Le Secret de lady Audley/34

La bibliothèque libre.
Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 135-152).

CHAPITRE XXXIV

Le porteur de nouvelles.

Il était tard le lendemain dans la matinée quand lady Audley sortit de son cabinet de toilette. Elle portait un charmant négligé du matin en mousseline, tout garni de dentelles et de broderies, mais sa figure était très-pâle et ses yeux étaient entourés d’un cercle bleuâtre. Elle donna pour excuse qu’elle avait lu très-tard dans la nuit.

Sir Michaël et sa jeune femme déjeunèrent dans la bibliothèque, sur une table ronde, commodément installés au coin d’un bon feu, et Alicia fut obligée de figurer à côté de sa belle-mère, tout en se promettant de la fuir dans l’intervalle des repas.

Cette matinée de mars était triste et sombre. La pluie fine qui tombait sans relâche donnait au paysage une teinte obscure et empêchait la vue de s’étendre au loin. Il n’était arrivé que quelques lettres par le courrier du matin, et comme les journaux n’apportaient pas leurs nouvelles avant midi, la causerie n’était pas très-animée à la table du déjeuner.

Alicia regardait les gouttes de pluie qui venaient battre contre les vitres.

« Impossible de sortir à cheval aujourd’hui, dit-elle, et pas la moindre chance de voir des visites pour nous égayer, à moins que ce ridicule Bob n’affronte la boue et la pluie pour venir de Mount Stanning. »

Avez-vous jamais entendu parler d’une manière légère et indifférente de quelqu’un que vous savez mort par une autre personne qui ignore la nouvelle ? Cette personne fait dire et faire à celui qui n’est plus les mille absurdités dont se compose la vie journalière, tandis que vous savez, vous, qu’il a disparu pour toujours de la surface de la terre, et qu’il y a, entre lui et les occupations quotidiennes des vivants, la pierre d’une tombe ? Ces allusions, quelque insignifiantes qu’elles soient, produisent une sensation désagréable dans l’esprit. Ces remarques affectent péniblement votre sensibilité nerveuse, et ce manque de respect involontaire envers la mort vous est odieux. Quels furent les motifs qui firent frissonner lady Audley en entendant le nom de Robert ? Dieu seul le sait, mais sa figure devint pâle comme la mort quand Alicia parla de son cousin.

« Oui, il viendra peut-être malgré la boue et la pluie, continua la jeune fille, et il entrera ici avec son chapeau déformé et ruisselant comme si ce dernier eût été brossé avec un petit pain de beurre frais. Une vapeur blanche s’échappera de ses vêtements et le fera ressembler à quelque divinité des eaux montrant sa tête au milieu des ondes. La boue de ses bottes salira votre tapis, milady, ses habits mouillés frôleront votre tapisserie des Gobelins, et si vous lui en faites l’observation, il le trouvera mauvais et vous demandera pourquoi vous avez des fauteuils si ce n’est pas pour s’asseoir dessus. Il vous dira qu’il vaudrait autant vivre à Fig-Tree Court, et… »

Sir Michaël Audley regardait sa fille d’un air sérieux pendant qu’elle parlait de son cousin. Il arrivait souvent à Alicia de ridiculiser Robert et de le traiter en termes peu mesurés.

« Qui sait, se disait le baronnet, si ma fille n’est pas comme cette Béatrice qui n’avait que de dures paroles pour Bénédict, mais qui en même temps l’aimait de tout son cœur. Savez-vous, Alicia, ce que m’a dit le major Melville dans sa visite d’hier ? demanda tout à coup sir Michaël.

— Je n’en ai pas la plus petite idée, répondit Alicia avec dédain ; il vous a dit peut-être que nous aurions une autre guerre avant peu ou bien un nouveau ministère, parce que les ministres actuels ne font rien qui vaille, et qu’à force de réformer ceci, cela, ils finiront par n’avoir plus d’armée du tout ; rien qu’une armée d’enfants bourrés jusqu’aux yeux d’absurdités débitées par les maîtres d’école, et portant des jaquettes et des casquettes de toile. Oui, monsieur, ils se battent dans l’Inde avec des casquettes de toile, en ce moment même, monsieur.

