Le Secret de lady Audley/40

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Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 237-252).

CHAPITRE XL

Ce que le mourant avait à dire.

Dieu sait où les pensées de Robert auraient pu le conduire s’il n’avait été tiré de sa rêverie par un brusque mouvement du malade, qui se leva sur son séant et appela sa mère.

La vieille femme fit un soubresaut et se tourna tout endormie vers son fils.

« Qu’as-tu, Luke ? lui dit-elle avec douceur. Il n’est pas temps encore de prendre ta potion. M. Dawson a dit de ne te la donner que deux heures après son départ, et il n’y a pas encore une heure qu’il est parti.

— Qui vous dit que c’est la potion que je veux, s’écria Marks avec impatience, j’ai quelque chose à vous demander, ma mère. Vous souvenez-vous du 7 septembre dernier ? »

Robert tressaillit et regarda le malade avec inquiétude. Pourquoi revenait-il sur ce sujet défendu ?… Pourquoi rappelait-il la date de l’assassinat de George ?… La vieille femme secoua la tête de l’air d’une personne dont les pensées sont confuses.

« Mon Dieu, Luke, dit-elle, comment peux-tu me faire de semblables questions ? Ma mémoire s’est envolée depuis sept ou huit ans, et je ne pouvais pas auparavant me rappeler le quantième du mois. Une femme qui travaille à la journée ne se souvient pas de ces bagatelles. »

Luke Marks haussa les épaules d’un air contrarié.

« Pourquoi l’avez-vous oublié, dit-il d’un ton bourru, ma mère, je vous avais dit de vous en souvenir. Ne vous avais-je pas prévenue qu’un temps viendrait où il vous faudrait servir de témoin et jurer sur la Bible. »

La vieille femme secoua la tête de nouveau.

« C’est probable, puisque tu le dis, Luke, mais je n’en ai pas la moindre idée ; j’ai perdu la mémoire il y a neuf ans, monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers Robert, et je ne suis qu’une pauvre créature. »

M. Audley plaça sa main sur le bras du malade.

« Marks, dit-il, n’ennuyez pas votre mère avec vos questions. Je ne veux rien savoir… je ne veux rien entendre…

— Et si je veux parler, moi, s’écria Luke avec énergie, si je ne veux pas mourir avant d’avoir révélé ce secret pour lequel je vous ai fait venir. Je vous ai fait venir pour cela, pour tout vous dire à vous et non pas à elle… Oh ! non, pas à elle, j’aurais mieux aimé mourir dans le feu, dit-il en grinçant des dents. Je lui ai fait payer ses insolences, je lui ai fait payer ses grands airs et ses manières, mais elle n’a rien su. Je la tenais dans mes mains et j’en profitais, j’avais mon secret qu’elle ignorait, et elle me payait pour me taire ; mais elle me traitait avec tant de mépris, moi et les miens, que, m’eût-elle payé vingt fois plus, c’eût été comme si elle n’avait rien fait.

— Marks… Marks… au nom du ciel, dit Robert sérieusement, soyez calme, quel est ce secret que vous cachiez à lady Audley ?

— Je vais vous le dire ; ma mère, donnez-moi à boire, dit Luke, essuyant ses lèvres desséchées.

La vieille femme remplit un verre de tisane rafraîchissante et l’apporta à son fils.

Il but avec avidité, comme s’il avait senti que la mort arrivait à grands pas et qu’il devait la gagner de vitesse.

« Restez où vous êtes, » dit-il à sa mère, en lui montrant une chaise au pied du lit.

La vieille femme obéit et s’assit lentement en face de M. Audley. Elle tira ses lunettes de son étui, en nettoya les verres, les plaça sur son nez, et regarda tranquillement son fils, espérant sans doute que sa mémoire serait excitée par cette opération préparatoire.

« Je vous ferai encore une question, ma mère, dit Luke, et je crois que vous pourrez y répondre. Vous souvient-il de l’époque où je travaillais chez le fermier Atkinson. C’était avant mon mariage, j’habitais encore avec vous.

