Le Secret de lady Audley/39

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Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 213-236).

CHAPITRE XXXIX

Possédé du démon.

Jamais dormeur emporté par la fièvre dans le pays des rêves n’a paru plus étonné en présence d’un monde idéal que ne le fut Robert à l’aspect des vastes plaines et des peupliers rachitiques qui bordent la route entre Villebrumeuse et Bruxelles. Était-il bien possible qu’il revînt à la maison de son oncle sans la femme qui y avait régné pendant deux ans en maîtresse souveraine ? Il lui semblait qu’il avait emmené lady Audley secrètement et sans autorisation et qu’il lui fallait maintenant rendre compte à sir Michaël de la destinée de la femme que le baronnet aimait si tendrement.

« Que lui dirai-je ? pensait il ; lui avouerai-je la vérité… l’horrible vérité ? Nom ce serait trop cruel. Il ne résisterait pas à cette épouvantable révélation. Et pourtant si je lui laisse ignorer ce qu’elle est devenue, il croira peut-être que j’ai été dur pour elle. »

C’était en réfléchissant de la sorte que Robert, assis dans le coupé de la diligence, regardait, sans le voir, le triste paysage qui se déroulait sous ses yeux. Maintenant que la sombre histoire de George Talboys était finie, il manquait une page au livre de sa vie.

Que lui restait-il à faire ? Une foule de pensées horribles lui vinrent à l’esprit en se rappelant ce qu’il avait entendu conter à Helen Talboys. Son ami, son ami assassiné, était caché au fond du vieux puits d’Audley. Depuis six mois il était là sans sépulture, enfoui dans l’obscurité du vieux puits du couvent. Que fallait-il faire ?

Rechercher les restes de son ami, c’était amener infailliblement une descente de justice et révéler l’histoire du crime de lady Audley. En prouvant que George Talboys avait trouvé la mort à Audley, il prouvait aussi que la main qui l’avait frappé était celle de lady Audley ; car on savait que le jeune homme était allé la rejoindre dans l’allée des tilleuls le jour où il avait disparu.

« Ô mon Dieu ! s’écria Robert, en face de cette horrible alternative, faut-il que le cadavre de mon ami reste à tout jamais au fond de ce puits parce que j’ai pardonné à la femme qui l’a assassiné ? »

Il comprit qu’il ne trouverait aucun moyen d’éluder cette difficulté ; mais il chercha quand même, et il lui arriva parfois de se dire qu’en somme cela importait peu à son ami mort, d’être enseveli dans un puits ou dans une magnifique tombe en marbre dont la beauté serait une nouvelle pour le monde entier ; parfois aussi il fut saisi d’horreur à l’idée du sort fait à la victime et il souhaita avoir des ailes pour achever son voyage et commencer la juste réparation.

Il arriva à Londres dans la soirée du deuxième jour après son départ d’Audley, et il se rendit tout droit à l’hôtel Clarendon, pour demander des nouvelles de son oncle. Il ne voulait pas voir sir Michaël, n’ayant encore rien décidé de ce qu’il aurait à lui dire, mais il lui tardait de savoir comment il avait supporté cet épouvantable choc.

« Je verrai Alicia, pensait-il, et elle me racontera tout ce qui concerne son père. Il n’y a que deux jours que sir Michaël a quitté Audley : il n’est pas probable qu’il y ait eu déjà quelque changement favorable. »

M. Audley ne devait pas voir sa cousine ce soir-là. Les domestiques de l’hôtel Clarendon lui annoncèrent que sir Michaël et sa fille étaient partis dans la matinée pour Paris avec l’intention de se rendre à Vienne.

Robert fut content de cette nouvelle ; elle lui accordait un moment de répit en lui permettant de ne rien dire au baronnet sur sa coupable femme jusqu’à son retour en Angleterre. Quand sa santé serait rétablie et le calme revenu, il serait plus facile de le renseigner sur sa femme.

M. Audley se fit conduire au Temple. Son appartement, qui lui avait toujours paru triste depuis la disparition de George Talboys, le lui parut plus encore cette fois-ci ; car ce qui n’était autrefois qu’un soupçon était devenu une affreuse réalité. Il ne lui restait plus la moindre lueur d’espérance. Ses craintes les plus horribles n’avaient été que trop bien fondées.

George Talboys avait été assassiné lâchement et traîtreusement par la femme qu’il avait aimée et pleurée.

M. Audley trouva chez lui trois lettres qui l’attendaient. Il y en avait une de sir Michaël et une d’Alicia. La troisième avait été écrite par une personne dont le jeune avocat connaissait parfaitement l’écriture, quoiqu’il ne l’eût vue qu’une fois. Il rougit à la lecture de l’adresse, et prit la lettre avec autant de soin que si le papier eût été animé. Il la tourna et retourna en tous sens, examina le timbre, la couleur du papier, puis il la glissa sous son gilet en souriant d’une étrange manière.

« Quel être déraisonnable je suis, se dit-il. N’ai-je donc tant ri des faiblesses d’autrui que pour devenir faible à mon tour ? Pourquoi ai-je rencontré cette belle jeune fille aux yeux bruns ? Pourquoi Némésis m’a-t-elle conduit dans le Dorsetshire ? »

Il ouvrit les deux premières lettres. Il était assez fou pour garder la dernière pour la bonne bouche, comme un mets délicat à manger après les plats substantiels d’un dîner ordinaire.

