Le Secret de lady Audley/37

La bibliothèque libre.
Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 187-197).

CHAPITRE XXXVII

L’avis du docteur Mosgrave.

Lady Audley dormait. Elle dormit profondément d’un bout à l’autre de cette longue nuit d’hiver. N’a-t-on pas vu des criminels dormir la veille de leur supplice, et n’être arrachés à leur paisible sommeil que par le geôlier de la prison qui vient les éveiller ?

La partie était jouée et perdue. Je ne crois pas que lady Audley eût négligé d’utiliser ses cartes, et perdu le trick lorsqu’elle pouvait gagner. Le jeu de son adversaire avait été meilleur, et elle avait été battue.

Elle était plus tranquille maintenant qu’elle ne l’avait été depuis ce jour — ce jour si rapproché de son second mariage — où elle avait lu la nouvelle du retour de George Talboys des placers de l’Australie. Elle était rassurée maintenant qu’on savait son histoire et que son secret était découvert. Il n’y avait plus de nouvelle découverte à faire. Elle s’était débarrassée du terrible secret qui lui pesait, et son naturel égoïste et sensuel avait repris tout son empire. Elle dormait paisiblement sous le duvet et la soie et à l’ombre des grands rideaux en velours qui entouraient son lit. Elle avait ordonné à sa femme de chambre de coucher dans le même appartement qu’elle, et de laisser la lampe allumée toute la nuit.

Ce n’était pas qu’elle eût peur d’être visitée par des spectres dans le calme de la nuit ; elle était trop complètement égoïste pour ne pas se moquer de tout ce qui ne pouvait lui infliger une douleur réelle, et elle n’avait jamais entendu dire qu’un esprit se fût porté à des violences. Elle avait craint Robert Audley ; mais elle ne le craignait plus maintenant. Il avait achevé son œuvre, et elle savait qu’il n’irait pas plus loin, de peur d’attirer une honte éternelle sur le nom qu’il vénérait.

« Ils me renverront quelque part, je suppose, se dit milady, et c’est tout ce qu’ils peuvent me faire. »

Elle se regarda comme une espèce de prisonnière d’État dont on prendrait soin ; un second masque de fer qu’on enfermerait dans quelque donjon. Elle devint indifférente au sort qui l’attendait. Elle avait vécu autant que cent personnes dans l’espace de quelques jours, et elle ne pouvait plus souffrir, pour quelque temps du moins.

Le lendemain matin, elle prit une tasse de thé et quelques rôties avec autant de calme que le condamné qui fait son dernier repas, pendant que les gardiens le surveillent de peur qu’il n’avale un morceau de l’assiette ou une cuillère, et n’échappe ainsi au bourreau. Elle déjeuna, prit son bain du matin, se parfuma les cheveux et choisit la plus belle toilette de sa garde-robe. Elle regarda l’ameublement luxueux de son cabinet, et soupira en se disant qu’elle allait quitter tout cela ; mais elle n’eut pas un tendre souvenir pour l’homme qui avait orné sa retraite et lui avait prouvé son amour en répandant le luxe autour d’elle. Lady Audley songeait au prix que cela avait coûté, et s’avouait que très-probablement elle ne garderait pas longtemps toutes ces richesses.

Elle se regarda dans la psyché avant de quitter son cabinet. Le repos d’une longue nuit lui avait rendu les roses de son teint et l’éclat naturel de ses yeux bleus. Le feu terrible qui brillait en eux la veille avait disparu, et lady Audley eut un sourire de triomphe en contemplant sa beauté. Le temps n’était plus où ses ennemis auraient pu lui appliquer les fers brûlants de la torture, et détruire les charmes qui avaient fait tant de mal. Maintenant sa beauté lui resterait quand même, nul ne pouvait la lui enlever.

Le soleil brillait faiblement et lady Audley s’enveloppa d’un châle des Indes, châle qui avait coûté cent guinées à sir Michaël. Elle pensait que c’était une bonne précaution d’avoir ce châle avec elle, parce que si on l’emmenait à la hâte, elle aurait du moins sur elle quelque chose de son ancienne splendeur. Qu’on se rappelle les dangers auxquels elle s’était exposée pour avoir une belle maison, de belles toilettes, des voitures, des bijoux, des dentelles, et on ne sera pas étonné qu’au moment de sa défaite, elle ne voulût pas s’en séparer complètement. Si elle avait été Judas Iscariote, elle aurait gardé jusqu’à sa dernière heure les trente pièces d’argent.

M. Robert Audley déjeuna dans la bibliothèque. Il savoura longuement sa tasse de thé et fuma son mierschaum en réfléchissant sur la tâche qu’il s’était imposée.

