Le Rhin/Conclusion/XVI

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Conclusion
XVI
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Récapitulons.

Il y a deux cents ans, deux états envahisseurs pressaient l’Europe.

En d’autres termes, deux égoïsmes menaçaient la civilisation.

Ces deux états, ces deux égoïsmes, étaient la Turquie et l’Espagne.

L’Europe s’est défendue.

Ces deux états sont tombés.

Aujourd’hui le phénomène alarmant se reproduit.

Deux autres états, assis sur les mêmes bases que les précédents, forts des mêmes forces et mus du même mobile, menacent l’Europe.

Ces deux états, ces deux égoïsmes sont la Russie et l’Angleterre.

L’Europe doit se défendre.

L’ancienne Europe, qui était d’une construction compliquée, est démolie ; l’Europe actuelle est d’une forme plus simple. Elle se compose essentiellement de la France et de l’Allemagne, double centre auquel doit s’appuyer au nord comme au midi le groupe des nations.

L’alliance de la France et de l’Allemagne, c’est la constitution de l’Europe. L’Allemagne adossée à la France arrête la Russie ; la France amicalement adossée à l’Allemagne arrête l’Angleterre.

La désunion de la France et de l’Allemagne, c’est la dislocation de l’Europe. L’Allemagne hostilement tournée vers la France laisse entrer la Russie ; la France hostilement tournée vers l’Allemagne laisse pénétrer l’Angleterre.

Donc, ce qu’il faut aux deux états envahisseurs, c’est la désunion de l’Allemagne et de la France.

Cette désunion a été préparée et combinée habilement en 1815 par la politique russe-anglaise.

Cette politique a créé un motif permanent d’animosité entre les deux nations centrales.

Ce motif d’animosité, c’est le don de la rive gauche du Rhin à l’Allemagne. Or cette rive gauche appartient naturellement à la France.

Pour que la proie fût bien gardée, on l’a donnée au plus jeune et au plus fort des peuples allemands, à la Prusse.

Le congrès de Vienne a posé des frontières sur les nations comme des harnais de hasard et de fantaisie, sans même les ajuster. Celui qu’on a mis alors à la France accablée, épuisée et vaincue est une chemise de gêne et de force ; il est trop étroit pour elle. Il la gêne et la fait saigner.

Grâce à la politique de Londres et de Saint-Pétersbourg, depuis vingt-cinq ans nous sentons l’ardillon de l’Allemagne dans la plaie de la France.

De là, en effet, entre les deux peuples, faits pour s’entendre et pour s’aimer, une antipathie qui pourrait devenir une haine.

Pendant que les deux nations centrales se craignent, s’observent et se menacent, la Russie se développe silencieusement, l’Angleterre s’étend dans l’ombre.

Le péril croît de jour en jour. Une sape profonde est creusée. Un grand incendie couve peut-être dans les ténèbres. L’an dernier, grâce à l’Angleterre, le feu a failli prendre à l’Europe.

Or qui pourrait dire ce que deviendrait l’Europe dans cet embrasement, pleine comme elle est d’esprits, de têtes et de nations combustibles ?

La civilisation périrait.

Elle ne peut périr. Il faut donc que les deux nations centrales s’entendent.

Heureusement, ni la France ni l’Allemagne ne sont égoïstes. Ce sont deux peuples sincères, désintéressés et nobles, jadis nations de chevaliers, aujourd’hui nations de penseurs ; jadis grands par l’épée, aujourd’hui grands par l’esprit. Leur présent ne démentira pas leur passé ; l’esprit n’est pas moins généreux que l’épée.

Voici la solution : abolir tout motif de haine entre les deux peuples ; fermer la plaie faite à notre flanc en 1815 ; effacer les traces d’une réaction violente ; rendre à la France ce que Dieu lui a donné, la rive gauche du Rhin.

A cela deux obstacles.

Un obstacle matériel, la Prusse. Mais la Prusse comprendra tôt ou tard que, pour qu’un état soit fort, il faut que toutes ses parties soient soudées entre elles ; que l’homogénéité vivifie, et que le morcellement tue ; qu’elle doit tendre à devenir le grand royaume septentrional de l’Allemagne ; qu’il lui faut des ports libres, et que, si beau que soit le Rhin, l’océan vaut mieux.

D’ailleurs, dans tous les cas, elle garderait la rive droite du Rhin.

Un obstacle moral, les défiances que la France inspire aux rois européens, et par conséquent la nécessité apparente de l’amoindrir. Mais c’est là précisément qu’est le péril. On n’amoindrit pas la France, on ne fait que l’irriter. La France irritée est dangereuse. Calme, elle procède par le progrès ; courroucée, elle peut procéder par les révolutions.

Les deux obstacles s’évanouiront.

Comment ? Dieu le sait. Mais il est certain qu’ils s’évanouiront.

Dans un temps donné, la France aura sa part du Rhin et ses frontières naturelles.

Cette solution constituera l’Europe, sauvera la sociabilité humaine et fondera la paix définitive.

Tous les peuples y gagneront. L’Espagne, par exemple, qui est restée illustre, pourra redevenir puissante. L’Angleterre voudrait faire de l’Espagne le marché de ses produits, le point d’appui de sa navigation ; la France voudrait faire de l’Espagne la sœur de son influence, de sa politique et de sa civilisation. Ce sera à l’Espagne de choisir : continuer de descendre, ou commencer à remonter ; être une annexe à Gibraltar, ou être le contre-fort de la France.

L’Espagne choisira la grandeur.

Tel est, selon nous, pour le continent entier, l’inévitable avenir, déjà visible et distinct dans le crépuscule des choses futures.

Une fois le motif de haine disparu, aucun peuple n’est à craindre pour l’Europe. Que l’Allemagne hérisse sa crinière et pousse son rugissement vers l’orient ; que la France ouvre ses ailes et secoue sa foudre vers l’occident. Devant le formidable accord du lion et de l’aigle, le monde obéira.

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