Le Second Rang du Collier/Chapitre I

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Félix Juven (p. 1-16).





I



— Je suis sûr, Théo, que mam’zelle Huai, enseigne à vos filles le plus pur accent marseillais et qu’elles prononcent : des oiegnons.

C’est Paul de Saint-Victor qui taquine ainsi mon père, à propos de notre institutrice, Mlle  Honorine Huet (qu’il prononce : Huai, méchamment sans faire sonner le T, pour imiter le parler du midi) car il a une antipathie marquée pour la grave personne qui nous dirige. Quand il vient à la maison, il ne manque jamais de lui décocher, du haut de son raide faux col, quelque piquante malice, qu’Honorine accueille par un rire gras, qui sonne faux, et des minauderies pincées. Toujours, aussi, le grand critique s’arrêtait, comme s’il le voyait pour la première fois, devant : Le règlement, que Mlle  Huet avait placardé sur une porte, et qui disciplinait chaque heure de notre journée. Il affectait une grande surprise, relisait chaque article, avec une attention narquoise et des commentaires ironiques. Une fois — il nous avait rencontrées quelques jours auparavant, à une matinée du Théâtre-Français seules dans une loge avec Mlle  Huet et écoutant mélancoliquement Britannicus — Saint-Victor ajouta de sa main au code d’Honorine un paragraphe ainsi conçu :

« Quand on aura été particulièrement méchantes, qu’on aura poussé la perversité jusqu’à ne pas se conformer au règlement, on ira, pour faire pénitence, voir une tragédie. »

Ce fut à Enghien, où nous avions passé le dernier été, que Mlle  Huet commença de régner sur ma sœur et sur moi. Succédant à la surveillance, toute affectueuse de notre gentille bonne alsacienne qui nous laissait une liberté presque complète, cette tutelle trop attentive ne pouvait pas être acceptée, par nous, sans rébellion et sans luttes. Cependant, le séjour à la campagne, la saison, les promenades, nous permettaient encore d’échapper assez souvent à la tyrannie ; les devoirs étaient peu nombreux et pas trop sévères ; mais nous voyions approcher avec inquiétude la fin des vacances.

Le retour d’Enghien à Paris fut marqué par un incident comique, résultat d’une méchante espièglerie de ma sœur et de moi, dirigée contre l’institutrice.

La passion de Mlle  Huet pour les escargots n’était pas égoïste : pieusement, en rentrant à Paris, elle en rapportait à sa mère plein un panier de tout vivants. Dès l’aube, elle était allée les cueillir sur les vignes roussies par l’automne, tenant secrète son expédition, car elle savait notre répugnance à tous pour son mets favori. Aussi ne soufflait-elle mot sur le colis supplémentaire qu’elle emportait, posé à terre, dans le wagon, et à demi dissimulé par sa jupe.

Tout de suite ce mystérieux paquet nous avait intriguées et nous n’avions pas été longues à découvrir, par le cliquetis des coquilles grouillantes, ce qu’il contenait.

La malice fut vite résolue : le panier adroitement entr’ouvert ; et, le coup fait, la contemplation innocente du paysage nous absorba complètement.

Le cri que nous attendions, sans avoir l’air d’y penser, ne tarde pas à éclater : l’exode des escargots est commencée : cornes tendues ils explorent la voiture et les jambes des voyageurs, argentant les vêtements, engluant les capitons. On s’affole, des écrasements flasques craquent sous les pieds ; Mlle  Huet, cramoisie et conciliante, cherche à rattraper les fugitifs pour les replonger dans leur geôle, mais ma mère, impitoyable, empoigne le panier et envoie le tout par la portière.

À cette fin d’automne, en revenant de la campagne, Mlle  Huet retourna habiter chez elle avec sa mère et sa sœur, la belle Virginie, qui nous donnait cà et là de vagues leçons de piano ; mais à peine étions-nous levées qu’elle arrivait, ponctuelle, et nous prenait en main, comme un attelage encore mal dressé.

À force de patience, de ténacité : grâce à une faconde persuasive dont elle nous étourdissait, la pompeuse Honorine parvenait à vaincre nos révoltes et nous conduisait presque comme elle le voulait.

Ce fut pour moi une sorte d’abdication de ma personnalité, un renoncement, une veulerie de volonté et presque de pensée, qui fait cette époque de ma vie la plus vide, la moins vivante.