— Vous êtes une impertinente, miss, reprit le baronnet. Le major Melville ne m’a rien dit de tout cela : il m’a seulement raconté qu’un de vos admirateurs, sir Harry Towers, avait quitté sa résidence du Hertfordshire et renoncé à ses chevaux de chasse pour aller faire un tour d’une année sur le continent. »

Miss Audley rougit en entendant le nom de son adorateur, mais cette rougeur disparut promptement.

« Il est parti pour le continent ! dit-elle avec indifférence. Pauvre garçon ! il m’avait annoncé que c’était là son intention si… s’il ne réussissait pas dans ses projets. Sir Harry Towers, le pauvre diable, est une bonne et stupide nature, qui vaut vingt fois mieux que ce morceau de glace qui a nom Robert Audley.

— Je voudrais, Alicia, que vous ne trouviez pas tant de plaisir à ridiculiser Robert, dit sir Michaël gravement. Il a un cœur excellent et je l’aime comme un fils. Il me cause bien des chagrins depuis quelque temps. Il n’est plus le même qu’auparavant ; il s’est mis en tête des idées absurdes, et ma femme est alarmée à propos de lui, elle… »

Lady Audley interrompit son mari en secouant la tête d’un air grave.

« Il vaut mieux, dit-elle, ne pas trop parler de cela pour le moment. Alicia sait ce que je crois…

— Oui, reprit miss Audley, vous croyez qu’il devient fou, mais je sais à quoi m’en tenir : Robert n’est pas taillé pour devenir fou. Ce n’est pas dans une mare qu’éclate jamais la tempête. Il peut se faire qu’il passe le reste de sa vie à bâiller à la lune dans un état d’idiotisme qui ne lui permettra pas de comprendre qui il est et où il va, mais il n’arrivera pas jusqu’à la folie. »

Sir Michaël ne répliqua pas. Sa conversation de la veille avec sa femme l’avait inquiété et il avait beaucoup réfléchi sur ce pénible sujet.

Sa femme — la femme qu’il aimait le plus au monde et qui avait toute sa confiance — lui avait exposé avec toutes les apparences du regret et de l’agitation sa conviction de la folie de son neveu. Il avait essayé inutilement d’arriver à la conclusion qu’il désirait de tout son cœur, il avait essayé de se prouver à lui-même qu’elle s’était trompée et que son opinion n’avait rien de sérieux. Mais alors que conclure ? Puisqu’elle croyait que Robert était fou, si elle se trompait, c’était son esprit à elle qui était dérangé. Il était certain que Robert avait toujours été excentrique. Il avait du bon sens, était passablement habile ; il avait de l’honneur et les sentiments d’un gentleman, quoiqu’il fût peut-être un peu insouciant dans l’accomplissement de certains devoirs de société d’ordre inférieur ; mais il existait quelques légères différences difficiles à définir qui le séparaient des autres jeunes gens de son âge et de sa position. Il était vrai encore qu’il avait bien changé depuis la disparition de George Talboys. II était devenu rêveur, pensif, mélancolique et distrait ; il fuyait la société, passait plusieurs heures de suite sans parler, ou bien il s’échauffait par boutades et discutait avec animation des sujets tout à fait en dehors de sa sphère. Puis, il y avait encore un autre motif qui semblait donner de la force au raisonnement de milady sur l’état de ce malheureux jeune homme. Il avait vécu souvent dans la société de sa jolie et franche cousine Alicia, que l’intérêt et l’affection, selon toute apparence, lui désignaient naturellement comme la femme qu’il lui fallait. Plus encore, la jeune fille lui avait montré dans l’innocence de son cœur que de son côté du moins l’affection ne manquait pas, et pourtant malgré tout cela il avait préféré vivre seul, et laisser le champ libre à d’autres qui étaient venus demander sa main et avaient été refusés, sans qu’il donnât signe de vie.