La lettre d’Alicia lui disait que sir Michaël avait enduré son angoisse avec tant de calme, qu’elle aurait préféré l’explosion du désespoir à cette désolante tranquillité. Dans cette difficulté, elle avait fait appeler secrètement le médecin de la famille et l’avait prié de faire, comme par hasard, une visite à son père. Il y avait consenti ; et, après être resté une demi-heure avec le baronnet, il avait dit à Alicia qu’il n’y avait pour le moment aucun danger sérieux, mais qu’il fallait tirer sir Michaël de cette torpeur et le forcer malgré lui à prendre du mouvement.

Alicia avait aussitôt suivi ce conseil, et reprenant sur son père, tout l’empire d’enfant gâtée qu’elle avait exercé autrefois, elle lui avait rappelé une promesse qu’il lui avait faite jadis de la conduire en Allemagne. Elle n’était parvenue que difficilement à lui arracher son consentement ; mais dès qu’elle l’avait eu, elle avait pressé le départ, et elle annonçait à Robert qu’elle ne ramènerait son père chez lui que lorsqu’elle lui aurait fait oublier ses chagrins.

La lettre du baronnet était très-courte. Elle renfermait une demi-douzaine de chèques en blanc sur les banquiers de sir Michaël Audley.

« Vous aurez besoin d’argent, mon cher Robert, lui disait-il, pour les arrangements que vous jugerez convenables à l’égard de la personne que je vous ai confiée. J’ai à peine besoin de vous dire que vous ne devez pas reculer devant la dépense. Rappelez-vous seulement que je ne veux plus jamais entendre prononcer le nom de cette personne. Je laisse à votre conscience le soin de décider ce que vous avez à faire pour elle, et je ne désire pas le savoir. Toutes les fois que vous manquerez d’argent, tirez sur moi pour la somme qu’il vous plaira, mais ne m’en faites pas connaître l’emploi. »

Robert Audley poussa un long soupir de soulagement en repliant cette lettre. Elle le débarrassait d’un devoir bien pénible à remplir, et lui traçait la marche à suivre relativement à George Talboys.

Son âme dormirait en paix dans sa tombe inconnue, et sir Michaël Audley ne saurait jamais que la femme qu’il avait aimée était coupable d’un meurtre.

Robert n’avait plus à ouvrir que la troisième lettre, celle qu’il avait placée sur son cœur pendant qu’il lisait les autres. Il déchira l’enveloppe et retira avec soin et tendresse le papier qu’elle contenait.

La lettre était aussi courte que celle de sir Michaël. Elle ne renfermait que ces quelques lignes :

« Cher monsieur Audley,

« Le recteur de l’endroit a rendu deux fois visite à Luke Marks, l’homme que vous avez sauvé dans l’incendie de l’auberge du Château. Marks est dangereusement malade au cottage de sa mère, près d’Audley, et l’on ne croit pas qu’il vive longtemps. Sa femme le soigne. Il a témoigné le désir de vous voir avant sa mort. Venez donc sans retard, je vous en prie.

« Votre amie sincère,
« Clara Talboys.

« À la cure de Mount Stanning, 6 mars. »

Robert Audley replia respectueusement le papier et le replaça sous son gilet à l’endroit où l’on croit communément que se trouve le cœur. Il s’assit ensuite dans son fauteuil favori, bourra sa pipe et la fuma en regardant le feu aussi longtemps que dura le tabac. À voir ses beaux yeux gris, on devinait que la rêverie dans laquelle il était plongé n’avait rien d’ennuyeux. Ses pensées s’envolaient avec les nuages de fumée bleuâtre que vomissait sa pipe, et l’entraînaient dans un monde où la mort, la douleur et la honte n’existaient pas. Ce monde, créé par l’omnipotence de son amour, n’avait pour habitants que Clara Talboys et lui.

Quand le tabac turc fut entièrement consumé et les cendres secouées sur la dalle du foyer, le rêve s’enfuit vers cette région enchantée qu’habitent les visions de choses qui n’ont jamais été et qui ne seront jamais ; qui sont prises et gardées par quelque sombre enchanteur qui, de temps à autre, tourne les clés et ouvre les portes de son trésor pour la satisfaction passagère de l’humanité. Mais le rêve s’évanouit, et le pesant fardeau des tristes réalités vint tomber sur les épaules de Robert plus tenace que jamais.

« Que peut me vouloir ce Marks ? se demanda le jeune avocat. Il a peut-être peur de mourir avant de m’avoir fait sa confession, et il veut m’avouer ce que je sais déjà, l’histoire du crime de milady. Je savais qu’il connaissait le secret, j’en ai eu la certitude le premier soir où je l’ai vu. Oui, il le connaissait et en usait à son profit. »

Robert Audley ne voulait pas retourner dans le comté d’Essex. Comment revoir Clara Talboys, maintenant qu’il savait où était son frère ? Que de mensonges il faudrait inventer pour lui cacher la vérité ? Et pourtant serait-ce un service à lui rendre que de détruire ses espérances ? Et pourtant serait-ce avoir de la pitié pour elle que de lui raconter cette horrible histoire dont le récit jetterait un voile de deuil sur sa jeunesse et détruirait toutes les espérances qu’elle pouvait caresser au fond de son cœur. Il savait par sa propre expérience avec quelle facilité on espère en dépit de tout, alors même que l’espoir est mort, et il ne pouvait se faire à l’idée que le cœur de la jeune fille fût forcé d’endurer la même souffrance que le sien en apprenant l’horrible vérité.