Nous avions l’air, ma sœur et moi, de personnes très sages, nous subissions les devoirs, accomplissant des tâches machinales, nous immobilisant dans des essais de couture, et nous ne retrouvions un peu d’entrain que le soir, quand la porte s’était refermée sur le départ tumultueux de Mlle  Huet.

Le dimanche, comme nos parents dînaient toujours en ville, elle restait avec nous et nous conduisait « en partie fine » disait-elle, dîner au restaurant, le plus souvent place de la Bourse « Au rosbif » une renommée d’alors. Ces orgies, à un franc par tête, nous semblaient assez mornes ; nous regrettions le riz au lait de jadis et les lectures des romans de George Sand, qui faisaient verser tant de larmes à notre douce et sentimentale Marianne.



Toutes sortes de conciliabules avaient lieu à la maison ; des gens inconnus venaient, à des heures fixées, conduits, le plus souvent, par la belle Virginie Huet, pianiste de plus en plus éminente. On s’enfermait, on discutait, des éclats de voix arrivaient jusqu’à nous, tandis que, penchées sur nos cahiers, nous écrivions quelque dictée, qu’Honorine égrenait distraitement, l’oreille tendue vers les bruits du salon.

Mon père ne faisait pas partie de ces réunions ; ce tourbillonnement insolite évoluait autour de ma mère, qui semblait très affairée et dans un état de surexcitation joyeuse.

Tout s’expliqua un jour : il s’agissait de l’organisation d’une tournée artistique, d’une série de concerts donnés à Nice, pendant la saison d’hiver.

Virginie faisait partie de la combinaison ; elle était engagée comme pianiste, plutôt à cause de ses bras de statue et de son profil biblique, que de sa valeur artistique, très contestable, je crois.

Il fut convenu que Mme  Huet mère accompagnerait sa fille à Nice et que ma mère partirait avec elles. On ferait là-bas ménage commun.

Nous avions tout de suite pressenti quel serait, pour nous, le résultat de cette aventure. Le départ de ma mère amenait logiquement l’installation complète de l’institutrice à la maison, tant que durerait l’absence.

Cela eut lieu, en effet, le lendemain même du départ ; Honorine emménagea, et, comme le logis de la rue Richer restait désert, elle dut joindre à ses bagages le gros matou tigré de sa mère et le bengali de sa sœur.

L’arrivée du chat nous intéressa.

Au sortir du panier, où il était blotti tout effaré, on présenta au nouveau venu, qui s’appelait Gil Blas de Santillane, Don Pierrot de Navarre, notre angora blanc, chéri de tous. Don Pierrot cligna ses doux yeux, pour faire accueil à son hôte, mais celui-ci, qui, avec son museau noir et sa robe bigarrée, aurait pu tenir le rôle d’Arlequin, était peu sociable : il lui cracha au nez, et, dès qu’il put s’enfuir, d’un bond prodigieux, gagna le sommet de l’armoire à glace et disparut derrière le fronton de palissandre. Là, sans doute, il se mit en observation, pour se rendre compte, à loisir, du nouvel état de choses.

Mon père prit la chambre de ma mère et abandonna la sienne à Mlle  Huet, qui, dès lors, dirigea tout dans la maison, en nous surveillant de plus près encore.

À peine nous était-il possible de récriminer, en secret, dans la compagnie de Marianne et d’Annette, la cuisinière, qui formaient avec nous une ligue contre l’ennemi commun. Nous n’avions cependant aucune haine contre l’institutrice, pas méchante du tout et qui s’efforçait d’être agréable ; mais il était entendu, d’abord qu’elle nous opprimait, ensuite qu’elle nous dégoûtait. Ce parler nasillard, qui était son signe distinctif, nous préoccupait beaucoup. Nous avions entendu dire qu’il était causé par la présence, dans son nez, d’un polype. De vagues notions zoologiques nous donnaient à penser que le polype était un animal, très vilain et très effrayant, et nous nous attendions à le voir s’échapper, un jour, du nez bourbonnien qui lui servait de caverne. La sensible Marianne surtout était impressionnée, au point qu’elle mettait des gants pour faire le lit de mademoiselle.

