Le Rhin/Conclusion/XVII

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Conclusion
XVII
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Qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée ; nous estimons que l’Europe doit, à toute aventure, veiller aux révolutions et se fortifier contre les guerres, mais nous pensons en même temps que, si aucun incident hors des prévisions naturelles ne vient troubler la marche majestueuse du dix-neuvième siècle, la civilisation, déjà sauvée de tant d’orages et de tant d’écueils, ira s’éloignant de plus en plus chaque jour de cette Charybde qu’on appelle guerre et de cette Scylla qu’on appelle révolution.

Utopie, soit. Mais, qu’on ne l’oublie pas, quand elles vont au même but que l’humanité, c’est-à-dire vers le bon, le juste et le vrai, les utopies d’un siècle sont les faits du siècle suivant. Il y a des hommes qui disent : cela sera ; et il y a d’autres hommes qui disent : voici comment. Les premiers cherchent ; les seconds trouvent. La paix perpétuelle a été un rêve jusqu’au jour où le rêve s’est fait chemin de fer et a couvert la terre d’un réseau solide, tenace et vivant. Watt est le complément de l’abbé de Saint-Pierre.

Autrefois, à toutes les paroles des philosophes, on s’écriait : songes et chimères qui s’en iront en fumée. ― Ne rions plus de la fumée ; c’est elle qui mène le monde.

Pour que la paix perpétuelle fût possible et devînt de théorie réalité, il fallait deux choses : un véhicule pour le service rapide des intérêts, et un véhicule pour l’échange rapide des idées ; en d’autres termes, un mode de transport uniforme, unitaire et souverain, et une langue générale. Ces deux véhicules, qui tendent à effacer les frontières des empires et des intelligences, l’univers les a aujourd’hui ; le premier, c’est le chemin de fer ; le second, c’est la langue française.

Tels sont au dix-neuvième siècle, pour tous les peuples en voie de progrès, les deux moyens de communication, c’est-à-dire de civilisation, c’est-à-dire de paix. On va en wagon et l’on parle français.

Le chemin de fer règne par la toute-puissance de sa rapidité ; la langue française, par sa clarté, ce qui est la rapidité d’une langue, et par la suprématie séculaire de sa littérature.

Détail remarquable, qui sera presque incroyable pour l’avenir, et qu’il est impossible de ne pas signaler en passant : de tous les peuples et de tous les gouvernements qui se servent aujourd’hui de ces deux admirables moyens de communication et d’échange, le gouvernement de la France est celui qui paraît s’être le moins rendu compte de leur efficacité. À l’heure où nous parlons, la France a à peine quelques lieues de chemin de fer. En 1837, on a donné un petit railway comme un joujou à ce grand enfant qui se nomme Paris ; et pendant quatre ans on s’en est tenu là. Quant à la langue française, quant à la littérature française, elle brille et resplendit pour tous les gouvernements et pour toutes les nations, excepté pour le gouvernement français. La France a eu et la France a encore la première littérature du monde. Aujourd’hui même, nous ne nous lasserons pas de le répéter, notre littérature n’est pas seulement la première ; elle est la seule. Toute pensée qui n’est pas la sienne s’est éteinte ; elle est plus vivante et plus vivace que jamais. Le gouvernement actuel semble l’ignorer, et se conduit en conséquence ; et c’est là, nous le lui disons avec une profonde bienveillance et une sincère sympathie, une des plus grandes fautes qu’il ait commises depuis onze ans. Il est temps qu’il ouvre les yeux ; il est temps qu’il se préoccupe, et qu’il se préoccupe sérieusement, des nouvelles générations, qui sont littéraires aujourd’hui comme elles étaient militaires sous l’empire. Elles arrivent sans colère, parce qu’elles sont pleines de pensées, elles arrivent la lumière à la main ; mais, qu’on y songe, nous l’avons dit tout à l’heure en d’autres termes, ce qui peut éclairer peut aussi incendier. Qu’on les accueille donc et qu’on leur donne leur place. L’art est un pouvoir ; la littérature est une puissance. Or il faut respecter ce qui est pouvoir, et ménager ce qui est puissance.

