Le Secret de lady Audley/28

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Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 37-50).

CHAPITRE XXVIII

En commençant par l’autre bout.

Robert Audley marchait lentement sous les arbres sans feuilles, et il songeait à la découverte qu’il venait de faire.

« Ce que j’ai dans ma poche, calculait-il, est l’anneau qui rattache la femme dont George Talboys a lu la mort dans le Times à celle qui est maintenant toute-puissante dans la maison de mon oncle. L’histoire de Lucy Graham finit brusquement au seuil de l’établissement de mistress Vincent. Elle est entrée chez la maîtresse de pension au mois d’août 1854. Mistress Vincent et miss Tonks n’ont pu me dire d’où elle venait, ni me fournir un seul renseignement sur les secrets de sa vie depuis le jour de sa naissance jusqu’au moment de son arrivée. Il m’est impossible d’aller plus loin dans cette recherche rétrospective des antécédents de milady ; que faut-il donc que je fasse si je veux tenir la promesse que j’ai faite à Clara Talboys ? »

Il fit quelques pas en agitant cette question dans son esprit. Les ombres du soir qui descendaient lentement sur sa figure ajoutaient encore à l’expression douloureuse de sa physionomie. Son cœur se serrait sous le poids du chagrin et de la crainte.

« Mon devoir est tout tracé, songeait-il, quoique pénible… il n’en est pas moins clair, il me conduit fatalement à porter la ruine et la désolation chez ceux que j’aime. Il faut que je commence par l’autre bout… oui, il faut que je découvre l’histoire d’Helen Talboys depuis le départ de George jusqu’au jour des funérailles dans le cimetière de Ventnor. »

M. Audley monta dans une voiture qui passait et se fit reconduire chez lui.

Il arriva à Fig-Tree Court assez à temps pour écrire quelques lignes à miss Talboys et mettre sa lettre à la poste de Saint-Martin-le-Grand avant qu’il fût six heures.

« Ce sera un jour de gagné, » se dit-il en se rendant à la Direction générale des Postes avec cette courte lettre.

Il avait écrit à Clara Talboys pour lui demander le nom du petit port de mer où George avait rencontré le capitaine Maldon et sa fille ; car, malgré l’intimité qui existait entre George Talboys et Robert, ce dernier savait à peine quelques détails insignifiants sur la vie qu’avait menée son ami depuis son mariage.

Depuis le moment où George Talboys avait lu dans le Times la nouvelle de la mort de sa femme, il avait évité toute allusion à l’histoire de son mariage, qui s’était terminée si brusquement, et à des souvenirs qui s’effaçaient devant une si terrible réalité.

Cette courte histoire renfermait trop de souffrances. George devait se reprocher sans cesse cet abandon qui avait dû paraître si cruel à celle qui attendait ! Robert Audley avait surpris cela, et le silence de son ami ne l’avait pas étonné. Ils avaient tous deux évité ce sujet et Robert ignorait aussi complètement l’histoire de cette malheureuse année, dans la vie de son camarade de collège, que s’ils n’eussent jamais vécu en amis dans sa retraite du Temple.

La lettre écrite à miss Talboys, par son frère George, un mois après son mariage, était datée d’Harrowgate. C’était donc à Harrowgate, concluait Robert, que le jeune couple avait passé sa lune de miel.

Robert Audley priait Clara Talboys de répondre par le télégraphe, pour éviter un retard d’un jour dans l’accomplissement de la promesse qu’il avait faite.

La dépêche télégraphique parvint à Fig-Tree Court le lendemain avant midi.

Le nom du port de mer était Wildernsea, Yorkshire.

Une heure après la réception de ce message, M. Audley arriva à la station de King’s-Cross et prit son billet pour Wildernsea. Le train express partait à deux heures moins un quart.