— Oui, oui, répondit mistress Marks avec la joie du triomphe, je m’en souviens très-bien. C’était au moment où nous ramassions les pommes du verger et où tu as acheté un gilet neuf à ramages. Je m’en souviens, Luke, je m’en souviens. »

M. Audley se demandait où aboutirait ce préambule et combien de temps il lui faudrait écouter une conversation qui ne signifiait rien pour lui.

« Si vous vous souvenez de tout cela, peut-être n’aurez-vous pas oublié le reste, ma mère, dit Luke. Vous rappelez-vous que j’amenai quelqu’un chez nous un soir où le fermier Atkinson rentrait ses derniers grains ? »

Robert, étonné, regarda de nouveau le malade et écouta avec intérêt ce que disait Luke Marks, quoiqu’il comprît à peine à quoi cela pouvait aboutir.

« Je me rappelle que Phœbé vint avec toi prendre une tasse de thé ou manger un morceau, répondit la vieille femme avec une grande animation.

— Au diable Phœbé ! qui vous parle d’elle ? s’écria Marks. Qu’est-elle pour qu’on s’en occupe ? Vous rappelez-vous que j’amenai après dix heures un monsieur tout mouillé et couvert de boue ? Il avait le bras cassé et l’épaule presque démise ; il fallut couper ses habits pour les lui enlever, et il s’assit au coin du feu où il regardait les charbons d’un air stupide sans savoir où il était et chez qui il était. Vous souvenez-vous que je le lavai comme un enfant, que je l’essuyai et que je fus obligé de lui faire avaler de l’eau-de-vie avec une cuillère que je glissai entre ses dents ? »

La vieille femme fit signe de la tête que oui, et murmura quelque chose pour prouver que tous ces détails lui revenaient, maintenant que son fils les avait rappelés.

Robert Audley poussa un cri terrible et tomba à genoux à côté du lit du mourant.

« Ô mon Dieu !… s’écria-t-il, merci de ta bonté !… merci d’avoir sauvé la vie de George Talboys !…

— Attendez, dit Marks, n’allez pas si vite. Mère, donnez-moi cette cassette qui est sur la commode. »

La vieille obéit ; et, après avoir fouillé au milieu des tasses à thé, des boîtes sans couvercle et des faïences qui encombraient la commode, elle en retira une cassette d’un aspect assez malpropre et dont le couvercle glissait sous la pression de la main.

Robert était toujours agenouillé auprès du lit, la figure cachée dans ses mains. Luke ouvrit la cassette.

« Il n’y a pas d’argent, dit-il, et c’est dommage, car celui qu’il y a eu est parti depuis longtemps ; mais cette cassette renferme quelque chose qui vaut peut-être plus que de l’argent, et ce quelque chose je vais vous le donner, monsieur, pour vous prouver qu’une brute comme moi a de la reconnaissance pour ceux qui lui témoignent de la bonté. »

Il retira deux papiers pliés qu’il mit dans la main de Robert.

C’étaient deux feuilles arrachées à un agenda, sur lesquelles on avait écrit au crayon, et l’écriture était inconnue à Robert. Elle ressemblait à celle d’un campagnard.

« Je ne connais pas cette écriture, dit Robert en dépliant rapidement le premier des deux papiers. Qu’est-ce que cela a de commun avec mon ami ? Pourquoi me le montrez-vous ?

— Lisez d’abord, vous me questionnerez ensuite, » dit Marks.

Le premier papier que Robert Audley avait déplié contenait les lignes suivantes, très-mal écrites et tracées par une main qui lui était étrangère :

« Mon cher ami,

« Je vous écris dans une situation d’esprit dans laquelle jamais homme peut-être jusqu’à présent ne s’est trouvé.

« Je ne puis vous dire ce qui m’est arrivé.

« Sachez seulement qu’il m’est arrivé quelque chose qui me fait quitter l’Angleterre, le cœur brisé, pour aller mourir dans quelque coin ignoré ; je vous conjure de m’oublier.

