de l’occasion qui s’offrait à elle d’attaquer la France en 1887, mais, n’en ayant pas profité, elle jugeait que le bon moment était passé et elle ne songeait plus à prendre les armes. C’était aussi l’opinion des ministres français, mais M. de Freycinet croyait nécessaire de convenir d’avance en pleine paix des mesures que pourrait imposer une brusque déclaration de guerre. M. de Giers reconnut que quoiqu’à son avis, la Triple-Alliance fût surtout défensive, la guerre pouvait éclater par surprise et qu’il serait sage de ne pas se laisser saisir au dépourvu. Il fallait, néanmoins, ne pas pousser les choses avec trop d’activité et tenir compte de la volonté de l’Empereur de ne rien décider qu’après de longues réflexions. Il n’y avait pas, pour l’instant, péril en la demeure. Alexandre s’appliquait à maintenir avec l’Allemagne des rapports tolérables. Tout récemment, rentrant à Saint-Pétersbourg, il n’avait pas voulu s’arrêter à Berlin, parce qu’il se sentait trop irrité contre Guillaume pour pouvoir lui faire des politesses. Se composer un visage eut été au-dessus de ses forces et il avait préféré ne pas laisser d’équivoque sur ses dispositions.

Les détails que nous rappelons sont extraits des rapports qui figurent dans le Livre Jaune, publié récemment par le gouvernement de la République et dans lesquels on peut suivre jour par jour, étape par étape, la marche des négociations vers l’Alliance. Nous ne croyons pas utile d’y faire d’autres emprunts. Il faut cependant en retenir que, durant ces conversations préliminaires, toutes les questions susceptibles de créer des difficultés ou des malentendus entre les nouveaux alliés, avaient été examinées à fond et donnaient lieu à des échanges de vues satisfaisants pour l’un et pour l’autre.

Il en fut notamment ainsi en ce qui concernait la question d’Orient. Giers déclara très nettement que l’Empereur de Russie était parfaitement résolu à ne rien entreprendre contre le sultan.

Nous en avons assez dit pour montrer combien favorable à la politique française était le terrain où allait avoir à évoluer Montebello chargé de suivre ces importantes négociations. Quoique tenu de se conformer aux instructions de son gouvernement, il aurait plus d’une fois à prendre des initiatives et à encourir des responsabilités.

A peine est-il besoin de rappeler comme un hommage à sa mémoire qu’il y a eu unanimité pour reconnaître le tact et la prudence avec lesquels il avait manœuvré. L’œuvre était pour lui d’autant plus difficile qu’il était étranger aux questions militaires et qu’en fait, c’est par des militaires qu’elles devaient être traitées. On lui avait même envoyé à cet égard un collaborateur, le général de Boisdeffre, déjà mêlé aux premiers pourparlers et qui devait les continuer avec les généraux russes désignés à cet effet par l’Empereur ; ce qui n’empêcha pas qu’il y prit lui-même une part très active ainsi que le prouvent ses dépêches.

Il était arrivé à Saint-Pétersbourg au mois de décembre 1891 et le 10 de ce mois, il était reçu officiellement par l’Empereur. Dans son rapport de ce jour, il se loue de l’accueil qui lui a été fait ; l’Empereur s’est montré plein de bonne grâce pour lui, il lui a rappelé que son père a représenté la France en Russie sous l’empereur Alexandre II et lui a exprimé le désir d’entretenir avec lui les mêmes rapports de confiance et d’amitié qui avaient caractérisé ces relations. Mais Montebello ne dissimule pas la surprise qu’il a éprouvée en voyant l’Empereur, « bien qu’il se soit permis de lui tendre un peu la perche, » garder le silence sur les derniers événements. Non seulement il n’en a pas parlé, « mais son embarras était si grand qu’il lui a fallu quelques instants pour se remettre et engager la conversation. »

Le lendemain s’entretenant avec Giers, il lui a fait part de son étonnement.

