Le Secret de lady Audley/41

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Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 253-265).

CHAPITRE XLI

Retrouvé.

Clara Talboys retourna dans le Dorsetshire pour dire à son père que son fils unique était parti pour l’Australie, le 9 septembre, et que, très-probablement il était encore vivant, et qu’il reviendrait implorer le pardon de son père de la seule faute réelle qu’il eût commise en contractant ce mariage qui avait exercé une si terrible influence sur sa jeunesse.

M. Harcourt Talboys ne sut plus quel parti prendre. Junius Brutus ne s’était jamais trouvé dans une position pareille ; et M. Talboys, ne voyant aucun moyen de sortir d’embarras en imitant son modèle, fut forcé d’être naturel une fois dans sa vie et d’avouer que le sort de son fils l’avait vivement inquiété depuis le jour de sa conversation avec Robert Audley. Il consentit à ouvrir ses bras à l’enfant prodigue quand il rentrerait en Angleterre. Mais comment savoir l’époque de son retour et se mettre en communication avec lui ? C’était là la question. Robert se rappela l’annonce qu’il avait fait insérer, dans les journaux de Melbourne et de Sydney. Si George était débarqué vivant dans l’une de ces deux villes, comment se faisait-il qu’il n’eût pas eu connaissance de cette annonce ? Se serait-il montré indifférent pour les inquiétudes de son ami, ou bien n’aurait-il pas lu les journaux ? Comme il voyageait sous un faux nom, les passagers et le capitaine du navire n’avaient pu constater son identité avec la personne dont il était question dans l’annonce. Quel parti prendre ? Fallait-il attendre que George, fatigué de son exil, revînt vers ceux qui l’aimaient, ou bien faudrait-il adopter quelque mesure pour hâter son retour ? Robert était en défaut ! Peut-être qu’au milieu de l’indicible soulagement d’esprit qu’il avait éprouvé en apprenant que son ami n’était pas mort, il n’avait pas la force de songer à autre chose qu’à cette conservation providentielle.

Dans cette situation d’esprit, il partit pour faire une visite à M. Talboys, qui avait lâché la bride à ses bons sentiments, au point d’inviter l’ami de son fils à venir passer quelques jours dans sa maison carrée et en briques rouges.

M. Talboys ne vit que deux choses dans l’histoire de George : le bonheur qu’il éprouvait à savoir son fils sain et sauf et le regret de n’avoir pas été lui-même le mari de milady pour se procurer le plaisir de faire un exemple de sa signalée femme.

« Ce n’est pas à moi qu’il appartient de vous blâmer, monsieur Audley, lui dit-il, pour avoir soustrait cette coupable à la justice et contrevenu ainsi aux lois de votre pays. Je veux vous observer seulement que si cette femme m’était tombée entre les mains, elle aurait été traitée différemment. »

C’était au milieu d’avril que Robert se retrouvait de nouveau sous ces pins où ses pensées s’étaient égarées si souvent depuis sa première rencontre avec Clara Talboys. Il y avait maintenant, dans les haies, des primevères et des violettes ; et les ruisseaux qui, lors de sa première visite, étaient durs et glacés comme le cœur de M. Harcourt Talboys, avaient dégelé, ainsi que le cœur de ce personnage, à la chaleur du soleil d’avril et couraient capricieusement au milieu des buissons épineux.

On donna à Robert une chambre d’un style sévère et un cabinet de toilette qui n’avait rien d’égayant ; et, tous les matins, il s’éveilla sur un matelas à ressorts métalliques. Ce matelas éveillait toujours en lui l’idée qu’il dormait sur quelque instrument de musique. Le soleil, en pénétrant à travers les persiennes, faisait briller les deux urnes placées au pied de son lit et leur donnait quelque ressemblance avec les lampes en cuivre de la période romaine.

Une visite à M. Harcourt Talboys était plutôt un retour vers l’enfance et les années de pension, qu’un moyen de savourer la vie en sybarite. On trouvait dans la maison Talboys ces fenêtres sans rideaux, ces descentes de lit, ces bruits de cloche le matin et ces prières en commun, qui sentent par trop les institutions privées, où les fils de bonne maison se préparent à l’armée et à la marine.

Mais, lors même que la maison carrée et en briques rouges eût été le palais d’Armide, et les serviteurs qui la peuplaient une légion de houris, Robert n’eût pas été plus content de l’habiter.