« Non, mieux vaut qu’elle espère en vain jusqu’à la fin, se disait-il, mieux vaut qu’elle passe sa vie à chercher à découvrir le sort de son frère perdu que de m’entendre lui révéler l’affreux mystère par ces quelques paroles : Nos craintes les plus horribles sont réalisées, le frère que vous aimez a été lâchement assassiné dans la fleur de sa jeunesse. »

Mais Clara Talboys lui avait écrit pour le prier de venir sans retard dans le comté d’Essex. Comment refuser d’obéir, quelque pénible que fût le voyage qu’on lui demandait de faire ? Et puis le mourant voulait le voir : il serait cruel en se refusant à sa prière et en tardant plus longtemps à se rendre à sa prière. Il regarda sa montre. Neuf heures moins cinq minutes. Il n’y avait pas de train pour Audley qui partît de Londres après huit heures et demie ; mais à onze heures, il en partit un de Shoreditch qui arrivait à Brentwood entre minuit et une heure du matin. Robert décida qu’il prendrait ce train et ferait à pied le trajet entre Brentwood et Audley, c’est-à-dire un peu plus de six milles.

Il avait longtemps à attendre avant que le moment arrivât de quitter le Temple pour se rendre à Shoreditch et il demeura assis au coin de son feu à réfléchir tristement aux étranges événements qui avaient rempli sa vie depuis un an et demi, et qui, s’interposant comme des ombres courroucées entre ses habitudes paresseuses et lui, l’avaient chargé d’exécuter des projets dans lesquels il n’était pour rien.

« Ciel ! se dit-il en fumant une seconde pipe, est-ce bien à moi que tout cela est arrivé ? À moi qui flânais ici toute la journée en lisant Paul de Kock, en fumant mon doux tabac turc et qui avais l’habitude d’acheter une entrée à moitié prix pour rester derrière les loges au milieu de la foule, pour voir une nouvelle farce et finir ma soirée en prenant une côtelette et une pinte d’ale chez Évans. Était-ce bien moi pour qui la vie était chose si grave ? Était-ce bien moi qui faisais partie de la bande d’enfants qui sont assis à leur aise sur les chevaux de bois, pendant que d’autres enfants courent sans souliers dans la boue et travaillent de leur mieux dans l’espoir de chevaucher à leur tour quand leur tâche sera finie ? Dieu sait que j’ai depuis cette époque fait une rude expérience de la vie ; et, pour comble de désagréments, me voilà forcément devenu amoureux et tout prêt à grossir de mes piteux soupirs et de mes gémissements le chœur tragique qui chante éternellement les misères humaines. Clara Talboys ! Clara Talboys ! Se cache-t-il dans vos grands yeux quelque lueur de compassion pour moi. Que diriez-vous si je vous avouais que je vous aime aussi franchement, aussi sincèrement que j’ai déploré le sort de votre frère ; que le nouveau but d’existence que m’a tracé mon amitié pour l’homme assassiné devient plus absorbant à mesure qu’il se rapproche de vous et me charge au point de m’étonner moi-même ? Que me répondriez-vous ? Ah ! le ciel seul le sait. Si par hasard elle aimait la couleur de mes cheveux, ou le son de ma voix, elle m’écouterait peut-être. Mais se croirait-elle forcée de m’écouter longuement, parce que mon amour pour elle est pur et franc, parce que je serais constant, honnête et que ma fidélité serait inébranlable ? Oh ! non ; cela ne produirait aucun effet sur elle. Elle en serait touchée peut-être, elle me témoignerait peut-être même un peu de pitié, mais ce serait tout. Si une jeune fille avec des taches de rousseur et des cils blancs m’adorait, je la regarderais comme ennuyeuse ; mais si Clara Talboys avait la fantaisie de fouler aux pieds ma grossière personne, je regarderais cela comme une faveur de sa part. J’espère que la pauvre petite Alicia rencontrera quelque Saxon à la belle chevelure dans le cours de son voyage ! J’espère… »

Ses pensées s’égarèrent et se perdirent. Comment espérer quelque chose pendant que le souvenir de son ami le hantait comme un spectre. Il se souvenait d’une histoire qu’on lui avait contée dans une longue soirée d’hiver, et cette histoire était celle d’un homme que hantait l’esprit d’un parent enterré quelque part, loin du cimetière où il aurait voulu reposer. Si cette histoire allait devenir vraie pour lui, si l’esprit de George Talboys allait le hanter ?

Il écarta ses cheveux avec ses deux mains, et regarda tout autour de sa chambre. Il se dessinait des ombres dans un coin, et ces ombres lui déplurent. La porte de son cabinet était entr’ouverte ; il se leva et la ferma à clef avec beaucoup de bruit.

