Le Solitaire (d'Arlincourt)/12

La bibliothèque libre.
LIVRE XII.


La vierge d’Uderlach a terminé la lecture du manuscrit. Oh ! malgré ses erreurs, qu’il paraît grand à ses yeux, ce Charles devant qui la terre a tremblé, ce Charles qui rejeta la terre ! Quels égaremens ! mais quels remords ! Quels crimes ! mais quelles expiations !… Comme il l’intéresse, comme il lui semble merveilleux, ce héros de la Bourgogne, proscrit, repentant, oublié de la nature entière !… Charles revêtu de la pourpre, conquérant et victorieux, ne fut qu’un prince fortuné ; Charles sur la montagne déserte, volontairement dépouillé de toutes les grandeurs, parvenu au dernier degré de l’abaissement, et supportant la vie, lui paraît au-dessus de l’humaine nature.

Que va répondre Élodie à l’infortuné qui l’implore ? Abandonné de l’univers Charles se verra-t-il repoussé par le seul être qui l’attache encore à l’existence ?… Le courroux du Ciel s’apaise, Élodie sera-t-elle plus inflexible que le Ciel ?… Le replongeant dans le désespoir, lui rouvrira-t-elle l’abîme lorsque le Tout-Puissant le rappelle aux immortelles voies ? Non : sa résolution est prise ; l’orpheline de l’abbaye ne peut être, ne doit être que l’ange de la paix et du pardon : il lui semble que Dieu lui-même l’a choisie pour consoler l’homme du repentir, pour le raffermir sur la route des vertus où il est rentré, pour lui ramener enfin le repos et le bonheur.

D’une main assurée, et comme remplissant un devoir sacré, la vierge d’Underlach ne balance point ; elle a tracé quelques lignes… et l’écrit suivant est à la hâte déposé dans le creux du vieux saule au bas du sentier de la montagne :

— « Vous fûtes bien criminel ; mais la clémence du Ciel est plus grande D encore que les forfaits de l’homme. Ah ! puisse-t-il être vrai que je sois pour vous un juge nommé par l’Éternel ! Charles ! la voix de l’innocence ne tonne point… ; la jeunesse est clémente ; le roseau ne peut servir de massue ; et jamais une vierge ne fut revêtue que d’une mission de salut. À mes yeux vos aveux ont changé tout votre être ; mais ils n’ont point changé mon cœur. J’ai lu, j’ai pleuré, j’ai pardonné.

L’orpheline compte les momens avec impatience… Fière d’être devenue le seul appui du célèbre prince de la Bourgogne, d’être le monde entier pour le héros vainqueur à qui jadis l’univers conquis n’aurait pu suffire, elle jouit d’avance des transports que sa lettre devra causer. Son âme pure, heureuse de la pensée d’avoir purifié une autre âme, s’est fait une vertu de son amour, et de son bonheur un devoir ; le pardon qu’elle a prononcé lui-semble une inspiration divine ; et l’avenir, coloré comme un tableau magique, s’ouvre devant elle paré de toutes les illusions de la jeunesse, de l’enthousiasme et de l’amour.

Mais déjà le Solitaire est sous la cabane ; Charles est auprès d’Élodie. Oh ! qu’ils sont doux les premiers aveux d’un amour partagé ! L’orpheline a laissé parler son cœur, et l’heureux duc de Bourgogne ne redoute plus que l’excès de sa félicité ; hélas ! souvent ici-bas la joie poussée trop loin rencontre encore la douleur. L’ermitage, la forêt, les rochers, le désert, tout à leurs yeux a disparu. Ils ne sont plus sur cette terre, ne sont point encore dans les cieux, mais errent au milieu de ces régions enchantées où montent pour quelques instans, aux beaux jours de la vie, les amans fortunés qu’a réunis le sort.

