Le Secret de lady Audley/36

La bibliothèque libre.
Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 172-186).

CHAPITRE XXXVI

Le calme succède à la tempête.

Robert Audley suivit son oncle dans le vestibule, après que sir Michaël eut prononcé ces quelques paroles qui étaient comme le glas de mort de son espérance et de son amour. Dieu sait combien le jeune homme avait redouté l’arrivée de ce jour fatal. Il était venu cependant ; et, quoiqu’il n’y eût eu aucune explosion de désespoir, aucun ouragan de reproches, aucune tempête d’angoisses et de larmes, Robert n’augurait pas bien de ce calme surnaturel. Il comprenait que sir Michaël emportait avec lui la flèche acérée que la main de son neveu avait dirigée contre son cœur. Il savait que ce calme étrange et glacial annonçait seulement la stupeur que produit toujours un coup inattendu et que la surprise rend pour un moment presque incompréhensible. Il savait que lorsque l’étonnement aurait cessé, le patient envisagerait audacieusement la souffrance, se familiariserait avec elle, et finirait par éclater en sanglots déchirants, qui briseraient comme un coup de tonnerre ce cœur généreux.

Robert avait entendu raconter que des hommes de l’âge de son oncle pouvaient supporter le premier choc d’un grand malheur sans trop d’émotion, mais qu’ensuite, ils s’éloignaient de ceux qui voulaient les consoler et succombaient lentement à la douleur qui n’avait fait que les étonner tout d’abord. Il se souvenait d’attaques de paralysie et d’apoplexie survenues en pareil cas chez des hommes plus forts que son oncle, et il se demandait dans le vestibule, s’il n’était pas de son devoir d’être auprès de sir Michaël, et de ne pas le quitter pour être à même de le secourir promptement.

Et pourtant était-ce prudent d’imposer sa société au vieillard dans un moment où il venait de s’éveiller d’un rêve et de s’apercevoir qu’il avait été la dupe d’une figure trompeuse et le jouet d’une folle qui, par nature, était trop froidement cupide et trop cruellement sans cœur pour être capable de sentir son infamie.

« Non, se dit Robert, je laisserai son cœur saigner librement. L’humiliation entre pour beaucoup dans sa douleur et il vaut mieux qu’il soit seul. J’ai fait ce que je regardais comme un devoir sacré et je ne m’étonne pas que je lui sois odieux. Il vaut mieux qu’il lutte seul ; je ne puis rien faire pour rendre le combat moins terrible, et il vaut mieux que personne ne l’assiste. »

Pendant que le jeune homme était debout, tenant encore d’une main la porte de la bibliothèque et se demandant s’il suivrait son oncle ou s’il rentrerait dans la salle où était la misérable créature qu’il venait de démasquer, Alicia Audley ouvrit la salle à manger et lui montra à l’intérieur la longue table couverte de linge damassé blanc comme la neige et tout éblouissante de verres étincelants et d’argenterie.

« Papa vient-il dîner ? demanda miss Audley, je me sens en appétit et le pauvre Tomlins a envoyé prévenir trois fois que le poisson ne vaudrait rien. Ce ne sera plus du poisson, ce sera une espèce de consommé que nous mangerons, » ajouta la jeune fille, en entrant dans le vestibule, le Times à la main.

Elle avait lu le journal au coin du feu en attendant qu’on servît.

« Oh ! c’est vous, monsieur Robert Audley, remarquait-elle indifféremment ; vous dînez avec nous, n’est-ce pas ? Allez donc chercher papa. Il est près de huit heures et d’habitude nous dînons à six. »

M. Audley répondit à sa cousine d’un ton sévère. Ses manières frivoles lui déplaisaient et il oubliait que miss Audley ne savait pas le premier mot du terrible drame qui s’était joué sous ses yeux.

« Votre père vient d’éprouver un malheur, Alicia, » dit le jeune homme gravement.

La figure rieuse de la jeune fille devint tout à coup inquiète. Alicia Audley aimait tendrement son père.

« Un malheur ! s’écria-t-elle, oh ! qu’est-il arrivé, Robert ?

— Je ne puis vous le dire pour le moment, Alicia, » répondit Robert à voix basse.