« Je n’ai pas lu Alexandre Dumas et Wilkie Collins pour rien, murmura-t-il ; je connais toutes les ruses des esprits. Ils vous épient par derrière, viennent danser devant les vitres, et ouvrent leurs grands yeux quand il commence à faire noir. C’est une étrange chose qu’un ami bon et généreux, qui n’aurait jamais fait une action mesquine de sa vie, soit capable de n’importe quelle petitesse du moment qu’il devient un esprit. Demain je ferai éclairer au gaz l’escalier, et coucher le fils aîné de mistress Maloney dans le vestibule. Il joue agréablement les airs populaires sur un morceau de papier entrelacé avec une petite dent de peigne, et sa compagnie me sera très-agréable. »

M. Audley se promena de long en large pour tuer le temps. Il était inutile de partir de chez lui avant dix heures, et même en partant à dix heures, il arriverait à la gare une demi-heure trop tôt. Il était fatigué de fumer. L’influence du doux narcotique est assez agréable en elle-même, mais il faut être bien misanthrope pour ne pas souhaiter, après une demi-douzaine de pipes, la présence d’un ami qu’on puisse regarder rêveusement à travers le brouillard pâle et gris et qui puisse vous renvoyer un tendre regard en retour. Ne pensez pas que Robert Audley n’avait pas d’amis parce qu’il était souvent seul dans son paisible appartement. Le but qu’il avait poursuivi l’avait forcé à négliger ses anciennes connaissances, et c’était pour cette raison qu’il était seul. Comment aurait-il pu assister avec des amis à quelques soirées pour boire de bons vins ou à quelques agréables petits dîners arrosés avec le nonpareil, le chambertin, le pommard et le champagne ? Comment aurait-il pu rester parmi eux, et les écouter causer négligemment politique, théâtre, littérature, courses, sciences, etc., lorsqu’il était poursuivi nuit et jour par d’horribles soupçons ? Il ne le pouvait pas ! Il s’était séparé de ces hommes comme si, en vérité, il eût été un officier de la police secrète souillé de mauvais contacts et ne pouvant être le compagnon d’honnêtes gentlemen ; il s’était retiré de tous les lieux fréquentés et s’était enfermé dans sa chambre solitaire, n’ayant pour seul compagnon que le trouble habituel de son esprit, jusqu’à ce qu’il fût devenu aussi nerveux qu’une solitude continuelle puisse rendre le plus fort et le plus sage des hommes, bien qu’il pût se vanter de sa force et de sa sagesse.

Dix heures sonnèrent enfin à l’horloge de Saint-Dunstan, à celle de Saint-Clément le Danois, et à une foule d’autres dont le carillon retentit au loin ; et M. Audley, qui avait mis son chapeau et son pardessus depuis une demi-heure, sortit de chez lui en ayant bien soin de fermer la porte. Il se renouvela mentalement la promesse de faire coucher Parthrick (c’était le nom que mistress Maloney donnait à son fils aîné) dans le vestibule. Ce jeune homme devait entrer en fonction la nuit d’après, et si l’esprit de l’infortuné George Talboys apparaissait, il aurait à passer sur le corps de Parthrick avant d’arriver jusqu’à la chambre de Robert.

Ne riez pas du pauvre Robert, parce qu’il était devenu hypocondriaque après avoir entendu l’horrible histoire de la mort de son ami. Il n’y a rien d’aussi léger et d’aussi fragile que ce point d’appui invisible sur lequel s’appuie la raison. Tel est fou aujourd’hui qui sera demain sain d’esprit.

Qui peut oublier l’image presque effroyable du docteur Samuel Johnson ? Le terrible disputeur des clubs, solennel, lourd, sévère, impitoyable, l’admiration et la terreur de l’humble Bozzy, le rigide mentor du gentil Olivier, l’ami de Garrick et de Reynolds ce soir et demain ; et, avant le lever du soleil, un faible et misérable vieillard découvert par les bons monsieur et mistress Thrale, agenouillé sur le parquet de sa chambre solitaire, dans une angoisse, une terreur et une confusion enfantines, priant Dieu dans sa miséricorde de préserver son intelligence. Je pensais que le souvenir de cette épouvantable matinée, les tendres soins qu’il avait reçus alors auraient dû enseigner au docteur à tenir sa main plus ferme à Streatham, quand il prenait le flambeau de sa chambre à coucher, dont il avait coutume de faire tomber une pluie de petites gouttelettes de cire fondue sur les riches tapis de sa belle protectrice ; et auraient dû même avoir un effet plus durable, et lui apprendre à être miséricordieux quand la veuve du brasseur devint folle à son tour et épousa cet affreux chanteur italien. Hélas ! qui n’a pas été, qui ne sera pas fou à certain moment fatal de sa vie ? Qui est tout à fait en sûreté sur ce balancier tremblant ?

Fleet Street était tranquille et solitaire à cette heure tardive, et Robert Audley était en disposition d’esprit à croire aux spectres : il aurait été peu étonné de voir s’avancer le docteur Johnson vers le réverbère, ou l’aveugle Milton chercher à tâtons son chemin pour descendre les marches de l’église de Saint-Bride.

M. Audley prit une voiture au coin de Farringdon Street, qui le mena rapidement vers Finsbury Pavement, à travers un labyrinthe de rues boueuses,

« Personne n’a jamais vu de revenant en fiacre, se dit Robert, et Dumas lui-même n’a pas eu cette idée, non qu’il ne soit capable de faire un roman de ce genre si l’idée lui en venait. Un revenant en fiacre ! voilà un titre qui sonne bien. L’histoire pourrait être celle de quelque lugubre gentleman en noir qui prendrait un véhicule à l’heure, étant obstiné sur le prix des courses, et engagerait son conducteur dans des rues solitaires, au-delà des barrières, et se rendrait de toute manière fort désagréable. »

La voiture roula bruyamment sur le pavé pierreux et déposa Robert aux portes de la station peu charmante de Shoreditch. Il y avait très-peu de voyageurs pour ce train de nuit, et Robert se promena librement de long en large sur une plate-forme en bois, lisant les énormes affiches dont les lettres monstres paraissaient s’évanouir et reparaître à la triste lueur du réverbère.