Tous les projets de Charles sont approuvés par l’orpheline. Le duc de Bourgogne continuera à demeurer caché aux yeux des hommes ; il vivra sur le mont Sauvage ; mais auprès de lui se rendra sa bien-aimée ; la cabane sera reconstruite ; l’enchanteur de la nature, l’amour, présidera seul à leurs travaux ; et quel palais pour l’orpheline vaut l’ermitage du Solitaire ! Quel trône vaudrait pour Charles le rocher qu’habite Élodie !…

D’après le plan du prince, la fille de Saint-Maur ira trouver Anselme. Le digne pasteur d’Underlach ne peut avoir oublié que Conrad, son neveu chéri, doit l’existence au Solitaire ; il unira les deux amans à la chapelle de l’abbaye : nulle puissance terrestre n’a le droit de s’opposer au mariage de l’orpheline. Élodie est inconnue à sa famille ; Charles est oublié de tous les humains ; ils se suffiront l’un à l’autre ; ils ne seront pas même deux dans l’univers.

Dans les plus purs ravissemens de l’âme, dans les plus douces extases du sentiment, le prince de la Bourgogne et la vierge d’Underlach n’ont point remarqué la fuite des heures. Hélas ! cruelles filles du Temps chacune d’elles a sa faux en main, qui va moissonnant les plaisirs de l’homme presqu’à mesure qu’il en jouit.

Comme le rapide éclair des félicités humaines la journée a fui. Vers le soir, Élodie descend la montagne, appuyée sur son ami, son protecteur, son amant, son époux. Près du torrent ils se séparent. L’orpheline se rend à la demeure d’Herstall, et le prince au monastère. Charles veut revoir son généreux frère d’armes. Il veut serrer dans ses bras le magnanime Ecbert : en son âme rendue, au bonheur tout est recroissance et tendresse. Ah ! pardon et pitié pour l’homme dont les plus purs sentimens se glacent et se durcissent au sein de l’infortune, comme l’eau qui, traversant le filtre de la terre, se pétrifie sous le rocher !… Mais haine et mépris pour l’âme insensible qui, lorsque la prospérité, comme une rosée céleste, lui descend une nouvelle vie, n’exhale point autour d’elle des parfums d’allégresse, de bienfaisance et d’amour !…

Anselme voit s’avancer vers lui la fille de Saint-Maur. Il pousse un cri de surprise. Quelle joie a pénétré son âme ! Avec quelle attention il prête l’oreille au récit de sa délivrance !… Hors le nom et les secrets du Solitaire, Élodie n’a rien déguisé au père Anselme. Ses vœux, ses résolutions, et les motifs de sa visite au presbytère, elle : a tout déclaré à son ancien ami.

Anselme l’avait écoutée sans l’interrompre ; mais plus d’une fois de profonds soupirs s’étaient échappés de son sein : Élodie remarque avec attendrissement que ses yeux sont baignés de larmes ; elle attend sa réponse avec inquiétude. — « Ainsi donc, dit enfin le vénérable pasteur, c’est pour être l’épouse d’un Solitaire mystérieux, d’un homme sans nom, sans titres et sans fortune, que la douce vierge d’Underlach a refusé la main du noble, du vertueux, du puissant comte de Norindall !

» Hélas ! poursuit-il, le Ciel ne m’a donné aucuns droits sur Élodie. Orpheline abandonnée, vous êtes maîtresse de vous-même. Que pourraient les prudens avis d’un vieillard, et les froides paroles de la raison, contre les brûlantes déclarations de l’amour, et l’entraînante séduction du cœur !… Cependant, ô ma fille ! répondez avec sincérité : prête à livrer votre sort à l’étrange inconnu du mont Sauvage, lorsque peut-être un précipice est devant vous, à ma voix suppliante, ne sentez-vous pas s’ébranler vos résolutions ? Votre cœur n’est-il point atteint d’un frémissement involontaire ?… » — « Non, mon père, interrompt l’orpheline avec fermeté. L’âme du Solitaire m’est connue ; je ne redoute rien en lui confiant ma destinée ; et je crois que le ciel lui-même m’inspira ma résolution. » — « Vous aimez ! dit le vieillard. » — « Voudrais-je être épouse si je n’aimais ! répond la jeune fille.

