Le Rythme dans la poésie française/VIII

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Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 99-113).
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VIII

Nous voyons que, dans la strophe, c’est en grande partie de la rime que dépend le rythme. Mais à quelles conditions la rime doit-elle satisfaire pour charmer ainsi l’oreille ? La sacro-sainte consonne d’appui y est-elle toujours nécessaire ? Faut-il, au contraire, comme Boileau, déclarer la rime une esclave et la subordonner aux autres éléments du vers ? Devons-nous l’escamoter, comme nos décadents et symbolistes ?…

Il me semble qu’une seule condition suffit à la rime : c’est que le son final frappe l’oreille assez fortement pour qu’il puisse subsister dans la mémoire jusqu’à l’instant où la rime correspondante en reproduira l’écho. Rien de plus, rien de moins.

Écoutez La Fontaine :

Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais
Loin du monde et du bruit goûter l’ombre et le frais ?
Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles !
Quand pourront les neuf sœurs, loin des cours et des villes,
M’occuper tout entier et m’apprendre des cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes,
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes ?
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Au moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets !
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d’or n’ourdira pas ma vie ;
Je ne dormirai pas sous de riches lambris.
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices ;
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins et mourrai sans remords[1].

Ces rimes ne chantent-elles pas délicieusement à vos oreilles ? Il y en a de pauvres cependant, presque autant que de riches. La Fontaine certainement n’en faisait pas la différence. Il lui suffisait que la finale de chaque mètre pût rappeler la syllabe jumelle. La Fontaine n’a jamais eu confiance qu’en son instinct de poète. Rien qu’en parlant sa belle langue, il avait appris que les voyelles y sont plus sonores que les consonnes, d’où il résulte qu’une voyelle et une consonne prononcées presque simultanément ne produisent pas un égal effet acoustique ; la consonne se perd ; l’ouïe ne saisit guère que la voyelle. Ce qui fait la rime en français, c’est donc surtout la voyelle, et rimer richement, comme le veut Banville, revient dès lors, plus ou moins, à rimer pour l’œil au loin de l’oreille. Or, comment méconnaître à ce point l’essence même de toute poésie ? L’art du poète est surtout vocal. Prétendre le contraire, écrit M. Tisseur, « c’est comme si vous disiez que tous ces petits pochons à cheval sur des lignes horizontales qui composent une sonate de Mozart sont écrits pour le plaisir de les lire et non d’entendre les sons qu’ils expriment ».

Il faut, en effet, remarquer que ce n’est point du tout une image que cette expression « la musique du vers », le son, indépendamment même du rythme, étant bien évidemment un rien éléments constitutifs de la poésie. « Le vers, a dit M. Sully-Prudhomme, est tenu de différer de la prose par une cadence qui n’est pas toute dans l’hémistiche et le nombre des pieds. » Au contraire, l’adage antique « ut pictura poesis » n’est qu’une simple métaphore[2]. La poésie peut rendre approximativement certains effets, qui semblent spéciaux à la peinture, mais ce n’est pas à l’aide des mêmes moyens. Le dessin et la couleur proprement dits ne jouent aucun rôle en littérature, pas plus que le rythme en peinture. Il n’y a, paraît-il, qu’une langue dont la poésie serait à la fois très exactement peinture et musique : le chinois. M. d’Hervey Saint-Denis[3] prétend que, l’idiome chinois jouissant du double caractère d’être à la fois phonétique et idéographique, la poésie chinoise ne s’adresse pas seulement à l’oreille par les sons, mais encore aux yeux par les images. Et où ai-je lu (je crois bien que c’est dans Louis Racine) qu’au xviie siècle déjà l’Académie avait déclaré la poésie chinoise la première de toutes ? On sait d’autre part que de récentes études ont révélé que chez quelques personnes toute audition est colorée et que chaque son éveille la perception d’une nuance distincte[4].

Ce sont là toutefois des cas pathologiques trop rares pour qu’on en puisse tenir, au point de vue rythmique, un compte bien sérieux.

Une autre innovation a été, nous le savons, tentée par les écoles contemporaines. Ils font se succéder les fînales en dépit de la loi des sexes. Nous retournerions de la sorte presqu’au moyen âge ; est-il prudent d’approuver d’aussi archaïques rénovations ?

