Le Secret de lady Audley/33

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Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 114-134).

CHAPITRE XXXIII

Une lueur rouge dans le ciel.

La porte entre le cabinet de toilette de milady et la chambre à coucher dans laquelle reposait sir Michaël avait été laissée ouverte. Le baronnet dormait tranquillement, et sa noble tête se voyait à la lueur affaiblie de la lampe. Sa respiration était lente et régulière, et sur ses lèvres se jouait un sourire — le sourire de bonheur qui lui était familier quand il regardait sa jolie femme, le sourire du père indulgent qui contemple avec admiration son enfant gâté.

Une lueur de compassion féminine adoucit le regard de lady Audley quand ses yeux se portèrent sur cette tête endormie. Pendant un instant, l’horrible préoccupation de sa souffrance fit place à un tendre sentiment de pitié pour un autre. Cette tendresse était peut-être de l’égoïsme à demi, et se confondait dans la pitié qu’elle éprouvait pour son mari et celle qu’elle ressentait pour elle-même ; mais elle attestait quand même qu’une fois, une seule fois, ses pensées étaient sorties du cercle étroit de ses propres chagrins pour s’appesantir sur la douleur qui allait en frapper un autre.

« Si on parvenait à le lui persuader, comme il serait malheureux ! » se dit-elle.

À cette pensée vint s’en mêler une autre, — celle de sa jolie figure, de ses manières ravissantes, de son sourire malin, et de sa voix harmonieuse, qui ressemblait au tintement argentin des cloches dans une vaste prairie ou au murmure d’une rivière par une chaude soirée d’été. Elle songea à tout cela, et le tressaillement de triomphe qu’elle éprouva domina sa terreur.

Lors même que sir Michaël vivrait cent ans, qu’il croirait à tout ce qu’on lui dirait d’elle et la mépriserait, pourrait-il ne plus songer à tous ces attributs charmants ? Non, un million de fois non. Jusqu’à la dernière heure de sa vie, sa mémoire la lui représenterait sous ses traits aimables et enchanteurs qui avaient conquis son admiration enthousiaste et son cœur. Ses ennemis les plus cruels ne pourraient lui enlever cet avantage de la beauté qui avait eu sur son esprit frivole une influence si désastreuse.

Elle se promena dans son cabinet de toilette, à la lueur argentée de la lampe, et réfléchit sur la lettre étrange qu’elle avait reçue de Robert Audley. Il lui fallut quelque temps avant de raffermir ses idées, — avant de rassembler toutes les forces de son esprit étroit sur l’important sujet fourni par la menace renfermée dans la lettre de l’avocat.

« Il le fera, se dit-elle les dents serrées ; il le fera, à moins que je ne le fasse entrer auparavant dans une maison de fous, ou à moins que… »

Elle n’acheva pas sa pensée en paroles, elle ne l’acheva pas même en esprit, mais les pulsations de son cœur épelèrent une à une toutes les syllabes de la phrase en frappant contre sa poitrine.

Cette pensée était celle-ci : « Il le fera, à moins que quelque malheur extraordinaire ne lui arrive et ne le rende muet pour toujours. » Le sang afflua vers la figure de milady, et la colora d’un reflet rougeâtre comme celui de la flamme ; puis il reprit son cours naturel, et cette physionomie si animée naguère devint tout à coup blanche comme la neige. Ses mains, qu’elle avait serrées convulsivement, se séparèrent et retombèrent inertes de chaque côté. Elle s’arrêta dans sa promenade rapide, — comme la femme de Loth dut s’arrêter après ce fatal regard jeté en arrière sur la cité engloutie, en sentant son pouls s’affaiblir, son sang se glacer dans ses veines, et tout son corps se transformer lentement en une statue inanimée.

Lady Audley resta environ cinq minutes dans cette attitude étrange, tenant la tête droite et les yeux fixés droit devant elle, — non pas sur ce qui l’entourait dans ce cabinet étroit, mais sur le danger et l’horreur qu’elle entrevoyait au loin.