Inspirer le respect, était cependant une des prétentions de Mlle  Huet et nous nous efforcions d’être polies. Quelquefois, pourtant, après nous être longtemps contraintes, ma sœur et moi, nous pouffions de rire, au milieu de la leçon, parce que Honorine, au retour de quelque course, avait oublié, en ôtant son chapeau, de retirer son tour-de-tête !… C’était une affreuse ruche de tulle qui, en ce temps-là, se plaçait sous les capotes pour encadrer coquettement le visage ; elle était ordinairement cousue au chapeau, mais souvent aussi indépendante ; on la posait alors autour de la figure en l’attachant sous le menton par un petit ruban, puis on mettait le chapeau, et cela se rejoignait tant bien que mal. Mlle  Huet oubliait toujours de retirer son tour-de-tête et cela nuisait beaucoup à son prestige ; elle traînait, comme toujours, des robes très longues, en dandinant sa vaste corpulence et en redressant la tête d’un air digne ; mais la diable de ruche, derrière laquelle les oreilles s’étalaient, larges et rougies, lui donnait l’air d’une poule effarée, et notre respect s’éparpillait sous le fou rire.

— Té ! mon tour-de-tête !… s’écriait Honorine, en l’enlevant d’un mouvement brusque, il n’y a pas tant de quoi rire.

Mon père, lui, qui n’aimait guère la contrainte, ni les règlements sévères, se tenait à quatre pour ne pas être de notre parti et garder son sérieux, quand nous répétions quelque sentence péremptoire de mademoiselle, en imitant son accent marseillais. Cependant il lui fallait bien soutenir l’autorité et affirmer les bienfaits de la discipline.

Même nos jeux étaient surveillés ; Mlle  Huet croyait peut-être les rendre plus attrayants en y prenant part.

Notre jouet de prédilection était un théâtre, dans lequel s’enrôlait une troupe toujours grossissante de poupées à ressorts. Honorine feignait de s’intéresser beaucoup aux folles pièces que nous improvisions. Tout en faisant des trous au poinçon dans sa broderie anglaise, tendue sur une bande de toile cirée verte ; elle écoutait, critiquait, donnait des conseils et s’efforçait de nous diriger vers un art théâtral moralisateur et instructif : l’histoire de France ; les héros célèbres ; des résumés des tragédies classiques. Mais nous préférions de beaucoup les évocations des contes de Perrault ou les échos fantaisistes du répertoire italien. Pourtant, un jour, elle nous suggéra une idée, qui nous séduisit tout de suite et dont la réalisation nous occupa longtemps. Il s’agissait de faire une surprise à notre père, en tirant une pièce d’un de ses romans pour la jouer sur notre théâtre.

Le choix s’arrêta sur Avatar, dans lequel Mlle  Huet découpa un scénario rapide. Je ne me souviens guère de ce que furent les mérites de cette adaptation. J’ai retenu seulement que, afin d’être plus pittoresque, au lieu du vêtement moderne, on adopta le costume du temps de Henri III, pour les poupées, ce qui permit de leur poser sur l’épaule un petit manteau de velours et de leur attacher au côté une petite épée taillée dans une allumette. L’Avatar des âmes, entre les deux héros, se faisait au moyen de deux houppettes d’ouate, attachées chacune à un fil, trempées dans l’alcool et enflammées, ce qui nous parut admirable.

Mon père, le monocle à l’œil, écouta la pièce avec beaucoup de patience et mit une complaisance charmante à s’émerveiller. Il complimenta Honorine sur l’ingéniosité de l’adaptation, bien qu’elle affirmât, mollement, n’y être pour rien, afin de nous en laisser toute la gloire.



Je lui gardai longtemps une rancune particulière pour une méchanceté qu’elle me fit, qui m’avait extrêmement mortifiée : un soir d’hiver où, pelotonnée dans mon lit, je ne pouvais m’endormir, tant j’avais froid, j’eus l’idée d’aller décrocher dans la garde-robe tous mes vêtements pour m’en faire des couvertures. Cela forma un monceau inégal et chancelant, sur lequel, pour lui donner de la stabilité, je couchai une chaise ; puis, avec beaucoup de précautions, je me glissai entre mes draps.

Le lendemain matin je fus éveillée, en sursaut, par des cris d’orfraie. C’était Honorine, en pâmoison devant ce tableau imprévu. Ses grands bras levés exprimaient la stupéfaction et l’horreur.

— Sa robe de popeline ! Son paletot de velours ! Son col en vison d’Amérique !…

Ses bras se refermèrent, empoignant la chaise et une grande partie des pièces à conviction, puis elle sortit de la chambre.

