Le Rêve de l’oncle/05

La bibliothèque libre.
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon, E. Plon, Nourrit et Cie (p. 66-94).

V

— Vous ferez bien, Nastassia Petrovna, d’aller jeter un coup d’œil à la cuisine, dit-elle après avoir reconduit le prince. J’ai le pressentiment que ce brigand de Nikitka se sera enivré et brûlera le dîner.

Nastassia Pétrovna obéit. En sortant, elle regarde Maria Alexandrovna et s’aperçoit que la digne femme est très animée. Au lieu d’aller surveiller ce brigand de Nikitka, Nastassia Pétrovna passe dans une pièce voisine, de là, par le corridor, dans sa chambre, et de là dans un cabinet de débarras plein de malles, de vieux habits et du linge sale de toute la maison. Sur la pointe des pieds, elle s’approche d’une porte fermée, retient son souffle et regarde à travers le trou de la serrure. Cette porte est une des trois qui ouvrent sur le salon (elle est condamnée).

Maria Alexandrovna sait que Nastassia Pétrovna est rusée, indélicate, capable d’écouter aux portes sans aucun scrupule. Mais, en ce moment, Mme Moskalieva est si préoccupée qu’elle néglige toute précaution.

Elle s’assied dans un fauteuil et jette un regard significatif à Zina. Zina sent peser ce regard sur elle. Son cœur se serre.

— Zina !

Zina tourne lentement vers sa mère son visage pâle et lève ses yeux rêveurs.

— Zina, il faut que je te parle d’une affaire d’importance.

Zina est debout ; elle croise les bras et attend. Une expression fugitive de dépit et d’ironie passe sur son visage.

— Je veux te demander ce que tu penses de ce Mozgliakov.

— Vous savez depuis longtemps ce que je pense de lui, répond Zina d’un air contraint.

— Oui, mon enfant, mais il me semble devenir impertinent, entreprenant, et enfin son insistance…

— Il dit qu’il m’aime ; si cela est vrai, son insistance est pardonnable.

— Une chose m’étonne : autrefois, tu ne l’excusais pas aussi volontiers ; tu étais même, au contraire, très dure pour lui quand j’en parlais.

— Et moi, c’est une autre chose qui m’étonne. Autrefois vous le défendiez, et maintenant, c’est vous qui le condamnez.

— Je l’avoue, j’ai désiré ce mariage ! Il m’était pénible de le voir toujours triste. Je comprenais si bien ta tristesse, — car je suis capable de la comprendre, quoi que tu puisses penser de moi. — Je n’en dormais plus ! Enfin je suis convaincue que seul un grand changement dans ta vie pourrait te sauver, et ce changement, il faut que ce soit le mariage. Nous ne sommes pas riches, nous ne pouvons aller faire un tour à l’étranger. Les ânes qui peuplent cette ville s’étonnent de te voir encore fille à vingt-trois ans et inventent des fables à ce propos. Mais puis-je donc te donner pour mari un conseiller de cette sotte ville ou Ivan Ivanitch, notre avoué ? Y a-t-il ici des maris possibles pour toi ? Certes, Mozgliakov n’est qu’un fat, et pourtant c’est encore, de tous, le plus sortable. Il est de bonne famille, possède cent cinquante âmes : cela vaut toujours mieux qu’un procureur qui vit de pots-de-vin et de Dieu sait quelles machinations. C’est pourquoi j’ai pensé à lui. Autant il ne m’a jamais inspiré une sympathie véritable, je suis sûre aujourd’hui que le Maître suprême m’envoyait cette méfiance comme un avertissement. Songe donc ! Si un meilleur parti s’offrait maintenant, ne me louerais-tu pas de n’avoir donné encore ta parole à personne ? car, n’est-ce pas, Zina, tu ne lui as rien dit de sûr aujourd’hui ?

— Pourquoi tant de phrases, maman, quand vous pourriez tout dire en deux mois, réplique Zina d’un ton résolu.

— Des phrases, Zina ! Tu as pu parler ainsi à ta mère ? Ah ! tu n’as aucune con fiance en moi ! Tu me considères comme une ennemie plutôt qu’une mère !