Il s’éveilla au son d’une cloche matinale et fit sa toilette aux premiers rayons du soleil, qui brillent sans vous égayer et vous font frissonner sans vous réchauffer. Il rivalisa de courage avec M. Harcourt Talboys en se plongeant dans l’eau froide ; et quand il descendit pour faire, avant déjeuner, une promenade sous les pins, dans la plantation touffue, il avait une figure violette comme celle du maître de la maison.

Une troisième personne assistait généralement à cette promenade, et cette troisième personne était Clara Talboys, qui marchait à côté de son père, plus belle que le matin, sous son large chapeau de paille à longs rubans flottants. M. Audley aurait été plus fier d’attacher à sa boutonnière un bout de ces rubans que n’importe quelle décoration.

On parlait souvent de George dans ces promenades du matin, et Robert Audley prenait carrément place à la longue table du déjeuner, sans se rappeler la matinée où il s’était assis pour la première fois dans cette salle, et avait détesté Clara Talboys, pour la froideur avec laquelle elle avait écouté l’histoire de son frère. Il savait à quoi s’en tenir maintenant. Il savait qu’elle était aussi bonne que belle. Mais avait-elle découvert combien elle était aimée de l’ami de son frère ? Robert se demandait parfois s’il ne s’était pas déjà trahi, si l’influence magique qu’elle avait sur lui ne s’était pas révélée par quelque regard imprudent, par le tremblement de sa voix, qui n’était plus la même quand il s’adressait à elle.

La vie ennuyeuse qu’on menait à la maison carrée était égayée de temps en temps par un dîner auquel assistaient quelques campagnards chargés de se supporter mutuellement, et par des visites matinales qui faisaient irruption dans le salon, au grand désespoir de M. Audley. Le jeune avocat se montrait surtout malveillant pour les jeunes gens au teint frais et coloré, qui accompagnaient, dans ces occasions, leurs mères ou leurs sœurs.

Évidemment, il était impossible que ces jeunes gens pussent voir les beaux yeux bruns de Clara sans devenir amoureux d’elle, et la conséquence en était que Robert était furieux contre tous ses rivaux. Il était jaloux de tout ce qui approchait sa bien-aimée. Il était jaloux d’un vieux fat de quarante-huit ans, d’un baronnet dont les favoris tiraient sur le rouge, des vieilles femmes du voisinage que Clara Talboys visitait et soignait, et des fleurs de sa serre auxquelles elle consacrait son temps au lieu de s’occuper de lui.

Tout d’abord, il y avait eu entre eux beaucoup de cérémonies ; mais peu à peu, ils étaient devenus familiers et amis en causant des aventures de George. L’intimité était venue ensuite, et au bout de trois semaines, miss Talboys rendait Robert heureux en lui reprochant d’avoir mené si longtemps une vie inutile et d’avoir négligé les occasions de montrer ses talents.

Quel bonheur d’être sermonné par la femme qu’il aimait ! Quel bonheur de pouvoir s’humilier et se déprécier devant elle ! Comme l’occasion était belle pour lui donner à comprendre que, s’il avait eu un but unique à poursuivre, il eût cherché à être autre chose qu’un flâneur, et n’eût pas reculé devant les obstacles pour obéir à la voix qui lui disait de marcher. Aussi, il en profitait largement, et terminait d’habitude ses hypothèses en disant qu’il allait renoncer probablement à son genre de vie d’autrefois, et commencer une nouvelle existence.

« Croyez-vous donc, disait-il, que je lirai des romans français et que je fumerai du tabac turc jusqu’à soixante-dix ans ? Croyez-vous que le jour n’arrivera pas où ma pipe m’ennuiera ainsi que les romans français, et où la vie me paraîtra si monotone que je ne serai pas fâché d’y renoncer de manière ou d’autre ? »

Je constate avec peine que pendant que le jeune avocat se permettait ces lamentations hypocrites, il avait déjà vendu en esprit tout son mobilier de garçon, y compris la collection complète de Michel Lévy et une demi-douzaine de pipes montées en argent, pensionné mistress Maloney, et dépensé deux ou trois mille livres à faire l’acquisition d’un coin de terre verdoyant où se cachait une maisonnette toute tapissée à l’extérieur de plantes grimpantes et coquettement penchée sur le bord d’un lac.