Mon père était au salon, avec un visiteur ; Mlle  Huet poussa du pied la porte à deux battants et apparut aux regards hébétés des deux causeurs interrompus. Elle jeta devant eux, sur le parquet, tout le tas qu’elle portait, plus la chaise ; puis, du même beau mouvement tragique, elle revint à mon lit, emporta le reste, qu’elle éparpilla de la même façon.

— Voici ce que Mlle  Judith avait sur son lit, cria-t-elle d’un ton qui réclamait vengeance.

Assez inquiète, je tendais l’oreille, mais je reconnus bientôt que l’indignation de mon père n’était pas à la hauteur du forfait. Je l’entendis éclater de rire, et Honorine eut beau s’efforcer d’attiser sa colère, il refusa de punir et décréta seulement que le jour même il fallait m’acheter un édredon.



Subitement, je pris une importance extraordinaire aux yeux de Mlle  Huet. Il m’arrivait quelquefois la nuit de me lever dans de légers accès de somnambulisme. J’ouvrais la fenêtre et les persiennes, ce qui était assez grave au cinquième ; puis j’errais dans l’appartement, mon oreiller sous le bras, et j’allais souvent le jeter sur le lit de l’institutrice, qui s’éveillait, très effrayée. Mais lorsqu’elle eut compris que je dormais, que j’étais un sujet, peut-être lucide, elle fut vivement intéressée et m’interrogea, avec méthode, sur les mystères de l’avenir. En général, je m’éveillais dès qu’on me parlait, et je ne pus rien dévoiler. Ce fut mademoiselle qui nous découvrit alors tout une partie de son état d’âme qu’elle avait jusque-là tenue secrète. Elle s’occupait de spiritisme, de tables tournantes, d’occultisme et de magnétisme !… C’était là sa vie inconnue, sa passion cachée. Elle était affiliée à toutes sortes de Sociétés singulières, à des êtres inspirés, qui fréquentaient chez les esprits et ne voyaient que le monde invisible.

Honorine ne put s’empêcher de parler à ses amis du jeune sujet qu’elle avait en sa puissance, ni résister au désir de me présenter à eux. Ma sœur et moi, nous fûmes alors adroitement initiées aux mystères du spiritisme, et incitées à ne pas parler à nos parents du grand honneur qu’elle voulait bien nous faire, de nous présenter à l’un des maîtres les plus fameux.

Ce maître était un personnage très cocasse, qu’on appelait le comte d’Ourch. Court, trapu, avec une petite tête ronde où floconnaient des cheveux et des favoris jaunes pâles mêlés de blancs, il avait un air à la fois jovial et inquiet ; il s’agitait, se retournait, riait sans cause apparente ; en vous parlant il semblait écouter d’autres interlocuteurs, quelquefois s’interrompait au milieu d’une phrase et s’enfuyait.

Chez lui, on butait toujours contre deux lévriers couchés de tout leur long sur le parquet, qui se laissaient marcher dessus plutôt que de se déranger, et tenaient une place énorme.

Le comte d’Ourch accueillait, le plus souvent, Mlle  Huet par le récit d’aventures extraordinaires, dites avec des éclats de voix retenus, des mines effarées et de longs points d’exclamations.

— Eh bien, il y en a de bonnes ! s’écriait-il dès notre entrée, en s’agitant sur son fauteuil, où souvent le clouait la goutte. Regardez mon bahut en chêne sculpté… Qu’en dites-vous ?…

— Je ne vois rien, disait Mlle  Huet.

— Vous ne voyez rien ? Il est fendu en zig-zag, regardez, on dirait la foudre. Des esprits forcenés se sont battus là-dedans cette nuit, frappant des coups à réveiller tout le quartier. Ils m’en veulent, mais je les ai domptés, ils n’ont pas pu sortir.

Ou bien c’était pire encore. Étant couché il avait été enlevé avec son lit jusqu’au plafond ; le chevet était allé écorner les moulures, puis brusquement on l’avait laissé retomber.

Nous écoutions ces histoires bouche bée, regardant, en dessous, Mlle  Huet pour voir si elle y croyait. L’expression enthousiaste de sa noble figure nous impressionnait.