Mais l’amour est une essence tellement subtile, une merveille métaphysique si difficile à définir, que sa puissance si terrible pour celui qui aime, n’est jamais bien comprise par ceux qui ne la subissent pas et qui se demandent comment il se fait que la fièvre commune ait des conséquences si désastreuses. Sir Michaël se disait qu’Alicia étant une charmante jeune fille, il était extraordinaire que Robert ne fût pas amoureux d’elle. Il trouvait étrange, lui, qui n’avait rencontré qu’à soixante ans la femme qui avait pu faire battre son cœur, que Robert n’eût pas gagné la fièvre d’amour en voyant Alicia. Il oubliait qu’il y a des hommes qui traverseraient impunément le paradis de Mahomet et qui succombent enfin devant quelque affreuse virago qui connaît la manière de préparer le philtre enivrant. Il oubliait qu’il y a des hommes qui vieillissent sans avoir rencontré la femme choisie pour eux par Némésis, et meurent vieux garçons peut-être, tandis que, de l’autre côté du mur de leur chambre mortuaire, cette même femme achève de broder le voile de sainte Catherine. Il oubliait que l’amour, qui est une folie, un fléau, une illusion, un piège, est aussi un mystère que ne peuvent déchiffrer ceux qui n’en subissent pas les tortures. John qui est amoureux fou de miss Brown et qui passe la nuit à tourner et à retourner sa tête sur son oreiller, et qui, dans son angoisse, roule ses draps comme s’il était un prisonnier et qu’il voulût en faire des cordes ; ce même John qui regarde Russell Square comme un endroit magique parce que sa divinité l’habite ; qui pense que les arbres et le ciel au-dessus y sont plus verts et plus bleu que les arbres et le ciel ailleurs, et qui endure une torture, oui, une vraie torture où se mêlent l’espérance, la joie, l’attente et la terreur quand il sort de Guildford Street pour descendre des hauteurs d’Islington, dans ce lieu sacré, ce même John est indifférent aux tourments de Smith qui adore miss Robinson et ne peut comprendre ce que le pauvre garçon découvre de si remarquable chez la jeune fille. Il en était ainsi de sir Michaël Audley. Il regardait son neveu comme le type d’une certaine classe de jeunes gens, et sa fille comme un modèle de beauté féminine, et se demandait constamment pourquoi ils ne se mariaient pas, pourquoi les deux modèles ne s’uniraient pas par un mariage très-convenable. Il ignorait qu’il existe dans les natures des différences infinitésimales, qui changent la nourriture saine pour l’un en poison pour l’autre, et que tel plat qui déplaît au voisin de droite est très-goûté du voisin de gauche.

Si à un dîner, un convive de mauvaise humeur refuse de manger du saumon ou des concombres parce que ce n’est pas la saison ; si les pois verts en février ne sont pas de son goût, nous le regardons aussitôt comme un parent pauvre de l’amphitryon, qui fuit par instinct ces plats coûteux. Si un alderman déclarait qu’il n’aime pas le porc frais, on le considérerait aussitôt comme un martyr social, un Marcus Curtius de la table, qui s’est immolé lui-même au profit de ses semblables. Les aldermen ses collègues croiraient à n’importe quoi plutôt qu’à un dégoût hérétique pour ce que la Cité envisage comme l’ambroisie de la soupière. Mais il y a des gens qui n’aiment pas le saumon, le poisson blanc délicat, les canards printaniers et toute espèce de morceaux choisis dont la réputation est bien établie ; et il y a d’autres personnes qui ont un faible pour des plats excentriques, de mauvais goût, et généralement réputés nauséabonds.

Hélas ! ma jolie Alicia, votre cousin ne vous aimait pas ! Il admirait votre bonne figure anglaise toute rose et ressentait pour vous une tendre affection, qui, avec le temps, serait peut-être devenue assez vive pour le pousser à vous épouser, à contracter avec vous cette espèce d’union banale dont on voit tous les jours des exemples et qui ne demande pas un dévouement bien passionné, sans la secousse violente qu’elle avait reçue dans le Dorsetshire. Oui, l’affection naissante de Robert Audley pour sa cousine, cette plante si lente à pousser, il faut bien en convenir, avait été arrêtée tout à coup dans sa croissance et s’était rabougrie dans cette froide journée de février où il avait causé avec Clara Talboys sous les pins. Depuis, le jeune homme avait éprouvé une sensation désagréable en songeant à la pauvre Alicia.