« Ne vous étonnez pas, lui a répondu le ministre, la timidité de l’Empereur est telle que dans une première entrevue, il n’aurait pas osé aborder un sujet de cette importance. Mais vous pouvez vous rassurer, il attendait votre arrivée avec impatience ; il est heureux que votre Gouvernement vous ait choisi et vous ne tarderez pas à avoir des preuves de sa confiance. Notre Empereur, malgré sa grande timidité, sait quand il le faut parler avec une netteté et une fermeté dont nous sommes parfois nous-mêmes effrayés. Lorsque le moment sera venu, vous entendrez aussi de sa bouche un langage dont vous n’aurez pas à vous plaindre. »

Tel est le point de départ des négociations qui ne se dénouèrent qu’à deux ans de là. Les principaux acteurs en sont : du côté de la France, à Paris, le Président Carnot, MM. de Freycinet et Ribot et leurs successeurs au Quai d’Orsay MM. Deville, Casimir Périer, le général de Miribel, chef d’Etat-Major général ; à Saint-Pétersbourg le marquis de Montebello, le général de Boisdeffre assisté du colonel Moulin ; du côté de la Russie et sous les ordres d’Alexandre III, le ministre Giers, les généraux Obroutcheff et Vannowsky et l’ambassadeur impérial Mohrenheim. C’est entre ces personnages qu’eurent lieu les études préliminaires et que furent prises les décisions successives proposées à l’agrément de l’Empereur et au Président de la République française.

Rappelons enfin qu’elles furent poursuivies dans le plus grand secret, ainsi que l’avait demandé Alexandre. Elles n’ont été connues dans leurs détails qu’à une date récente par la publication du Livre Jaune où se trouvent relatés les nombreux incidents qui en retardèrent la conclusion. Mais ces deux années ne furent pas perdues pour l’Alliance, elles donnèrent lieu à des manifestations qui, de plus en plus, la rendaient inévitable.

C’est ainsi, par exemple, qu’il fut décidé par l’Empereur au mois d’août 1893, que l’escadre russe, sous les ordres de l’amiral Avelane, irait à Toulon, pour rendre à la flotte française la visite faite par celle-ci à Cronstadt. La décision impériale fut exécutée en septembre et donna lieu à de nouveaux échanges de sympathies et d’amitiés. Les Parisiens n’ont pas oublié la présence des marins russes aux obsèques du maréchal de Mac Mahon. À ce moment, par suite de la saison et de l’absence de l’Empereur, les négociations de Saint-Pétersbourg avaient été suspendues, mais, dès le début de décembre, elles étaient reprises au point où elles avaient été laissées, c’est-à-dire tout proche de leur fin.

Le 19, Montebello, rentré de congé, fut reçu par l’Empereur. Il était chargé de lui remettre, avec une lettre autographe, le grand cordon de la Légion d’Honneur conféré à son frère, le grand-duc Paul, par le Président de la République. Après avoir exprimé sa gratitude, l’Empereur déclara qu’il avait été profondément touché de l’accueil fait aux officiers de la Marine impériale à Toulon et à Paris. « Devant une semblable manifestation de deux grands pays se sentant attirés spontanément l’un vers l’autre, personne n’oserait bouger. »

Il ne croyait pas d’ailleurs qu’il fût juste d’accuser les Français de préparer la Revanche ; il n’en voyait nulle part la preuve.

« Vous ne seriez pas de bons patriotes si vous ne conserviez pas la pensée que le jour viendra où vous pourrez rentrer en possession de vos provinces perdues ; mais entre ce sentiment trop naturel et l’idée d’une provocation, il y a loin et vous avez maintes fois prouvé, vous venez de le montrer encore, que vous voulez la paix avant tout et que vous saurez attendre avec dignité. »

Il semble que, dans cette audience, l’Empereur se soit donné pour but d’exposer à l’ambassadeur de la République toutes les raisons pour lesquelles il se félicitait d’être en rapport avec la France. Il fit même allusion à « l’admirable attitude » du Président de la Chambre des Députés, M. Charles Dupuy et de la Chambre elle-même, le jour où une bombe avait été jetée dans l’enceinte parlementaire. Montebello entendit, au cours de cette audience, le langage le mieux fait pour flatter son orgueil de Français. L’Empereur s’abstint de lui parler des négociations en cours, mais il n’en fut pas surpris, car il savait qu’elles touchaient à leur terme et que ce n’était plus qu’une affaire de jours.

Le 21 décembre, en effet, il recevait de Giers une lettre « très secrète, » dans laquelle celui-ci lui annonçait, « d’ordre suprême, » que le projet de convention militaire élaboré par les États-majors russe et français, tel qu’il avait été approuvé en principe par l’Empereur, pouvait être considéré désormais comme définitivement adopté dans sa forme actuelle. Ce projet, signé en août 1892 par Obroutcheff et Boisdeffre, constituait donc un traité définitif et couronnait en les complétant tous les arrangements précédents.