Il va sans dire que Clara Talboys ne comprenait pas la portée de toutes ces lamentations mélancoliques. Elle recommandait à M. Audley de lire beaucoup, de prendre sa profession au sérieux, et de recommencer la vie sur un autre pied. Elle n’était peut-être pas très-agréable, l’existence qu’elle proposait à Robert. Travailler pour être utile à ses semblables et conquérir une réputation n’était pas du goût du jeune avocat, et il faisait la grimace à cette perspective désolante.

« Je consentirais bien à ce qu’elle me propose, se disait-il, mais il faudrait une récompense à mon travail. Si elle voulait partager mon sort et m’aider à supporter la fatigue de la lutte, rien de mieux ; mais si, pendant que je travaille, elle allait épouser quelque noble campagnard ?… »

Avec un caractère irrésolu comme le sien, il est probable que M. Audley eût gardé son secret, effrayé de parler et de briser le charme de cette incertitude qui n’était pas l’espérance, mais qui était encore plus rarement du désespoir si, dans un moment d’oubli, la vérité ne lui eût échappé.

Il était depuis cinq semaines à Grange Heath, et il sentait que les convenances lui défendaient d’y rester plus longtemps. Il fit donc ses préparatifs et son porte-manteau, et un beau matin du mois de mai, il annonça son départ.

M. Talboys n’était pas homme à se lamenter en termes passionnés sur le départ d’un convive ; mais il exprima ses regrets avec une froide cordialité, qui, chez lui, équivalait aux plus chaudes protestations d’amitié.

« Nous avons très-bien vécu ensemble, monsieur Audley, lui dit-il ; vous avez bien voulu trouver de votre goût notre existence calme et réglée, et vous vous êtes même conformé aux usages de la maison avec une complaisance que je regarde comme un compliment à mon adresse, »

Robert s’inclina. Il remerciait le hasard qui l’avait toujours éveillé à temps le matin et empêché d’arriver en retard au luncheon de M. Talboys.

« J’espère donc, puisque nous nous entendons si bien, reprit M. Talboys, que vous voudrez bien nous honorer de vos visites toutes les fois que vous en sentirez le désir. Le gibier abonde dans mes propriétés, et mes fermiers seront pleins d’égards pour vous s’il vous plaît d’apporter un fusil et de chasser. »

Robert accepta avec empressement cette aimable invitation. Il déclara qu’il n’aimait rien tant que la chasse, et qu’il serait très-heureux de profiter des avantages qu’on lui offrait avec tant d’obligeance. Il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil vers Clara en parlant de la sorte. Les paupières des beaux yeux bruns interceptèrent un instant leur regard, et une légère rougeur illumina la charmante figure.

Cette journée était la dernière que le jeune avocat passait dans l’Élysée, et bien des heures ennuyeuses devaient s’écouler avant que le mois de septembre lui fournît une excuse pour revenir dans le Dorsetshire. Pendant cette longue absence, les jeunes nobles campagnards ou les vieux fats de quarante-huit ans pourraient user de leurs privilèges de voisins à son désavantage. Il n’était donc pas étonnant qu’il fût soucieux par cette belle matinée, et que sa compagnie fût si peu agréable pour miss Talboys.

Mais le soir, après dîner, quand le soleil baissa à l’horizon, et que M. Harcourt Talboys s’enferma dans son cabinet pour régler ses comptes avec son homme d’affaires et un des fermiers, M. Audley devint un peu plus aimable. Il se plaça à côté de Clara dans l’embrasure d’une des grandes fenêtres du salon et regarda les ombres du soir qui grandissaient à mesure que les derniers rayons du soleil disparaissaient au couchant. Il était heureux de se trouver en tête à tête avec elle, bien que sa joie fût troublée par l’ombre du train express qui allait l’emporter à Londres le lendemain ; il ne pouvait s’empêcher d’être heureux en sa présence, d’oublier le passé et de ne pas se préoccuper de l’avenir.

Ils parlèrent de ce frère disparu qui était toujours leur trait d’union, et Clara fut bien triste ce soir-là. Comment pouvait-elle être autrement en se rappelant que si George vivait, ce dont elle n’était pas sûre, il errait dans le monde, loin de ceux qui l’aimaient, et portait partout avec lui le souvenir de sa vie flétrie.

« Je ne comprends pas, dit-elle, comment papa peut se résigner ainsi à l’absence de mon pauvre frère ; car il l’aime, monsieur Audley, vous avez même dû vous en apercevoir. Ah ! si j’étais homme, j’irais en Australie, je le trouverais et je le ramènerais ici, si toutefois il est encore de ce monde, » ajouta-t-elle à voix basse.