Il traversa, dans son voyage vers le nord, d’immenses plaines où se montrait çà et là quelque verdure. Cette route ne lui était pas familière, et ce paysage monotone l’attrista. Le but de son excursion, qu’il avait sans cesse présent à l’esprit, assombrissait tous les objets qui frappaient sa vue.

Il faisait nuit quand le train arriva au débarcadère de Hull ; mais Robert Audley n’était pas au terme de sa course. On le conduisit à moitié endormi et en compagnie des facteurs chargés du bagage des voyageurs à un autre train qui devait l’amener à Wildernsea, en passant sur les bords de l’océan Germanique.

Une demi-heure après avoir quitté Hull, Robert sentit sur son visage la fraîcheur de la brise de la mer qui entrait par une portière ouverte, et au bout d’une heure le train s’arrêta à une station isolée bâtie au milieu d’un désert de sable et habité par deux ou trois employés dont l’un fit sonner à toute volée la cloche qui annonçait le train.

M. Audley fut le seul voyageur qui descendit à cette station. Le train continua sa marche vers d’autres coins de terre plus riants avant que l’avocat fût revenu à lui et eût ramassé son portemanteau, découvert avec peine au fond d’un wagon plein de bagages et éclairé par une seule lanterne.

« Est-ce que les colons de l’Amérique du Nord se trouvent aussi dépaysés que je le suis ce soir ? » se demanda-t-il en essayant de voir clair dans les ténèbres.

Il appela un des facteurs et lui montra son porte-manteau.

« Voulez-vous me porter cela à l’hôtel le plus voisin, lui dit-il, et pourrai-je y trouver un lit ? »

Le facteur se mit à rire en soulevant le porte-manteau.

« Vous aurez trente lits, si cela vous plaît, répondit-il. Les hôtels de Wildernsea chôment en cette saison. Par ici, monsieur. »

Le facteur ouvrit une porte, et Robert Audley se trouva sur une pelouse qui s’étendait tout autour d’un immense bâtiment dont deux fenêtres seulement étaient éclairées ; et comme elles étaient très-loin l’une de l’autre, elles ressemblaient chacune à la lueur rouge d’un phare au milieu de la nuit.

« C’est ici l’hôtel Victoria, monsieur, lui dit le facteur. Vous ne sauriez croire combien de monde nous avons eu cet été. »

En voyant la pelouse privée de sa verdure, les kiosques en bois déserts et les sombres fenêtres de l’hôtel, il était en effet difficile de s’imaginer que la gaieté pût jamais régner en pareil endroit ; mais Robert Audley écouta de bonne grâce ce qu’il plut au facteur de lui dire, et suivit tristement son guide vers une petite porte du grand hôtel. Par cette porte on entrait dans une salle confortable où les visiteurs peu fortunés trouvaient, en été, les rafraîchissements qu’ils désiraient prendre sans être exposés aux regards narquois des garçons en livrée qui se tenaient à l’entrée principale.

Les visiteurs n’étaient pas nombreux à cette époque de l’année, et ce fut le maître d’hôtel lui-même qui introduisit Robert dans un appartement encombré de tables et de fauteuils qu’il appela pompeusement le salon.

M. Audley s’assit à côté du feu et allongea ses jambes de chaque côté du foyer, tandis que le maître d’hôtel enfonçait son tisonnier dans un amas de charbon et en faisait jaillir une flamme réchauffante.

« Si vous préfériez un salon particulier, monsieur… commença le maître d’hôtel.

— Non, merci, celui-ci me paraît suffisamment désert. Je vous serais obligé de me commander une côtelette de mouton et une pinte de sherry.

— Tout de suite, monsieur.

— Je vous serais encore plus obligé si vous vouliez m’accorder quelques instants de conversation avant de songer à mon dîner.