— Finissez, maman. Allons-nous nous quereller pour des mots ? Ne nous connaissons-nous pas ?

— Mais tu m’insultes, mon enfant ! Ne vois-tu donc pas que je suis résolue à tout, à tout, pour faire ton bonheur ?

Zina regarde sa mère de son singulier air dépité et ironique.

— Ne désirez-vous pas que j’épouse le prince pour faire mon bonheur ? demande-t-elle avec un sourire étrange.

— Je ne t’ai pas soufflé un mot de cela, mais puisque nous en parlons, je te dirai que, si cela se pouvait, ce serait en effet ton bonheur.

— Et moi je trouve cela puéril, s’écrie Zina avec emportement, puéril, puéril, puéril ! et je trouve encore, maman, que vous avez beaucoup trop d’imagination : vous êtes une femme poète ; d’ailleurs on vous appelle ainsi à Mordassov. Vous êtes toute en projets. Les impossibilités ne vous arrêtent pas. J’ai pressenti, dès que j’ai vu le prince, que cette idée vous viendrait. Quand Mozgliakov le tournait en dérision et prétendait qu’il faudrait le marier, j’ai lu toute votre pensée sur votre visage. C’est d’ailleurs pour en revenir au vieux que vous avez commencé par me parler de Mozgliakov. Mais vos rêveries m’ennuient à mourir, entendez-vous ? Je vous prie d’en rester là ! Plus un mot, entendez-vous, maman ? plus un mot ! Je vous prie de prendre au sérieux ce que je vous dis là.

— Tu es une enfant, Zina, une enfant malade et colère ! répond Maria Alexandrovna d’une voix doucereuse ; tu me manques de respect. Tu me blesses. Pas une mère ne supporterait ce que je supporte de toi chaque jour. Mais tu souffres, je suis ta mère et avant tout une chrétienne. Je supporte, je pardonne. Un mot seulement, Zina. Si, en effet, j’avais rêvé cette alliance, qu’y verrais-tu de puéril ? À mon sens, Mozgliakov n’a jamais mieux parlé que tout à l’heure, quand il démontrait que le mariage est nécessaire pour le prince. Seulement il avait tort de penser à Nastassia, cette pécore.

— Maman, dites-moi franchement si vous me parlez de cela par simple curiosité ou dans un but arrêté.

— Je te prie de me répondre : que vois-tu là de si puéril ?

— Ah ! quel ennui ! Quelle destinée que la mienne ! s’écrie Zina en frappant du pied. Je vais vous le dire, si vous ne l’avez pas encore compris : profiter de ce que ce vieillard est tombé en enfance pour le tromper, l’épouser, lui, infirme et caduc, pour lui extorquer son argent et chaque jour, chaque jour souhaiter sa mort, voilà, selon moi, non seulement une puérilité, mais une vilenie, et je ne vous félicite pas d’une telle pensée, maman !

Un silence.

— Zina, tu te rappelles ce qui s’est passé il y a deux ans ? demande tout à coup Maria Alexandrovna.

Zina tressaille.

— Maman, dit-elle d’une voix grave, vous m’avez promis de ne jamais me reparler de cela.

— Eh bien, mon enfant, je te prie — et je ne l’ai jamais fait jusqu’à cette heure — de me dégager pour une fois seulement de ma promesse. Zina, l’heure d’une explication franche a sonné. Ces deux années de silence ont été mortelles ! cela ne peut continuer ainsi !… Je suis prête à te supplier à genoux pour que tu me permettes de parler. Entends-tu, Zina, ta propre mère va s’agenouiller devant toi ! D’ailleurs, — je te donne ma parole solennelle, la parole d’une mère malheureuse qui adore sa fille, — jamais plus sous aucun prétexte, dans aucune circonstance, y allât-il de ma vie, non, jamais je ne te reparlerai de cela. C’est la première et la dernière fois, mais il le faut !

— Parlez ! dit Zina très pâle. Maria Alexandrovna a bien calculé son affaire.

— Merci, Zina. Il y a donc deux, ans, pour ton petit frère, feu Mitia, venait à la maison un outchilel.