— « Anselme, ajoute-t-elle, ne refusez point de bénir l’union d’Élodie. Au pied des saints autels, venez appeler sur l’orpheline et sur son époux les bénédictions du Tout-Puissant. Que par vous ma main soit unie à celle… » — « D’un inconnu, d’un aventurier peut-être ! » s’écrie Anselme avec douleur. — « D’un aventurier !… répète Élodie avec indignation ; quel mot outrageant avez vous prononcé !… Est-ce à vous à parler ainsi du généreux sauveur de Conrad ! »

Puis, d’une voix énergique et solennelle, en ces mots elle continue : — « Auprès de celui qu’a choisi la vierge d’Underlach, le puissant comte de Norindall n’est qu’un mortel obscur et sans renommée. L’homme auquel elle donne aujourd’hui son cœur, s’il le voulait, demain s’élèverait superbe à l’égal des plus hautes puissances de la terre. Par sa naissance et par son rang, l’orpheline de l’abbaye est plutôt indigne du Solitaire, que le Solitaire n’est indigne d’elle. Fière de son époux au désert retiré, Élodie, sur le mont Sauvage, ne veut obéir qu’à l’amour… mais peut commander à la gloire. »

L’enthousiasme éclate en ses regards. Confondu d’étonnement : — « Élodie, s’écrie Anselme, ses secrets vous sont donc connus ?… Parlez enfin, quel est son nom ? » — « À l’autel de l’hymen, répond l’orpheline, lui-même il veut vous le révéler. C’est sous les voûtes de la chapelle du monastère que, pour la dernière fois, ce nom sortira de sa bouche. À la gloire, aux grandeurs, aux vanités humaines le Solitaire renonce pour jamais. Serait-ce au ministre du Ciel à le lui reprocher ! »

À chaque mot d’Élodie, la surprise d’Anselme augmente. — « Mon père, reprend-elle, au nom de votre tendresse pour moi ! au nom du Ciel lui-même ; qui semble avoir ordonné mou hymen ! jurez-moi que jamais vous ne dévoilerez à la terre l’existence de l’homme qui ne veut plus commander parmi les hommes, et qui ne vous confiera son nom qu’en présence de l’Éternel. »

— « Je le jure ! s’écrie Anselme ; » et le pasteur ne doute plus que l’exilé du mont Sauvage ne soit un personnage illustre. Élodie, vierge pure et sans reproche, l’eût-elle ainsi aimé si par quelques vertus il ne se fût montré digne d’elle !… Anselme ne combat plus son inébranlable détermination ; et, le lendemain même, aux derniers rayons du jour, il l’unira secrètement au Solitaire, dans la chapelle de l’abbaye.

L’orpheline a reporté ses pas au mont Sauvage : vainement Anselme a voulu la retenir au presbytère. Elle eût craint d’offenser le prince, de paraître douter de son âme, en cessant un jour seulement de se confier à sa loyauté. La veille de son hymen, l’abandonner eût été cruel : Charles a besoin de sa présence, elle a besoin de son amour.

Avec quels transports ils se retrouvent !… Devant le paisible ermitage, sur la bruyère de la forêt, à la douce clarté des étoiles, avec quelle tendre confiance ils s’entretiennent et du bonheur présent et de l’heureux avenir !… Ah ! le passé n’est plus même un songe. L’un près de l’autre assis contre le rocher de la cabane, sous les berceaux de la solitude, ils n’entendent, ni le doux frémissement des zéphyrs se jouant entre le feuillage, ni le lointain murmure des cascades, ni l’harmonieux concert des chantres de la forêt : ils ne prêtent l’oreille qu’aux accens énergiques de l’amour, qu’aux paroles brûlantes du sentiment ; et lorsqu’un silence éloquent succède aux discours. passionnés, ils n’entendent que les soupirs et les battemens de leurs cœurs.

Sous le toit rustique où l’heure nocturne l’appelle, la vierge de l’abbaye à regret se retire. Il faut quitter le Solitaire ; et chaque instant, loin de lui passé, lui semble dérobé au bonheur. Aussi loyal guerrier que tendre amant, Charles veille autour du sanctuaire de l’innocence avec enthousiasme et respect ; et sous la garde de l’amour, au pouvoir du plus passionné des hommes, la plus aimante des mortelles, la plus belle des vierges, s’endort confiante, heureuse et pure.

Légères et peu profondes, les blessures d’Ecbert s’étaient déjà cicatrisées. Charles avait revu son frère d’armes, et l’avait instruit de son bonheur. De quel sacrifice le généreux comte de Norindall n’était-il point capable !… Il a promis d’accompagner Charles à l’autel, et d’assister au serment de l’hymen qui, pour jamais, le séparera d’Élodie.