Certes, à première vue, la règle de l’alternance des rimes en masculines et féminines parait une absurdité. Tous les mots à désinences féminines ne se prononcent pas avec ce qu’on pourrait appeler des sons féminins, et il y a des terminaisons masculines qui sonnent comme des féminines. M. Tisseur fait remarquer que « les rimes masculines où la voyelle est suivie d’une consonne qui se prononce sont plus voisines d’une rime féminine qu’elles ne le sont d’une rime masculine non suivie d’une consonne qui se prononce. Faire succéder les rimes enfer et fer à front et fécond, c’est observer bien plus exactement la loi de succession que de les faire succéder à Pomone et anémone ». Cela est vrai. Pourtant, à côté de telles anomalies, que de rimes ont exactement le son de leur sexe !… Ces deux vers plaisent-ils à vos oreilles :

Tombez dans mon cœur, souvenirs confus,
Du haut des branches touffues ?

Ils déplaisent vivement aux miennes. Je crois que cela tient à ce que le fus de confus est bref, tandis que le ffues de touffues est long. La voix appuie sur celui-ci et glisse, pour ainsi dire, sur le premier. Les deux syllabes n’ont pas la même valeur temporelle et ne rendent pas identiquement le même son[5]. Par contre, écoutez cette strophe de Lamartine, et dîtes si les rimes masculines et féminines en euil et euille se distinguent l’une de l’autre d’une façon appréciable.

Lorsque vient le soir de la vie,
Le printemps attriste le cœur ;
De sa corbeille épanouie
Il s’exhale un parfum moqueur ;
De toutes ces fleurs qu’il étale,
Dont l’amour ouvre le pétale,
Dont les prés éblouissent l’œil,
Hélas ! il suffit que l’on cueille
De quoi parfumer d’une feuille
L’oreiller du lit d’un cercueil[6] ?

D’autres fois on distingue bien les sexes, mais alors on n’évite pas l’assonance qui peut devenir choquante. Sainte-Beuve a écrit :

Ou plutôt fée au léger
Voltiger.
Habile, agile courrière,
Qui mène le char des vers
Dans les airs
Par deux sillons de lumière[7].

Et Verlaine :

Toutes les amours de la terre
Laissent au cœur du délétère
Et de l’affreusement amer ;
Fraternelles et conjugales
Paternelles et filiales,
Civiques et nationales,
Les charnelles, les idéales,
Toutes ont la guêpe et le ver.

Voici d’autre part une pièce où Verlaine, faisant rimer des strophes entre elles, n’observe pas la règle de l’alternance des rimes, et ce, sans que l’oreille en soit choquée :

Né l’enfant des grandes villes
Et des révoltes serviles,
J’ai là tout cherché, trouvé.
De tout appétit rêvé ;
Mais puisque rien n’en demeure,

J’ai dit un adieu léger
A tout ce qui peut changer,
Au plaisir, au bonheur même.
Et même à tout ce que j’aime,
Hors de vous, mon doux Seigneur.

La croix m’a pris sur ses ailes
Qui m’emporte aux meilleurs zèles,
Silence, expiation,
Et l’âpre vocation
Pour la vertu qui s’ignore.

Douce, chère Humilité,
Arrose ma charité,
Trempe-la de tes eaux vives
O mon cœur, que tu ne vives
Qu’aux fins d’une bonne mort[8].

Il serait, par conséquent, puéril de donner des conclusions dogmatiques en semblable matière ; l’oreille du poète est ici le seul souverain juge ; ce qui revient à dire qu’il faut biffer de nos codes poétiques la tyrannique règle de l’alternance obligatoire des rimes. Malheureusement, je ne vois pas qu’en pratique on ait encore tenté cette réforme avec le tact désirable. Assez timides, en effet, sont les essais de nos poètes contemporains ; ou bien ils suppriment totalement la rime, ou bien ils la conservent à peu près telle qu’aux temps du romantisme. J’ai lu cependant quelques strophes d’Adolphe Retté, où rimes masculines et féminines se succèdent dans un désordre voulu, qui a son charme :

L’amant, qu’une douce fièvre
Attire à tes lèvres,
Te prendra, vierge pâmée.

O hymen ! ô hyménée !

O vierge, sous les sureaux
Bruissants d’oiseaux
L’amant te tient enlacée.

O hymen ! ô hyménée !

Un cri meurt sous la feuillée
Toute frémissante…
L’amant rassure l’amante :
Une femme nous est née.

O hymen ! ô hyménée !

Et ailleurs :

Le soir dort dans les roseaux,
Et pas même un oiseau
Ne se lève.

Vois languir au long des grèves
L’eau qui rêve.
· · · · · · · · · · · ·
Entends cette voix charmante,
L’eau qui chante.