Il la regardait comme un obstacle à la liberté de ses pensées ; il était hanté par la crainte de s’être tacitement engagé à elle ; il lui semblait qu’elle avait sur lui un droit qui lui défendait de penser à une autre femme, et c’était probablement l’image de miss Audley, envisagée sous ce point de vue, qui occasionnait les sorties violentes que le jeune avocat se permettait quelquefois contre les femmes. Cependant l’honneur parlait haut chez lui, tellement haut qu’il eût préféré se sacrifier à ce qu’il regardait comme un acte honnête, et épouser Alicia plutôt que de lui faire la moindre peine, dût cette peine assurer son bonheur à lui.

« Si la pauvre enfant m’aime, se disait-il, si quelque parole irréfléchie, prononcée par moi a pu lui faire croire que je l’aimais, il est de mon devoir de ne pas détruire cette croyance, et je suis prêt à tenir la promesse que je puis avoir faite à la légère. J’ai eu jadis la pensée, j’ai eu jadis l’intention de demander sa main après l’éclaircissement de cet horrible mystère de la disparition de George Talboys… et un arrangement de toutes choses amené sans bruit… mais maintenant… »

Ses pensées s’arrêtaient là d’ordinaire, et l’entraînaient où il ne voulait pas aller, sous les pins du Dorsetshire où il se retrouvait de nouveau face à face avec la sœur de son ami disparu, et c’était généralement un voyage très-pénible que celui à l’aide duquel il revenait à l’endroit où il s’était perdu dans ses réflexions. C’était chose si difficile pour lui de s’éloigner du turf rabougri et des pins.

« Pauvre petite fille ! continuait-il en revenant à Alicia, comme c’est bien à elle de m’aimer et combien je devrais me montrer reconnaissant de sa tendresse. Combien de jeunes gens accepteraient avec empressement le don de ce cœur généreux, aimant, qui serait la faveur la plus précieuse qu’ils pussent obtenir sur terre. Sir Harry Towers est au désespoir d’avoir été refusé. Il me donnerait la moitié de sa fortune, toute sa fortune et même deux fois la valeur s’il le pouvait, pour être à la place que je veux déserter avec tant d’ingratitude. Pourquoi ne puis-je l’aimer ? Pourquoi la sachant jolie, pure, bonne et pleine de franchise, son image ne m’apparaît-elle jamais qu’en compagnie de reproches ? Je ne la vois jamais dans mes rêves, je ne m’éveille jamais en sursaut au milieu de la nuit pour voir ses yeux brillants me contempler, pour sentir sa chaude haleine sur ma joue ou la pression de ses doigts mignons sur ma main. Non, je ne l’aime pas, je ne puis devenir amoureux d’elle ! »

Il se révoltait contre son ingratitude. Il en était furieux. Il essayait par toutes sortes de raisonnements de faire éclore en son cœur une belle passion pour sa cousine, mais c’était impossible, et plus il s’efforçait de songer à Alicia, plus il songeait à Clara Talboys. Les sentiments que je décris maintenant dataient de la période écoulée entre son retour du Dorsetshire et sa visite à Grange Heath.

Sir Michaël s’assit au coin du feu après déjeuner, dans cette triste matinée pluvieuse, et passa son temps à écrire ou à lire les journaux. Alicia s’enferma chez elle pour achever le troisième volume d’un roman, et lady Audley ferma la porte de la chambre octogone et erra toute la journée dans la longue enfilade de ses appartements.