— Mais pourquoi, maman, ce ton solennel, toute cette éloquence, tous ces détails inutiles et pénibles que nous connaissons trop l’une et l’autre ? interrompt avec dégoût Zina.

— Parce que je dois, Zina, moi, ta mère, me justifier à tes yeux. De plus, je veux te présenter toute cette affaire sous un jour nouveau pour toi et qui est le seul vrai. Enfin, sans ces prémisses, tu ne pourrais comprendre la conclusion que j’ai l’intention d’en déduire. Ne crois pas, mon enfant, que je veuille jouer avec tes sentiments. Non, Zina, tu trouveras en moi une véritable mère, et peut-être sera-ce, en pleurant et tombant à mes pieds, toi-même enfin qui me supplieras de conclure cette réconciliation à laquelle ton orgueil s’est si long temps refusé. Il faut donc que je prenne les choses à leur origine ou que je me taise.

— Parlez, répéta Zina en maudissant de tout son cœur la grandiloquence maternelle.

— Je continue, Zina. Cet oulchitel de l’école communale, presque un gamin encore, produisit sur toi une inconcevable impression. Je comptais sur ta sagesse, sur l’élévation de tes sentiments et aussi sur son indignité (car il faut tout dire) pour que rien ne fût possible entre vous. Et tout à coup tu viens à moi et tu me déclares avec fermeté que tu as l’intention de l’épouser. Zina ! ce fut un coup de poignard dans mon cœur ! je jetai un cri et je tombai sans connaissance, mais… tu te rappelles de cela. Certes, je crus nécessaire d’employer en cette occurrence toute mon autorité : tu ne manquas pas de la traiter de tyrannie. Pense donc : un gamin, fils d’un dialchok[1], aux appointements de douze roubles par mois, un faiseur de mauvais vers qu’on imprime par pitié dans la Bibliothèque de lecture, qui ne sait parler que de ce maudit Shakespeare, — ce gamin, ton mari ! le mari de Zinaïda Moskalieva ! Mais cela est digne des bergerades de Florian. Pardon, Zina, mais ce souvenir me met hors de moi ! Je refusai mon consentement. Aucune influence ne put t’arrêter. Naturellement ton père resta neutre, ayant été incapable de me comprendre quand je lui expliquai de quoi il s’agissait et ne sachant que cligner de l’œil. Tu continues tes relations avec ce gamin, tu lui fixes même des rendez-vous et, ce qui est plus terrible que tout, tu as l’audace de lui écrire ! Aussitôt les cancans commencent à circuler. On fait devant moi des allusions blessantes. On se réjouit déjà, on embouche les mille trompettes de la calomnie. Là-dessus mes prévisions se réalisent de point en point. Vous avez une querelle où il se montre indigne de toi. Il te menace de montrer tes lettres, et toi, prise d’une juste indignation, tu lui donnes un soufflet… Oui, Zina, je connais aussi cette circonstance, je sais tout, — je sais tout ! Le malheureux, le jour même, communique une de tes lettres au misérable Zaouchine et, une heure après, cette lettre est chez Natalia Dmitrievna, mon ennemie mortelle. Le soir, ce fou, regrettant déjà son horrible action, essaye par sottise de s’empoisonner ! En un mot, un scandale terrible. Cette pécore de Nastassia vient, tout effrayée, annoncer que depuis une heure Natalia Dmitrievna est en possession de la lettre : avant deux heures, toute la ville clabaudera ta honte. Je me raidis pour ne pas tomber inanimée. Quel coup, Zina ! Cette effrontée, cette misérable !

Nastassia demande deux cents roubles pour ressaisir la lettre. Je cours moi-même, chaussée de souliers légers, à travers la neige pour engager chez le juif Bumschtein mon fermoir, souvenir de ma vertueuse mère : deux heures après, j’ai la lettre. Nastassia l’a volée : elle a brisé un coffret et ton honneur est sauf.