A ce titre, la convention militaire devait être revêtue de la signature de l’ambassadeur de France et de celle du ministre des Affaires étrangères de Russie. C’est le 31 décembre que, le traité ayant reçu la sanction suprême de l’Empereur, les deux diplomates le signèrent. Giers, ayant pris la plume, fit le signe de la croix et, les yeux au ciel, parut se recueillir dans une courte prière. Et comme Montebello le regardait étonné, il dit : « Je viens de demander à Dieu d’arrêter ma main si, contre toutes mes prévisions, contre l’évidence de ma raison, cette alliance doit être funeste à la Russie. » Sa main ne fut pas arrêtée et même elle ne trembla pis. Ainsi se réalisait le projet conçu par Laboulaye sept ans avant. A la suite d’un long échange de services et à travers les incidents et les péripéties dont nous avons tracé le tableau, le rapprochement qu’il avait souhaité était opéré, la main de la Russie tombait dans celle de la France, attirées l’une vers l’autre par la réciprocité des intérêts.

Depuis la catastrophe qui a renversé la dynastie des Romanoff et paralysé les effets de l’Alliance franco-russe au moment où la guerre nous permettait d’y trouver un secours et d’en ressentir les bienfaits, il est devenu de mode dans certains milieux politiques d’en contester l’utilité. On est allé jusqu’à dire qu’elle nous avait fait plus de mal que de bien. De tels propos révèlent un singulier manque de mémoire ; ils sont la négation de l’évidence. Avant l’Alliance, la France était isolée, exposée aux coups du militarisme prussien et peut-être à l’indifférence des autres nations, comme elle l’avait été en 1871. Mais au lendemain du jour où les fêtes de Cronstadt avaient révélé l’entente, prologue de l’Alliance, la situation s’était transformée, l’isolement avait cessé et désormais se trouvaient en présence les deux camps indispensables à l’équilibre européen. La convention de décembre consacrait cet état de choses, mais longtemps encore, elle devait être ignorée, sauf des personnages qui l’avaient préparée et s’étaient engagés sur l’honneur à ne pas la divulguer. Aussi n’attache-t-on aucune importance significative à certains faits qui se produisent et qui cependant, pour ceux qui savent, prouvent qu’entre la Russie et l’Allemagne il y a quelque chose de changé.

Au mois de mars 1891, le général de Werder, ambassadeur allemand à Saint Pétersbourg, donne un grand bal auquel l’empereur Alexandre a promis d’assister. Le général ayant été l’ami de son grand-père et de son père, il n’a pu refuser l’invitation, et d’autant moins que, l’année précédente, il avait honoré de sa présence une fête donnée en son honneur à l’ambassade de France. Jusqu’à ce moment, il était d’usage que l’Empereur et les grands-ducs, lorsqu’ils se rendaient chez les ambassadeurs des pays où ils avaient des régiments à titre honoraire, en portassent l’uniforme ; mais cette fois un ordre spécial du Tsar enjoint aux grands-ducs de revêtir l’uniforme russe pour aller chez le représentant de l’Allemagne, et c’est en uniforme russe que lui-même s’y présente. Il marque mieux encore son intention en se retirant avant le souper, au grand dépit de son amphitryon. Ce sont là de menus faits, mais ils témoignent de la volonté d’affirmer la préférence qu’il accordera désormais au gouvernement de la République française. Naturellement, sa conduite en cette circonstance est commentée dans les chancelleries, sans que personne soupçonne encore que les deux gouvernements se sont alliés par une convention militaire.