Il prit sa cousine par la main et l’emmena tout en parlant dans la salle à manger. Il referma soigneusement la porte et ajouta ensuite :

« Puis-je avoir confiance en vous, Alicia ?

— Pour quoi faire ?

— Pour consoler votre père et lui servir d’amie dans l’affliction qui vient de fondre sur lui.

— Oui ! s’écria Alicia avec vivacité. Comment pouvez-vous m’adresser une pareille question ? Croyez-vous qu’il y ait au monde une souffrance qui m’effrayerait si elle devait adoucir la sienne ? croyez-vous que je reculerais devant n’importe quel sacrifice pour soulager sa douleur ? »

Les larmes vinrent aux yeux de miss Audley pendant qu’elle parlait.

« Oh ! Robert… Robert !… comme vous m’avez mal jugée, si vous avez pu croire que ce serait une trop lourde tâche pour moi que celle de me dévouer à mon père, dit-elle d’un ton de reproche.

— Non, non, mon Alicia, répondit tranquillement le jeune homme, je n’ai jamais douté de votre affection, c’est votre discrétion qui m’inquiète ; puis-je compter sur vous ?

— Vous le pouvez, Robert, dit résolument Alicia.

— Hé bien, j’aurai confiance en vous, ma chère fille. Votre père va quitter Audley, pour quelque temps du moins, le chagrin qu’il vient d’éprouver — chagrin inattendu, entendez-vous — doit sans doute lui faire détester cette résidence. Il s’en va, Alicia, mais il ne faut pas qu’il s’en aille seul.

— Seul !… non… non… mais je pense que lady Audley…

— Lady Audley n’ira pas avec lui, dit Robert gravement, elle va être séparée de votre père.

— Pour quelque temps ?

— Non, pour toujours.

— Séparée de lui pour toujours ! s’écria Alicia. Alors ce chagrin a trait à lady Audley ?

— C’est lady Audley qui est la cause de la douleur de votre père. »

La figure d’Alicia, pâle jusqu’en ce moment, devint rouge tout à coup. Qu’était-ce que ce chagrin causé par lady Audley et qui allait séparer pour toujours sir Michaël de sa jeune femme ? Il n’y avait pas eu de querelle entre eux… l’harmonie avait constamment régné entre Lucy Audley et son généreux mari. Ce chagrin venait donc d’une découverte soudaine, il cachait donc le déshonneur. Robert Audley comprit la signification de cette rougeur.

« Vous offrirez à votre père de l’accompagner partout où il voudra, Alicia, dit-il. Vous êtes son soutien naturel dans un moment comme celui-ci, mais vous lui serez plus utile en ne cherchant pas à pénétrer le secret de sa douleur ; votre ignorance des détails sera la garantie de votre discrétion. Ne dites à votre père que ce que vous pouviez lui dire il y a deux ans avant qu’il se remariât. Soyez pour lui ce que vous étiez avant que cette femme vînt s’interposer entre lui et vous.

— Je le serai, murmura Alicia, je le serai.

— Évitez de prononcer le nom de lady Audley. Si votre père garde le silence, ayez de la patience ; s’il vous semble que sa douleur ne finira qu’avec sa vie, ayez encore de la patience et souvenez-vous que le seul moyen de le guérir, c’est de lui faire espérer à force de soins qu’il existe sur terre une femme qui l’aimera jusqu’à son dernier jour et de toutes les forces de son âme.

— Oui, Robert, oui, mon cher cousin, je m’en souviendrai. »

M. Audley embrassa sa cousine sur le front. C’était la première fois depuis qu’il avait dit adieu aux bancs du collège.

« Ma chère Alicia, dit-il, vous me rendrez heureux en agissant ainsi. J’ai été en quelque sorte l’instrument du malheur de votre père. Laissez-moi espérer que ce malheur ne sera pas éternel. Rendez mon oncle au bonheur, Alicia, et je vous aimerai comme jamais frère n’a aimé une noble sœur, et l’affection d’un frère vaut peut-être mieux, Alicia, que l’adoration enthousiaste de sir Harry Towers, quoiqu’elle ne lui ressemble guère. »

Alicia courba la tête et déroba ses traits à son cousin pendant qu’il parlait ; mais, quand il eut fini, elle releva la tête et le regarda bien en face avec un sourire que rendaient plus brillant encore les larmes qui remplissaient ses yeux.