Elle abandonna ensuite cette pose pénible avec presque autant de promptitude qu’elle en avait mis à la prendre. Elle sortit de cette demi-léthargie, marcha rapidement vers sa table de toilette, s’assit devant elle, écarta les flacons d’essence qui l’encombraient et regarda son image dans la psyché. Elle était très-pâle, mais sa figure enfantine ne portait pas d’autres traces visibles d’agitation. Les lignes de sa bouche, divinement moulées, étaient si belles, qu’un observateur attentif pouvait seul s’apercevoir qu’elles étaient un peu plus tendues que d’habitude. Elle s’en aperçut elle-même et essaya de chasser cette rigidité à l’aide d’un sourire ; mais ses lèvres rosées refusèrent de lui obéir et ne se desserrèrent pas. Elles n’étaient plus les esclaves de sa volonté et de son bon plaisir. Toute sa force de caractère se révélait par ce seul fait. Elle pouvait commander à ses yeux, mais non pas faire mouvoir les muscles de sa face. Elle se leva de sa table de toilette, prit un manteau en velours sombre et un chapeau dans un coin de sa garde-robe, et s’habilla pour sortir. La petite pendule en laque qui ornait sa cheminée sonna onze heures un quart pendant qu’elle était encore occupée. Cinq minutes après, elle rentra dans le boudoir où elle avait laissé Phœbé Marks.

La femme de l’aubergiste était assise devant le feu presque dans la même position que son ancienne maîtresse au commencement de la soirée. Phœbé avait alimenté le feu et remis son châle et son chapeau. Il lui tardait de rentrer chez elle auprès de ce brutal mari qui ne savait que trop bien profiter de son absence pour commettre quelque imprudence. Elle leva la tête quand lady Audley entra, et poussa un cri de surprise en voyant sa maîtresse prête à sortir.

« Avez-vous l’intention de sortir à cette heure, milady ? s’écria-t-elle.

— Oui, Phœbé ! je vais à Mount Stanning avec vous pour voir cet huissier, le payer, et le renvoyer moi-même.

— Mais vous oubliez qu’il est tard, milady. »

Lady Audley ne répondit pas. Elle réfléchissait, la main posée sur le cordon de la sonnette.

« Les écuries sont toujours fermées, et les palefreniers couchés à dix heures quand nous habitons le château. Pour avoir une voiture, il faudrait faire beaucoup de bruit ; je crois pourtant que quelque domestique pourrait me la préparer sans qu’il y eût du vacarme.

— Mais pourquoi sortir ce soir, milady ? demanda Phœbé Marks. Demain, cela vaudra tout autant. Dans huit jours même, si vous voulez. Notre propriétaire renverra l’huissier lui-même s’il a votre promesse de régler l’affaire. »

Lady Audley ne prêta pas l’oreille à cette interruption. Elle retourna dans son cabinet de toilette, enleva à la hâte son manteau et son chapeau et reparut dans le boudoir avec son costume du dîner.

« Maintenant, Phœbé, écoutez-moi, dit-elle en saisissant la soubrette par le poignet et lui parlant à voix basse, mais d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Écoutez-moi, Phœbé, je vais ce soir à l’auberge ; qu’il soit tard ou de bonne heure, peu m’importe ; je suis décidée à y aller, et j’irai. Vous m’avez demandé pourquoi, et je vous l’ai dit. J’y vais pour payer cette dette moi-même et m’assurer que l’argent que je donne est employé comme il doit l’être. Il n’y a rien là de bien extraordinaire. Je fais ce que font bon nombre d’autres femmes dans ma position. Je vais rendre service à ma soubrette favorite.

— Mais il est près de minuit, milady. »

Lady Audley fronça le sourcil à cette interruption.

« Si ma visite chez vous pour payer cet homme venait à être connue, je saurais me justifier ; mais je préférerais qu’elle fût ignorée. Je crois pouvoir quitter cette maison et y rentrer sans être vue de personne, si vous voulez m’obéir.

— Je suis prête, milady.

— Eh bien ! vous allez me souhaiter une bonne nuit tout à l’heure, quand ma femme de chambre va venir, et vous vous laisserez reconduire par elle hors de la maison. Vous traverserez la cour et vous m’attendrez de l’autre, côté du portail. Il peut se faire que je vous fasse attendre une demi-heure, car je ne pourrai sortir que lorsque tout le monde sera couché, mais vous prendrez patience. Je vous rejoindrai, quoi qu’il arrive. »

La figure de lady Audley n’était plus pâle. Une rougeur surnaturelle brillait au centre de chaque joue, et ses grands yeux bleus étincelaient. Elle parlait avec une clarté et une rapidité surprenantes. Elle avait l’air et les manières de quelqu’un qui subit l’influence de quelque émotion violente. Phœbé Marks la regardait avec épouvante. Elle commençait à craindre que son ancienne maîtresse ne devînt folle.

La sonnette que fit retentir lady Audley amena la femme de chambre de milady, qui portait des rubans couleur de rose, une robe en soie noire et d’autres ajustements tout à fait inconnus dans ce bon vieux temps où les serviteurs portaient des habits en tiretaine.

« Je ne savais pas qu’il fût si tard, Martine, dit milady avec cette douceur qui la faisait bien venir auprès de ses gens. J’ai oublié les heures en causant avec mistress Marks. Je n’aurai plus besoin de vous ce soir ; ainsi, vous pouvez aller vous coucher.