On nous conduisait alors dans le salon, où l’on maintenait toujours une obscurité presque complète ; le comte nous faisait asseoir devant une table, en nous recommandant de poser dessus nos mains étendues, de ne pas bouger et de nous taire ; puis il s’en allait échanger de mystérieuses confidences avec Mlle  Huet.

Ces longues stations, dans la pénombre, ne nous amusaient guère. Nous aurions bien voulu entendre le sabbat des armoires et surtout voir le comte d’Ourch enlevé dans son lit jusqu’au plafond ; les coups sourds frappés dans la table, nous payaient mal l’ennui de l’attente. Dès qu’ils se faisaient entendre, nous appelions Mlle  Huet, qui revenait avec le maître. Celui-ci allait chercher une médaille, large comme une soucoupe, et enfermée dans un étui de soie brodée. Il la posait sur la table, en disant que si l’esprit qui se manifestait était un mauvais esprit il serait réduit au silence. L’esprit, presque toujours, subissait l’épreuve victorieusement, ne fuyant pas au contact de la relique. Alors le comte l’interrogeait, en récitant l’alphabet, à n’en plus finir.

On nous conduisait aussi quelquefois dans des soirées, pour lesquelles Mlle  Huet nous empanachait de plumes jaunes. C’était dans le quartier du Temple, chez d’obscurs bourgeois, dont les logis étroits contenaient avec peine les invités, en toilettes prétentieuses ; le sirop de groseille alternait avec le sirop d’orgeat, tandis que de vieilles demoiselles, professeurs de musique, chantaient des romances sentimentales.

Le comte d’Ourch paraissait quelquefois à ces fêtes. C’était alors une effervescence émue, la musique cessait et, à notre grand ennui, on recommençait à interroger les tables.



L’hiver s’écoulait, calme, et assez monotone pour nous.

Gil Blas de Santillane était descendu des hauteurs de l’armoire à glace ; il avait pris en grande amitié don Pierrot et le débarbouillait consciencieusement en promenant sa langue râpeuse sur la longue fourrure couleur de neige. Le bengali de la belle Virginie sautillait sans relâche en pépiant, et les nombreux canaris de la volière — qu’une amie avait donné à garder et ne reprenait plus — s’égosillaient à qui mieux mieux et emplissaient l’appartement de roulades stridentes. Cela égayait un peu le silence, et l’ennui lourd des devoirs à faire.

Très occupé, mon père était entraîné au dehors par des amis et des collègues, nous ne le voyions guère ; Mlle  Huet, d’ailleurs, nous tenait le plus possible à l’écart des réunions et des visites dont il ne nous arrivait plus que de confuses rumeurs à travers les portes. Elle avait imaginé de nous conduire au catéchisme, où nous somnolions sous le flux de sévères conférences. Il fallait en faire des résumés, cependant ; mais Mlle  Huet, très ferrée, quoique juive, sur l’histoire religieuse chrétienne, les rédigeait entièrement, ce qui nous valait, à chaque concours, de glorieux cachets d’argent et d’or, dont nous n’étions pas fières du tout.


Les nouvelles de Nice, qui avaient d’abord été joyeuses et agréables, devenaient depuis quelque temps assez inquiétantes.

Mon père ne nous communiquait plus les lettres que ma mère lui écrivait. Il nous disait seulement qu’elle se portait bien et nous embrassait, en nous recommandant de ne pas tracasser le chat et ne pas faire peur aux oiseaux. De son côté, Honorine paraissait soucieuse et ne soufflait mot des nouvelles qu’elle recevait de sa mère et de sa sœur.

Un jour, l’adresse de ma mère, à Nice, changea. Le ménage, là-bas, était disloqué.

Que s’était-il passé ? rivalité d’artistes ?… incompatibilité d’humeur ?… la vivacité méridionale et la violence italienne, avaient-elles amené un choc ?…

Jamais nous n’avons su exactement ce qui était arrivé. Jusqu’au retour de ma mère, Honorine continua à nous diriger et à s’occuper du ménage ; elle déménagea quelques jours avant l’arrivée, emporta Gil Blas de Santillane et le bengali, puis reprit l’habitude de venir le matin, pour s’en retourner le soir.

Seulement, entre elle et ma mère on sentait la situation tendue. Elles s’évitaient le plus possible, ne se parlaient pas, sans laisser échapper des mots aigres, des allusions rancuneuses ; et la contrainte résignée de l’institutrice se traduisait pour nous en exigences plus aiguës et en sévérité plus solennelle.