Il eut à lui seul tout un compartiment du wagon dans lequel il monta. Je me trompe en disant à lui seul : l’ombre de George Talboys le poursuivit jusque dans le coin de son compartiment de première classe. Elle était derrière lui quand il regardait à la portière, et cependant elle précédait la machine qui se précipitait en avant, dans ce bureau aux billets vers lequel le train avançait, près de cet endroit caché et non sanctifié où les restes de l’homme mort étaient restés négligés et oubliés.

« Il faut que je fasse enterrer mon ami convenablement, » se dit Robert, pendant qu’un vent froid soufflait au dehors et lui faisait l’effet de la respiration glacée qui se serait échappée des lèvres d’un mort, « ou bien je mourrai de quelque panique comme celle qui m’a saisie ce soir. Il le faut à tout prix, quand bien même je devrais arracher la coupable de sa retraite et l’amener au banc des criminels. »

Il éprouva un soulagement quand le train s’arrêta à Brentwood, quelques minutes après minuit. Une seule personne descendit avec lui à cette petite station : c’était un campagnard qui revenait d’assister à la représentation d’une tragédie. Les campagnards vont toujours voir les tragédies. Nos jolis vaudevilles ne sont pas faits pour eux. Les jolis petits salons, ornés d’une lampe modérateur et de fenêtres à la française, où l’intrigue se déroule entre un mari confiant, une femme coquette et une soubrette rusée qui passe son temps à épousseter les meubles et à annoncer les visiteurs, ne font pas leur affaire. Ce qu’ils veulent, c’est une bonne tragédie en cinq actes dans laquelle leurs aïeux ont vu figurer Garrick et mistress Abington, où eux-mêmes peuvent se souvenir de la belle O’Neil, cette femme charmante dont les épaules et le beau col devenaient cramoisis de honte et d’indignation quand l’actrice représentait mistress Beverley, et que Stukeley insultait à sa pauvreté et à son malheur. Je ne crois pas que les O’Neils modernes jouent aujourd’hui leurs rôles avec tant de sensibilité. En tout cas, cette sensibilité n’a plus de charme pour le public depuis l’apparition de Rachel et du genre nouveau qu’elle a créé.

Robert Audley jeta tout autour de lui un regard désespéré au moment de quitter la jolie petite ville de Brentwood et de prendre la route de la colline où la malheureuse auberge du Château avait fini par succomber sous les efforts combinés du feu et du vent.

« C’est une promenade désagréable que celle que je vais faire, pensa Robert en cherchant des yeux la route. La nuit est froide, et la lune se cache comme si elle avait envie de me faire croire qu’elle n’existe pas. Je suis pourtant bien aise d’être venu. Si ce pauvre diable est mourant et veut me voir, c’eût été une dureté impardonnable que de me refuser à ses prières. Puis elle désire ma présence, elle demande que le ciel me vienne en aide, et je ne saurais lui résister. »

Il s’arrêta contre la barrière en bois qui entourait le jardin de la cure de Mount Stanning, et regarda les fenêtres de l’habitation à travers une haie de lauriers. Il n’aperçut aucune lumière, et il fut forcé de s’éloigner sans autre consolation que celle d’un coup d’œil jeté sur la maison qui renfermait la femme désormais maîtresse de son cœur. Un monceau de ruines s’élevait à la place où jadis l’auberge du Château avait lutté contre les vents. La froide bise se jouait librement au milieu des quelques fragments qui avaient subsisté, et elle souleva en les secouant un nuage de cendres et de poussière qui enveloppa Robert Audley au moment où il passait.

Il était plus d’une heure et demie quand le voyageur nocturne entra dans le village d’Audley, et ce fut là seulement qu’il se rappela que Clara Talboys ne lui avait donné aucun renseignement sur la position exacte du cottage où se mourait Luke Marks.

« C’est Dawson qui a recommandé de transporter le malheureux chez sa mère, se dit Robert un instant après, et c’est probablement lui qui l’a soigné. Il pourra m’enseigner le chemin du cottage. »

Cette réflexion amena Robert à la porte de la maison où Helen Talboys avait vécu avant son second mariage. Cette porte était entr’ouverte, et une lumière allumée dans le petit laboratoire. Robert entra, et aperçut le chirurgien qui préparait une drogue à son comptoir d’acajou. Son chapeau était auprès de lui, et il était sans doute rentré depuis peu, bien qu’il fût très-tard. Le ronflement sonore de son aide, qui couchait dans un cabinet à côté, arrivait jusqu’au laboratoire.

« Je vous demande pardon de vous déranger, M. Dawson, dit Robert, quand le chirurgien leva la tête et le reconnut ; mais je suis venu voir Marks, et comme je ne sais pas le chemin de son cottage, j’ai besoin que vous me l’indiquiez.

— Je vais vous le montrer, monsieur Audley, répondit le médecin. Je me rends moi-même au cottage dans quelques minutes.

— Marks va donc bien mal ?

— Tout à fait mal, et le seul changement à attendre, c’est celui qui calmera pour toujours ses souffrances.

— Voilà qui est étrange, s’écria Robert. Il m’avait semblé que ses brûlures n’avaient rien de dangereux.