— Merci, milady, répondit la femme de chambre, qui paraissait avoir grande envie de dormir et ne retenait qu’avec peine un bâillement en présence de sa maîtresse. Ne ferais-je pas bien de reconduire mistress Marks avant de me mettre au lit ?

— Sans doute ; reconduisez-la. Les autres domestiques sont-ils déjà couchés ?

— Oui, milady. »

Lady Audley se prit à rire en regardant la pendule.

« Nous avons perdu beaucoup de temps à bavarder, Phœbé. Bonne nuit, et dites à votre mari que le loyer sera payé.

— Merci, milady, et bonne nuit, » murmura Phœbé en tournant sur ses talons suivie de la femme de chambre.

Lady Audley écouta à la porte jusqu’à ce que le bruit de leurs pas eût cessé dans la chambre octogone et sur le tapis de l’escalier.

« Martine couche en haut de la maison, dit-elle. C’est très-loin d’ici. Dans dix minutes, je pourrai sortir sans crainte. »

Elle revint dans son cabinet de toilette, et remit pour la seconde fois son chapeau et son manteau. La rougeur n’avait pas disparu de ses joues, et ses yeux brillaient toujours d’un éclat surnaturel. La surexcitation qui la dominait était telle, qu’elle ne ressentait aucune lassitude de corps ni d’esprit. Quelque diffuse que soit ma description de ses sentiments, je décris à peine un dixième de ses pensées et de ses souffrances ; ses angoisses rempliraient des volumes imprimés en caractères très-fins. Tout en elle était souffrance, doute, perplexité. Tantôt elle envisageait ses tourments en détail, et tantôt elle les réunissait en bloc, par une seule pensée, plus rapide que l’éclair. Elle était debout contre la cheminée de son boudoir et attendait, en regardant marcher les aiguilles de la pendule, que le moment de quitter la maison arrivât.

« J’attendrai dix minutes, se dit-elle, mais pas un moment de plus avant de m’engager dans ce nouveau péril. »

Elle écouta le mugissement du vent qui semblait avoir redoublé à mesure que la nuit avançait et que les ténèbres devenaient plus épaisses.

Les aiguilles parcoururent lentement sur la pendule le petit espace marqué par les dix minutes. À minuit moins un quart, milady prit une lampe et sortit sans bruit de sa chambre. Son pas était aussi léger que celui d’une gazelle, et elle n’avait pas à craindre d’éveiller le moindre écho dans cette maison, livrée au sommeil, en marchant sur les dalles des corridors et les tapis de l’escalier. Elle ne s’arrêta que lorsqu’elle fut arrivée au vestibule du rez-de-chaussée. On sortait par plusieurs portes de ce vestibule octogone comme l’appartement de milady. L’une de ces portes menait à la bibliothèque, et ce fut celle-là que lady Audley ouvrit avec précaution.

C’eût été folie que de tenter une sortie secrète par l’une des portes principales, car le concierge lui-même surveillait la fermeture de toutes les portes par devant et par derrière. Le secret des serrures fixées à ces portes pour mettre à l’abri la vaisselle plate de sir Michaël, n’était connu que des domestiques qui les ouvraient et les fermaient. Mais, malgré toutes ces précautions à l’endroit des entrées principales de la citadelle, la porte vitrée qui donnait accès de la salle à manger sur la pelouse n’était défendue que par un volet en bois et une barre de fer qu’un enfant pouvait soulever sans peine.

C’était par là que lady Audley voulait s’échapper de la maison. Elle avait assez de force pour soulever le volet et la barre de fer, et elle ne courait pas grand risque en laissant ce passage libre derrière elle. Il était peu probable que sir Michaël s’éveillât de sitôt. Il avait le sommeil lourd d’habitude, et depuis sa maladie son sommeil était devenu plus lourd encore.

Lady Audley traversa la bibliothèque et ouvrit la porte vitrée de la salle à manger. Cette salle à manger avait été construite tout récemment. Elle était simple et gaie, et tapissée d’un papier de couleur. Alicia l’habitait plus souvent que qui que ce fût. Les mille riens qui révélaient les occupations favorites de la jeune fille étaient éparpillés dans la salle : c’étaient des pinceaux, des brosses pour le dessin, une broderie commencée, des écheveaux de soie tout embrouillés, et une foule d’autres objets attestant la présence d’une insouciante jeune fille. Le portrait de miss Audley — jolie esquisse au crayon, qui la représentait en habit et en chapeau d’amazone — était accroché au-dessus de la cheminée. Milady regarda ces objets avec de la haine et du mépris dans ses beaux yeux bleus.