« J’en appellerai à l’expérience de ce docteur Mosgrave, se dit-il. Les médecins et les avocats sont les confesseurs de ce prosaïque xixe siècle. Il me viendra en aide assurément. »

Le premier train venant de Londres arrivait à Audley à dix heures et demie, et, à onze moins cinq, Richards annonça le docteur Alwyn Mosgrave.

Le médecin de Saville Row était grand, maigre, et âgé de cinquante ans environ. Ses yeux gris pâle avaient peut-être été bleus jadis et avaient perdu avec le temps leur couleur première. Malgré toute la puissance de la médecine, le docteur Mosgrave n’avait pu engraisser ou se donner des couleurs. Sa figure n’avait aucune expression, et pourtant elle avait quelque chose de merveilleusement attractif. C’était la physionomie d’un homme qui avait passé la plus grande partie de sa vie à écouter les autres, et avait annihilé son individualité et ses passions dès le début de sa carrière.

Il s’inclina devant Robert Audley, prit une chaise en face de lui et écouta le jeune avocat le cou tendu. Robert s’aperçut que le regard du médecin devenait pénétrant et fixe.

« Il croit que c’est moi qui suis le malade, se dit Robert, et il inspecte ma physionomie pour y découvrir les symptômes de la folie. »

Les paroles du docteur Mosgrave vinrent confirmer cette supposition.

« Ce n’est pas pour vous que vous désirez me consulter ? dit-il d’un ton d’interrogation.

— Oh ! non. »

Le docteur Mosgrave regarda sa montre, un chronomètre de Benson de cinquante guinées, qu’il portait dans sa poche comme ci c’eût été une pomme de terre.

« Il est inutile de vous rappeler que mon temps est précieux. Votre dépêche m’a annoncé que mes services étaient requis pour un cas… dangereux… sinon je ne serais pas venu ce matin. »

Robert Audley regardait tristement le feu et se demandait comment il aborderait la question.

« Je vous remercie, docteur Mosgrave, d’avoir répondu à mon appel. J’ai à vous demander votre avis sur un cas difficile, et qui me chagrine plus que je ne saurais le dire. Je m’en rapporterai entièrement à votre expérience, qui, seule, peut nous sortir d’embarras, moi et ceux qui me sont chers. »

L’air affairé du docteur Mosgrave se changea en un air d’intérêt en écoutant Robert Audley,

« La confession du malade au médecin est, je crois, aussi sacrée que celle du pécheur au prêtre ? demanda Robert avec un grand sérieux.

— Aussi sacrée.

— On ne peut la violer sous aucun prétexte ?

— Sous aucun. »

Robert Audley regarda de nouveau le feu. Devait-il dire peu ou beaucoup de l’histoire de la seconde femme de son oncle.

« On m’a dit, docteur Mosgrave, que vous aviez consacré une partie de votre existence au traitement de la folie.

— Oui, ma clientèle se compose presque exclusivement de gens malades d’esprit.

— Vous devez alors entendre parfois d’étranges et même de terribles révélations ? »

Le docteur Mosgrave s’inclina.

Il avait l’air d’un homme auquel on pouvait confier les secrets de toute une nation, sans que le poids de ces secrets l’incommodât le moins du monde.

« L’histoire que je vais vous conter n’est pas la mienne, dit Robert après une pause ; vous m’excuserez donc, si je vous rappelle que je ne puis la révéler qu’autant que le secret sera convenu entre nous. »

Le docteur Mosgrave s’inclina de nouveau, mais son mouvement fut un peu plus sec.

« Je suis tout oreilles, monsieur Audley, » dit-il froidement.

Robert Audley rapprocha sa chaise de celle du médecin, et commença à voix basse cette histoire que lady Audley avait racontée la veille, agenouillée dans cette même chambre. La figure du docteur Mosgrave, tournée vers Robert, n’exprima aucune surprise à cette étrange révélation. Il sourit quand Robert en arriva à cette partie du récit qui avait trait au complot de Ventnor, mais il n’eut pas l’air étonné. Robert acheva l’histoire à l’endroit où elle avait été interrompue par sir Michaël. Il ne dit rien de la disparition de George Talboys, ni des soupçons horribles qu’elle avait fait naître. Il ne parla pas non plus de l’incendie de l’auberge.

Le docteur Mosgrave secoua la tête d’un air grave quand Robert eut fini.

« Vous n’avez plus rien à me dire ? demanda-t-il.

— Non, je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’en dire davantage, répondit Robert, cherchant à éluder la question.

— Vous voudriez prouver que cette dame est folle, et n’est pas responsable de ses actions, monsieur Audley ? » dit le médecin.

