Le Rythme dans la poésie française/VII

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Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 84-98).
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VII

Que conclure en effet de cet exposé ? Devons-nous décider, comme Sully-Prudhomme, que, depuis Hugo, « toute innovation ne saurait aboutir qu’à un simple démembrement d’une forme préexistante ou à un retour à la prose[1] » ? Faut-il, au contraire, avec MM. Gaston Paris et de Souza, revendiquer pour notre versification sa pleine liberté « en brisant les bandelettes ridicules dans lesquelles ses membres souples et forts sont emprisonnés[2] », comptant « qu’un renouvellement rythmique répondrait autant à des aspirations vibrantes qu’aux lois impersonnelles de la variété[3] » ?

C’est ce qu’il convient d’examiner ici brièvement.

Deux choses, on le voit, frappent dans l’histoire de notre rythme. La première, c’est que le vers a constamment évolué, qu’il n’a jamais été fixé. La seconde, c’est que, sous peine de descendre au niveau de la prose, les diverses formes métriques ne sauraient flotter qu’entre certaines limites.

Tous les Français ont naturellement une idée quelconque du vers français. D’un vers de l’Eulalie à un vers de Hugo ou de Verlaine, certes, les différences sont notables ; personne pourtant en France n’hésitera à les déclarer des vers. Les Français naissent avec la conception d’une cadence rythmique embryonnaire, ou plutôt cette conception se forme obscurément en eux aussitôt qu’ils commencent à articuler leurs premiers mots[4]. Mais si l’on n’a pas le soin de nous prévenir que les essais de Jean Mousset, par exemple, ou les productions de M. René Ghil ont la prétention d’être des vers, nous ne nous en apercevons pas. Dans le premier cas, l’instinct seul suffit à nous guider ; dans le second, il nous faut solliciter une initiation préalable.

De cette simple remarque, je puis déduire, d’une part, que notre vers français est fort capable de subir encore de profondes modifications sans qu’il y ait lieu de crier au scandale, et, d’autre part, que, naturellement, nous pressentons quelles sortes d’obstacles s’opposeraient à l’indéfinie continuité de ses métamorphoses. Puisque chacun de nous a dans l’esprit un même schéma élémentaire du vers français, il est évident que tous essais nouveaux ne sauraient légitimement constituer que des dérivations de ce schéma, élément national de notre rythme. Ce thème unique, c’est la période carrée, la mesure paire. Quant aux tempéraments qu’il est susceptible de comporter, la logique nous indique qu’ils ne devront jamais violer ouvertement la symétrie[5].

Du reste, notre organisation physique assigne aussi des bornes à nos fantaisies. Le nerf auditif de l’homme n’est pas doué d’une incommensurable puissance. Or, aussitôt que nous sommes obligés de compter sur nos doigts ou de faire un calcul pour décomposer un rythme, nous n’éprouvons plus de sentiment esthétique. L’ouïe ne fonctionnant pas spontanément, il est impossible que se produise à temps l’étincelle[6].

Il semble donc que, partant de si rigoureuses prémisses, notre poétique dût être entièrement codifiée et que, voulant apprécier les différentes théories qui viennent d’être résumées, je n’aie qu’à les rapprocher de tel ou tel article de loi[7]. Il n’en est point ainsi cependant ; sans quoi, il eût été bien simple de répondre à la question posée au début de cette étude. Quelque certains que nous soyons de l’existence de ces lois, nous ne sommes pas encore arrivés à les formuler définitivement[8].

Sans doute, je ne regrette pas cet état de choses pour les poètes, à qui ces formules seraient toujours inutiles, mais, au point de vue critique, ne présenteraient-elles pas un réel intérêt ? Privés que nous sommes de leur appui, force nous est donc de ne consulter que notre goût et nos oreilles.