— Mais avec plaisir, monsieur ; nous voyons si peu de monde en ce moment, que nous sommes bien aises de contenter les personnes qui nous arrivent. Désirez-vous des renseignements sur les environs de Wildernsea et les distractions qu’on y trouve, ajouta le maître d’hôtel, tirant de sa poche, sans y prendre garde, un petit guide de l’endroit qu’il vendait au comptoir… Je serais très-heureux de…

— Ce ne sont pas les environs de Wildernsea qui m’intéressent, interrompit Robert, protestant faiblement contre la volubilité du maître d’hôtel. Je veux vous adresser quelques questions sur des personnes qui ont vécu ici autrefois. »

Le maître d’hôtel s’inclina en souriant d’un air qui témoignait de toute sa bonne volonté à débiter la biographie de tous les habitants du petit port de mer, si cela pouvait plaire à M. Audley.

« Depuis combien de temps habitez-vous ici ? demanda Robert, sortant son agenda de sa poche. Cela vous ennuierait-il si je prenais des notes sur vos réponses ?

— Pas le moins du monde, monsieur, reprit le maître d’hôtel enchanté de la tournure solennelle que Robert donnait à l’affaire. Notez les détails qui peuvent avoir quelque importance pour vous dans un temps à venir…

— C’est ce que je vais faire… murmura Robert en interrompant ce flux de paroles. Merci… Vous êtes ici depuis…

— Six ans, monsieur.

— Depuis 53.

— Depuis novembre 1852. J’étais à Hull avant cette époque. Cette maison n’était finie que depuis le mois d’octobre quand j’y entrai.

— Vous souvient-il d’un lieutenant de navire qui était, je crois, en demi-solde à cette époque… il se nommait Maldon.

— Le capitaine Maldon, monsieur.

— Oui, on l’appelait d’habitude le capitaine Maldon… Je vois que vous vous souvenez de lui.

— Oui, monsieur. C’était une de nos meilleures pratiques. Il passait toutes ses soirées dans le salon où nous sommes, quoique les murs fussent humides, car nous ne pûmes faire poser les tentures qu’une année après. Sa fille épousa un jeune officier qui vint ici avec son régiment vers Noël de 1852. Le mariage eut lieu à Wildernsea ; ils passèrent un mois sur le continent et revinrent ensuite. Mais le mari partit pour l’Australie en laissant sa femme une semaine ou deux semaines après qu’elle fut devenue mère. L’affaire fit grand bruit dans Wildernsea, et mistress… mistress… j’ai oublié le nom.

— Mistress Talboys.

— C’est cela même, mistress Talboys. On plaignit beaucoup mistress Talboys dans Wildernsea, car elle était très-jolie et savait se faire aimer de tout le monde.

— Combien de temps M. Maldon et sa fille restèrent-ils à Wildernsea après le départ de M. Talboys ? demanda Robert.

— Je ne sais… voyons… ma foi, je ne pourrais vous le dire au juste. Je sais que M. Maldon venait d’arriver ici et racontait à qui voulait l’entendre comment sa fille avait été traitée par un jeune homme en qui il avait toute confiance ; mais j’ignore à quelle époque il quitta Wildernsea… Mistress Barkamb vous le dirait certainement.

— Mistress Barkamb ?

— Oui, mistress Barkamb, la propriétaire du no 17, North Cottages, où habitaient M. Maldon et sa fille. C’est une femme très-polie, et je suis sûr qu’elle vous racontera tout ce que vous lui demanderez.

— Merci, j’irai voir mistress Barkamb demain… Attendez… encore une question, Reconnaîtriez-vous mistress Talboys, si vous la voyiez ?

— Sans doute, monsieur, aussi bien qu’une de mes filles. »

Robert Audley inscrivit l’adresse de mistress Barkamb sur son agenda, mangea sa côtelette, but quelques verres de sherry, fuma un cigare, et se retira ensuite dans son appartement, où un bon feu avait été allumé.