« Comme elle serait contente s’il m’arrivait malheur, dit-elle. Quelle joie pour elle, si j’étais chassée d’ici. »

Lady Audley posa la lampe sur une table, près de la cheminée, et elle se dirigea ensuite vers la porte vitrée et l’ouvrit. La nuit était froide et noire, et une bouffée de vent qui s’engouffra par l’ouverture éteignit la lampe.

« Peu m’importe ! murmura milady, je ne l’aurais pas laissée allumée. Je trouverai mon chemin dans la maison quand je reviendrai, toutes les portes sont ouvertes. »

Elle s’aventura sur le sentier caillouté qui bordait la pelouse et referma la porte vitrée. Elle craignait que le vent ne la trahît en faisant crier la porte de la bibliothèque.

Elle était maintenant dans le parterre, exposée aux fureurs du vent qui s’enroulait autour de sa robe de soie, et la faisait claquer comme la voile d’un bateau par une forte brise. Elle traversa le parterre et jeta un regard en arrière sur les fenêtres de son boudoir, éclairées par la lueur du feu, et sur celles de la chambre à coucher de sir Michaël, où brillait un faible rayon de lumière.

« J’éprouve l’émotion de quelqu’un qui s’évade au cœur de la nuit pour ne plus jamais reparaître et être oublié, se disait-elle. Peut-être ferais-je mieux de fuir, de profiter de l’avertissement de cet homme et de lui échapper pour toujours. Si je disparaissais comme George Talboys ?… Mais où aller ?… Que devenir ?… Je n’ai pas d’argent, mes bijoux valent tout au plus une centaine de livres, à présent que j’ai vendu les plus beaux. Que faire ?… Dois-je recommencer la vie d’autrefois, cette vie de misère, de souffrance et d’humiliation ; m’exposer de nouveau aux fatigues de la lutte, et mourir… comme mourut ma mère, peut-être ? »

Milady demeura quelque temps immobile entre le parterre et l’arche, à débattre cette question. Sa tête était baissée, et ses mains réunies l’une à l’autre. Son attitude révélait l’état de son esprit ; elle exprimait l’irrésolution, la perplexité. Tout à coup un changement se fit en elle, et elle releva la tête — d’un air de défi et de détermination.

« Non, monsieur Robert Audley, dit-elle tout haut d’une voix claire et faible, je ne recommencerai pas… je ne veux pas recommencer. Si ce duel entre nous est un duel à mort, ma main ne lâchera pas l’arme qu’elle tient. »

Elle marcha vers l’arche d’un pas ferme et rapide. En passant sous cette construction massive, il lui sembla qu’elle disparaissait dans quelque gouffre sombre, béant pour la recevoir. L’horloge qui surmontait l’arche sonna minuit, et chaque coup fit vibrer la maçonnerie solide, pendant que lady Audley arrivait de l’autre côté et rejoignait Phœbé Marks qui l’attendait.

« Il y a trois milles d’ici à Mount Stanning, n’est-ce pas, Phœbé ? lui dit-elle.

— Oui, milady.

— Alors, nous pouvons les faire dans une heure. »

Lady Audley ne s’était pas arrêtée en parlant ; elle marchait très-vite le long de l’avenue, et Phœbé suivait à ses côtés. Quoique faible et délicate en apparence, elle était très-bonne marcheuse. Elle avait pris l’habitude des longues promenades chez M. Dawson, alors qu’elle n’avait qu’à obéir, et une distance de trois milles ne l’effrayait pas.

« Votre aimable mari vous aura sans doute attendue, Phœbé, dit-elle en traversant un champ qui, d’habitude, servait de traverse entre le château et la grande route.

— Oh ! c’est bien sûr, milady ; je pense qu’il se sera mis à boire avec l’homme.

— Quel homme ?

— L’homme qui accompagnait l’huissier, milady.

— Oh ! c’est probable, » dit milady Audley avec indifférence.

Il était étrange que les chagrins domestiques de Phœbé fussent si loin de sa pensée au moment même où elle tentait une démarche si extraordinaire pour aller arranger les affaires de la soubrette à l’auberge du Château.

Les deux femmes traversèrent le champ et gagnèrent la grande route. Le chemin qui menait à Mount Stanning était montueux et d’un aspect fort triste à cette heure avancée de la nuit ; mais milady marchait avec le courage du désespoir. Elle ne dit pas un mot à sa compagne jusqu’au moment où elles arrivèrent au sommet de la colline et aperçurent quelques lueurs annonçant le village. L’une de ces lueurs, plus brillante que les autres, indiquait la maison où probablement Luke, à moitié ivre, attendait l’arrivée de sa femme.