Elle avait fermé la porte à clef pour se mettre en garde contre une visite inattendue qui l’aurait prise à l’improviste, qui ne lui aurait pas donné le temps de composer assez bien sa figure pour défier l’observation. Elle pâlissait de plus en plus à mesure que la matinée s’écoulait. Sur sa table de toilette était un petit coffret à médicaments renfermant des fioles à chloroforme, lavande, chlorodyne et éther. Une fois milady s’arrêta devant ce coffret et en tira à moitié machinalement peut-être les fioles qui y restaient. Elle finit par en rencontrer une pleine d’un liquide noirâtre et dont l’étiquette portait : Opium. — Poison.

Elle joua longtemps avec cette fiole, la regarda à travers le jour, et la déboucha même pour respirer l’odeur du liquide. Mais elle la déposa tout à coup en frissonnant,

« Si je pouvais !… murmura-t-elle, si j’avais seulement le courage !… Et pourtant à quoi bon ! maintenant… »

Ses petites mains se crispèrent à ces derniers mots, elle courut à la fenêtre de son cabinet d’où l’on apercevait la grande arche tapissée de lierre, sous laquelle devait passer quiconque viendrait de Mount Stanning au château d’Audley.

Il y avait d’autres portes plus petites dans les jardins, et ces portes ouvraient sur la prairie qui se trouvait derrière Audley ; mais en revenant de Mount Stanning ou de Brentwood, il fallait entrer par l’arche.

L’aiguille de l’horloge au-dessus de l’arche marquait une heure et demie quand milady la regarda.

« Comme le temps passe lentement, dit-elle ennuyée ; comme il passe lentement… lentement. Vieillirai-je longtemps ainsi d’une heure par minute ? »

Elle demeura quelques instants immobile, les yeux fixés sur l’arche, mais personne ne parut, et elle s’éloigna de la fenêtre pour recommencer sa promenade.

En quelque endroit que se fût déclaré l’incendie qui la nuit précédente avait jeté une si vive lueur sur le ciel sombre, la nouvelle n’en était pas encore parvenue à Audley. La journée était triste et pluvieuse, et précisément une de celles par lesquelles l’oisif ou le bavard le plus entêté oserait à peine s’aventurer au dehors. Ce n’était pas jour de marché, il y avait donc peu de piétons sur la route entre Brentwood et Chelmsford, et aucune nouvelle du feu qui avait eu lieu pendant cette nuit d’hiver n’était arrivée au village d’Audley, et du village au château.

La femme de chambre en rubans roses vint prévenir sa maîtresse qu’il était l’heure du luncheon, mais lady Audley entr’ouvrit seulement sa porte et déclara qu’elle n’avait pas l’intention de descendre.

« Je souffre horriblement de la migraine, Martine, dit-elle, et je vais tâcher de dormir. Vous viendrez m’habiller à cinq heures. »

Lady Audley avertissait sa femme de chambre qu’elle aurait besoin d’elle à cinq heures, mais c’était avec l’intention bien arrêtée d’être prête à quatre heures pour se passer de ses services. Parmi les espions privilégiés, celui qui a le plus de privilèges, c’est la femme de chambre. C’est elle qui baigne à l’eau de Cologne les yeux de lady Theresa après qu’elle s’est querellée avec le colonel ; c’est elle qui administre des sels volatils à miss Fanny après que le comte Beaudesert, des Cuirassiers bleus, l’a quittée pour ne plus la revoir ; elle a une foule de moyens pour découvrir les secrets de sa maîtresse. Elle devine à la manière dont elle secoue la tête sous la brosse ou le peigne, les tourments qui lui déchirent la poitrine, — les incertitudes qui l’inquiètent. Cette servante bien dressée sait interpréter à merveille tous les symptômes des maladies morales auxquelles sa maîtresse est sujette ; elle sait le moment où s’achète et se paye le teint d’ivoire, — et en quelle substance étrangère sont les dents qui ressemblent à des perles ; — elle sait que les bandeaux épais et luisants sont la propriété des morts plutôt que des vivants ; et elle connaît encore d’autres secrets plus précieux que ceux-là. Elle sait que le doux sourire de mistress Leverson est encore plus faux que ses diamants, et que les paroles qui s’échappent de ses lèvres vermillonnées ne sont pas de bon aloi. Quand la reine du bal rentre chez elle, jette son grand burnous et son bouquet fané, dépose son masque comme Cendrillon perd sa pantoufle de verre qui la fait reconnaître et reprendre ses haillons, la femme de chambre est là pour assister à la transformation. Le valet de Mahomet, s’il en avait un, a dû plus d’une fois voir son maître en déshabillé, et rire sous cape de la bêtise de ses adorateurs.