Lorsqu’au mois de juin 1894, le président Carnot est assassiné à Lyon, on est frappé de la forme particulièrement émouvante des condoléances de la cour de Russie. Giers, parlant de la victime, la qualifie de « chef vénéré de la nation amie » et invite les populations russes à prier pour elle. Les chancelleries n’y voient cependant que la confirmation de ce que l’on savait déjà, depuis les fêtes de Cronstadt. Pour ce qui les a suivies, on reste dans l’ignorance ; elle existait encore lorsque mourut Alexandre III, et il en fut de même sous le règne de Nicolas II et en 1899, lors du voyage à Saint-Pétersbourg de M. Delcassé, ministre des Affaires étrangères. Ce voyage avait pour but d’obtenir du Tsar une modification au traité primitif, jugée indispensable par le gouvernement français. Ces choses, répétons-le, ne devaient être révélées que plus tard, et, comme elles appartiennent à une autre période et à un autre règne, nous nous contenterons d’y faire allusion, voulant prouver seulement que, jusqu’à la fin, le fils d’Alexandre III est resté fidèle aux engagements pris par son père. Ce sera prouvé et archi-prouvé quand ce règne et les événements tragiques qui l’ont caractérisé seront murs pour l’Histoire, et ce sera aussi pour la mémoire de l’infortuné souverain, indignement calomnié, l’heure de la justice et de la revanche.


III

Au mois d’août 1894 et presque à l’improviste, la santé de l’empereur Alexandre donnait lieu à des nouvelles alarmantes. Depuis quelques semaines, on le savait mal remis d’une attaque d’influenza, mais personne n’avait soupçonné la gravité des malaises dont il se plaignait. Sa santé, robuste jusque-là, sa force exceptionnelle, sa prestance que l’âge n’avait pas diminuée, cet âge même qui était encore celui où l’homme reste en possession de toute sa vigueur, faisaient illusion et avaient contribué à éloigner la crainte de le voir mourir prématurément. Mais voici que, brusquement, l’état s’aggravait ; de jour en jour, les complications survenaient dans la santé du souverain à qui, jusque-là, semblait promise une longue existence. On voit alors les inquiétudes se multiplier dans son entourage et se répandre rapidement dans l’empire.

Ces inquiétudes ne s’inspirent pas seulement du péril qui menace la vie du Tsar, elles s’inspirent aussi, des appréhensions qu’ont éveillées aux premières nouvelles de sa maladie l’insuffisance de son fils ou, pour mieux dire, l’ignorance dans laquelle on était de ce qu’il valait moralement et intellectuellement. t)n ne savait rien de lui, rien, si ce n’est cependant que, contrairement à la méthode employée par Nicolas Ier et Alexandre II envers leur héritier, Alexandre III avait systématiquement tenu le sien à l’écart des affaires et qu’en conséquence le futur Empereur n’avait pu se préparer à l’immense et lourde tâche qui allait lui incomber.

Les inquiétudes sur la santé du souverain augmentaient d’heure en heure. Au mois de septembre, les médecins constataient une albuminurie intermittente et soupçonnaient une lésion du côté du cœur. En quelques semaines, l’Empereur avait maigri de cinquante livres, ses pieds gonflaient, il ne pouvait plus supporter de chaussures ; enfin, symptôme plus alarmant, il s’endormait à table. Il pouvait cependant travailler encore un peu, et dans son entourage, on l’y poussait afin de le distraire.

Ce qui le préoccupait surtout, au milieu de ses souffrances, c’était le prochain mariage de son fils, qu’il aurait voulu célébrer avant de mourir. Alors âgé de vingt-cinq ans, le grand-duc héritier était fiancé depuis quelque temps à la princesse Alix de Hesse, quatrième fille du grand-duc régnant de Hesse-Darmstadt, Louis IV, et d’Alice d’Angleterre, fille ainée de la reine Victoria. Née en 1872, elle venait d’atteindre sa vingt et unième année ; sa sœur ainée, Victoria, avait épousé le prince Louis de Battenberg ; la cadette, Elisabeth, le grand-duc Serge Alexandrowitch, et Irène, la troisième, le prince Henri de Prusse. Leur mère étant morte en 1878, leur grand’mère, la reine de la Grande-Bretagne, s’était chargée de leur établissement ; Alix, la plus jeune de ses petites-filles, avait bénéficié de la même tutelle et lui devait de devenir l’épouse du futur Empereur de toutes les Russies.

Ce n’était pas la première fois que les Romanoff s’alliaient à la maison de Hesse : Alexandre II, et plus tard l’un de ses fils, le grand-duc Serge, y avaient choisi leur épouse. Ces alliances matrimoniales avec la même famille, d’abord favorablement acceptées, avaient cessé d’être populaires, en raison surtout de la pauvreté des princesses, qui obligeait l’Empereur à faire tous les frais du mariage, y compris le trousseau et les diamants. « La mouche de Hesse, disait-on, s’est abattue sur le blé russe. » On s’explique maintenant pourquoi la nouvelle des fiançailles de Nicolas avait causé d’abord quelque déception dans le monde de la Cour. Mais cette impression s’était effacée rapidement, tant ce qu’on disait de la future Impératrice était à son avantage et, d’une manière générale, on regrettait que les noces n’eussent pas eu lieu avant la maladie de l’Empereur.