Viens, je sais le val des fraises,
Je te tresse
Un lien de marjolaines…
Tu te détournes, tu muses
Aux bouquets blancs des sureaux ?
Je détache ta ceinture
Et je cueille ton sanglot.

L’eau lascive au loin s’argente,
L’eau qui rêve, l’eau qui chante,
L’eau qui fuit sous les roseaux.
· · · · · · · · · · · ·

Concluons donc que nous nous trouvons là en présence d’une partie de notre métrique dont l’évolution reste inachevée.

  1. Le songe d’un habitant du Mogol.
  2. Certains esprits, on le sait, prétendent même que la poésie doit avant tout être prisée pour sa valeur musicale. Schopenhauer a développé cette théorie : « Le vers, dit-il, paraît n’avoir eu pour but que de réjouir l’oreille par sa sonorité et s’être acquitté par là de tout ce qu’on peut exiger de lui. Le sens qu’il renferme en outre, la pensée qu’il exprime, se présentent maintenant comme un surcroit inattendu, à l’instar des paroles dans la musique : c’est un cadeau inespéré qui nous surprend agréablement et dont nous nous contentons, quelque mince qu’il soit, puisque nous ne prétendions rien de semblable. Si, en plus, cette pensée est de telle sorte qu’en elle-même, c’est-à-dire exprimée en prose, elle possède une valeur, notre ravissement est à son comble. J’ai gardé de mon enfance ce souvenir que, pendant un temps, je me suis délecté à l’harmonie des vers, bien avant d’avoir découvert qu’ils renfermaient toujours un sens et des pensées. D’après cela, il ne faut pas s’étonner qu’il existe, et dans toutes les langues, je pense, une poésie de pure harmonie sonore et dépourvue presque totalement de sens. » (Le Monde comme Volonté et comme Représentation. Traduction Cantacuzène.) Encore y aurait-il lieu de faire remarquer que le propre de la musique est de nous satisfaire sans rien exprimer complètement. Le mystère est son empire ; la poésie, elle, embrasse un domaine connexe à celui de la musique, mais beaucoup plus restreint ; aussi lui demandons-nous de plus précises satisfactions. Le vers, écrivait dernièrement M. Sully-Prudhomme, « a pour objet de faire bénéficier la parole de l’expression musicale dans toute la mesure compatible avec la claire intelligence du sens, et, réciproquement, de faire bénéficier l’expression musicale de la précision que lui communique le langage en spécifiant par leurs causes les émotions et les sentiments qu’il lui confie. (Qu’est-ce que la Poésie ? — Revue des Deux Mondes, du 1er octobre 1897.)
  3. Poésies de l’Époque des Thungs.
  4. Voici, à titre de curiosité, le fameux sonnet des Voyelles qui a donné naissance aux premières recherches sur l’audition colorée :

    A, noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
    Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
    A noir, corset velu des mouches éclatantes
    Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

    Golfe d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
    Lame des glaciers fiers, roi blanc, frissons d’ombelles ;
    I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles,
    Dans la colère ou les ivresses pénitentes.

    U, cycles, vibrements divins des mers virides.
    Paix de pâtis semés d’animaux, paix des rides
    Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

    O, suprême clairon, plein de strideurs étranges,
    Silences, traversées des mondes et des anges ;

    O l’Oméga, rayon violet de ses yeux !

  5. Le grammairien Restaud disait : « On peut donner pour règle générale que, quand les rimes masculines sont bonnes ou suffisantes, elles sont encore meilleures en devenant féminines par l’addition de l’e muet ; parce que, outre la conformité de son que l’e muet y ajoute, il oblige encore d’appuyer davantage sur la pénultième syllabe et eu rend par là le son plus plein qu’il n’était auparavant. Par exemple, si consacré et révéré, soupir et désir riment assez bien, consacrée et révérée, soupire et désire rimeront encore mieux. » Restaud ne faisait là que constater une règle générale de notre prononciation, règle qui veut que l’accent tonique porte sur la dernière syllabe quand le mot ne se termine pas par un e muet, et sur l’avant-dernière, dans le cas contraire. On sait que c’est un étranger, l’abbé Scoppa, qui, le premier, en 1811, énonça cette loi si simple à laquelle depuis des siècles nous nous conformions sans nous en douter.
  6. (Premières Méditations poétiques.) Les Pavots.
  7. La Rime (Poésies de Joseph Delorme).
  8. Paul Verlaine, Sagesse.