Lady Audley n’avait pas sa femme de chambre pour confidente, et, ce jour-là plus que les autres, elle voulait être seule.

Elle s’étendit sur le meilleur sofa du cabinet de toilette, cacha sa tête sous les coussins et essaya de dormir. Dormir ! — il y avait si longtemps que le sommeil n’avait fermé sa paupière, qu’elle ne comptait plus le voir venir. Peut-être n’y avait-il que quarante-huit heures qu’elle n’avait dormi, mais ces quarante-huit heures avaient été autant de siècles. La fatigue de la nuit précédente et ses émotions l’avaient brisée. Elle s’endormit, mais son sommeil lourd ressemblait à de la torpeur. Elle avait pris quelques gouttes d’opium dans un verre d’eau avant de chercher le repos.

La pendule sonnait trois heures trois quarts quand elle s’éveilla, le front couvert d’une sueur froide. Elle avait rêvé que toutes les personnes habitant le château frappaient à sa porte pour lui annoncer l’incendie de la nuit.

Elle n’entendit d’autre bruit que celui des feuilles de lierre frappant contre la fenêtre, le craquement du bois qui brûlait dans le foyer, et le mouvement régulier de la pendule.

« Ces rêves affreux vont-ils me poursuivre jusqu’à ce qu’ils m’aient tuée ? » se dit-elle.

La pluie avait cessé et un faible rayon de soleil brillait aux vitres de la fenêtre. Lady Audley s’habilla rapidement, mais avec soin. Je ne veux pas dire que, même au moment où ses angoisses étaient les plus poignantes, elle fût encore fière de sa beauté ; non, sa beauté n’était plus qu’une arme à ses yeux, et elle sentait qu’elle avait doublement besoin d’être bien armée. Elle mit sa robe de soie la plus belle, une robe d’un bleu argenté étincelant, qui lui donnait l’air d’être vêtue avec des rayons de la lune ; elle déroula les brillants anneaux de sa chevelure, et, jetant sur ses épaules un manteau de cachemire blanc, elle descendit dans le vestibule.

Elle ouvrit la porte de la bibliothèque et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Sir Michaël était endormi dans son fauteuil. Au moment où milady refermait doucement la porte, Alicia descendit de chez elle. La porte de la tour était ouverte et le soleil brillait sur la pelouse du parterre. La terre durcie du chemin n’était presque plus humide, la pluie ayant cessé de tomber depuis plus de deux heures.

« Voulez-vous faire un tour avec moi dans le parterre ? » demanda lady Audley à sa belle-fille.

La neutralité armée entre les deux femmes autorisait de temps en temps quelque politesse de ce genre.

« Oui, si vous voulez, milady, répondit Alicia d’un air d’indifférence ; j’ai bâillé toute la matinée en lisant un livre stupide et je ne serais pas fâchée de respirer un peu d’air frais. »

Je plains le romancier dont miss Audley avait lu le roman, s’il n’a pas de critiques plus scrupuleux que la jeune fille. Elle avait parcouru le volume sans savoir ce qu’elle lisait, et l’avait mis plusieurs fois de côté pour épier à la fenêtre l’arrivée d’un visiteur qu’elle n’avait plus grand espoir de voir arriver.