Cependant, ce n’est pas seulement à cette maladie qu’était dû le retard que l’Empereur était le premier à déplorer ; la jeune princesse avait longtemps hésité à donner son consentement, d’abord parce qu’il lui répugnait de changer de religion et qu’elle avait manifesté sa répugnance en refusant par deux fois de recevoir un pope, envoyé de Saint-Pétersbourg pour la préparer à passer du luthérianisme à la confession orthodoxe, et ensuite parce qu’elle avait appris qu’une liaison existait entre le grand-duc et une danseuse polonaise. Sur ce point, elle fut bientôt rassurée par les preuves formelles qui lui furent données de la rupture de cette liaison. Sur la question religieuse, elle fut plus résistante et, pour la décider à embrasser l’orthodoxie, il ne fallut rien moins que l’insistance de l’empereur Guillaume II. Il se transporta à Darmstadt pour la chapitrer et lui faire entendre qu’en montant sur le trône de Russie, elle se mettrait à même d’être utile à l’Allemagne et qu’en conséquence elle devait, en sa qualité d’Allemande, ne reculer devant aucun moyen pour s’assurer la brillante destinée qui s’offrait à elle. Au moment où l’empereur Alexandre était aux portes de la mort, les difficultés apportées au mariage de son fils étaient aplanies et le mariage eût été célébré si la maladie du souverain n’avait obligé à le retarder.

Elle l’avait surpris à Varsovie. Le 2 octobre, il en parlait pour la Crimée avec l’Impératrice. En arrivant le 5 à Livadia, celle-ci lui proposa de faire venir d’Allemagne un spécialiste des maladies du cœur dont elle avait déjà reçu les soins. Il écarta cette offre par un refus formel, en alléguant que son médecin ordinaire lui suffisait. Elle prétexta alors de la nécessité où elle se trouvait de consulter le spécialiste allemand pour elle-même et pour le général Richter, chef de la maison militaire. Le personnage étant arrivé, l’Empereur se décida à le voir et, sur son conseil, il consentit à aller passer l’hiver à Corfou où des ordres furent aussitôt envoyés pour y préparer son installation. Là, il pourrait prendre un repos complet et jouir d’un climat plus chaud que celui de la Crimée. Son beau-frère, le roi de Grèce, qui se trouvait alors dans sa famille à Copenhague, partit aussitôt pour Corfou afin de le recevoir. Mais en passant à Vienne, il laissa entendre que l’état d’Alexandre était désespéré et, de son côté, le comte Benckendorff, grand-maître de la maison impériale, en arrivant à Corfou, exprimait la crainte que l’Empereur ne pût quitter Livadia. Cette crainte allait se réaliser. Le 16 octobre, force était de décider que l’Empereur ne se déplacerait pas et que le grand-duc héritier, Nicolas, qui devait aller à Darmstadt passer quelques jours auprès de sa fiancée, devait renoncer à ce voyage. C’est elle qui irait à Livadia. Quant à lui, sous la surveillance de son oncle, le grand-duc Wladimir, il commençait à gouverner.

Le 20, tout espoir de conserver une existence si précieuse à la Russie étant perdu, tous les membres de la famille impériale partaient pour Livadia où, durant quelques jours encore, on allait vivre dans des alternatives angoissantes auxquelles s’associait par toute la Russie la partie pensante de la nation qui ne se dissimulait pas que le fardeau du pouvoir serait sans doute trop lourd pour les épaules destinées à le porter.