« Vous avez bon cœur, Robert, dit-elle, et j’ai eu tort de m’emporter contre vous parce que… »

La jeune fille s’arrêta tout à coup.

« Parce que quoi, ma chère cousine ? demanda M. Audley.

— Parce que je suis une niaise, Robert, dit promptement Alicia ; mais n’importe, je ferai ce que vous voudrez et ce ne sera pas ma faute si mon père n’oublie pas ses chagrins avant peu. J’irais au bout du monde avec lui si je pensais que le voyage lui fît plaisir. Je vais tout préparer. Pensez-vous qu’il parte ce soir ?

— Oui, je ne crois pas qu’il veuille rester une nuit de plus sous ce toit.

— Le train part à neuf heures vingt, dit Alicia ; nous quitterons donc la maison dans une heure si nous voulons le prendre. Je vous reverrai avant notre départ, Robert.

— Oui, Alicia. »

Miss Audley courut vers sa chambre et appela sa servante pour l’aider à faire les préparatifs de ce voyage dont elle ne connaissait pas la destination finale.

Elle se dévouait corps et âme à la tâche que lui avait confiée Robert. Elle aida la servante à garnir les porte-manteaux et la fit sourire en mettant ses robes de soie dans des cartons à chapeau et ses souliers en satin dans son nécessaire de toilette. Elle mit la maison sens dessus dessous pour trouver tout ce qu’il lui fallait, et à la voir entasser ainsi ses cahiers de musique, ses broderies, ses parfums, on aurait supposé qu’elle allait s’embarquer pour quelque île sauvage où les ressources du monde civilisé étaient inconnues. Elle pensait au chagrin inconnu de son père et peut-être quelque peu à la figure sérieuse et à la voix grave de son cousin Robert, qui s’était montré à elle sous un nouveau jour.

M. Audley monta, lui aussi, au premier étage et chercha le cabinet de sir Michaël. Il frappa à la porte et attendit la réponse avec inquiétude. Au bout d’un moment, pendant lequel le cœur du jeune homme battit bien fort, le baronnet vint ouvrir lui-même. Robert vit que le valet de son oncle avait déjà fait les malles.

Sir Michaël s’avança dans le corridor.

« Avez-vous encore quelque chose à me dire, Robert ? demanda-t-il d’une voix calme.

— Je viens seulement savoir si je puis vous être bon à quelque chose. Vous partez ce soir pour Londres ?

— Oui.

— Avez-vous décidé en quel endroit vous vous arrêterez ?

— Oui, à l’hôtel Clarendon, j’y suis connu. Est-ce tout ?

— Oui, Alicia vous accompagnera.

— Alicia !

— Elle ne peut rester ici, il vaut mieux qu’elle parte aussi, jusqu’à ce que…

— Oui… oui… je comprends, interrompit le baronnet, mais ne pourrait-elle aller ailleurs… est-il indispensable qu’elle soit avec moi ?

— Elle ne peut aller autre part, elle n’y serait pas heureuse.

— Qu’elle vienne alors ! dit sir Michaël, qu’elle vienne ! »

Il parlait d’une voix comprimée et avec un effort visible, comme s’il eût été pénible d’avoir dit n’importe quoi ; et Robert voyait qu’il aurait préféré se taire. Ces exigences de la vie étaient une torture nouvelle pour lui, parce qu’elles venaient le distraire de sa souffrance, et cela lui paraissait un chagrin plus lourd à supporter que la souffrance elle-même.

« Très-bien, mon oncle, alors tout est arrangé. Alicia sera prête pour neuf heures.

— Bon… bon… qu’elle vienne la pauvre enfant, murmura le baronnet ; qu’elle vienne, si cela lui plaît. »

Il soupira en parlant de sa fille. Il songeait à l’indifférence qu’il lui avait témoignée à cause de la femme enfermée en ce moment dans la bibliothèque.

« Je vous verrai au moment de votre départ, mon oncle, dit Robert ; je vous quitte d’ici là.

