Le Repos sacré

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XIX

Le Repos sacré


 
La voix du coq et de l’aurore
A réveillé le moissonneur ;
Mais rien ici ne bouge encore,
Hors moi seul, oisif promeneur.

Pas un frisson, pas une haleine
N’ont ridé l’or des blés épais ;

Pas un bruit dans l’immense plaine ;
La nature entière est en paix.

On dirait que tout se repose :
Non, tout se hâte avec lenteur ;
L’Esprit caché dans toute chose
Poursuit son travail créateur.

La fleur fait doucement sa graine,
Le bourgeon s’allonge en rameau,
La ruche s’emplit sous le frêne,
L’œuf se brise et devient l’oiseau.

Sous les blés prêts à mettre en gerbe,
Fourmis, cigales et grillons,
Mille insectes, cachés sous l’herbe,
Creusent, après nous, leurs sillons.


L’onde invisible qui serpente
Fuit des fossés vers le ruisseau,
Et la pierre, en suivant sa pente,
Glisse de la cime au coteau.

Partout, aux veines de la terre
Coule un mystérieux ferment ;
La vie accomplit son mystère
Du charbon vil au diamant.

Jamais la grande œuvre ne chôme ;
Poussés d’une invisible main,
Pas de soleil et pas d’atomes
Qui s’attardent sur leur chemin.

Mais de l’astre à la fleur, à l’aigle,
Au blé qui jaunit dans mon champ,

Tout suit sa mesure et sa règle,
Pas un bruit qui ne soit un chant.

Voyez quelle paix infinie
Dans l’éternelle activité !
Tout se meut avec harmonie,
L’homme seul demeure agité.

Il ne produit rien dans la joie,
Comme l’arbre produit sa fleur ;
Le plaisir même le foudroie ;
Son travail est une douleur.

Qu’il aille ou plus lent ou plus vite,
Ses chars grincent dans les sentiers ;
Et du chanteur l’oreille évite
La voix rauque de ses métiers.


A ces leçons de la nature
L’homme a beau voir, il ne croit pas ;
Pour lui la vertu se mesure
Au bruit qui se fait sous ses pas.

Moi, nourri dans ce monde agreste,
Toujours calme et toujours dispos,
Je le vois à l’œuvre, et j’atteste
La fécondité du repos.

Je sais ce que l’âme y recueille
Alors qu’elle y semble dormir,
Sans voir s’agiter une feuille,
Sans voir un brin d’herbe frémir.

Je sais quel concert ineffable,
Quand tout reste silencieux,

J’écoute, étendu sous l’érable,
Immobile et fermant les yeux.

Je sais quelle moisson bénie
Mûrit ce repos bienfaisant,
Et quelle éloquence infinie
Le cœur y gagne en se taisant.