« Si votre amitié avait pu m’être utile, je n’eusse pas manqué d’y recourir ; si vos conseils avaient dû m’aider, je vous les eusse demandés ; mais ni l’amitié ni les conseils ne peuvent rien pour moi, et tous mes souhaits en ce monde se bornent à invoquer pour vous la bénédiction de Dieu et à vous supplier de m’oublier.

« G. T. »

Le second papier était adressé à une autre personne, et son contenu était plus court que celui du premier.

« Helen,

« Que Dieu ait pitié de vous et vous pardonne ce que vous avez fait aujourd’hui, comme je vous le pardonne moi-même.

« Vivez en paix.

« Vous n’entendrez plus parler de moi.

« Pour vous et pour le monde, je suis, à partir d’aujourd’hui, ce que vous avez voulu que je fusse.

« Ne craignez pas d’être tourmentée, je quitte l’Angleterre pour n’y jamais plus revenir.

« G. T. »

Robert Audley regardait ces lignes d’un air égaré. Elles n’étaient pas de l’écriture ordinaire de son ami, et pourtant elles portaient ses initiales et tout faisait croire qu’elles venaient de lui.

Il examina attentivement la figure de Luke Marks en se disant qu’on se jouait de lui peut-être.

« Ceci n’a pas été écrit par George Talboys, dit-il.

— Pardon, répondit Luke Marks, ce fut bien sa main qui traça chaque mot ; seulement, il écrivit de la main gauche parce qu’il avait le bras droit cassé. »

Le soupçon disparut aussitôt de l’esprit de Robert.

« Je comprends, dit-il, je comprends… Dites-moi tout. Racontez-moi comment mon pauvre ami fut sauvé. »

Il ne pouvait s’imaginer que tout ce qu’il avait entendu était vrai. Il ne pouvait croire que cet ami, qu’il avait cru mort pendant si longtemps, était encore de ce monde et viendrait lui tendre la main quand le passé serait oublié ; il était ébloui par ce rayon d’espérance qui venait de luire d’une façon si inattendue.

« Dites-moi tout, je vous en supplie… dites-moi tout, s’écria-t-il, pour que je comprenne si je puis.

— Je travaillais chez Atkinson en septembre dernier et j’aidais à rentrer les grains, dit Luke Marks, et comme le plus court chemin de la ferme au cottage était celui des prairies, je passais toujours par là. Phœbé, qui connaissait l’heure de mon retour, venait quelquefois m’attendre à la porte du jardin pour causer avec moi. Quelquefois elle ne venait pas, et alors je franchissais le fossé qui sépare le potager des prairies, pour aller boire un verre d’ale avec les domestiques ou souper avec eux. Je ne sais pas ce que Phœbé avait à faire dans cette soirée du 7 septembre, mais je me souviens très-bien que le fermier Atkinson m’avait payé mes gages ce jour-là et avait exigé un reçu. Bref, elle n’était pas à la porte, et comme je tenais beaucoup à la voir, parce que je partais le lendemain pour Chelmsford, je fis le tour du jardin et je franchis le fossé. Neuf heures avaient sonné à l’horloge d’Audley pendant que j’étais dans la prairie entre la ferme d’Atkinson et le château ; il devait donc être neuf heures un quart quand j’arrivai dans le potager. Je traversai le jardin et je pris par l’allée des tilleuls. Sur mon chemin se trouvait le bosquet et le puits desséché. La nuit était noire, mais je connaissais l’endroit, et les lumières du château d’Audley brillaient dans les ténèbres. En arrivant près du puits, j’entendis un bruit qui me glaça le sang. Ce bruit, c’étaient les gémissements d’un homme qui souffrait et qui devait être caché parmi les buissons. Je n’avais pas peur des revenants, mais ces gémissements m’effrayèrent, et je restai une minute environ sans savoir que faire. Les gémissements se firent entendre de nouveau, et je me mis à chercher dans les buissons. Je trouvai un homme couché sous des lauriers, et comme ma première idée fut qu’il était là pour malfaire, j’allais le saisir au collet et le conduire à la maison lorsqu’il me prit lui-même par la main sans se lever de terre, et me demanda d’un ton sérieux qui j’étais et quels étaient mes rapports avec les gens du château d’Audley. Quelque chose dans sa manière de parler me fit penser aussitôt que c’était un gentleman, bien que je ne le connusse pas et qu’il me fût impossible de voir sa figure. Je lui parlai donc poliment.