« Phœbé, il n’est pas couché, votre mari, dit milady, et comme je ne vois pas d’autre lumière, je suppose que M. Robert Audley dort depuis longtemps.

— Je le crois, milady.

— Êtes-vous sûre qu’il ait passé la nuit à votre auberge.

— Certainement, avant de partir, j’ai aidé la servante à préparer sa chambre. »

Le vent, déjà très-violent dans la plaine, l’était plus encore au sommet de la colline où était située l’auberge. La frêle maison était ébranlée de fond en comble par ses efforts redoublés, car il pénétrait partout par les fentes des portes, celles des fenêtres, les tuiles disjointes, et les cheminées délabrées.

Luke Marks ne s’était pas donné la peine d’assujettir la porte de sa maison avant de se mettre à boire avec l’homme qui était chargé provisoirement de garder ses meubles et ses ustensiles de ménage. Le maître de l’auberge du Château était une brute paresseuse et sensuelle qui ne songeait qu’à ses plaisirs et haïssait quiconque l’empêchait de s’y abandonner librement.

Phœbé ouvrit la porte elle-même, et entra suivie de milady. Le gaz était allumé au comptoir et enfumait le plafond, blanchi à la chaux. La porte de la salle derrière le comptoir était entr’ouverte, et lady Audley entendit le rire brutal de Marks en franchissant le seuil de l’auberge.

« Je vais lui dire que vous êtes ici, milady, murmura Phœbé à son ancienne maîtresse. Il doit être ivre, et je vous supplie de ne pas vous en offenser, s’il vous dit quelque grossièreté. Vous savez que je ne voulais pas que vous vinssiez.

— Oui… oui… je le sais ; mais que m’importe sa grossièreté ? Qu’il dise ce qu’il voudra. »

Phœbé Marks poussa la porte de la salle, laissant milady derrière elle.

Luke était assis, les jambes étendues sur les chenets. Il tenait d’une main un verre de gin, et de l’autre le tisonnier dont il se servait pour remuer les charbons et livrer passage à la flamme.

Quand sa femme parut, il retira brusquement le tisonnier et dit en branlant la tête comme un homme ivre :

« Vous vous êtes donc enfin décidée à revenir, madame, je vous croyais partie pour toujours. »

Sa langue était épaisse ; il parlait avec peine et d’une façon peu intelligible ; ses yeux étaient humides, ses mains tremblantes, et sa voix indiquait qu’il avait bu ce soir-là encore plus que de coutume. Brutal à jeun, il l’était dix fois plus encore en état d’ivresse. Il ne gardait plus alors la moindre réserve.

« Je… je suis restée plus longtemps que je ne pensais, répondit Phœbé d’un ton conciliant ; mais j’ai vu milady, et elle a été très-bonne pour nous, et… elle réglera cette affaire.

— Très-bonne, ah ! ah ! vraiment, murmura Marks d’une voix entrecoupée, je ne lui en sais aucun gré ; je la connais, sa bonté, et si elle n’y était pas forcée, elle changerait d’allures. »

Le gardien des meubles, qu’un tiers de la liqueur engloutie par Marks avait plongé dans une demi-rêverie, regarda tout étonné l’aubergiste et sa femme. Il était assis près de la table sur laquelle il avait planté ses coudes pour ne pas glisser dessous, et il faisait de vains efforts pour allumer sa pipe à une chandelle qu’il avait devant lui.

« Milady a promis de régler cette affaire, » riposta Phœbé, sans s’occuper des remarques de Luke.

Elle connaissait assez la nature entêtée de son mari pour savoir qu’il était inutile de chercher à l’empêcher de parler ou d’agir quand il s’était mis en tête de le faire.

« Elle est venue ici pour cela ce soir même, Luke, » ajouta-t-elle.

Le tisonnier s’échappa des mains de l’aubergiste et fit grand bruit en tombant.

« Lady Audley est venue ici ce soir ? s’écria-t-il.

— Oui, Luke. »

Milady parut sur le seuil au même instant.

« Oui, Luke Marks, dit-elle, je suis venue payer cet homme et le renvoyer. »

Lady Audley prononça ces mots comme si elle les avait appris par cœur et les répétait sans savoir ce qu’elle disait.

Marks posa son verre vide sur la table d’un air de mécontentement et dit en faisant un geste d’impatience :

« Vous auriez pu donner l’argent à Phœbé ; elle l’aurait apporté aussi bien que vous. Nous ne voulons pas ici de belles dames pour fourrer leur nez partout.

— Luke… Luke… fit observer Phœbé, vous oubliez combien milady a été bonne.