Que la nuit a paru longue au prince ! Enfin l’aurore a paru, mais combien la nature est peu en harmonie avec le cœur joyeux du Solitaire !… La voûte céleste est chargée de sombres nuages ; et sur l’horizon ténébreux, au loin les montagnes de glace s’élèvent blanches et funèbres comme des spectres vaporeux.

La vierge d’Underlach est sortie de la cabane ; elle regarde le ciel, et frémit… La veille on eût dit que la nature entière souriait à sa félicité ; pourquoi l’aurore naissante semble-t-elle un messager sinistre portant quelque affreuse nouvelle ?…

Mais quels enchantemens ne produirait l’amour ! Aux premiers accens de Charles, le trouble d’Élodie se dissipe : il n’est plus de tempête dans les airs ; il n’est plus de nuages sur les cieux : que lui fait la nature entière !… auprès d’elle est le bien-aimé.

Dans l’ivresse des jouissances les plus pures, dans l’attente du bonheur le plus parfait, Charles a vu s’écouler la journée. L’astre aux feux créateurs ne l’a point éclairée. Une nuée orageuse couvre la vallée ; et l’Auster impétueux, échappé des brûlans déserts, s’avance vers les monts glacés. De l’ermitage descendus, l’orpheline et le prince, à la faveur des ombres, traversent, sans être aperçus, le paisible hameau d’Underlach : ils parviennent au monastère ; ils sont enfin dans la chapelle.

Les flambeaux de l’hymen sont allumés : l’encens brûle en des vases d’or. Élodie s’agenouille au fond du sanctuaire. Ecbert attendait les deux époux ; il est pâle et souffrant ; il n’ose regarder l’orpheline. Anselme est à l’autel : son visage est triste et sévère. Il va donc connaître ce nom que le Solitaire n’a voulu lui révéler qu’en présence de l’Éternel. Silencieux en ce moment, le pasteur semble un juge. Son regard scrutateur est constamment fixé sur Charles avec effroi, et sur Élodie avec compassion.

La cérémonie a commencé : à genoux auprès de l’orpheline, le Solitaire n’ose encore remercier le ciel : il ne peut s’en expliquer la raison ; mais à l’autel de l’hyménée, tremblant comme au pied d’un tribunal vengeur, il cherche en vain le Dieu clément, il ne voit que le Dieu terrible.

Le pasteur d’Underlach s’approche des amans, et d’un ton solennel demande à l’époux futur quels noms et quels titres il porte parmi les hommes. Le Solitaire a tressailli comme si la question l’étonnait, comme s’il ne devait point y répondre… Il hésite, et dune voix mal assurée prononce enfin ces mots : — « Charles de Bourgogne. »

Jusqu’à l’autel, Anselme recule épouvanté ; ses cheveux se dressent sur sa tête ; ses genoux tremblent sous lui ; de ses mains il couvre ses yeux ; il jette un cri d’horreur… et le plus effroyable silence succède à ce cri d’alarme qui, répété par l’écho des arcades antiques, va se perdre sous les voûtes ténébreuses, comme le canon de détresse des naufragés sous l’épaisse nuée de la tempête.

Soudain comme inspiré, levant ses regards prophétiques vers la voûte du temple, Anselme, hors de lui-même, revient précipitamment à Charles. Une flamme inconnue jaillit de ses yeux menaçans. Descendu du mont Sinaï, tel devant les Juifs idolâtres parut Moise courroucé, brisant les Tables de la loi. Le front d’Anselme jette un éclat foudroyant. Le roulement du tonnerre semble accompagner sa voix. Du milieu des éclairs paraît s’avancer l’homme des vengeances célestes : — « Charles-le-Téméraire !… s’écrie-t-il : fléau des nations ! quelle puissance a donc pu te retirer de la tombe !… Meurtrier de Saint-Maur ! à l’autel du Seigneur, oses-tu présenter ta main sanglante à la fille de ta victime !… Infâme séducteur ! vois le spectre égaré d’Iréna s’avancer, et jeter à tes pieds le corps livide de son enfant !… guerrier sacrilége ! écoute, n’entends-tu pas les cris de tous les religieux de ce monastère, égorgés sur le pic Terrible !…… Bourreau des peuples ! la terre avec horreur te rejette, et les temples saints te repoussent… Fuis, monstre ! ne profane plus ces parvis sacrés de ta présence réprouvée. Au nom de l’Éternel j’élève ici ma voix : qu’il soit anathème l’homme du crime, le conquérant sanguinaire, le meurtrier, le sacrilége, l’impie !… À Charles-le-Téméraire anathème ! anathème ! »