Pas de traces ! Mais quelle journée d’angoisses ! Le lendemain même, j’aperçus parmi mes cheveux des fils blancs, — les premiers, Zina ! Tu compris alors toi-même combien ce gamin était indigne de toi, car tu conviens maintenant, non sans amertume peut-être, qu’il eût été insensé de lui confier ta destinée. Depuis, cependant, tu te tourmentes, tu souffres, tu ne peux l’oublier… non pas lui-même, — il fut toujours trop bas pour que ton regard pût l’apercevoir, — mais ton premier rêve d’amour. Aujourd’hui, ce malheureux est sur son lit de mort. On dit qu’il meurt de phtisie, et toi, — ange de bonté, — tu ne veux pas te marier, tant qu’il vivra, pour lui épargner une souffrance, car il est jaloux… et pourtant il ne t’a jamais aimée, j’en suis sûre, d’un amour sincère, élevé ! ce qui ne l’empêche pas d’épier les démarches de Mozgliakov, d’espionner autour de la maison, de se procurer des renseignements… Tu le plains, mon enfant, mon cœur t’a devinée, et Dieu sait quelles larmes amères ont inondé mon oreiller !

— Mais laissez donc tout cela, maman ! interrompit Zina avec dégoût. Votre oreiller vient ici très mal à propos ! Ne pourriez-vous parler simplement ?

— Tu ne me crois pas, Zina ! Ne me traite pas si mal, mon enfant ! Voilà deux, ans que je ne cesse de pleurer, mais j’ai caché mes larmes. Hélas ! j’ai bien changé, je t’assure, Zina, durant ces deux mortelles années !… Je connais depuis longtemps tes sentiments. J’ai mesuré toute l’étendue de ton chagrin. Peut-on m’accuser, mon amie, d’avoir considéré cette liaison comme une fantaisie romanesque, née sous l’influence de ce maudit Shakespeare ? Quelle mère blâmerait les mesures que j’ai prises et trouverait trop rigoureux mon jugement ? Et pourtant, pourtant, je me représente tes longues souffrances, je comprends et j’apprécie ta sensibilité. Crois-le : je te comprends mieux peut-être que tu ne fais toi-même. Je suis certaine que tu ne l’aimes pas, ce gamin ridicule : c’est ton rêve que tu aimes, ton bonheur perdu, tes illusions envolées. J’ai aimé, moi aussi, et plus passionnément que toi. J’ai souffert, moi aussi ; j’avais aussi des illusions !… Je ne parle donc point sans expérience, et si je dis qu’une alliance avec le prince serait pour moi le salut, j e mérite peut-être d’être écoutée !

Zina a entendu avec étonnement cette longue déclamation, sachant très bien que sa maman ne prend jamais un ton si pathétique sans dessein caché. Et pourtant la conclusion laisse la jeune fille confondue.

— C’est donc sérieusement que vous parlez de me marier avec le prince ! s’écrie-t-elle avec stupeur en considérant sa mère qui a pris une attitude majestueuse ; ce n’est pas un propos en l’air ? c’est donc une intention arrêtée ? Mais… comment ce mariage pourrait-il me sauver ? Et… et… quel rapport a tout cela avec tout ce que vous venez de dire, avec toute cette histoire ?… Décidément je ne vous comprends pas, maman.

— Et moi, je m’étonne, mon ange, que tu ne me comprennes pas ! s’exclame Maria Alexandrovna, s’animant tout à coup. D’abord ce seul fait que tu passerais dans une autre société, dans un autre monde, que tu abandonnerais pour toujours cette dégoûtante petite ville, semée de souvenirs si terribles pour toi, où tu n’as aucune affection, où tu as été calomniée, où toutes ces pies te détestent à cause de ta beauté, ce seul fait, dis-je, est déjà capital. Et puis, tu peux aller dès ce printemps à l’étranger, en Italie, en Suisse, en Espagne, Zina, en Espagne, où est l’Alhambra, le Guadalquivir ! N’as-tu pas assez de cette immonde petite rivière de Mordassov, avec son nom inconvenant ?

— Mais permettez, maman ! vous parlez comme si j’étais déjà mariée, ou du moins comme si le prince m’avait déjà demandée en mariage…

— Ne t’inquiète pas de cela, mon ange, je sais ce que je dis. Laisse-moi continuer. J’ai dit le premier point, voici le second. Je comprends, mon enfant, combien il te serait pénible d’épouser ce Mozgliakov…

— Je sais, sans qu’on ait besoin de me le dire, que je ne serai jamais sa femme ! interrompit Zina avec emportement.