Reportons-nous d’abord à la strophe. Nous avons vu que, suivant les auteurs et les époques, elle a des dimensions très variables. On en trouve, si je ne me trompe, de dix-neuf vers dans Chénier et de deux vers dans Brizeux et Gabriel Vicaire. Peut-on se permettre ainsi des strophes de toutes tailles ? Je ne le crois pas, et précisément parce qu’une strophe dans une pièce lyrique est une unité, elle doit, par suite, se percevoir d’emblée. Son but est de nous permettre d’embrasser le sens musical d’un ensemble de vers ; elle tend, par l’emploi de la rime, à produire une espèce d’harmonie, de môme que la succession des différentes syllabes de chaque vers scandées par les césures nous donne le sentiment d’une sorte de mélodie. La rime est à la strophe ce que la césure est au vers. Les bonnes rimes se rappellent l’une l’autre au point qu’elles coexistaient durant un temps très appréciable dans notre esprit. Mais notre mémoire auditive ne nous permet pas cette conception multiple au-delà d’une certaine durée. Toute illusion cesse après quelques vers. Dans les strophes du Jeu de Paume, par exemple, le nombre des rimes est beaucoup trop considérable pour qu’elles demeurent en notre souvenir. D’ailleurs la dimension même de l’alexandrin ajoute encore ici à la fatigue de l’auditeur, l’intervalle entre deux rimes consécutives étant naturellement d’autant plus grand que les vers sont plus longs.

Les strophes immenses, du reste, sont aujourd’hui tombées en désuétude, sauf chez Richepin toutefois qui persiste à cultiver la strophe de douze vers :

Hélas ! il n’en va pas de même
Pour les fleurs des printemps humains.
Au cri disant : « Je veux qu’on m’aime »
Nul bien souvent ne tend les mains,
A la pauvre fleur solitaire,
Ni sève montant de la terre,
Ni goutte d’eau qui désaltère,
Ni soleil aux yeux réchauffants !
Et, sous l’injuste destinée,
Ainsi plus d’une s’est fanée
Qui pour resplendir était née.
Et ces fleurs-là sont des enfants.

Chez Lamartine et Hugo elles ne sont pas rares. On connaît celle-ci dont Victor Hugo était si fier :

Non ! L’avenir n’est à personne,
Sire ! l’avenir est à Dieu !
A chaque fois que l’heure sonne,
Tout ici-bas nous dit adieu.
L’avenir ! L’avenir ! Mystère !
Toutes les choses de la terre :
Gloire, fortune militaire,
Couronne éclatante des rois,
Victoire aux ailes embrasées,
Ambitions réalisées,
Ne sont jamais sur nous posées
Que comme l’oiseau sur nos toits[9].

Cette strophe, comme presque toutes les longues strophes, manque de cohésion. Ses douze vers composent non pas une, mais trois strophes distinctes : la première de quatre vers, la seconde de trois, la dernière de cinq. On s’en aperçoit facilement en l’entendant bien dire. L’enchaînement des rimes s’y brise deux fois. Si Victor Hugo l’a constituée ainsi, c’est par un de ces artifices typographiques dont il est trop souvent coutumier. Chénier, Barbier et Lamartine en faisaient tout autant. Ce dernier a écrit :

Et les hommes ravis lièrent
Au timon les bœufs accouplés.
Et les coteaux multiplièrent
Les grands peuples comme les blés,
Et les villes, ruches trop pleines,
Débordèrent au sein des plaines,
Et les vaisseaux, grands alcyons,
Comme à leurs nids les hirondelles,
Portèrent sur leurs larges ailes
Leur nourriture aux nations[10].

La beauté de cette stance provient plus de son ampleur oratoire et de la splendeur des images que du rappel des consonances. La cadence ne s’y soutient pas. Il n’y a pas de rime unissant les quatre premiers vers aux suivants et, à leur tour, le cinquième et le sixième vers se trouvent isolés, rimant entre eux sans rimer avec aucun des autres. Quand on arrive à la fin de la période, l’oreille ne se souvient plus des notes précédentes qui ne lui ont pas été assez fréquemment répétées. N’auraient-elles pas dû cependant converger toutes sur le dernier quatrain, écho de la strophe entière ? Mais peut-être est-ce là trop demander à des stances de cette dimension ? Aussi préféré-je telle petite strophe si bien cimentée, du premier vers au dernier :

L’homme est sur un flot qui gronde.
L’ouragan tord son manteau ;
Il rame en la nuit profonde,

Et l’espoir s’en va dans l’onde
Par les fentes du bateau[11].

Écoutez encore celle-ci où la phrase musicale, alors qu’on la croit définitivement brisée, se rattache soudain à la dernière rime par un charmant artifice.

Tout chante et murmure,
Tout parle à la fois,
Fumée et verdure.
Les nids et les bois.
Le vent parle aux chênes,
L’eau parle aux fontaines,
Toutes les haleines
Deviennent des voix[12].

Convenons donc avec Théodore de Banville que, « si une strophe est combinée de telle façon qu’en la coupant en deux on obtienne deux strophes, dont chacune sera individuellement une strophe complète, elle n’existe pas en tant que strophe[13].