— Au diable sa bonté ! c’est son argent qu’il nous faut et sans espoir de reconnaissance encore. Ce qu’elle fait, elle est forcée de le faire, sinon elle s’en garderait bien. »

Luke Marks aurait continué longtemps sur ce ton si milady ne s’était tout à coup retournée vers lui, et ne l’avait rendu muet d’un regard. La flamme qui s’échappait de ses yeux était verdâtre comme celle qui se dégagerait de l’œil en courroux d’une sirène.

« Taisez-vous, dit-elle, je ne suis pas venue ici pour écouter vos insolences. Combien devez-vous ?

— Neuf livres. »

Lady Audley tira sa bourse — un bijou en ivoire, argent et turquoise — et en sortit un billet de banque et quatre souverains qu’elle déposa sur la table.

« Je veux un reçu de cet homme avant de partir, » dit-elle.

Il fallut du temps pour faire comprendre au gardien ce qu’on désirait de lui, et ce ne fut qu’en lui mettant entre les doigts une plume pleine d’encre qu’il comprit que sa signature était nécessaire au bas du reçu écrit par Phœbé Marks. Dès que l’encre fut sèche, lady Audley prit le papier et quitta la salle. Phœbé la suivit.

« Vous ne vous en retournerez pas seule, milady ; dit-elle. Laissez-moi vous accompagner.

— Oui, oui, vous m’accompagnerez. »

Les deux femmes se trouvaient près de la porte de l’auberge pendant que milady parlait. Phœbé regardait son ancienne maîtresse. Elle s’était attendue à ce que lady Audley fût pressée de repartir après avoir payé l’affaire dont elle avait voulu si capricieusement s’occuper ; mais il n’en fut pas ainsi ; milady était appuyée contre le montant de la porte et regardait dans le vide. Mistress Marks eut peur de nouveau que des chagrins récents n’eussent rendu sa maîtresse folle.

Une petite horloge hollandaise placée derrière le comptoir sonna une heure, pendant que lady Audley demeurait ainsi indécise et complètement irrésolue.

Elle tressaillit à ce bruit et commença à trembler violemment.

« Je crois que je vais m’évanouir, Phœbé, dit-elle ; où pourrais-je trouver de l’eau froide ?

— La pompe est dans le lavoir ; je cours vous chercher un verre d’eau, milady.

— Non, non, dit milady, retenant Phœbé par le bras, au moment où elle allait sortir pour chercher ce verre d’eau, j’irai moi-même. Il faut que je me plonge la tête dans une cuvette d’eau pour ne pas m’évanouir. Dans quelle chambre couche M. Audley ? »

Il y avait si peu d’à-propos dans cette question, que Phœbé examina attentivement sa maîtresse avant d’y répondre.

« J’ai préparé le no 3, milady,… la chambre à côté de la nôtre, sur le devant, répliqua-t-elle après un silence d’étonnement.

— Donnez-moi de la lumière, dit milady, je vais monter chez vous et mettre de l’eau dans une cuvette pour me baigner la tête. Restez ici, ajouta lady Audley d’un ton d’autorité, en voyant que Phœbé Marks allait lui montrer le chemin, et veillez à ce que votre brute de mari ne monte pas là-haut ! »

Elle saisit la bougie allumée par Phœbé des mains de la jeune femme, et monta l’escalier en bois vermoulu qui menait au sombre corridor du premier étage. Cinq chambres à coucher donnaient sur le corridor dans lequel elle déboucha, et chacune d’elles portait un numéro peint en lettres noires sur les panneaux supérieurs des portes. Lady Audley était venue à Mount Stanning examiner la maison lorsqu’elle avait acheté le fonds à Luke Marks, et elle connaissait très-bien les êtres de cette vieille maison. Elle savait où était la chambre de Phœbé, mais elle s’arrêta devant celle de la chambre qui avait été préparée pour M. Robert Audley.

Elle s’arrêta et regarda le numéro peint sur la porte. La clef était dans la serrure, et sa main s’appuya dessus comme par mégarde. Puis elle se mit à trembler comme elle avait tremblé quelques minutes avant au bruit de l’horloge, et resta ainsi tremblante quelques instants, ayant toujours la main sur la clef. Ensuite sa figure revêtit une horrible expression, et elle tourna deux fois la clef dans la serrure, fermant ainsi la porte à double tour.

Aucun bruit ne fut entendu de l’intérieur. Celui qui occupait la chambre ne fit aucun mouvement, ne donna aucun signe attestant que le grincement de la clef dans la serrure rouillée était parvenu à ses oreilles.