— Attendez ! dit soudain sir Michaël ; avez-vous dit à Alicia ?…

— Je ne lui ai rien dit, excepté que vous quittiez Audley pour quelque temps.

— Et vous avez bien fait, Robert, dit le baronnet d’une voix brisée, vous avez bien fait. »

Il tendit sa main à son neveu, et celui-ci la porta à ses lèvres.

« Oh ! mon oncle, comment m’excuserai-je à mes propres yeux de vous avoir fait souffrir ainsi ?

— Vous avez fait votre devoir, Robert, vous avez fait votre devoir, mais j’aurais remercié Dieu s’il m’avait épargné cette angoisse en me faisant mourir avant ce soir. »

Sir Michaël rentra dans son cabinet, et Robert revint lentement dans le vestibule. Il s’arrêta sur le seuil de la chambre où il avait laissé Lucy, lady Audley, jadis Helen Talboys, la femme de son ami George.

Elle était étendue sur le parquet à l’endroit même où elle s’était agenouillée pour raconter son histoire. Était-elle évanouie, ou bien pensait-elle à la triste situation dans laquelle elle se trouvait ? Robert s’en préoccupa fort peu. Il parut dans le vestibule et envoya chercher par un domestique la femme de chambre aux rubans roses qui fut tout étonnée et toute consternée en voyant sa maîtresse.

« Lady Audley est malade, lui dit-il ; conduisez-la chez elle et veillez à ce qu’elle ne sorte pas. Vous voudrez bien rester auprès d’elle sans lui parler ou lui permettre de se fatiguer en parlant. »

Lady Audley n’était pas évanouie ; elle se laissa aider par la femme de chambre et se releva. Ses cheveux étaient en désordre, sa figure et ses lèvres avaient perdu leurs couleurs et ses yeux brillaient d’un éclat terrible.

« Emmenez-moi, dit-elle, et faites-moi dormir, faites-moi dormir, mon cerveau est en feu. »

Au moment de quitter la bibliothèque, elle se retourna et demanda à Robert :

« Sir Michaël est-il parti ?

— Il partira dans une heure.

— Personne n’a péri dans l’incendie de Mount Stanning ?

— Personne.

— J’en suis bien aise.

— L’aubergiste, Marks, a été brûlé sérieusement, il court un grand danger, mais il peut guérir.

— Tant mieux… je suis contente que personne n’ait succombé. Bonne nuit, monsieur Audley.

— Je vous demanderai demain un entretien d’une demi-heure, lady Audley.

— Quand il vous plaira. Bonne nuit.

— Bonne nuit ! »

Elle disparut en s’appuyant sur l’épaule de sa femme de chambre, et laissa Robert en proie aux plus vives inquiétudes.

Il s’assit devant le foyer dont la lueur diminuait, et réfléchit aux changements survenus dans cette maison qu’il avait trouvée si agréable à habiter avant la disparition de son ami. Il se demanda ce qu’il fallait faire en cette circonstance, et se perdit dans une sombre rêverie d’où le tira le bruit d’une voiture qui approchait de la porte basse de la tour.

Neuf heures sonnèrent à la pendule du vestibule au moment où Robert ouvrit la porte de la bibliothèque. Alicia venait de descendre avec sa servante, jeune campagnarde aux joues roses.

« Adieu, Robert, lui dit-elle, en lui tendant la main, adieu et comptez sur moi ; je soignerai mon père.

— J’y compte, adieu, Alicia. »

Pour la seconde fois de la soirée, Robert Audley pressa de ses lèvres le candide front de sa cousine ; et, pour la seconde fois, ce baiser fut celui d’un père ou d’un frère, et ne ressembla en rien à celui que lui eût donné sir Harry Towers.

À neuf heures cinq minutes, sir Michaël parut suivi de son valet à cheveux gris. Le baronnet était pâle, mais maître de lui. La main qu’il tendit à son neveu était froide comme de la glace, mais ce fut d’une voix ferme qu’il dit adieu à Robert.