Robert Audley fut stupéfié de la pénétration du docteur. Comment avait-il si promptement deviné son désir secret ?

« Oui, si cela était possible, je voudrais lui trouver cette excuse.

— Et éviter le scandale d’un procès, n’est-ce pas, monsieur Audley ? » dit le médecin.

Robert frissonna en s’inclinant en signe d’adhésion à cette remarque. Ce n’était pas seulement un procès qu’il redoutait, c’était la cour d’assises où comparaîtrait, au milieu des curieux empressés, la femme de son oncle, accusée d’assassinat et entourée de toutes parts de figures curieuses, qui viendraient contempler sa honte.

« Je ne pense pas que mes services puissent vous être de quelque utilité, dit tranquillement le docteur ; je verrai cette dame, si vous le voulez, mais je ne la crois pas folle.

— Pourquoi ?

— Parce que rien de tout ce qu’elle a fait ne prouve la folie. Elle a fui de chez elle parce qu’elle n’y était pas bien, et qu’elle voulait trouver mieux. Il n’y a pas de folie là dedans. Elle a commis le crime de bigamie pour obtenir une position et une fortune ; ce n’est pas de la folie ; et quand elle s’est trouvée dans une situation désespérée, au lieu de recourir à des moyens extrêmes, elle a tramé un complot qui demandait du calme et de la réflexion. Tout cela n’est pas de la folie.

— Mais la tache de la folie héréditaire…

— Elle peut se transmettre jusqu’à la troisième génération, et reparaître chez les enfants de cette dame, si elle en a. La folie n’est pas forcément léguée par la mère à la fille. Je voudrais vous venir en aide si je le pouvais, monsieur Audley, mais il n’y a pas de preuves de folie dans l’histoire que vous m’avez racontée. Aucun jury anglais n’accepterait en pareil cas l’excuse de la folie. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de renvoyer cette dame à son premier mari, s’il veut la reprendre. »

Robert tressaillit à ces mots.

« Son premier mari est mort… du moins il a disparu… et j’ai mes raisons pour le croire mort. »

Le docteur Mosgrave vit le mouvement de Robert, et remarqua que sa voix était embarrassée en parlant de George Talboys.

« Le premier mari de la dame a disparu, dit-il en appuyant sur les mots, et vous le croyez mort. »

Il s’arrêta un instant et contempla le feu, ainsi que l’avait contemplé Robert quelques moments auparavant.

« Monsieur Audley, reprit-il tout à coup, il ne doit pas y avoir de demi-confidence entre nous. Vous ne m’avez pas tout dit. »

La figure de Robert exprima toute la surprise qu’il éprouvait à ces paroles.

« Je ne serais pas de force à lutter contre les difficultés de mon métier, dit le docteur Mosgrave, si je ne voyais pas où finit la confiance et où commence la réserve. Vous ne m’avez appris que la moitié de l’histoire de cette dame, monsieur Audley. Il faut que je sache le reste avant de me prononcer. Qu’est devenu le premier mari de cette dame ? »

Il adressa cette question d’un ton décisif, comme s’il devinait que la réponse serait la pierre angulaire de l’édifice qu’il explorait.

« Je vous ai déjà dit, docteur Mosgrave, que je ne le savais pas.

— Oui, répondit le docteur, mais votre figure m’a révélé que vous le soupçonniez. »

Robert Audley garda le silence.

« Si vous voulez que je vous serve, ayez confiance en moi, monsieur Audley. Le premier mari a disparu : quand et comment ? Il faut que je sache l’histoire de cette disparition. »

Robert réfléchit quelques instants avant de répondre, mais peu à peu il releva sa tête, qui s’était courbée sous le travail de sa pensée, et il dit au médecin :

« J’aurai confiance en votre honneur et en votre bonté, docteur Mosgrave. Je ne vous demanderai pas de faire tort à la société, mais seulement de sauver un nom de la honte et de la dégradation, si vous le pouvez, en conscience. »

Il raconta l’histoire de la disparition de George et de ses doutes à lui, Dieu sait avec quelle répugnance.

Le docteur Mosgrave l’écouta aussi tranquillement qu’auparavant. Robert termina en faisant un appel à tous les bons sentiments du médecin. Il le supplia d’épargner le généreux vieillard qui avait fait le malheur de sa vieillesse, en ayant tant de confiance en sa femme.

Il était impossible de lire sur la figure attentive du docteur Mosgrave une conclusion quelconque. Il se leva quand Robert eut fini, et regarda de nouveau sa montre.

« Je n’ai plus que vingt minutes à vous accorder, dit-il. Je vais voir la dame, si vous voulez. Vous dites que sa mère est morte dans une maison de fous ?