« Que sera ce nouveau monarque ? se demandait-on. Pour gouverner la Russie, il faut une intelligence et une volonté. Alexandre III possède l’énergie ; son fils est timide et craintif. Elevé avec sévérité, il n’a pas eu de jeunesse. A vingt-six ans, il ne sait rien de la vie que la famille où il a grandi à l’ombre de l’autorité paternelle. Sa petite taille achève de donner l’impression d’un adolescent peu capable de gouverner un grand peuple. »

Néanmoins, après les obsèques, le premier jugement porté sur Nicolas II devenait plus bienveillant ; ceux qui l’approchaient lui reconnaissaient une maturité d’esprit qu’ils n’avaient pas soupçonnée. On racontait que les rares conseils qu’il avait reçus in extremis de son père lui avaient profité et qu’il avait pris, vis-à-vis de sa mère, l’engagement de s’y conformer. Sur ce dernier point, on ne disait que la vérité. Pendant les premières années de son règne, il suffira pour inspirer ou modifier ses résolutions qu’elle lui dise : « Ton père aurait fait ceci ; ton père n’aurait pas fait cela. »

Au lendemain du mariage, la jeune impératrice bénéficie d’une égale transformation du sentiment public à son égard. Elle a charmé tout le monde, même le roi de Danemark, qui n’avait pas vu avec plaisir son petit-fils épouser une princesse allemande. Le prince Lobanoff écrit : « La nouvelle impératrice est tout à fait charmante et certains traits du bas du visage qu’on lui reprochait et qui semblaient un peu durs quand sa physionomie est au repos, se transforment dans son sourire et l’impression qu’on en carde est gracieuse. » Mais ces éloges ne s’adressaient qu’aux agréments extérieurs de la souveraine et restait à savoir ce qu’elle valait moralement et ce qu’elle serait dans l’avenir.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, je considère que l’heure n’est pas venue, vu l’obscurité des événements qui se sont déroulés en Russie dans ces dernières années, de raconter l’histoire du règne de Nicolas II. C’est un devoir pour l’historien de n’entreprendre cette histoire que lorsqu’ils seront mieux connus et lorsqu’il pourra faire une sélection équitable entre les commentaires calomnieux qui ont dénaturé les intentions et les actes du souverain et la vérité sur ce qu’il a voulu et entrepris. Mais je ne crois pas manquer à ce devoir en laissant entendre qu’aux approches de la catastrophe qui a brisé la dynastie des Romanoff, la compagne du tsar n’a pas réalisé les espérances qu’avaient conçues ses admirateurs lors de l’avènement de Nicolas. On sait que le mariage n’eut lieu que lorsque déjà le jeune tsar était couronné depuis trois semaines. Quels qu’aient été les jugements qu’on portait alors sur l’impératrice, il n’apparaît nulle part que personne ait jamais prévu qu’elle pourrait être accusée un jour d’avoir été le mauvais génie de son époux, ce dont on l’accuse aujourd’hui. L’avenir nous éclairera sur ce point, mais, dès maintenant, elle doit bénéficier comme lui ; d’une part, du doute qui règne encore quant à la légitimité des reproches qu’on leur adresse et, d’autre part, de la cruauté de leur destin. Contenions-nous de rappeler que lorsque Nicolas II est investi de la redoutable puissance autocratique, étant si peu préparé à l’exercer, on se demande dans les gouvernements européens s’il restera fidèle à la politique suivie par son père.

L’incertitude à cet égard était d’autant plus permise que, le ministre Giers, conseiller éclairé et fidèle d’Alexandre III était condamné par l’état de sa santé à quitter le pouvoir et qu’on ne savait encore quel serait son successeur. Mais bientôt on se rassurait ; le manifeste impérial, publié le 2 novembre, après avoir désigné comme héritier le grand-duc Georges, frère puîné de l’Empereur, jusqu’au jour où celui-ci aurait un fils de son mariage, déclarait que le nouveau souverain suivrait obstinément la politique pacifique de son père et, pour prouver qu’il n’en voulait pas changer, il demandait à Giers, qui lui avait apporté sa démission, de conserver encore ses fonctions pendant quelque temps. Il faisait donner les mêmes assurances au gouvernement français. Recevant sir Franck Lascelle, ambassadeur de la Grande-Bretagne, il écoutait avec complaisance les propos que lui tenait ce diplomate, qui rêvait dans l’avenir une Angleterre réconciliée sur tous les points avec la France et la Russie et contractant avec elles une alliance qui serait la plus sûre garantie de la paix.

En même temps, il faisait à son oncle le prince de Galles, venu pour assister aux obsèques d’Alexandre III, le plus affectueux accueil. Il est vrai que le futur Edouard VII se conduisait avec beaucoup de tact et de dévouement.