— Et vous ne vous étiez pas trompé. Si ses brûlures eussent été sérieuses, je n’aurais pas recommandé de l’éloigner de Mount Stanning. C’est la secousse qu’il a ressentie qui l’a mis dans cet état. Sa santé était minée depuis longtemps par ses habitudes déréglées, et la frayeur a fait le reste. Il a eu le délire pendant deux jours. Ce soir, il est plus calme ; mais, avant demain soir, il aura cessé de vivre.

— Il a demandé à me voir, m’a-t-on dit ? dit M. Robert Audley.

— Oui ; c’est une fantaisie de malade, répondit le chirurgien d’un ton d’indifférence. Vous l’avez arraché aux flammes, et, quoiqu’il ait l’écorce un peu rude, il songe beaucoup au service que vous lui avez rendu. »

Ils étaient sortis du laboratoire, et le chirurgien avait fermé la porte à clef. Très-probablement c’était pour mettre à l’abri l’argent du comptoir que M. Dawson prenait tant de précautions ; car le plus hardi voleur n’aurait pas eu l’idée d’aller exposer sa vie pour des pilules, de la coloquinte, des sels et du séné.

Le chirurgien guida Robert le long d’une rue silencieuse et s’engagea tout à coup dans un sentier au bout duquel le jeune avocat aperçut une lumière pâle. Cette lumière devait éclairer une chambre mortuaire, tant ses reflets étaient faibles et d’un aspect étrange à cette heure avancée de la nuit ; c’était celle du cottage où Luke Marks souffrait sous la garde de sa mère et de sa femme.

M. Dawson souleva le loquet et entra dans la première pièce du cottage, suivi de Robert Audley. Cette pièce était vide et éclairée par une chandelle, dont le suif dégouttait sur la table ; Luke Marks était dans la chambre au-dessus.

« Dois-je lui dire que vous êtes ici ? demanda M. Dawson.

— Oui, oui, s’il vous plaît, prenez des précautions pour le lui dire. Si vous pensez que cette nouvelle puisse l’agiter, j’attendrai ; je ne suis pas pressé. Vous m’appellerez quand je pourrai monter. »

Le chirurgien inclina la tête en signe d’assentiment et gravit l’escalier qui menait à l’étage supérieur. C’était un bon homme que ce M. Dawson, et il fallait qu’il le fût pour être le médecin des pauvres de la paroisse et les soigner gratis avec douceur, sans jamais leur faire subir aucune de ces cruautés mesquines très-difficiles à prouver devant le conseil de santé pour les pauvres, mais pénibles tout de même pour ceux qui souffrent.

Robert Audley s’assit sur une chaise devant le foyer sans feu, et contempla les objets qui l’entouraient. Quoique la salle fût petite, les coins en étaient sombres ; une vieille pendule se dressait devant lui, et les bruits qui s’échappent d’une pendule après minuit sont trop connus pour que je les décrive. Le jeune homme écoutait en silence le tic-tac monotone qui semblait compter les dernières secondes de vie accordées au mourant et les voir fuir avec plaisir. Encore une minute ! encore une minute ! avait l’air de dire la vieille pendule ; et Robert eut envie de lui jeter son chapeau dans l’espoir d’arrêter son monotone et mélancolique mouvement.

Il fut enfin tiré de ses réflexions par la voix du chirurgien, qui parut au sommet de l’escalier pour lui dire que Luke Marks était éveillé et le verrait volontiers.

Robert monta aussitôt et, avant d’entrer dans cette chambre rustique, il ôta son chapeau. Il ôtait son chapeau en présence de ce paysan, parce qu’il savait que la mort, cette terrible visiteuse, n’allait pas tarder à pénétrer dans ce cottage.

Phœbé Marks était assise au pied du lit, les yeux fixés sur la figure de son mari. Aucune expression de tendresse ne se lisait dans ses regards ; ils peignaient une vive anxiété, et cette anxiété, c’était plutôt l’arrivée prochaine de la mort qui la causait que la crainte de perdre son mari. La vieille mère du malade faisait sécher du linge auprès du feu et préparait quelque soupe que son fils ne prendrait probablement jamais. Luke Marks avait la tête posée sur un oreiller ; sa figure était d’une pâleur mortelle et ses mains s’allongeaient sur la couverture. Phœbé lui avait fait la lecture, car une Bible était encore ouverte au milieu des fioles qui encombraient la table auprès du lit. Tout était propre et bien rangé dans la chambre ; le goût de l’ordre et de la régularité avait toujours été le trait distinctif du caractère de Phœbé.

La jeune femme se leva dès que Robert parut sur le seuil et courut au-devant de lui.

« Laissez-moi vous parler un moment, monsieur, avant d’écouter Luke, lui dit-elle rapidement et à voix basse. Je vous en supplie, laissez-moi vous parler avant lui.

— Qu’a-t-elle à dire ici ? » demanda le malade d’une voix faible et courroucée.

Les ombres de la mort s’appesantissaient sur ses yeux, mais il y voyait encore assez bien pour remarquer les mouvements de Phœbé.

« Qu’a-t-elle à dire ici ? répéta-t-il. Je ne veux pas de complots ni de préparations. Ce que j’ai à révéler à M. Audley, je le révélerai moi-même, et, si j’ai fait du mal, je veux essayer de le défaire. Qu’a-t-elle à dire ?