Lady Audley passa la première et gagna le chemin caillouté par lequel les voitures arrivaient au château. Elle était encore très-pâle, mais sa toilette brillante et ses boucles dorées, légères comme la plume, attiraient l’œil et l’empêchaient de se fixer sur sa figure pâle. Le chagrin, avec quelque raison, s’associe dans notre esprit à des vêtements en désordre, à des cheveux épars et à un extérieur tout à fait opposé à celui de milady. Pourquoi, par ce pâle soleil de mars, était-elle venue se promener avec sa belle-fille qu’elle détestait, sur ce chemin désagréable ? Parce qu’elle ne pouvait rester en place et attendre dans l’intérieur de la maison, une nouvelle qu’elle savait devoir arriver. Elle avait d’abord souhaité que cette nouvelle ne pût venir, que quelque convulsion de la nature l’en empêchât, que le messager qui l’apportait fût tué par la foudre ou que la terre s’entr’ouvrît sous ses pieds, et que des gouffres infranchissables séparassent l’endroit d’où devaient venir les nouvelles de celui où elles seraient apportées. Elle avait désiré que la terre demeurât immobile et que les éléments paralysés ne s’acquittassent plus de leurs fonctions naturelles, que la marche du temps fût arrêtée et que le jour du jugement dernier arrivât pour la faire comparaître devant Dieu et non devant les hommes. Dans l’état confus où était son cerveau, elle avait eu le temps de réfléchir à chacune de ses pensées, et pendant qu’elle dormait sur le sofa de son cabinet de toilette, elle avait rêvé à toutes ces choses et à cent autres portant sur le même sujet ; elle avait rêvé qu’un petit ruisseau qui coulait entre Mount Stanning et le château d’Audley, s’était changé en une rivière, puis en un vaste océan, et que le village de la colline avait disparu sous les eaux. Elle avait rêvé qu’elle voyait le messager entravé dans sa marche par un million d’obstacles, tantôt sérieux, tantôt futiles, mais jamais naturels ni probables, et quand elle était descendue, la mémoire encore remplie de ces rêves, elle avait été étonnée de voir que la maison était si calme et qu’aucune nouvelle n’y était encore parvenue.

Un changement complet se fit alors dans son esprit. Elle ne désira plus retarder cette terrible nouvelle. Elle souhaita de voir finir son angoisse, quelle qu’elle fût, et d’arriver au moment où le tourment qu’elle endurait aurait à tout prix cessé. Il lui semblait que la journée durerait éternellement et que la marche du temps était arrêtée, ainsi qu’elle l’avait voulu un moment dans sa folie.

« Comme la journée a été longue !… s’écria Alicia abondant dans le même sens que milady. Rien que de la pluie, du vent et du brouillard. Et maintenant qu’il est trop tard pour sortir, il fait beau, » ajouta la jeune fille d’un air contrarié.

Lady Audley ne répondit pas. Elle regardait le cadran de l’horloge immobile, et attendait ce messager qui devait infailliblement arriver d’un moment à l’autre.

« Ils ont eu peur de venir lui annoncer la nouvelle, pensait-elle, ils ont eu peur de tout dire à sir Michaël. Qui donc aura enfin le courage de se charger de cette mission ? Le recteur de Mount Stanning peut-être ou bien le médecin. En tout cas, ce sera une personne notable. »

Si elle avait pu aller dans l’avenue déserte ou sur la grande route, si elle avait pu aller jusqu’à cette colline où elle avait renvoyé Phœbé, avec quelle ardeur elle y aurait couru. Elle aurait préféré n’importe quelle douleur à cette attente cruelle, qui torturait son cœur et son esprit. Elle essaya de causer et parvint péniblement à prononcer quelques lieux communs. En toute autre circonstance sa compagne aurait remarqué son embarras, mais miss Audley était trop ennuyée elle-même pour ne pas désirer le silence autant que sa belle-mère. Cette promenade monotone sur le chemin caillouté plaisait à Alicia dans sa situation d’esprit. Je crois même qu’elle prenait un malin plaisir à caresser l’idée qu’elle s’enrhumait, et que Robert était responsable du danger qu’elle courait. Si elle avait pu, en s’exposant ainsi au souffle glacé du vent de mars, gagner une bonne pleurésie, ou amener quelque rupture de vaisseau, je pense qu’elle eût trouvé quelque sombre satisfaction dans ses souffrances.