Il s’endormit promptement : la fatigue des deux jours précédents était en dehors de ses habitudes. Mais son sommeil ne fut pas long. Il entendit le vent gémir sur la vaste étendue des sables du rivage et le clapotement monotone des vagues. Ces bruits étranges, joints aux pensées mélancoliques suggérées par un voyage désagréable, se transformèrent, en reparaissant sans cesse dans son cerveau alourdi, en visions d’objets fantastiques qui n’ont jamais existé ni pu exister sur la terre, et qui avaient cependant quelques vagues liaisons avec les événements réels dont se souvenait le dormeur.

Dans ces rêves pénibles, il vit le château d’Audley arraché aux verts pâturages et aux ombrages du comté d’Essex, transplanté sans tous ses accessoires sur cette plage déserte, et menacé par les vagues mugissantes qui semblaient prêtes à engloutir la maison qu’il aimait. À mesure que les vagues s’approchaient de plus en plus de la maison, le dormeur aperçut une figure pâle au milieu de l’écume argentée, et il reconnut milady, qui, transformée en sirène, attirait son oncle vers l’abîme. Au-delà des eaux, des nuages gigantesques plus noirs que l’encre et plus épais que les ténèbres apparaissaient aux yeux du rêveur ; mais pendant qu’il regardait cet horizon étrange, ces nuages précurseurs de la tempête disparurent peu à peu, et un rayon de lumière vint danser sur les vagues hideuses qui se retirèrent lentement sans entraîner la maison loin du bord.

Robert s’éveilla avec le souvenir de ce rêve et éprouva une sensation de bien-être, car le poids immense qui oppressait sa poitrine venait d’être enlevé.

Il se rendormit ensuite et ne s’éveilla que lorsque le pâle soleil d’hiver pénétra dans sa chambre à travers les persiennes. La voix aiguë d’une servante vint retentir à sa porte en annonçant qu’il était huit heures et demie passées. À dix heures moins un quart il avait quitté l’hôtel Victoria et cheminait sur une plate-forme solitaire en face des maisons qui se dressaient sur le bord de la mer.

Ces maisons carrées s’étendaient jusqu’au petit port dans lequel deux ou trois vaisseaux marchands et des bateaux à charbon se trouvaient à l’ancre. Au delà du port se dessinaient les murs grisâtres d’une caserne séparée de Wildernsea par une crique et reliée par un pont en fer. L’habit rouge de la sentinelle qui se promenait entre deux canons postés aux angles du mur était le seul objet de couleur qui relevât la teinte grise des maisons et de la mer.

D’un côté du port, une longue jetée s’avançait dans la mer. On l’aurait crue bâtie pour quelque Timon moderne, trop misanthrope pour se contenter de la solitude de Wildernsea et désireux de s’éloigner plus encore de ses semblables.

C’était sur cette jetée que George Talboys avait rencontré sa femme pour la première fois pendant que le soleil charmait la vue et que la musique du régiment déchirait les oreilles. C’était là que le jeune cornette s’était laissé aller pour la première fois à cette douce illusion qui avait exercé sur sa vie une si fatale influence.

Robert contempla d’un air hargneux la ville solitaire et le port en miniature.

« Et dire, pensa-t-il, qu’un pareil endroit suffit pour conduire un homme vigoureux à sa ruine ! Il vient ici le cœur vide et heureux, et sans plus d’expérience de la femme qu’on ne peut en acquérir à une exposition de fleurs ou dans un bal. Il ne la connaît pas plus que les satellites des planètes les plus reculées ; il sait vaguement que c’est un bouton qui tourbillonne en robe bleu ou violette et une poupée gracieuse bonne à faire ressortir le talent d’une couturière. Il arrive ici ou dans quelque autre endroit du même genre, et l’univers se rétrécit tout à coup ; l’immensité du monde se condense en une centaine de mètres, et toute la création se renferme dans une boîte de carton. Les femmes belles et jeunes qu’il a vaguement entrevues dans le délire de son imagination sont là sous ses yeux, et avant qu’il ait le temps de revenir de son égarement, le charme a commencé, le cercle magique est tracé autour de lui, les enchantements se préparent, toutes les puissances de la sorcellerie sont en jeu, et la victime ne peut pas plus s’échapper que le prince aux jambes de marbre dans le conte oriental. »