— Je veux m’éloigner d’ici, dit-il, sans être vu de personne, entendez-vous. Je suis là depuis quatre heures à moitié mort, mais je ne veux pas que personne me voie. »

« Je lui répondis que c’était facile ; mais ma première idée me revint. Il n’avait pas de bonnes intentions, puisqu’il tenait à se retirer sans être vu.

— Pouvez-vous me conduire quelque part où il me sera permis de quitter mes habits mouillés sans que tout le monde le sache ? »

« Il s’était assis en parlant, et je vis que son bras droit était cassé et le faisait souffrir. Je lui montrai son bras en lui demandant ce qu’il avait.

— Il est cassé, mon garçon ; mais ce n’est pas grand’chose, » ajouta-t-il en se parlant à lui-même. « Un bras se raccommode, tandis qu’un cœur brisé, c’est autre chose. »

« Je lui dis que je le conduirais au cottage de ma mère, et qu’il y sécherait ses habits.

— Votre mère peut-elle garder un secret ? me demanda-t-il.

— Elle le garderait assez bien si elle s’en souvenait ; vous pourriez lui raconter tous les secrets des francs-maçons, des forestiers, des devins et des vieilles gens d’autrefois ce soir, que demain elle n’en saurait plus rien. »

« Ces paroles le rassurèrent, et il se mit sur ses jambes en s’appuyant sur moi, car ses membres étaient tellement meurtris qu’il ne s’en servait que difficilement. Je sentis quand il me toucha que ses habits étaient humides et couverts de boue.

« Est-ce que vous êtes tombé dans la mare, monsieur ? » lui demandai-je.

« Il ne me répondit pas ; il n’eut pas même l’air de m’avoir entendu. Je m’aperçus alors en le voyant debout que c’était un homme très-grand et bien fait. Il me dépassait de toute la tête.

— Conduisez-moi au cottage de votre mère et faites sécher mes habits, vous serez bien payé pour votre peine. »

« Je savais que la plupart du temps on cachait dans le mur du jardin la clef de la porte en bois, et je lui fis prendre ce chemin. Il pouvait à peine marcher, et ce n’était qu’en s’appuyant sur moi qu’il mettait un pied devant l’autre. J’ouvris la porte, et je ramenai par les prairies jusqu’à notre cottage où ma mère était occupée à préparer mon souper. Je le fis asseoir dans un fauteuil devant le feu, et je pus l’examiner alors. Je n’ai jamais vu personne en pareil état ; il était tout couvert d’une vase verdâtre, et ses mains étaient écorchées. Je lui enlevai ses habits aussi adroitement qu’il me fut possible, et il se laissa faire comme un enfant. Il soupirait de temps en temps et regardait le feu sans s’occuper de son bras qui pendait inerte. Le voyant dans un état si fâcheux, je voulus aller chercher M. Dawson, et j’en parlai à ma mère ; mais il m’entendit, malgré son air distrait, et me défendit de sortir. Sa présence au cottage ne devait être connue que de ma mère et de moi. Il me permit cependant d’aller lui chercher de l’eau-de-vie, et onze heures sonnèrent quand je fus de retour du cabaret. J’avais eu une bonne inspiration en allant acheter de l’eau-de-vie, car il frissonnait de tous ses membres, et il me fallut lui desserrer les dents pour qu’il en avalât quelques cuillerées. Il s’assoupit ensuite, et je veillai pour entretenir le feu jusqu’au point du jour. Il s’éveilla en ce moment et me déclara qu’il voulait partir sur-le-champ. Je l’engageai vainement à retarder son départ. Il insista, et, bien qu’il ne pût se tenir droit deux minutes de suite, il ne changea pas d’idée. Ses habits s’étaient séchés, et je l’en revêtis. Il poussait bien quelques gémissements de temps en temps, pendant que je lavais sa figure et que je relevais son bras dans un mouchoir noué autour de son cou, mais il voulait toujours partir ; et, quand il fit grand jour, il se trouva prêt.