— Elle ne dit rien, Luke, mon cher, répondit la mère, s’approchant du lit de son fils qui, bien que rendu plus intéressant par la maladie, ne semblait pas justifier cette tendre épithète. Elle raconte seulement au gentleman comment tu t’es porté depuis qu’il t’a quitté.

— Je lui dirai bien moi-même. Il m’a sauvé du feu, il saura tout ; mais je ne veux pas que personne écoute.

— Sans doute, Luke, sans doute, » répondit sa mère pour le calmer.

L’intelligence de la vieille était un peu bornée, et elle n’attachait pas plus d’importance aux paroles que prononçait son fils en ce moment qu’à celles qu’il avait prononcées pendant son délire : cet horrible délire dans lequel il s’était vu d’abord enseveli sous des montagnes de briques et de mortier enflammés, et puis précipité au fond d’un gouffre, d’où la main d’un géant l’avait retiré en le saisissant par les cheveux.

Phœbé Marks avait emmené M. Audley sur le palier, qui avait trois à quatre pieds de large et était à peine assez grand pour les contenir tous deux, sans qu’ils se poussassent près du mur nouvellement blanchi, ou risquassent de tomber dans l’escalier.

« Oh ! monsieur, s’écria Phœbé avec empressement, j’ai de tristes choses à vous conter. Vous souvient-il de ce que je vous ai dit en vous trouvant sain et sauf la nuit de l’incendie ?

— Oui, je m’en souviens.

— Je vous avouai mes soupçons, mais je n’en ai jamais parlé à personne, monsieur, et je crois que Luke a oublié tous les incidents de cette nuit ; il était déjà ivre quand mila… quand elle vint à l’auberge, et je suppose que la peur a chassé tout souvenir de sa mémoire. En tout cas, il ne soupçonne rien, car il aurait parlé ; mais il est fort en colère contre milady, et dit que si elle lui avait procuré une place à Brentwood ou à Chelmsford tout cela ne serait pas arrivé, et je voudrais que vous ne dissiez rien devant lui.

— Oui… oui… je comprends… j’y veillerai…

— J’ai appris que milady avait quitté le château d’Audley.

— Oui.

— Pour ne jamais y revenir ?

— Jamais.

— Mais elle ne sera pas maltraitée, n’est-ce pas ?

— Non.

— J’en suis bien aise, monsieur. Pardon pour toutes ces questions ; milady était très-bonne pour moi. »

La voix de Luke se fit entendre à l’intérieur, et Phœbé ramena M. Audley dans la chambre.

« Je n’ai pas besoin de toi… dit d’un ton décisif Marks à sa femme quand elle rentra dans la chambre, je n’ai pas besoin de toi ; je ne veux voir que M. Audley. Descends et emmène ma mère. Non, ma mère peut rester ; sa présence me sera nécessaire tout à l’heure. »

La main affaiblie du malade montra la porte à Phœbé, et elle sortit avec soumission en disant à son mari :

« Je ne veux rien entendre, Luke ; mais j’espère que tu ne parleras pas mal de ceux qui se sont montrés généreux envers nous.

— Je parlerai comme il me plaira, lui répondit Marks. Je n’ai pas d’ordre à recevoir de toi ; tu n’es ni le curé ni l’homme de loi. »

Le propriétaire de l’auberge du Château n’avait subi aucune transformation morale sur son lit de mort ; ses souffrances avaient été trop rapides et trop cruelles. Peut-être quelques faibles rayons de lumière, qui n’avaient jamais éclairé sa vie, s’efforçaient-ils de percer faiblement les sombres obscurités de l’ignorance qui remplissaient son âme ? Peut-être quelque demi-rancune, quelque demi-repentir obstiné le portaient-ils à faire quelques rudes efforts pour racheter une vie égoïste passée à boire et à faire le mal. Quoi qu’il en fût, il essuya de la main ses lèvres blanches et, jetant un regard sérieux sur le jeune avocat, il lui désigna une chaise à côté du lit.

« Vous m’avez sondé de toutes les manières pour connaître mes secrets, monsieur Audley, dit-il tout à coup. Vous m’avez tourné et retourné en tout sens, et je n’avais pas lieu de vous être reconnaissant avant l’incendie ; mais je le suis maintenant. La reconnaissance n’est pas mon défaut d’habitude, parce que je n’aime pas que, quand on me donne quelque chose, comme du gibier, de la soupe, de la flanelle, du charbon, on aille ensuite le crier sur les toits ; j’aurais voulu les envoyer au diable, mais un gentleman comme vous, qui se jette dans le feu pour sauver une brute comme moi, mérite bien qu’on lui dise au moins merci avant de mourir. Je vous remercie donc, monsieur Audley ; car je vois à la figure du docteur que je n’ai pas longtemps à vivre. »

Luke Marks tendit sa main gauche (la droite avait été brûlée et était entourée de linges), et il serra faiblement celle de Robert.

Le jeune homme répondit cordialement à cette étreinte.

« Je n’ai pas besoin de remercîments, Luke Marks, dit-il ; je vous ai rendu ce service avec plaisir. »

Marks ne répondit pas tout de suite. Il était couché tranquillement sur le flanc et regardait Robert.

« Vous aimiez bien la personne qui disparut à Audley, n’est-ce pas, monsieur ? » demanda-t-il enfin.

Robert tressaillit en entendant parler de son ami mort.

« Vous l’aimiez beaucoup ce M. Talboys, m’a-t-on dit ? répéta Luke.