Et l’écho des voûtes funèbres a répété de toutes parts : — « Anathème ! anathème ! »

À l’instant même un ouragan impétueux, comme un nouveau ministre de châtimens et de fureurs, ébranle l’édifice sacré. La terre a mugi : le monument pieux a tremblé sur ses antiques fondemens. Le vent arrache avec violence les vieux vitraux du sanctuaire : il les brise, il les renverse, et se précipite en tourbillons jusqu’au pied de l’autel : les cierges s’éteignent ; l’église est replongée dans les ténèbres ; la cloche du couvent, agitée par la tourmente, se fait entendre… Élodie reconnaît le son fatal qui suivit son premier serment au caveau funéraire. — « Voilà la bénédiction » nuptiale ! » s’écrie-t-elle. Et le marbre des sépultures reçoit son corps inanimé.

Ainsi qu’Héliodore au temple de Jérusalem, renversé par le coursier céleste de l’ange aux regards flamboyans, l’infortuné duc de Bourgogne est tombé le front prosterné sur la poussière. Un frisson mortel a couru dans ses veines ; son sang glacé s’arrête ; son œil égaré se ferme ; ses membres se roidissent ; ses mouvemens deviennent convulsifs ; il pousse un gémissement sourd ; et pendant quelques instans il perd la voix, le sentiment et la pensée.

Charles a rouvert les yeux. Le comte de Norindall le soutient dans ses bras. À la pâle clarté d’un flambeau que le vent lui-même a rallumé, le prince autour de lui cherche la vierge d’Underlach ; mais, transportée à l’abbaye par Anselme, elle a disparu de la chapelle. L’enceinte sacrée est déserte ; l’anathème et la mort en ont chassé l’amour et l’hymen. Jusque dans les parfums de l’encens est le souffle de la terreur. Nuls pas humains, nulle voix mortelle ne rompent l’affreux silence des tombeaux. Sous ces fatales voûtes tout semble atteint par la réprobation ; et Charles n’entend de loin à loin que le cri rauque de l’oiseau des ruines traversant d’un vol funèbre les galeries abandonnées.

Les douleurs irréparables sont muettes comme le cercueil. Celles de Charles ont comblé la mesure des souffrances humaines. Immobile de stupeur, ainsi qu’une effigie de lui-même, il regarde fixement son ami, comme si le souvenir d’Ecbert était effacé de sa mémoire. Il se lève et marche, comme pour s’assurer qu’il a conservé le mouvement et la vie ; il se touche avec surprise, comme s’il s’examinait pour la première fois ; il se parte à voix basse, comme s’il se demandait qui il est.

S’éloignant d’Ecbert, il s’enfonce sous les voûtes obscures de la chapelle. Son œil est hagard, sa marche est rapide ; contre une, colonne il s’assied, penche son front vers la terre, laisse échapper de ses lèvres quelques mots incohérens, quelques sons bizarres, et paraît mystérieusement s’entretenir avec d’invisibles puissances. Ecbert s’approche, il lui parle… Charles d’un geste lui prescrit le silence, comme s’il écoutait quelque autre voix inconnue.

L’orage est dissipé. Le comte de Norindall, toujours auprès de son ami, parvient à l’arracher de la fatale église. Il l’entraîne, il fuit l’abbaye… Mais tout à coup Charles s’arrête, il repousse Ecbert. — « Où vais-je ?… » s’écrie-t-il. — « Au mont Sauvage. » — « Qui l’ordonne ? » — « Élodie. » Et ce nom ; prononcé presque au hasard, a produit un effet magique. Le duc de Bourgogne suit sans résistance son guide. En un continuel délire il franchit le torrent, traverse la forêt, gravit la montagne ; et le Ciel, par pitié sans doute, l’ayant délivré de la raison, il est entré à l’ermitage sans savoir, au but de sa course, ni d’où il est parti, ni où il est arrivé.