— Quelle est la ville la plus rapprochée d’ici en se rendant à Londres ? me demanda-t-il.

— Brentwood, lui répondis-je.

— Hé bien, si vous voulez m’accompagner jusque-là et me mener chez un chirurgien qui arrangera mon bras, je vous donnerai un billet de cinq livres pour toutes vos peines. »

« J’y consentis volontiers, et je lui proposai d’emprunter un char à bancs, parce que la distance était de six milles. Il secoua la tête en me disant non. Il ne voulait personne dans le secret ; il préférait marcher, et il marcha effectivement. Chaque pas lui coûtait un effort, mais il tint bon jusqu’au bout ; je n’en ai jamais vu de sa force pour l’entêtement. Il s’arrêtait quelquefois pour reprendre haleine, mais il repartait ensuite, et nous finîmes par arriver à Brentwood. Là, je le conduisis chez un chirurgien qui raccommoda le bras cassé, et l’invita à attendre qu’il fût mieux avant de quitter la ville. Il répondit que cela n’était pas possible, qu’il était pressé de retourner à Londres ; et quand le chirurgien eut terminé l’opération et lui eut mis son bras en écharpe… »

Robert Audley tressaillit. Il venait de se rappeler que, dans son voyage à Liverpool, le commis auquel il s’était adressé pour demander des informations lui avait dit que, parmi les passagers partis à bord du Victoria Regia, figurait un jeune homme portant le bras droit en écharpe.

« Quand son bras fut arrangé, continua Luke, il demanda un crayon au chirurgien. Le chirurgien sourit en branlant la tête et lui dit qu’il ne pourrait pas écrire de la main droite.

— C’est possible, reprit-il, mais de la gauche je pourrai peut-être.

— Voulez-vous que j’écrive pour vous ?

— Non, c’est pour affaire confidentielle, et je vous serais obligé de me donner deux enveloppes. »

« Pendant que le chirurgien allait chercher les enveloppes, il tira son agenda de sa poche avec sa main gauche et déchira deux feuilles de papier. Il eut bien de la peine à griffonner ce qu’il voulait écrire ; mais il y parvint cependant, et il glissa les deux morceaux de papier dans les enveloppes qu’il cacheta. Il paya ensuite le chirurgien, qui l’engagea à rester à Brentwood jusqu’à ce que son bras fût mieux ; mais il s’y refusa en disant que c’était impossible, et il me dit de le suivre à la station, où il me donnerait ce qu’il m’avait promis. Je le suivis donc à la station. Nous arrivâmes assez à temps pour prendre le train qui s’arrête à Brentwood à huit heures et demie, et nous eûmes cinq minutes de reste. Il me conduisit dans un coin de la gare et me demanda si je voulais porter ces lettres à destination.

— Volontiers, répondis-je.

— Savez-vous où est le château d’Audley ?

— Certainement, ma fiancée y est soubrette.

— De qui ?

— De la nouvelle lady Audley, celle qui était institutrice chez M. Dawson.

— Hé bien, cette lettre-ci, qui est marquée au crayon, est pour lady Audley. Vous la lui remettrez sans que personne vous voie ; vous me le promettez, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Cette autre est pour M. Robert Audley, le neveu de sir Michaël ; le connaissez-vous ?

— J’ai entendu dire que c’était un élégant, mais qu’il était très-affable pour ses inférieurs (c’est vrai que je l’ai entendu dire, monsieur, ajouta Luke entre parenthèse).

— Vous la lui porterez à l’auberge du Soleil.

— C’est convenu, monsieur. »

« Il me donna la seconde lettre et le billet de banque qu’il m’avait promis, puis il me souhaita le bonjour en me remerciant de mes services et monta dans un wagon de deuxième classe où sa figure meurtrie m’apparut pour la dernière fois.