— Si tu savais, ma chère petite, comme je comprends ce dégoût ! Il est terrible de jurer devant l’autel de Dieu amour et fidélité à celui qu’on ne peut aimer ! Il est terrible d’appartenir à un homme qu’on ne peut respecter. Il te demanderait pourtant ton amour ; c’est pour t’avoir qu’il t’épouserait : cela se devine assez aux regards qu’il te jette quand tu te détournes. Mais comment simuler perpétuellement l’amour ? Ah ! ma fille, voilà vingt-cinq ans que moi-même je souffre de cette comédie nécessaire. Ton père m’a perdue. Il a, on peut le dire, empoisonné toute ma jeunesse, et que de fois tu as vu couler mes larmes !…

— Papa est à la campagne ; ne l’attaquez pas, je vous prie !

— Oui, tu le défends toujours, je le sais… Ah ! Zina, mon cœur se serrait quand la prudence m’obligeait de souhaiter ton mariage avec Mozgliakov ! Quant au prince, tu n’aurais avec lui aucune comédie à jouer. Il va sans dire que tu ne pourrais l’aimer d’amour. D’ailleurs, il est lui-même incapable d’exiger un tel amour…

— Mon Dieu ! quelle sottise ! Je vous assure que vous vous trompez du tout au tout ; je n’entends pas me sacrifier, — j’ignore d’ailleurs dans quel but. Sachez que je ne veux pas me marier. Je n’épouserai personne ; je resterai fille. Vous m’avez torturée pendant ces deux ans parce que j’ai refusé tous les épouseurs, mais il faudra bien en prendre votre parti : je ne veux pas, et voilà tout !

— Zinotchka, ne t’emporte pas, pour l’amour de Dieu, sans m’écouter, ma petite amie ! Quelle tête ardente ! Laisse-moi te montrer la chose à mon point de vue, tu tomberas d’accord avec moi. Le prince peut vivre encore un an, deux peut-être, mais c’est tout le bout du monde. Or, mieux vaut jeune veuve que vieille fille, sans dire qu’après sa mort tu es princesse, riche et libre. Ma chère, peut-être méprises-tu ces calculs fondés sur la mort d’un homme. Mais je suis mère, et qui condamnerait ma prévoyance ? Enfin, si toi, ange de bonté, tu regrettes encore ce gamin, si tu ne veux épouser, comme je le soupçonne, personne tant qu’il vivra, pense donc qu’en épousant le prince tu ressusciteras celui que tu aimes ! S’il a encore une goutte de bon sens, il comprendra évidemment que de la jalousie à propos du prince serait déplacée, ridicule. Il comprendra que tu n’épouses ce vieillard que par intérêt, par nécessité. Enfin il comprendra… c’est-à-dire… après la mort du prince seulement… que tu peux te remarier, épouser qui tu veux…

— Épouser le prince, le dépouiller et attendre sa mort pour épouser ensuite mon amant, n’est-ce pas ? Vous êtes très adroite ; vous voulez me séduire en me proposant… Je vous comprends, maman, je vous comprends très bien. Et dire que vous ne pouvez vous empêcher de faire montre de nobles sentiments même en une si vilaine affaire ! Il serait plus estimable de me dire simplement : « Zina, c’est une ignominie, mais elle est lucrative ; donc accepte. » Ce serait au moins plus franc.

— Mais pourquoi t’obstiner à envisager la chose au point de vue de la supercherie, de la ruse, de la cupidité ? Tu considères mes calculs comme une basse hypocrisie ; mais, par tout ce qui t’est sacré, où est la bassesse, où est l’hypocrisie ? Regarde-toi dans la glace : tu es assez belle pour conquérir avec tes yeux seulement un royaume ! Et toi, si belle, tu sacrifies à un vieillard tes meilleures années ; toi, magnifique étoile, tu embellis le coucher de sa vie ; comme un lierre verdoyant, tu fleuris sa vieillesse ! Il est habitué à la société d’une sorcière qui le séquestre loin du monde, et à cette sorcière, c’est toi, toi, Zina, qui succèdes ! Son argent et son titre te valent-ils ? Quelle hypocrisie, quelle bassesse vois-tu là ? Tu ne sais ce que tu dis, Zina !