Reprenons. Dans notre pensée donc, si l’avenir amène ce que nous attendons, les chances de guerre et de révolution iront diminuant de jour en jour. A notre sens, elles ne disparaîtront jamais tout à fait. La paix universelle est une hyperbole dont le genre humain suit l’asymptote.

Suivre cette radieuse asymptote, voilà la loi de l’humanité. Au dix-neuvième siècle toutes les nations y marchent ou y marcheront, même la Russie, même l’Angleterre.

Quant à nous, à la condition que l’Europe centrale fût constituée comme nous l’avons indiqué plus haut, nous sommes de ceux qui verraient sans jalousie et sans inquiétude la Russie, que le Caucase arrête en ce moment, faire le tour de la mer Noire, et comme jadis les turcs, ces autres hommes du nord, arriver à Constantinople par l’Asie Mineure. Nous l’avons déjà dit, la Russie est mauvaise à l’Europe et bonne à l’Asie. Pour nous elle est obscure, pour l’Asie elle est lumineuse ; pour nous elle est barbare, pour l’Asie elle est chrétienne. Les peuples ne sont pas tous éclairés au même degré et de la même façon ; il fait nuit en Asie, il fait jour en Europe. La Russie est une lampe.

Qu’elle se tourne donc vers l’Asie, qu’elle y répande ce qu’elle a de clarté, et, l’empire ottoman écroulé, grand fait providentiel qui sauvera la civilisation, qu’elle rentre en Europe par Constantinople. La France rétablie dans sa grandeur verra avec sympathie la croix grecque remplacer le croissant sur le vieux dôme byzantin de Sainte-Sophie. Après les turcs, les russes ; c’est un pas.

Nous croyons que le noble et pieux empereur qui conduit, au moment où nous sommes, tant de millions d’habitants vers de si belles destinées, est digne de faire ce grand pas ; et, quant à nous, nous le lui souhaitons sincèrement. Mais, qu’il y songe, le traitement cruel qu’a subi la Pologne peut être un obstacle à son peuple dans le présent et une objection à sa gloire devant la postérité. Le cri de la Grèce a soulevé l’Europe contre la Turquie. Ceci est pour l’empire. Le Palatinat a terni Turenne. Ceci est pour l’empereur.

Quand on approfondit le rôle que joue l’Angleterre dans les affaires universelles et en particulier sa guerre, tantôt sourde, tantôt flagrante, mais perpétuelle, avec la France, il est impossible de ne pas songer à ce vieil esprit punique qui a si longtemps lutté contre l’antique civilisation latine. L’esprit punique, c’est l’esprit de marchandise, l’esprit d’aventure, l’esprit de navigation, l’esprit de lucre, l’esprit d’égoïsme, et puis c’est autre chose encore, c’est l’esprit punique. L’histoire le voit poindre au fond de la Méditerranée, en Phénicie, à Tyr et à Sidon. Il est antipathique à la Grèce, qui le chasse. Il part, longe la côte d’Afrique, y fonde Carthage, et de là cherche à entamer l’Italie. Scipion le combat, en triomphe, et croit l’avoir détruit. Erreur ! Le talon du consul n’a écrasé que des murailles ; l’esprit punique a survécu. Carthage n’est pas morte. Depuis deux mille ans elle rampe autour de l’Europe. Elle s’est d’abord installée en Espagne, où elle semble avoir retrouvé dans sa mémoire le souvenir phénicien du monde perdu ; elle a été chercher l’Amérique à travers les mers, s’en est emparée, et, nous avons vu comment, crénelée dans la péninsule espagnole, elle a saisi un moment l’univers entier. La providence lui a fait lâcher prise. Maintenant elle est en Angleterre ; elle a de nouveau enveloppé le monde, elle le tient, et elle menace l’Europe. Mais, si Carthage s’est déplacée, Rome s’est déplacée aussi. Carthage l’a retrouvée vis-à-vis d’elle, comme jadis, sur la rive opposée. Autrefois Rome s’appelait Urbs, surveillait la Méditerranée et regardait l’Afrique ; aujourd’hui Rome se nomme Paris, surveille l’océan et regarde l’Angleterre.