— Pauvre George !… pauvre George !… s’écria Robert.

— J’allai tout droit au village d’Audley et j’entrai à l’auberge du Soleil pour vous remettre sa lettre, mais l’aubergiste me dit que vous étiez parti pour Londres dans la matinée. Il ne savait pas quand vous reviendriez ni en quel endroit vous habitiez à Londres, quoiqu’il m’avouât que ce devait être dans les environs de Law’s Court, Westminster Hall, Doctor’s Commons ou quelque chose de ce genre. Que devais-je faire ?… je ne pouvais vous envoyer la lettre par la poste, ne connaissant pas votre adresse, ni vous la remettre, puisque vous étiez parti : je me décidai donc à la garder jusqu’à ce que vous fussiez de retour. Je résolus d’aller le soir au château d’Audley et de savoir par Phœbé s’il m’était possible de voir milady. Je flânai toute la journée ; et, vers le crépuscule, je gagnai la prairie où Phœbé m’attendait comme d’habitude. J’allai avec elle dans le bosquet, et comme nous approchions du puits où nous nous étions assis plusieurs fois pendant les soirées d’été, Phœbé devint pâle comme un spectre et recula en me disant : « Pas là !… pas là !…

— Pourquoi donc ? lui demandai-je.

— Parce que je suis nerveuse, ce soir, et qu’on m’a dit qu’il était hanté. »

« Je n’insistai pas, et en la menant vers la porte, je lui dis que tous les contes qu’elle avait entendus étaient absurdes. À peine eus-je causé quelques instants avec elle, que je m’aperçus qu’elle avait quelque chose, et je lui demandai ce qui l’inquiétait.

— Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, me répondit-elle, je ne suis pas comme de coutume ; c’est peut-être à cause de ma frayeur d’hier.

— Quelle frayeur ? Ta maîtresse t’a-t-elle fait des reproches ? »

« Elle ne me répondit pas tout de suite, mais elle sourit de la manière la plus étrange que j’aie jamais vue.

— Non, Luke, ce n’est pas cela, dit-elle ensuite, milady est toujours aussi bonne pour moi, peut-être plus encore, et je crois que si je lui demandais de m’acheter une ferme ou un fonds d’auberge, elle y consentirait sans que je la pressasse trop. »

« D’où venait ce revirement d’idées !… Phœbé m’avait dit, quelques jours avant, que milady était égoïste et dépensière, et que nous n’aurions pas de longtemps ce que nous voulions.

— Voilà un changement qui m’étonne, repris-je.

— Il y a de quoi, en effet, » ajouta-t-elle avec le même sourire de tout à l’heure.

« Et elle tourna sur ses talons.

— Oh ! je vois ce que c’est, Phœbé ; tu me caches quelque chose qu’on t’a dit ou que tu as découvert. Si tu veux agir de la sorte avec moi, tu as tort, je t’en avertis. »

« Elle me rit au nez.

— Qu’est-ce qui te passe donc par la tête, Luke ?

— Ce sont les idées que tu y as mises, et je te répète que, s’il doit y avoir des secrets entre nous, nous ne serons jamais mari et femme. »

« Là-dessus, Phœbé se mit à pleurer, mais je n’y pris pas garde ; j’avais en poche la lettre pour milady et je cherchais un moyen de la lui remettre.

— Peut-être n’es-tu pas la seule à avoir des secrets, Phœbé ? lui dis-je. Il est venu hier un monsieur qui voulait voir milady, un grand monsieur à barbe brune. »

« Au lieu de me répondre, Phœbé pleura à chaudes larmes et se tordit les mains ; j’en étais abasourdi, mais petit à petit elle m’avoua tout et je sus qu’elle avait vu de sa fenêtre où elle était assise, milady se promener avec un monsieur dans l’allée des tilleuls. Ils étaient entrés ensuite dans le bosquet, s’étaient approchés du puits, et là…

— Arrêtez, s’écria Robert, je sais le reste.