— Son argent et son titre me valent, puisque, pour les avoir, je me résignerais à épouser un infirme. Appelons les choses par leur nom : c’est une ignoble hypocrisie, maman.

— Au contraire, mon amie, au contraire ! On peut même envisager la chose d’un point de vue supérieur, chrétien. Tu me disais un jour, dans un moment d’enthousiasme, que tu voudrais être sœur de charité : ton cœur s’exaltait d’amour à la pensée des souffrances humaines ; tout autre amour te semblait fade et petit. Eh bien ! si tu ne veux plus croire à l’amour, crois au dévouement, sincèrement, comme un enfant, avec pureté. Dévoue-toi, Dieu te bénira ! Ce vieillard a souffert ; il est malheureux, on le poursuit. Je le connais depuis quelques années et j’ai toujours eu pour lui une sympathie incompréhensible, une sorte d’amour : je pressentais l’avenir. Sois son amie, sa fille, son jouet même, s’il faut tout dire, mais réchauffe son cœur et fais cela pour l’amour de Dieu. Il est ridicule ? Il n’y songe même pas. Ce n’est qu’une moitié d’homme ? Plains-le, tu es une chrétienne. Force-toi : on parvient à se donner l’âme qu’il faut pour de tels exploits. Il est pénible de panser les blessures dans les hôpitaux, il est répugnant de respirer l’air vicié des lazarets : mais il y a des anges qui accomplissent sans dégoût ces tâches rebutantes, et qui remercient Dieu pour leur triste destinée. Voilà le remède qu’il fallait à ton cœur meurtri : une héroïque besogne ! Quel égoïsme vois-tu là ? quelle bassesse ? Tu ne me crois pas, tu penses que je joue la comédie, tu ne peux comprendre qu’une femme mondaine, dans ce milieu de vie légère, puisse avoir de si hauts sentiments ? Ne me crois pas, ma fille ! suspecte le cœur de ta mère ! mais conviens que mes paroles sont sages et salutaires. Oublie que c’est moi qui te parle, ferme les yeux, tourne-moi le dos et imagine-toi que c’est une voix mystérieuse qui te tient ce discours… Ce qui t’embarrasse surtout, c’est la question d’argent, cette apparence d’achat et de vente. Eh bien, refuse l’argent si tu le hais à ce point, n’accepte que le nécessaire et donne le reste aux pauvres. Viens, par exemple, en aide à ce malheureux qui est couché sur son lit de mort…

— Il n’accepterait rien, dit Zina doucement, comme si elle se parlait à elle-même.

— S’il refuse, sa mère acceptera pour lui, répond Maria Alexandrovna qui sent qu’elle vient de toucher une corde sensible. Elle acceptera sans qu’il en sache rien. Tu as vendu tes boucles d’oreilles (un cadeau de ta tante) pour le secourir, il y a six mois, je le sais, et je sais aussi que sa vieille mère lave du linge pour nourrir son pauvre fils…

— Bientôt il n’aura plus besoin de rien.

— Je te comprends ! saisit au vol Maria Alexandrovna. (Une inspiration lui vient, une inspiration véritable.) On dit qu’il meurt de phtisie : mais qui dit cela ? J’ai interrogé à son sujet, il y a quelques jours, Kalist Stanislavitch… Car je m’intéresse moi-même à ce pauvre garçon, j’ai aussi un cœur, Zina. Kalist Slanislavitch m’a répondu que la maladie est certainement grave, mais que, jusqu’à ce jour, ce n’est qu’une forte affection des bronches. — Tu peux l’interroger toi-même. Il a ajouté qu’un changement de climat, d’impressions, pourrait guérir le malade. Il m’a dit qu’en Espagne — j’ai déjà d’ailleurs entendu dire cela… je l’ai même lu — il y a quelque île extra ordinaire, Malaga, je crois… enfin, quelque nom qui rappelle celui d’un vin… où non seulement les poitrinaires, mais même des phtisiques guérissent complètement, grâce au climat. Des seigneurs, des marchands riches vont s’y soigner. Et, en effet, l’Alhambra, — cette magie ! — les myrtes et les citrons, les Espagnols sur leurs mules, n’est-ce pas assez pour produire une impression extraordinaire sur une nature poétique ?