Elle détourna la tête et regarda le ciel qui s’assombrissait. Robert plaça sa main sur le bras de la jeune fille. Cette main tremblait malgré lui, et sa voix tremblait aussi quand il parla.

« Faut-il que j’aille à la recherche de votre frère ? demanda-t-il.

— Vous !… s’écria-t-elle en le regardant les yeux pleins de larmes, vous…, monsieur Audley !… croyez-vous donc que je pourrais vous demander un pareil sacrifice pour moi ou pour ceux que j’aime ?

— Et pensez-vous, Clara, qu’un sacrifice me paraîtrait trop pénible, s’il était fait pour vous ?… pensez-vous que je trouverais trop long n’importe quel voyage, si je savais que vous m’accueilleriez au retour avec des remercîments pour vous avoir servi fidèlement ?… J’irai d’un bout de l’Australie à l’autre pour chercher votre frère, si vous le désirez, Clara, et je ne reviendrai qu’après l’avoir trouvé. Je vous laisse le soin de choisir la récompense de mes peines. »

Sa tête était courbée et elle resta quelques instants sans rien dire.

« Vous avez bon cœur, monsieur Audley, dit-elle enfin, et je sens si bien tout le prix de votre offre, que je ne trouve pas de remercîments à vous adresser. Mais ce dont vous parlez ne peut se faire. En vertu de quel droit vous imposerai-je un tel sacrifice ?

— En vertu du droit qui me fait pour toujours votre esclave, que vous le vouliez ou non, du droit que vous donne sur moi l’amour que j’ai pour vous, Clara, s’écria M. Audley se jetant à genoux avec beaucoup de maladresse, il faut l’avouer, et s’emparant d’une petite main qu’il couvrit de baisers. Je vous aime… Clara… je vous aime… Vous pouvez appeler votre père et me faire sortir de cette maison si vous voulez, mais je vous aimerai tout de même et toujours, que cela vous plaise ou non. »

La petite main s’éloigna de la sienne, mais pas brusquement, et elle s’appuya un instant toute tremblante sur les cheveux noirs de Robert.

« Clara… Clara… murmura-t-il d’une voix suppliante, faut-il que j’aille en Australie chercher votre frère ? »

Pas de réponse. Je ne sais comment cela se fait, mais, en pareil cas, le silence est ce qu’il y a de plus agréable. Chaque moment d’hésitation est un aveu tacite, chaque pause une confession charmante.

« Irons-nous tous deux, voulez-vous, ma bien-aimée ?… Irons-nous comme mari et femme, et ramènerons-nous votre frère entre nous deux ? »

M. Harcourt Talboys parut un quart d’heure après. Il trouva Robert Audley tout seul et se vit forcé d’entendre une révélation qui le surprit beaucoup. Comme tous les gens suffisants, il voyait très-peu ce qui se passait sous son nez ; et il avait cru bénévolement que c’était sa société et la régularité qui régnait chez lui, qui avaient charmé son convive et l’avaient retenu dans le Dorsetshire.

Il fut donc un peu désappointé, mais il ne le laissa pas trop voir et se montra passablement content de la tournure qu’avaient prise les affaires.

« Il n’y a plus qu’un point pour lequel j’ai besoin de votre consentement, mon cher monsieur, dit Robert lorsque tout fut réglé, nous passerons notre lune de miel en Australie, si vous le permettez. »

M. Talboys fut pris à l’improviste. Il essuya quelque chose comme une larme qui parut dans ses yeux gris et tendit la main à Robert.

« Vous allez à la recherche de mon fils, dit-il. Ramenez-le et je vous pardonnerai volontiers de m’avoir enlevé ma fille. »

Robert Audley partit pour Londres, pour abandonner son appartement dans Fig-Tree Court, et s’informer des navires qui étaient en partance de Liverpool pour Sydney dans le mois de juin.

Ce n’était plus le même homme : le présent, l’avenir, tout était changé pour lui. Le monde lui apparaissait couleur de rose et radieux, et il se demandait comment il avait pu le trouver si triste et d’une teinte si neutre autrefois.

Il était resté à Grange Heath jusqu’après le luncheon et, quand il rentra chez lui, il faisait déjà sombre. Il trouva mistress Maloney qui frottait l’escalier, suivant son habitude de chaque samedi soir, et il lui fallut traverser une atmosphère saturée de vapeur au savon qui rendait la rampe graisseuse sous sa main.