En ruminant de la sorte, Robert atteignit la maison qui lui avait été désignée comme celle de mistress Barkamb. Il fut introduit aussitôt par une servante âgée et à figure sèche qui le fit entrer dans un salon où se trouvait mistress Barkamb, bonne vieille de soixante ans qui se chauffait au coin d’un maigre feu. Un vieux terrier à poil noir et gris dormait sur ses genoux. Tout dans l’appartement avait un air de vétusté, d’ordre et de confortable annonçant le calme extérieur.

« J’aimerais à vivre ici, se dit Robert, et à contempler la mer qui roule ses flots gris sous ce ciel calme et sombre. J’aimerais à vivre ici pour prier et me repentir dans cette paisible retraite. »

Il s’assit dans un fauteuil en face de celui de mistress Barkamb sur l’invitation de cette dame, et posa son chapeau par terre. Le terrier quitta les genoux de sa maîtresse et aboya au chapeau pour témoigner l’ennui qu’il lui causait.

« Je suppose, monsieur, que vous désirez louer un… sois sage, Dash… un des cottages, » dit mistress Barkamb, dont l’esprit n’allait pas au-delà d’un cercle très-étroit et qui depuis vingt ans ne songeait qu’aux locations.

Robert Audley expliqua le but de sa visite.

« Je viens vous faire une seule question, dit-il en concluant. Je veux savoir la date précise où mistress Talboys a quitté Wildernsea. Le propriétaire de l’hôtel Victoria m’a conseillé de m’adresser à vous, qui pouvez seule me la fournir. »

Mistress Barkamb réfléchit quelques instants.

« Je puis vous donner la date du départ de M. Maldon, dit-elle, car il a quitté le no 17 me devant beaucoup d’argent, et j’ai tout cela par écrit ; quant à mistress Talboys… »

Mistress Barkamb s’arrêta un moment avant de continuer.

« Vous savez que mistress Talboys est partie précipitamment ? demanda-t-elle.

— Je l’ignorais.

— Ah ! oui, elle partit précipitamment, la pauvre petite femme ! Elle avait essayé de gagner sa vie, après la fuite de son mari, en donnant des leçons de musique ; elle était bonne pianiste, et elle réussissait assez bien, mais je crois que son père lui prenait son argent et le dépensait au café ? Quoi qu’il en soit, ils eurent un jour une explication sérieuse, et le lendemain, mistress Talboys quitta Wildernsea en laissant son enfant qui était en nourrice dans les environs.

— Et vous ne sauriez me dire la date de son départ ?

— Je crains bien que non… Cependant, attendez. Le capitaine Maldon m’écrivit le jour même du départ de sa fille. Il avait du chagrin, le pauvre homme, et il venait toujours à moi quand il était triste. Si je trouvais sa lettre… elle est peut-être datée… Pensez-vous qu’elle le soit ? »

M. Audley répondit que c’était probable.

Mistress Barkamb se dirigea vers un secrétaire à côté de la fenêtre, et l’ouvrit après avoir enlevé la serge verte qui le couvrait. Ce secrétaire était bourré de papiers qui s’échappaient en tout sens des casiers. Des lettres, des reçus, des notes, des inventaires étaient entassés pêle-mêle, et ce fut parmi ces documents que mistress Barkamb tenta de retrouver la lettre du capitaine Maldon.

M. Audley attendit patiemment en suivant de l’œil les nuages grisâtres qui couraient dans le ciel et les navires qui sillonnaient la mer.

Après dix minutes de recherche et un grand bouleversement dans tous ses papiers, mistress Barkamb poussa un cri de triomphe.