Lady Audley entra précipitamment dans la chambre à côté. Elle posa la bougie sur la table de toilette, ôta son chapeau, et en noua les rubans autour de son bras. Elle s’empara de la cuvette et la remplit d’eau. Elle plongea dans cette eau sa tête et sa chevelure dorée, et revint se placer pendant quelques instants au milieu de la chambre, d’où elle contempla d’un œil ardent le maigre ameublement qui l’entourait. La chambre à coucher de Phœbé n’avait rien de luxueux. Elle avait été forcée de mettre les plus beaux meubles dans les chambres réservées aux voyageurs que le hasard pouvait amener à l’auberge du Château. Mais mistress Marks avait remplacé la partie substantielle de l’ameublement qui faisait défaut par l’abondance des draperies. Au lit, aux fenêtres, partout, des rideaux blancs de mousseline à bon marché et des draperies de même étoffe à la sombre fenêtre, masquaient la lumière du jour et donnaient asile à des légions de mouches et aux toiles d’araignée. La glace elle-même, ce malheureux morceau de verre qui faisait grimacer toute figure assez hardie pour s’y mirer, était encadrée dans de la mousseline festonnée et du calicot rouge glacé orné d’une dentelle tricotée.

Milady sourit à l’aspect de tous ces festons et de tous les ornements qui partout frappaient l’œil. Elle avait raison peut-être de sourire en se rappelant la richesse de son splendide appartement ; mais il y avait dans ce sourire une expression sardonique qui annonçait autre chose qu’un mépris naturel pour le luxe de la pauvre Phœbé. Elle s’approcha de la table de toilette, y essuya ses cheveux mouillés devant la glace, puis elle remit son chapeau. La bougie placée sur la table se trouvait nécessairement rapprochée de la gaze qui recouvrait les dorures de la glace, et elle l’était tellement, que le frêle tissu semblait attirer la flamme comme s’il avait eu sur elle une puissance magnétique.

Phœbé attendait avec impatience à la porte de l’auberge que milady redescendît. Elle regardait s’écouler les minutes sur la petite horloge hollandaise, et trouvait que les aiguilles marchaient bien lentement. Ce ne fut qu’à une heure et dix minutes que lady Audley reparut. Elle avait remis son chapeau, et ses cheveux étaient encore humides, mais elle ne rapportait pas la bougie.

Phœbé s’inquiéta aussitôt de cette bougie absente.

« Vous avez laissé la bougie là-haut, milady, dit-elle.

— Le vent l’a éteinte au moment où j’allais sortir de chez vous, et je l’ai laissée dans votre chambre, répondit tranquillement milady.

— Dans ma chambre !

— Oui.

— Était-elle bien éteinte ?

— Oh ! tout à fait ; mais pourquoi ces questions ennuyeuses ? Il est une heure passée, venez. »

Elle prit le bras de Phœbé, et l’entraîna, moitié de gré, moitié de force, hors de la maison. La pression convulsive de sa main mignonne sur le bras de sa compagne avait en ce moment autant de force qu’un étau de fer. Le violent vent de mars referma brusquement la porte de l’auberge, et les deux femmes se trouvèrent de nouveau sur la route, au milieu des ténèbres. La longue route noire s’étendait morne et désolée devant elles, à peine visible entre les rangées d’arbres dépouillés.

Une promenade de trois milles de long sur une route déserte, entre une et deux heures du matin, par le froid piquant d’une matinée d’hiver, est loin d’être un divertissement pour une femme délicate, pour une femme qui aime ses aises et le confortable. Mais milady n’en courait pas moins sur le terrain durci et inégal de la grande route. Elle traînait après elle sa malheureuse compagne comme si le génie du mal l’avait douée d’une force indomptable. Par cette nuit noire qui les enveloppait — par ce vent terrible qui soufflait autour d’elles des quatre points cardinaux, balayant une vaste étendue de terrain cachée par les ténèbres et se déchaînant avec toute sa violence sur elles — les deux femmes descendirent la colline sur laquelle s’élevait Mount Stanning, le long d’un mille et demi de terrain plat, et gravirent la côte au nord de celle qui recelait sur sa pente opposée le riant coin de terre où le château d’Audley était enseveli loin du tumulte et des clameurs du monde.

Milady s’arrêta au sommet de cette colline pour reprendre haleine et étreindre son cœur à deux mains dans l’espoir d’en étouffer les battements douloureux. Elles n’étaient plus maintenant qu’à trois quarts de mille du château. Il y avait environ une heure qu’elles avaient quitté l’auberge du Château.