Cet antagonisme de l’Angleterre et de la France est si frappant, que toutes les nations s’en rendent compte. Nous venons de le représenter par Carthage et Rome ; d’autres l’ont exprimé différemment, mais toujours d’une manière frappante et en quelque sorte visible. L’Angleterre est le chat, disait le grand Frédéric, la France est le chien. En droit, dit le légiste Houard, les anglais sont des juifs, les français des chrétiens. Les sauvages mêmes semblent sentir vaguement cette profonde antithèse des deux grandes nations policées. Le Christ, disent les indiens de l’Amérique, était un français que les anglais crucifièrent à Londres. Ponce-Pilate était un officier au service de l’Angleterre.

Eh bien ! notre foi à l’inévitable avenir est si religieuse, nous avons pour l’humanité de si hautes ambitions et de si fermes espérances, que, dans notre conviction, Dieu ne peut manquer un jour de détruire, en ce qu’il a de pernicieux du moins, cet antagonisme des deux peuples, si radical qu’il semble et qu’il soit.

Infailliblement, ou l’Angleterre périra sous la réaction formidable de l’univers, ou elle comprendra que le temps des Carthages n’est plus. Selon nous, elle comprendra. Ne fût-ce qu’au point de vue de la spéculation, la foi punique est une mauvaise enseigne ; la perfidie est un fâcheux prospectus. Prendre constamment en traître l’humanité entière, c’est dangereux ; n’avoir jamais qu’un vent dans sa voile, son intérêt propre, c’est triste ; toujours venir en aide au fort contre le faible, c’est lâche ; railler sans cesse ce qu’on appelle la politique sentimentale, et ne jamais rien donner à l’honneur, à la gloire, au dévouement, à la sympathie, à l’amélioration du sort d’autrui, c’est un petit rôle pour un grand peuple. L’Angleterre le sentira.

Les îles sont faites pour servir les continents, non pour les dominer ; les navires sont faits pour servir les villes, qui sont le premier chef-d’œuvre de l’homme ; le navire n’est que le second. La mer est un chemin, non une patrie. La navigation est un moyen, non un but ; surtout elle n’est pas son propre but à elle-même. Si elle ne porte pas la civilisation, que l’océan l’engloutisse !

Que le réseau des innombrables sillages de toutes les marines se joigne et se soude bout à bout au réseau de tous les chemins de fer pour continuer sur l’océan l’immense circulation des intérêts, des perfectionnements et des idées ; que par ces mille veines la sociabilité européenne se répande aux extrémités de la terre ; que l’Angleterre même ait la première de ces marines, pourvu que la France ait la seconde, rien de mieux. De cette façon l’Angleterre suivra sa loi tout en suivant la loi générale. De cette façon, le principe vivifiant du globe sera représenté par trois nations, l’Angleterre, qui aura l’activité commerciale, l’Allemagne, qui aura l’expansion morale, la France, qui aura le rayonnement intellectuel.

On le voit, notre pensée n’exclut personne. La providence ne maudit et ne déshérite aucun peuple. Selon nous, les nations qui perdent l’avenir le perdent par leur faute.

Désormais, éclairer les nations encore obscures, ce sera la fonction des nations éclairées. Faire l’éducation du genre humain, c’est la mission de l’Europe.

Chacun des peuples européens devra contribuer à cette sainte et grande œuvre dans la proportion de sa propre lumière. Chacun devra se mettre en rapport avec la portion de l’humanité sur laquelle il peut agir. Tous ne sont pas propres à tout.

La France, par exemple, saura mal coloniser et n’y réussira qu’avec peine. La civilisation complète, à la fois délicate et pensive, humaine en tout, et, pour ainsi parler, à l’excès, n’a absolument aucun point de contact avec l’état sauvage. Chose étrange à dire et bien vraie pourtant, ce qui manque à la France en Alger, c’est un peu de barbarie. Les turcs allaient plus vite, plus sûrement et plus loin ; ils savaient mieux couper des têtes.

La première chose qui frappe le sauvage, ce n’est pas la raison, c’est la force.

Ce qui manque à la France, l’Angleterre l’a ; la Russie également.

Elles conviennent pour le premier travail de la civilisation ; la France pour le second. L’enseignement des peuples a deux degrés, la colonisation et la civilisation. L’Angleterre et la Russie coloniseront le monde barbare ; la France civilisera le monde colonisé.

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