Sous le toit rustique de l’exil, Charles enfin succombe à l’excès des souffrances ; il tombe anéanti sur les nattes de jonc de sa cabane. Comme une masse de plomb, une sorte de sommeil léthargique achève de glacer ses membres ; et le repos de l’insensibilité vient interrompre en lui, pour quelques heures, le supplice de l’existence.

La nuit hâtant sa course obscurcissait ses voiles. La pluie tombait à longs torrens. Non moins malheureux que son prince, le comte de Norindall veille auprès du corps inanimé de Charles. Soudain une voix l’appelle. Ecbert lève les yeux ; le père Anselme est devant lui. Saisi d’étonnement, le noble guerrier garde le silence ; réprimant un premier mouvement de fureur, il détourne la tête… puis, avec un sourire amer, montrant du doigt au pasteur l’infortuné sans mouvement : — « Le voilà, dit-il, tonnez encore sur lui ! Ministre implacable des vengeances du Ciel, contemplez votre victime ! Au rocher désert de l’exil, sous le chaume de l’indigence, voyez ce corps inanimé, cet homme expirant sans secours, rejeté des palais, repoussé des autels… C’est là le vainqueur de l’Europe, le plus puissant des princes, le héros du siècle, voilà Charles-le-Téméraire !… Êtes-vous satisfait ? »

Le visage d’Anselme est baigné de pleurs — « Le Ciel ainsi l’a ordonné, dit le vieillard. J’ai rempli mon devoir comme ministre des autels, je viens remplir ma tâche comme pasteur des hommes. Autant que le vôtre, et plus encore peut-être, mon cœur est déchiré. Ô Ecbert ! lorsque j’ai lancé la foudre sur Charles de Bourgogne, j’étais emporté par une impulsion irrésistible plus forte que ma pensée ; plus puissante que ma volonté. Ma bouche a proféré des paroles… inattendues de moi-même ; mon anathème a passé par mes lèvres, mais il ne sortait point de mon âme. Un pouvoir surnaturel agissait seul en moi. Organe du Ciel, j’ai tonné au monastère ; vieillard de la vallée, je viens pleurer à l’ermitage. »

La piété, la douleur, la vérité, la charité chrétienne ont empreint leurs caractères sublimes sur les traits du pasteur. En regardant les larmes d’Anselme, et ses cheveux blanchis par les années ; en écoutant sa voix gémissante et sa justification plaintive, Ecbert ne le repousse plus ; Ecbert soupire ; et ses reproches ont cessé.

— « Généreux comte de Norindall ! poursuit Anselme, malgré l’obscurité, les dangers de la route et mon âge avancé, j’ai voulu vous entretenir cette nuit. Pour arriver jusqu’à vous, le Ciel m’a donné des forces : son courroux peut enfin s’apaiser. Le terme des châtimens vengeurs est peut-être arrivé. Oh ! dites à Charles, puisqu’il ne peut m’entendre, dites-lui bien qu’il ne désespère point de la Providence, et qu’ici-bas il n’est point de malheur qui soit irréparable. »

— « Eh quoi ! s’écrie Ecbert, vous pourriez espérer !… » — « L’espérance est fille du Ciel, interrompt le vieillard ; gardons-nous de la repousser. L’Éternel qui par ma voix prononça l’anathème, peut par ma voix aussi prononcer le pardon. Mais, noble Ecbert, pour sauver Charles et l’orpheline, laissez-vous guider par mes conseils ! secondez les efforts du pasteur d’Underlach ! »

— « Ah ! dit Ecbert avec feu, disposez de ma vie entière. Commandez ! j’obéis : parlez ! que dois-je faire ?… » — « Retenez Charles à l’ermitage, répond Anselme ; et pendant quelques jours que l’entrée de l’abbaye lui soit interdite ! La fille de Saint-Maur est mourante ; la moindre émotion peut terminer ses jours ; l’aspect du prince en ce moment lui porterait le coup de la mort. Ni lui ni moi ne devons paraître devant elle. Ecbert, veillez sur Charles, je retourne veiller sur Élodie. »

À ces mots il va quitter la cabane. Rien ne l’épouvante, ni la forêt, ni les torrens, ni la pluie, ni les ouragans, ni les ténèbres. Ses vêtemens sont trempés ; ses membres sont engourdis par le froid ; Anselme n’a rien remarqué, Anselme n’a rien senti : son âme ardente et pieuse a comme oublié son enveloppe mortelle ; il rachèterait avec transport au prix de sa vie l’anathème qu’il a lancé.