« Peut-être Robert s’occuperait-il de moi si j’étais malade, se disait-elle : il ne m’appellerait plus grande folle ; les grandes folles ne sont pas sujettes aux pleurésies. »

Elle s’imagina qu’elle en était arrivée au dernier point de la maladie, qu’on l’avait entourée d’oreillers dans un grand fauteuil placé près de la fenêtre, et qu’elle contemplait une dernière fois les rayons du soleil. Autour d’elle était une table chargée de médicaments, une bible, des fleurs, et Robert désolé, qui venait recevoir sa bénédiction. Dans cette bénédiction, elle le sermonnait longtemps, plus longtemps qu’il n’est permis aux malades, et ce château en Espagne lui souriait beaucoup. Avec de pareilles fantaisies en tête, miss Audley ne s’occupait guère de sa belle-mère, et six heures sonnaient au moment où Robert avait enfin reçu sa bénédiction.

« Grand Dieu ! s’écria-t-elle tout à coup, déjà six heures passées et je ne suis pas encore habillée ! Voulez-vous rentrer, milady ? »

La demi-heure sonna dans la coupole du toit pendant qu’Alicia parlait.

« Tout à l’heure, je me suis habillée avant de descendre, comme vous voyez. »

Alicia s’éloigna, mais la femme de sir Michaël demeura dans le parterre : elle attendait ces nouvelles si lentes à venir.

Il était presque nuit. Les ténèbres commençaient à envelopper la terre. Au-dessus des prairies flottait une vapeur grise, et un étranger qui aurait aperçu le château d’Audley en ce moment, se serait imaginé que le château se dressait au bord de la mer. Sous l’arche, les ombres du soir se condensaient et semblaient attendre une occasion de se glisser insensiblement dans le parterre ; il faisait déjà sombre et l’on distinguait à peine, de l’autre côté, ce coin de ciel bleu où brillait déjà l’étoile du soir. Il n’y avait personne dans le parterre, excepté cette malheureuse coupable, qui parcourait le sentier, écoutant si elle n’entendrait pas venir le terrible messager. Enfin un bruit retentit dans l’avenue qui conduisait à l’arche. Était-ce un bruit de pas ? Le sens de l’ouïe, dont les forces étaient doublées chez elle par l’agitation, lui révéla que ce bruit venait de quelqu’un qui marchait, non d’un pas traînard comme celui des paysans à souliers ferrés, mais d’un pas ferme et vif comme celui d’un gentleman.

Ce bruit glaça le sang dans les veines de milady. Il lui fut impossible d’attendre ; elle ne put se contenir ; tout son empire sur elle-même disparut en ce moment, et elle courut vers l’arche.

Elle s’arrêta dans l’ombre, car l’étranger était à quelques pas d’elle. Elle le vit à travers l’obscurité, ô Dieu ! et son cœur cessa de battre, sa tête s’égara. Elle ne poussa aucun cri de surprise, aucune exclamation de terreur, elle chancela et s’appuya contre l’arche recouverte de lierre. Elle attendit ainsi le nouveau venu sans le quitter des yeux.

À mesure qu’il approchait, ses jambes se dérobèrent sous elle et elle tomba à genoux sur la terre ; elle ne s’évanouit pas, elle garda même toute sa connaissance. Ainsi agenouillée dans l’angle du mur, on aurait dit qu’elle ne demandait plus rien qu’à se creuser une tombe à l’abri de l’édifice en briques, et à mourir.

« Milady !… s’écria Robert, car le nouveau venu, c’était lui, lui dont la chambre avait été fermée à double tour dans l’auberge du Château, dix-sept heures auparavant ; qu’avez-vous ?… reprit-il d’un ton étrange où perçait la contrainte ; relevez-vous et laissez-moi vous conduire à la maison. »

Il l’aida à se relever et elle lui obéit avec soumission. Il prit son bras et la guida à travers le parterre, vers le vestibule qui était éclairé. Elle frissonnait comme jamais Robert n’avait vu femme frissonner, mais elle n’essayait pas de lui résister.