« J’ai la lettre, dit-elle, et elle renferme un billet de mistress Talboys. »

La figure pâle de Robert Audley se colora d’une vive rougeur pendant qu’il tendait la main pour recevoir ce document.

« La personne qui a volé chez moi les lettres d’amour d’Helen Maldon dans la malle de George, aurait pu s’épargner cette peine, » songea-t-il.

La lettre du vieux lieutenant n’était pas longue, mais presque tous les mots en étaient soulignés.

« Ma généreuse amie — écrivait le capitaine,

« Je suis au désespoir. Ma fille m’a quitté. Vous devez vous imaginer ma douleur. Nous avons eu quelques mots hier soir à propos d’argent. Cette maudite question d’argent a toujours amené des désagréments entre nous… et ce matin, en me levant, je me suis vu abandonné. Le billet d’Helen ci-inclus m’attendait sur la table du salon.

« À vous dans ma douleur et mon désespoir,

« Henri Maldon.

« North Cottages, 16 août 1854. »

Le billet de mistress talboys était encore plus concis. Il commençait ainsi sans préambule :

« Je suis fatiguée de la vie que je mène ici, et je veux, si je peux, en trouver une plus agréable. Je vais courir le monde après avoir brisé tous les liens qui me rattachent à un passé odieux, et j’espère me faire une autre famille et une autre position. Pardonnez-moi mes caprices, mes bouderies. Vous devez me pardonner, car vous savez pourquoi j’ai agi de la sorte. Vous connaissez le secret qui explique ma vie.

« Helen Talboys. »

Ces lignes avaient été écrites par une main que Robert connaissait trop bien.

Il réfléchit pendant longtemps à la lettre d’Helen Talboys.

Que signifiaient ces deux dernières phrases : — « Vous devez me pardonner, parce que vous savez pourquoi j’ai agi de la sorte. Vous connaissez le secret qui explique ma vie. »

Il mit son cerveau à la torture pour trouver un sens à ces deux phrases. Il ne se rappelait rien, il n’imaginait rien qui pût lui en donner l’explication. Le départ d’Helen, d’après la lettre du capitaine Maldon, datait du 16 août 1854. Miss Tonks avait déclaré que Lucy Graham était entrée à Grescent Villas le 17 ou le 18 août de la même année. Entre la fuite d’Helen Talboys de chez son père et l’arrivée de Lucy Graham à l’école de Brompton, il ne s’était pas écoulé plus de quarante-huit heures. C’était un anneau bien petit dans la chaîne de l’évidence, mais c’était pourtant un anneau et qui tenait convenablement sa place.

« M. Maldon reçut-il des nouvelles de sa fille après qu’elle eut quitté Wildernsea ? demanda Robert,

— Je crois que oui, répondit mistress Barkamb, mais je ne vis plus guère le vieux capitaine à partir de ce mois d’août. Je fus obligée de faire saisir ses effets en novembre, le pauvre diable, car il me devait le loyer de quinze mois, et ce ne fut que de cette manière que je parvins à le déloger de chez moi. Nous nous séparâmes en bons amis malgré cette petite exécution, et le capitaine se rendit à Londres avec l’enfant, qui avait tout au plus un an. »

Mistress Barkamb n’avait plus rien à dire, et Robert plus rien à demander. Il obtint la permission de garder les deux lettres, et quitta la maison en les emportant dans son portefeuille.

Il revint tout droit à l’hôtel juste à l’heure du déjeuner. Un express pour Londres partait à une heure un quart. Robert envoya son porte-manteau à la station, paya sa note et se promena sur la plate-forme en face de la mer en attendant le départ du train.

« J’ai découvert l’histoire de Lucy Graham et d’Helen Talboys autant que faire se pouvait, pensait-il ; il me reste maintenant à découvrir celle de la femme qui est enterrée dans le cimetière de Ventnor. »