« Je laisse tout entre vos mains, Robert, lui dit-il au moment de s’éloigner de cette maison qu’il avait habitée si longtemps. Je ne sais pas la fin de cette histoire, mais j’en ai entendu assez. Dieu sait que je n’ai pas besoin d’en entendre davantage. Je laisse tout entre vos mains, mais ne soyez pas cruel… souvenez-vous que je l’aimais… »

Il ne put achever sa phrase, la voix lui manqua.

« Je me souviendrai, répondit le jeune homme, et je ferai tout pour le mieux. »

Les larmes empêchèrent Robert de voir la figure de son oncle, et une minute après, la voiture était loin, et le neveu de sir Michaël avait repris sa place au coin du feu de la bibliothèque. Il songeait à la terrible responsabilité qu’il venait d’assumer en se chargeant de la destinée d’une femme coupable.

« Assurément, se dit-il, Dieu me punit d’avoir mené une vie si indolente jusqu’au mois de septembre dernier. C’est sans doute pour que je fasse amende honorable et que j’avoue qu’un homme ne peut choisir le genre de vie qui lui plaît, que la Providence fait peser sur moi cette responsabilité. On ne peut dire : « Je vais prendre l’existence à la légère et me tenir à l’écart des malheureuses créatures égarées qui se lancent avec énergie et courage dans la bataille de la vie. » On ne peut dire : « Je resterai sous la tente pendant que la mêlée est furieuse, et je rirai des imbéciles qu’on foule aux pieds là-bas, sur le terrain de la lutte inutile. » On ne peut faire cela ; on ne peut qu’accepter humblement, et en tremblant, la tâche qu’il a plu au Créateur de vous imposer. S’il faut se battre, il n’y a pas à reculer, et malheur à celui qui ne répond pas à l’appel ; malheur à celui qui reste dans sa tente, quand le clairon strident donne le signal de l’action. »

L’un des domestiques apporta de la lumière dans la bibliothèque et ralluma le feu ; mais Robert ne bougea pas de son siège auprès du foyer. Il resta assis comme il s’asseyait à Fig-Tree Court, les coudes appuyés sur les bras du fauteuil et le menton dans la main.

Au moment où le domestique allait sortir, il releva la tête.

« Puis-je envoyer une dépêche à Londres ? demanda-t-il.

— On peut l’envoyer de Brentwood, monsieur… pas d’ici. »

M. Audley regarda sa montre d’un air pensif.

« On ira à Brentwood, si vous voulez, monsieur, si vous désirez envoyer quelque message.

— J’ai une dépêche à envoyer, Richards, chargez-vous de cela.

— Volontiers, monsieur.

— Alors, attendez que je l’écrive.

— Oui, monsieur. »

Le domestique apporta ce qu’il fallait pour écrire, et plaça une table devant Robert.

Robert trempa la plume dans l’encre et contempla un instant les bougies avant de commencer.

Voici quelle fut sa dépêche :

« Robert Audley, d’Audley en Essex, à Francis Wilmington, de Paper Buildings, Temple.

« Cher Wilmington, si vous connaissez un médecin expérimenté qui s’occupe de la folie, et auquel on puisse confier un secret, soyez assez bon pour m’envoyer son adresse par le télégraphe. »

M. Audley mit la lettre dans une grande enveloppe et la tendit au domestique en lui donnant un souverain.

« Veillez à ce que cela soit remis à une personne digne de confiance, Richards, et dites-lui d’attendre la réponse. Elle doit arriver dans une heure et demie. »

Richards, qui avait connu Robert tout enfant, sortit pour exécuter cet ordre. Dieu nous garde de le suivre à l’office où les domestiques, groupés en cercle devant le feu, discutaient les événements du jour sans y rien comprendre.

Rien ne pouvait être plus éloigné de la vérité que les suppositions de ces dignes gens. Quels fils tenaient-ils du mystère qui s’était passé au coin du feu de cette chambre où une femme criminelle s’était agenouillée aux pieds de son seigneur et maître, pour lui raconter l’histoire de sa coupable vie ? Ils savaient seulement ce que le valet de chambre de sir Michaël leur avait dit de ce soudain voyage : que son maître était aussi pâle qu’une feuille de papier blanc, qu’il parlait avec une voix étrange qui ne ressemblait en rien à la sienne, et en quelque sorte — M. Parsons le valet — vous l’eussiez fait tomber avec une plume, si vous aviez eu l’idée de le renverser avec une arme aussi faible.