« On l’a remarqué, est-il dit dans un rapport, il a su se rendre utile avec discrétion au milieu du grand désarroi causé par la catastrophe. Il a donné avec simplicité des conseils judicieux sur ce qu’il y avait à faire et on lui a été reconnaissant de son rôle tout amical. La reine Victoria a fait preuve aussi de beaucoup de sympathie et d’affection pour les jeunes souverains. »

Bien que l’auteur de ce rapport, tout en reconnaissant qu’il y avait là des sentiments personnels qui assurément avaient leur importance, déclarât qu’ils ne pouvaient primer les intérêts nationaux, on peut voir dans ces incidents l’origine de l’Entente cordiale que la guerre de 1914 devait transformer à quelques années de là en une alliance effective. Enfin, comme dernière preuve de son désir de s’attacher à consolider l’accord que son père avait contracté avec la France, l’empereur Nicolas, ayant accepté la démission de son ministre des Affaires étrangères Giers, désignait pour le remplacer le prince Lobanoff, qui était alors ambassadeur en Autriche-Hongrie et venait d’être désigné en la même qualité pour le poste de Berlin.

Lobanoff avait toujours fait profession d’aimer notre pays et par conséquent le choix impérial qui lui donnait la succession de Giers, était significatif. Il était encore à Vienne lorsqu’il le connut confidentiellement. Aussi Guillaume II étant venu dans cette capitale, l’ambassadeur trouva un prétexte pour s’abstenir de le voir et le Kaiser partit sans avoir appris cette nomination. Il fut très mécontent de ne pas avoir Lobanoff auprès de son gouvernement. Le nouveau ministre des Affaires étrangères de Russie disait plaisamment à ce propos : « L’empereur d’Autriche n’a pas été satisfait quand j’ai été nommé à Berlin ; voilà l’empereur d’Allemagne furieux de me voir aller à Saint-Pétersbourg ; cela fait compensation. »

Mais ce qui avait une autre importance que cette réflexion railleuse, ce fut la déclaration que, le 5 mars 1895, avant de quitter Vienne, Lobanoff fit à un de ses collègues du corps diplomatique :

« Je ne suis pas encore à Pétersbourg et je ne puis rien dire de la part de l’Empereur. Mais à la suite des nombreuses conversations que j’ai eues avec lui, lors de mon dernier voyage, je puis vous donner l’assurance qu’il a la ferme volonté de suivre la politique de son père. Vous pouvez le dire. Vous connaissez mes sentiments. Or j’estime qu’il y a pour un ministre des Affaires étrangères une nécessité qui s’impose, c’est non seulement d’exprimer les opinions de son souverain, mais de les partager. Quand il n’en est plus ainsi, le ministre doit donner sa démission ou le souverain le remercier. Si l’Empereur vient de me choisir, c’est que mes idées politiques sont conformes aux siennes et qu’il pense comme moi que l’intérêt de la Russie est de continuer la politique étrangère suivie par Alexandre III. L’empereur Nicolas se maintiendra dans cette voie, malgré les attractions dont il pourra être l’objet. Cela n’empêchera pas les actes de courtoisie et les échanges de politesse qui sont d’usage entre les nations et les cours souveraines. Je suis d’avis qu’il faut les pratiquer largement jusqu’à la veille du jour où l’on cesse d’être d’accord. Mais il faut faire une distinction entre les devoirs de famille aussi bien que les relations amicales qui existent entre les souverains et le maintien des relations que l’intérêt politique a créées ; la France peut être certaine que la situation actuelle est ce qu’elle était avant la mort d’Alexandre III et le restera. »

Il n’y a pas lieu d’excursionner plus loin dans les débuts du nouveau règne et il nous suffira de rappeler pour finir que si le jeune empereur entendait ne rien changer dans la politique extérieure de l’empire, il opéra, à peine sur le trône, une réforme radicale dans la politique intérieure en supprimant le régime policier qui pesait sur ses sujets et qu’avaient rendu nécessaire les attentats nihilistes au temps d’Alexandre II. Cette réforme, émanée de l’initiative personnelle de Nicolas, suscitait de toutes parts d’immenses espoirs et inspirait une confiance que malheureusement, à quelques années de là, ses propres fautes, en présence d’événements imprévus, devaient cruellement démentir.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1918 et du 15 mai 1919.