— Oui. Voulez-vous que lady Audley soit seule ?

— Oui, seule, s’il vous plaît. »

Robert sonna la femme de chambre de milady, et le médecin fut conduit par l’élégante soubrette à travers l’antichambre octogone vers le joli boudoir avec lequel elle communiquait.

Dix minutes après il revint dans la bibliothèque où l’attendait Robert.

« J’ai causé avec cette dame, dit-il, et nous nous entendons à merveille. La folie existe ! C’est de la folie cachée, qui peut ne jamais paraître ou ne paraître qu’une fois ou deux dans sa vie, mais elle est de la plus terrible espèce. Les accès en sont courts et sont occasionnés par une violente pression du cerveau. La dame n’est pas folle, elle a seulement la tache héréditaire dans le sang. Elle a la ruse de la folie et toute la prudence de l’intelligence ; en un mot, monsieur Audley, elle est dangereuse ! »

Le docteur Mosgrave fit un tour ou deux dans l’appartement avant de reprendre la parole.

« Je ne discuterai pas les probabilités des soupçons qui vous torturent, monsieur Audley, dit-il tout à coup, mais je ne vous conseille pas de faire un esclandre. Ce M. George Talboys a disparu. Vous n’avez pas les preuves de sa mort, et le seul motif d’accusation que vous auriez à faire valoir, ce serait la nécessité où elle était de se débarrasser de lui. Aucun jury des trois royaumes ne la condamnerait pour si peu. »

Robert Audley interrompit vivement le docteur Mosgrave.

« Je vous assure, mon cher monsieur, que ce que je redoute le plus au monde, c’est un esclandre.

— Sans doute, monsieur Audley, mais vous n’espérez pas que je pardonne avec vous une des plus graves offenses faites à la société. Si j’avais des motifs suffisants pour croire que cette femme a commis un crime, je ne souffrirais pas qu’elle échappât à la justice, dût l’honneur de cent familles en dépendre ! Mais comme ces motifs n’existent pas, je vous aiderai de mon mieux. »

Robert Audley serra la main du médecin dans les siennes.

« Je vous remercierai plus tard quand je serai en état, dit-il avec émotion, je vous remercierai pour moi et pour mon oncle.

— J’ai encore cinq minutes et il faut que j’écrive à quelqu’un, » dit le docteur Mosgrave, souriant de la pression de main énergique du jeune homme.

Il s’assit à un bureau, et écrivit rapidement pendant sept minutes environ. Quand il s’arrêta, il avait rempli trois pages de papier.

Il mit sa lettre sous enveloppe et la tendit à Robert sans la cacheter.

L’adresse était celle-ci :

À monsieur Val,
Villebrumeuse,
Belgique.

M. Audley promena ses regards inquiets de l’adresse au docteur. Ce dernier mettait ses gants avec autant d’attention que si cette opération eût été pour lui l’affaire solennelle de sa vie.

« Cette lettre, dit-il, en réponse au regard inquisiteur de Robert, est pour M. Val, un de mes amis qui est propriétaire et directeur d’une excellente maison de santé à Villebrumeuse. Nous nous connaissons depuis longtemps, et il consentira volontiers à recevoir lady Audley dans son établissement. Il prendra sur lui la responsabilité de sa vie à venir. Soyez tranquille, cette vie ne sera pas accidentée. »

Robert Audley voulut parler et remercier de nouveau le docteur, mais un geste d’autorité du docteur Mosgrave empêcha toute effusion.

« Du moment où lady Audley mettra le pied dans cette maison, dit-il, sa vie d’action sera finie. Tous ses secrets seront enfermés avec elle, et si elle a commis des crimes, elle n’en commettra plus. Si vous lui creusiez une tombe dans le cimetière voisin, vous ne la sépareriez pas plus complètement du monde. En ma qualité de physiologiste et d’honnête homme, je ne crois pas que vous puissiez mieux faire que de l’enfermer, car la physiologie est un mensonge, si la femme que j’ai vue il y a dix minutes peut être laissée libre au milieu de ses semblables. Elle m’aurait sauté à la gorge et étranglé avec ses petites mains si elle l’avait pu, pendant que je causais avec elle.

— Elle devinait donc le but de votre visite ?

— Elle le savait. « Vous me croyez folle comme ma mère et vous venez me questionner, m’a-t-elle dit. Vous voulez reconnaître en moi la tache héréditaire. » Adieu, monsieur Audley, ajouta à la hâte le médecin, je suis en retard de dix minutes, et je n’ai pas de temps à perdre pour arriver avant le départ du train. »