— Oui, oui, c’était un de mes bons amis, répondit Robert avec un peu d’impatience.

— J’ai entendu raconter aux domestiques du château l’effet que produisit sur vous l’annonce de sa disparition, et le maître de l’auberge du Soleil disait que vous n’auriez pas été plus inquiet si c’eût été votre frère.

— Oui, oui, je sais… je sais… dit Robert ; mais ne parlez plus de cela, je ne puis vous dire combien ce sujet m’est pénible. »

L’esprit de son ami sans sépulture devait-il le hanter à tout jamais ?… Il venait rendre visite à un mourant, et même là il était poursuivi par cette ombre agitée et tout lui rappelait le crime qui avait troublé sa vie.

« Écoutez-moi, Marks, dit-il sérieusement, j’apprécie toute votre gratitude, et je suis très-content du service que je vous ai rendu. Mais avant d’en dire plus long, laissez-moi vous faire une demande solennelle. Si vous m’avez fait venir pour me révéler le secret de la disparition de mon ami, ne vous donnez pas cette peine, je sais déjà tout ce que vous pouvez me dire. Je le tiens de la bouche même de la femme qui était jadis en votre pouvoir. Ne parlons donc plus de cela, vous ne pouvez rien me dire que je ne sache. »

Luke Marks regarda la figure sérieuse de son visiteur, et un faible sourire illumina pour un instant les traits hagards du mourant.

« Ainsi, je n’ai rien à vous révéler que vous ne sachiez déjà ? demanda-t-il.

— Rien.

— Alors, ce n’est pas la peine que j’essaye, dit le malade d’un ton pensif ; mais vous a-t-elle tout dit ? reprit-il après une légère pause.

— Marks, je vous prie de vous taire sur ce sujet, répondit Robert presque sèchement, je vous ai déclaré que je ne voulais pas en entendre parler. Les secrets que vous connaissez vous ont servi à avoir ce que vous vouliez. Vous étiez payé pour garder le silence, gardez-le jusqu’à la fin, cela vaut mieux.

— Vous croyez ?… ferai-je réellement mieux de me taire jusqu’à la fin ? murmura Marks très-agité.

— Je le crois, puisque vous avez reçu de l’argent pour cela ; ce serait du moins de l’honnêteté que de ne pas manquer à votre promesse.

— Mais si milady avait eu son secret, et moi le mien ? dit le malade en faisant une horrible grimace.

— Que voulez-vous dire ?

— Supposez que j’eusse depuis longtemps des aveux à faire, et que je m’en fusse abstenu parce que milady ne me traitait pas assez bien, parce qu’elle me donnait de l’argent comme on jette un os à un chien, pour l’empêcher de mordre. Supposez qu’à cause de ce manque d’égards, j’eusse gardé mon secret, et demandez-vous si je dois toujours me taire. »

Il est impossible de décrire le sourire de triomphe que grimaça cette figure effrayante.

« Il n’a pas sa raison, se dit Robert, ayons de la patience ; c’est bien le moins que je sois patient avec un moribond. »

Luke Marks contempla quelque temps Robert en souriant toujours de la même manière. La vieille, fatiguée d’avoir veillé plusieurs nuits de suite, s’était assoupie sur une chaise auprès du feu où bouillait la soupe qu’elle avait préparée.

Robert Audley attendit très-patiemment qu’il plût au malade de parler. Le moindre bruit arrivait distinctement à son oreille à cette heure de mort. Les cendres qui s’échappaient de la grille, le pétillement de la flamme, le tic-tac de la vieille pendule, les sourds gémissements du vent de mars (qui paraissait être la voix d’une banshee anglaise criant son avertissement funèbre à ceux qui veillaient le mourant), la respiration pénible du malade : chaque son s’entendait séparément et prenait une voix qui retentissait comme un sombre message dans le silence solennel de la maison.

Robert avait caché sa figure dans ses mains, et songeait à ce qu’il allait devenir maintenant que l’histoire de George Talboys était finie, et que sa femme coupable était enfermée dans une maison de fous de la Belgique. Qu’allait-il devenir ?

Il ne pouvait se rendre auprès de Clara Talboys, car il voulait garder pour lui le secret horrible qu’on lui avait révélé. Comment oserait-il l’aborder avec l’intention de ne rien lui dire ? Comment pourrait-il regarder ses yeux et ne pas lui avouer toute la vérité ? Il sentait que toute sa force faiblirait devant ce regard calme et pénétrant. Se taire : il valait mieux ne plus la revoir. Tout dire : c’était empoisonner la vie de la jeune fille et la rendre malheureuse tant qu’elle n’aurait pas vengé son frère assassiné et oublié dans la tombe.

Ainsi entourée de difficultés qui lui paraissaient tout à fait insurmontables, la vie n’avait plus pour Robert Audley le charme d’autrefois, et il s’avouait qu’il aurait été préférable pour lui de périr dans l’incendie de l’auberge du Château, bien que son caractère facile l’eût aidé à supporter jadis le triste fardeau qui lui pesait tant alors.

« Qui m’aurait regretté ? se dit-il, personne, excepté ma pauvre Alicia, et encore sa douleur n’eût-elle pas duré plus longtemps que les roses d’avril ; Clara Talboys aurait-elle pleuré ma mort ?… Non ! elle n’aurait regretté en moi que l’instrument nécessaire à la découverte du sort de son frère… Elle n’aurait… »