Lady Audley, pendant cette halte, tourna la tête vers le but de sa course. Phœbé Marks s’arrêta aussi, et, profitant d’un moment d’arrêt dans cette course précipitée, jeta ses regards en arrière sur cette triste auberge, où elle était si malheureuse. À la vue de l’auberge elle poussa un cri d’horreur et saisit vivement le manteau de lady Audley.

Les ténèbres ne couvraient plus de leur voile noir toute l’étendue du ciel. Un jet de lumière brillait dans le lointain.

« Milady !… milady !… s’écria Phœbé saisissant un des pans du manteau de sa maîtresse, et lui montrant cette lueur, voyez-vous ?… voyez-vous ?

— Oui, je vois, répondit lady Audley en essayant de dégager son manteau des mains qui le serraient. Qu’est-ce que c’est ?

— Le feu…, milady… le feu !

— Il me semble, en effet. C’est à Brentwood sans doute. Lâchez-moi, Phœbé, ce feu ne nous touche en rien.

— Oh ! milady, ce n’est pas à Brentwood, c’est bien plus près, c’est à Mount Stanning. »

Lady Audley ne répondit pas. Elle tremblait de nouveau, de froid peut-être, car le vent avait arraché son manteau de ses épaules et tout son corps frêle était exposé à la bise aiguë.

« C’est à Mount Stanning, milady, s’écria Phœbé Marks ; le feu est à l’auberge du Château… je le sais… je le sais… j’ai songé au feu toute la soirée et j’étais mal à mon aise, car je savais qu’un jour ou l’autre cela arriverait. L’auberge ne m’inquiète guère, mais il y va de la vie de plusieurs personnes… il y va de la vie de plusieurs personnes, sanglota la jeune femme avec égarement. Luke est ivre et ne pourra se sauver tout seul, et M. Audley est endormi… »

Phœbé Marks s’arrêta tout à coup en prononçant le nom de Robert. Elle se jeta à genoux et levant les mains vers lady Audley :

« Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, dites-moi que ce n’est pas vrai, dites-le-moi, c’est trop horrible, trop horrible !…

— Qu’est-ce qui est trop horrible ?

— La pensée qui me vient à l’esprit… la terrible pensée que j’ai en ce moment.

— Que voulez-vous dire, Phœbé ? cria milady fièrement.

— Que Dieu me pardonne si je me trompe… s’écria la jeune femme agenouillée, en phrases entrecoupées, puissé-je me tromper, milady ! pourquoi êtes-vous venue à l’auberge ce soir ?… pourquoi avez-vous résisté à toutes mes objections, vous qui êtes l’ennemie de M. Audley et de Luke, que vous saviez réunis ce soir sous le même toit ? Oh ! dites-moi que je vous fais injure… dites-le-moi… car, aussi vrai qu’il y a un Dieu au-dessus de nos têtes, je crois que vous n’êtes venue que pour mettre le feu à l’auberge. N’est-ce pas que je vous fais injure, milady… n’est-ce pas ?… Dites-le-moi, je vous en supplie

— Je n’ai rien à vous dire, sinon que vous êtes folle, répondit lady Audley d’un ton sec et dur ; relevez-vous, peureuse… idiote ! Votre mari est-il donc si regrettable que vous ayez lieu de gémir à cause de lui. Que vous est-il ce Robert Audley pour que vous fassiez la folle parce qu’il court un danger quelconque ? Comment savez-vous que le feu est à Mount Stanning ? Vous voyez un jet de lumière dans le ciel et vous vous écriez aussitôt que votre misérable hutte est en flammes, comme s’il n’y avait pas sur terre d’autre maison qui pût brûler. Le feu peut être à Brentwood ou plus loin… à Romford… ou plus loin encore ; de l’autre côté de Londres peut-être. Relevez-vous, folle, et retournez chez vous pour veiller sur vos biens, sur votre mari et sur votre locataire. Relevez-vous et partez, je n’ai plus besoin de vous.

— Oh ! milady… milady… pardonnez-moi… sanglota Phœbé ; rien de tout ce que vous pourrez me dire ne sera assez dur pour l’injure que je vous ai faite, même en pensée ; je ne prends pas garde à vos paroles cruelles… accablez-moi de reproches pour cette accusation… vos duretés ne seront rien pour moi… dites-moi tout ce que vous voudrez, si j’ai tort.

— Retournez voir par vous-même, répondit lady Audley sèchement, je vous répète que je n’ai plus besoin de vous. »

Lady Audley s’éloigna, laissant Phœbé Marks toujours agenouillée sur la route dans sa posture de suppliante. La femme de sir Michaël reprit le chemin de la maison où dormait son mari, pendant que les lueurs du feu éclairaient l’immensité du ciel derrière elle et que, devant elle, s’étendait l’obscurité de la nuit.