— Phœbé me raconta tout ce qu’elle avait vu et ce qui s’était passé entre elle et milady quand cette dernière était rentrée chez elle. Il paraît que Phœbé, sans tout lui dire, lui avait donné à comprendre qu’elle savait son secret, et que, dorénavant, sa maîtresse dépendait d’elle. Vous voyez donc que milady et Phœbé croyaient mort au fond du puits le gentleman qui était tranquillement assis dans un wagon du train parti pour Londres. En remettant ma lettre, milady apprendrait le contraire, et nous perdions Phœbé et moi une bonne occasion pour nous établir. Je gardai la lettre en me disant que si milady était généreuse je lui avouerais tout et je la rassurerais. Mais elle ne fut pas généreuse. L’argent qu’elle me donna, elle me le donna comme on jette un os à un chien. Quand elle me parlait, il était facile de voir que ma figure lui déplaisait et les paroles grossières ne lui coûtaient rien. Ma bile s’échauffa et je gardai mon secret. J’ouvris les deux lettres et je les lus ; mais je n’y compris pas grand’chose, et je les cachai dans cette cassette d’où elles ne sont pas sorties depuis. »

Luke Marks avait fini son histoire et était fatigué d’avoir parlé si longtemps. Il resta immobile dans son lit, regardant Robert d’un air inquiet, comme s’il s’attendait à des reproches, car il avait vaguement conscience que ce qu’il avait fait était mal.

Robert ne lui adressa pas de reproches. Il ne se sentait pas capable de faire un sermon.

« Le ministre lui parlera demain et le tranquillisera, se dit Robert, et si le malheureux a besoin d’un sermon, il vaut mieux que ce soit un prêtre qui le lui administre que moi… que lui dirais-je ? Sa faute est retombée sur sa tête, car si lady Audley eût été rassurée, elle n’aurait pas mis le feu à l’auberge du Château. Comment oser après cela se tracer son existence et ne pas reconnaître le doigt de Dieu dans cette étrange histoire ? »

Les suppositions qu’il avait faites et en vertu desquelles il avait agi, lui parurent bien mesquines. Le souvenir de la confiance qu’il avait eue en sa propre raison lui fut pénible, mais il se consola en songeant qu’il avait essayé de faire son devoir envers les morts aussi bien qu’envers les vivants.

Robert Audley demeura auprès du mourant jusqu’au jour. Luke Marks s’était assoupi un peu après avoir fini son histoire. La vieille femme n’avait écouté que la moitié de la confession de son fils, et Phœbé était couchée en bas. Le jeune avocat veillait seul dans la maison.

Il ne pouvait dormir ; l’histoire qu’il venait d’entendre l’absorbait complètement. Il remerciait Dieu d’avoir sauvé son ami et il lui tardait de l’avoir retrouvé pour aller dire à Clara Talboys :

« Votre frère est vivant, je sais où il est. »

Phœbé remonta à huit heures et reprit sa place au chevet du lit du malade. Robert alla se reposer à l’auberge du Soleil. Depuis trois jours, il n’avait dormi qu’en chemin de fer, en bateau ou en diligence, et il était harassé de fatigue. Quand il s’éveilla, il était presque nuit, et la chambre dans laquelle il fit sa toilette était précisément celle qu’il avait occupée avec George Talboys, quelques mois auparavant.

L’aubergiste le servit à table et lui annonça que Luke Marks était mort à cinq heures de l’après-midi.

« Ça été un peu prompt, disait l’hôtelier, il n’a pas souffert. »

Robert écrivit ce soir-là une longue lettre à mistress Taylor, par l’entremise de M. Val, à Villebrumeuse, et cette lettre racontait à la coupable, qui avait porté tant de noms différents et ne devait plus en changer, le récit fait par le mourant.

« Ce sera peut-être, pensa-t-il, un soulagement pour elle, d’apprendre que son mari n’a pas péri à la fleur de son âge, en admettant, toutefois, que son égoïsme lui permette d’éprouver un peu de pitié pour la douleur d’autrui. »