Et quant aux dimensions de la strophe, je crois que le huitain se trouve en général le maximum que puisse, sans trop de fatigue, supporter l’oreille ; encore est-il préférable qu’il ne sait pas composé d’alexandrins. Pour un minimum, à vrai dire, il n’y en a pas. Deux vers réunis forment déjà une strophe, et toute suite de vers peut ainsi se décomposer en stances si elle n’est pas monorime.

  1. Sully-Prudhomme, Réflexions sur l’Art des Vers.
  2. Gaston Paris, Préface de la Traduction de Tobler.
  3. R. de Souza, Le Rythme poétique.
  4. Le sentiment du rythme est l’embryon du sentiment musical. Le rythme est la musique réduite à sa plus simple expression. Aussi, le sens rythmique naît-il de très bonne heure chez l’enfant. Quelquefois, son développement musical s’arrête là ; d’autres fois, il poursuit son cours. Il est très rare — mais le fait existe pourtant — que l’homme reste toujours dénué de sentiment rythmique. Pour ceux-là, poésie et musique sont évidemment une manière de supplice. D’autres — ceux qui n’ont que le sens du rythme — goûtent la poésie sans goûter la musique ; ils se plaignent que les développements mélodiques leur masquent le thème fondamental.
  5. La symétrie, ne l’oublions pas, peut, sans disparaître, comporter souvent un nombre presque indéfini de variations. La musique le prouve ; une même loi génératrice donne parfaitement naissance à une multitude de floraisons secondaires, qui, loin d’étouffer le thème fondamental, l’enrichissent plutôt.
  6. Au point de vue purement idéal, un tel rythme peut fort bien exister, mais, excédant les limites de l’humaine contingence, puisqu’il dépasse les bornes mathématiques assignées à nos perceptions auditives, nous n’en pouvons avoir une notion sensible. Il est donc pour nous comme s’il n’était pas ; il doit être rangé dans la catégorie de tant de vibrations mystérieuses, dont l’optique et l’acoustique nous affirment la présence à chaque instant autour de nous, sans qu’aucun de nos sens soit capable de les saisir. Le domaine du beau est infini ; le domaine de l’art est restreint.
  7. « Je suis sûr, déclarait un jour M. Armand Silvestre, qu’en s’y attachant on découvrirait dans l’ensemble des chefs-d’œuvre poétiques de notre langue des lois rythmiques auxquelles ont obéi inconsciemment les maîtres du vers ; il y en aurait dix, vingt peut-être, mais je crois fort qu’elles existent en nombre déterminé. (Voy. Huret Enquête sur l’Évolution littéraire).
  8. M. Sully-Prudhomme a tenté d’énoncer quelques-unes de ces lois : 1° les durées respectives des hémistiches sont entre elles dans le même rapport que le nombre respectif des syllabes dont ils sont composés ; 2° dans les vers d’un nombre pair de syllabes, assez longs pour comporter un rythme régulier, la césure partage le vers de manière que les deux nombres respectifs de syllabes afférents aux hémistiches aient un commun diviseur, et l’unité de mesure du rythme est déterminée par le plus grand commun diviseur de ces deux nombres ; 3° dans les vers d’un nombre impair de syllabes, la césure se place de manière à répartir les syllabes du vers le moins irrégulièrement possible entre les deux hémistiches. Ce qui alors détermine l’unité de mesure, « c’est le plus grand commun diviseur approximatif entre ces deux nombres ».
  9. Napoléon II (Les Chants du Crépuscule).
  10. Jocelyn, IXe Époque.
  11. Victor Hugo, Soirée en Mer (Les Voix intérieures).
  12. Victor Hugo, Chants du Crépuscule.
  13. Cette règle, pourtant fort logique et dérivant de la nature même des choses, eût semblé puérile à nos classiques. « Au xvie, au xviie, au xviiie siècle, on regardait la stance comme une unité composée d’unités plus petites ; c’est ainsi que celle de huit vers était l’assemblage de deux quatrains, celle de neuf vers l’assemblage d’un quatrain et d’un quintin ou de trois tercets ; celle de dix vers l’assemblage d’un quatrain et d’un sixain… Les divisions du rythme total devaient suspendre le sens ; par exemple, le quatrième vers du huitain marquait un arrêt : de cette façon, le plan rythmique d’après lequel la strophe était construite pouvait être aisément saisi, vu la concordance du sens et du rythme à chaque fragment de la période. » (G. Pélissier, Traité théorique et historique de la Versification française.)