Les meilleures têtes de l’antichambre décidèrent que sir Michaël avait reçu quelque nouvelle inattendue apportée par Robert (ils étaient assez sages pour mêler le jeune homme à la catastrophe), soit la mort de quelque cher et proche parent (les plus vieux serviteurs décimaient un à un les membres de la famille Audley, en s’efforçant de trouver quel parent ce pouvait être), soit quelque baisse dans les fonds, quelque mauvaise spéculation, ou la faillite d’une banque dans laquelle la plus grande partie de la fortune du baronnet était engagée. En général, on penchait pour la faillite d’une banque ; et chaque membre de l’assemblée, avec une espèce d’avidité et de sombre plaisir, se jetait sur cette idée, quoiqu’une telle supposition dût entraîner leur propre ruine avec la perte totale de cette généreuse maison.

Robert s’assit près du triste foyer qui semblait triste, même maintenant que la flamme d’un grand feu de bois soufflait dans la vaste cheminée ; il écoutait les sourds gémissements d’un vent de mars qui pleurait autour de la maison, et secouait le lierre tremblant attaché aux murs qui l’abritaient. Robert était fatigué, car il faut se rappeler qu’il avait été éveillé au milieu de la nuit par le craquement des boiseries dans l’auberge du Château. Sans sa présence d’esprit et son sang-froid, Luke Marks eût péri misérablement. Il portait encore les marques du danger qu’il avait couru : ses cheveux étaient roussis d’un côté, et sa main gauche était rouge et enflammée. Il s’était brûlé en cherchant à sauver l’aubergiste. Il était épuisé aussi par les émotions violentes de la journée, et il s’endormit dans un fauteuil devant le feu. L’entrée de Richards, qui rapportait la dépêche, le réveilla.

La réponse était courte :

« Cher Audley, toujours heureux de vous obliger. Alwyn Mosgrave, M. D., 12, Saville Row. Sûr. »

Avec le nom et l’adresse, c’était tout ce que contenait la dépêche.

« Il faudra porter une autre lettre à Brentwood demain matin, Richards, dit M. Audley en repliant le papier, et je serais bien aise que ce fût avant déjeuner. Le porteur aura un demi-souverain pour sa peine. »

Richards s’inclina.

« Merci, monsieur, ce n’est pas nécessaire ; mais comme il vous plaira. Monsieur, murmura-t-il, à quelle heure voulez-vous qu’il parte ?

— Aussitôt qu’il pourra ; mettons donc que ce sera à six heures du matin.

— Bien, monsieur.

— Ma chambre est-elle prête, Richards ?

— Oui, monsieur, votre ancienne chambre.

— Très-bien. Alors, je vais me coucher. Apportez-moi un grog aussi chaud que possible, et attendez que j’aie écrit la dépêche de demain. »

Cette deuxième dépêche invitait le docteur Mosgrave à se rendre au château d’Audley pour affaire très-sérieuse.

Quand la dépêche fut terminée, M. Audley jugea qu’il avait fait tout ce qui dépendait de lui. Il but son grog dont il avait grand besoin, car il avait été glacé jusqu’aux os par ses aventures pendant l’incendie. Il but lentement le pâle liquide doré, et songea à Clara Talboys, à cette jeune fille à figure sévère, dont le frère était maintenant vengé par l’humiliation de celle qui l’avait fait périr. La jeune fille avait-elle entendu parler de l’incendie de l’auberge ? C’était probable, Mount Stanning était un endroit si petit. Mais avait-elle su qu’il avait couru un grand danger, et qu’il s’était signalé en sauvant cet ivrogne d’aubergiste ? Je crois bien que, même au coin de ce feu solitaire, et sous le toit que venait d’abandonner pour longtemps celui qui en était le maître, Robert Audley eut la faiblesse de lâcher la bride à son imagination, de la laisser s’envoler vers les pins qui se dressaient sous le ciel froid de février, et de songer aux beaux yeux bruns qui ressemblaient tant à ceux de son ami perdu.