« Vous avez là-haut une masse de lettres, dit la blanchisseuse en se relevant et s’adossant contre le mur pour laisser passer Robert ; il y a aussi des paquets et un monsieur qui est venu plusieurs fois, et vous a attendu ce soir, parce que je lui ai dit que vous m’aviez écrit de donner de l’air à votre chambre.

— Très-bien, mistress Maloney, vous me servirez à dîner aussitôt que vous voudrez ; n’oubliez pas la pinte de sherry et veillez à mes bagages. »

Il monta tranquillement chez lui pour voir quel était son visiteur. Ce ne devait pas être un personnage important. Un créancier peut-être, car il avait tout laissé en désarroi en se rendant à l’invitation de M. Talboys ; et depuis lors, il s’était trouvé si bien dans la planète de l’amour, qu’il avait oublié toutes les affaires terrestres et les notes des tailleurs.

Il ouvrit la porte de son salon et entra. Les canaris chantaient leurs adieux au soleil couchant et les derniers reflets du jour se jouaient parmi les feuilles des géraniums. Le visiteur, quel qu’il fût, était assis le dos tourné contre la fenêtre et la tête penchée sur la poitrine ; mais il se leva en entendant Robert entrer et le jeune homme poussa un cri de joie et de surprise en tombant dans les bras de George Talboys, son ami perdu.

Mistress Maloney commanda un dîner plus copieux à la taverne qu’elle honorait de sa pratique, et les deux amis veillèrent une partie de la nuit au coin de ce feu qui avait été si longtemps solitaire.

Nous savons tout ce que Robert avait à dire. Il toucha légèrement à ce qui pouvait chagriner son ami ; il parla très-peu de la misérable femme qui terminait sa vie dans un faubourg retiré de la ville belge.

George Talboys parla brièvement de cette radieuse journée de septembre, où il avait laissé son ami endormi au bord de l’eau, pendant qu’il allait reprocher à sa femme l’infâme complot qui lui avait brisé le cœur.

« Dieu m’est témoin que, du moment où je tombai dans le puits, connaissant la main perfide qui m’avait poussé là où je pouvais mourir, ma première pensée fut celle de sauver la femme qui m’avait trahi et avait voulu me tuer. Je me retrouvai sur mes pieds au milieu de la vase, mais mon épaule était meurtrie et mon bras droit s’était cassé en donnant contre un des côtés du puits. Je fus pétrifié pendant quelques minutes, mais mon courage me revint ; car je comprenais que je respirais la mort au fond de ce trou noir. J’avais fait, en Australie, un apprentissage qui pouvait m’être utile, je grimpais comme un chat. Les pierres du puits étaient inégales et rugueuses et je pouvais remonter en posant mes pieds dans les interstices, m’appuyant du dos contre la paroi opposée et m’aidant de mes mains malgré ma fracture. Ce ne fut pas chose facile, Robert ; et je me demande pourquoi l’homme qui s’était tant de fois déclaré ennuyé de la vie, a pris tant de peine pour la conserver. Il me fallut plus d’une demi-heure pour arriver en haut du puits, et cette demi-heure fut pour moi une éternité de souffrances et de périls. Il m’était impossible de sortir du jardin avant la nuit et je m’étendis sous des buissons et des lauriers pour attendre qu’il fît noir. L’homme qui me trouva vous a dit le reste, Robert.

— Oui, mon pauvre ami, oui, il m’a tout dit. »

George n’était jamais retourné en Australie. Il avait effectivement pris place à bord du Victoria Regia, mais il avait changé de destination en route et avait été transbordé sur un autre navire de la même compagnie, qui faisait voile pour New-York, où il était resté tant que l’exil lui avait été supportable et que la solitude ne lui avait pas fait regretter ses amis.

« Jonathan m’a très-bien reçu, Robert, j’avais assez d’argent pour satisfaire à mes désirs très-modérés, et quand le sac aurait été vide, j’avais l’intention de repartir pour les placers de l’Australie. Les amis ne m’auraient pas manqué si j’avais voulu, mais quelle sympathie pouvait trouver mon cœur blessé chez des gens qui ne connaissaient pas mon mal ? J’ai soupiré après une de vos poignées de main, Robert, et je me suis souvenu que c’était vous qui m’aviez aidé à supporter la plus terrible épreuve de ma vie. »