Tu penses qu’il refuserait ton argent ?… Trompe-le si tu as pitié de lui ! Le men ; songe est pardonnable quand il y va de la vie. Donne-lui l’espérance, promets-lui ton amour, dis-lui que tu l’épouseras quand tu sera veuve, — il y a façon de tout dire avec noblesse : ta mère ne te donnerait pas de mauvais conseils, Zina ! — Tu feras tout cela pour le sauver, cela te justifie. Il reprendra courage dès qu’il t’espérera. Il se soignera, il suivra fidèlement les prescriptions du médecin, il voudra ressusciter pour le bonheur. S’il guérit, dusses-tu ne pas l’épouser, il sera toujours sauvé ! et si le malheur l’a changé, l’a rendu digne de toi, tu l’épouseras. Tu pourras, après l’avoir guéri, lui obtenir une situation dans le monde, lui ouvrir une carrière. Ton mariage, dans ces conditions, serait possible. Aujourd’hui… qu’auriez-vous à attendre tous deux, si vous vous décidiez à faire la folie de vous épouser ? Le mépris de tous et la misère. Penses-tu que la lecture de Shakespeare en commun vous consolerait de tout cela ? Vous végéteriez à Mordassov jusqu’à ce qu’il mourût, ce qui ne tarderait pas. Mais il ne tient qu’à toi de lui donner le goût du travail et de la vertu. Pardonne-lui et il t’adorera. Le remords de sa honteuse action l’épouvante. Ton pardon effacera tout et le réconciliera avec lui-même.

Il prendra du service, obtiendra des grades, et s’il meurt, au moins mourra-t-il heureux, dans tes bras (car tu pourras être auprès de lui), certain de ton amour, de ton pardon, sous l’ombrage des myrtes et des citronniers, sous l’azur d’un ciel exotique. O Zina ! tout cela est dans tes mains : tu n’as qu’à consentir à épouser le prince.

Maria Alexandrovna se tait. Un long silence s’ensuit. Zina est très émue.

Nous ne prendrons pas sur nous de décrire ses sentiments : nous ne les connais sons pas. Mais il semble que Maria Alexandrovna a trouvé la véritable voie de ce cœur de jeune fille. Certes, l’excellente mère a un peu tâtonné, mais enfin elle a touché juste, elle a d’abord meurtri sans précaution les points les plus sensibles de blessures encore vives, malgré un grand déploiement de sentiments nobles éloquemment exprimés. Mais, maintenant, elle a réussi à introduire dans l’esprit de Zina la pensée qu’il fallait : l’effet est produit, le but atteint. Zina écoute avec avidité, ses joues sont en feu, son sein se soulève.

— Écoutez, maman…, dit-elle enfin avec résolution, quoiqu’une pâleur soudaine montre clairement ce que cette résolution lui coûte. Écoutez, maman…

Mais à ce moment un bruit retentit dans le vestibule : une voix, aiguë demande Maria Alexandrovna.

Maria Alexandrovna se lève avec vivacité.

— Ah ! mon Dieu ! s’écrie-t-elle, que le diable emporte cette pie ! C’est la colonelle. Mais je l’ai presque mise à la porte, il y a quinze jours ! ajoute-t-elle avec désespoir… Mais il est impossible de la recevoir maintenant ! impossible ! Pourtant… elle vient sans doute apporter des nouvelles, autrement elle n’oserait. C’est grave, Zina, il faut que je sache, il ne faut rien négliger…

— Que je vous suis reconnaissante pour cette bonne visite ! s’écrie-t-elle en se précipitant à la rencontre de la colonelle. Par quel heureux hasard vous êtes-vous souvenue de moi, ma précieuse Sophia Petrovna ? Quelle charmante surprise !

Zina s’enfuit.

  1. Sacristain.