Jetant un dernier regard sur le duc de Bourgogne, il revient sur ses pas, et soulevant la main glacée du prince : — « Infortuné !… dit le vieillard, une fois dans ma vie j’ai donc été barbare !

» Dieu juste ! continue Anselme, tombant à genoux, et pressant la main de Charles dans les siennes ; Dieu des miséricordes ! si quelques actions vertueuses de ma vie ont pu mériter une récompense, que j’implore ! sauve Charles, sauve Élodie !

» Souverain arbitre des destinées ! faut-il en ces lieux une victime expiatoire !… frappe-moi, j’y consens ; condamne le reste de mes jours aux plus cruels supplices de la pénitence, je m’y résigne ; mais que réunis et pardonnés, accorde-moi celle Élodie et Charles retrouvent le bonheur !

» Charles ! ici je t’en fais le serment ; je ne quitterai plus le cilice ; je ne vivrai que d’herbes sauvages ; je ne m’abreuverai que de l’eau du torrent ; je ne coucherai plus que sur la cendre. Puisse une vie de privations et de tortures apaiser pour toi l’Éternel, et faire disparaître jusqu’à la trace des coups affreux que malgré moi je t’ai portés ! »

Toute son âme s’est peinte en ses discours exaltés ; sa fervente prière est celle de l’enthousiasme religieux. Le vieillard s’offre en sacrifice au Tout-Puissant. Avec transport il sollicite des châtimens réparateurs ; il se voue aux souffrances ; et, pour les rendre à la vie et au bonheur, il voudrait être le martyr de ses victimes.

Depuis long-temps le pasteur d’Underlach avait repris la route du monastère, lorsque le duc de Bourgogne revint à l’existence. Les premiers feux du jour — « Élodie ! Élodie !…… » s’écrie Charles en jetant ses regards autour de lui. Mais la douce voix de l’orpheline ne répond plus à l’appel de l’amour. Le prince a recouvré sa raison. Le plus morne abattement est sur ses traits ; son calme est le dernier période des souffrances ; sa résignation est sinistre, et son recueillement sombre est un néant moral. Charles dans éclairaient la cabane. sa vie avait épuisé toutes les plaintes du malheur, tous les cris de la rage, tous les gémissemens du remords, tous les accens du désespoir. Hélas ! en lui, de toutes les démonstrations de la douleur, la plus effrayante est son silence.

Le comte de Norindall conserve encore quelque espérance ; il raconte à son ami la nocturne visite d’Anselme, le motif de sa course, et sa touchante prière. À peine remis de ses blessures, Ecbert pâle et souffrant a veillé toute la nuit sous la cabane, et s’immole à son frère d’armes. Charles le regarde, il l’écoute, et son âme par degrés se rouvre aux émotions du sentiment une larme fugitive a tombé de sa paupière. Ecbert s’élance dans ses bras. — « Pleure !…… s’écrie-t-il, pleure ! le Ciel et la terre attendaient cette larme. »

— « La terre !… répond le prince ; la terre n’attend plus rien de moi que ma dépouille mortelle : et le Ciel… » — « Le Ciel ! interrompt Ecbert, le Ciel est désarmé ; les flambeaux de l’hymen peuvent s’allumer encore. »

Charles n’a rien répondu. Ecbert n’offre à sa pensée que de consolantes images, ne fait parler que l’espérance. Docile aux vœux de son ami, le prince ne quitte point l’ermitage ; mais deux jours se passent dans les plus mortelles angoisses ; aucune nouvelle de l’abbaye !….. et le comte de Norindall craint de s’éloigner de Charles !……

Affreuse perplexité ! Épouvantable incertitude ! Ecbert commence à se croire abandonné d’Anselme ; et cependant Anselme n’avait cessé de lui envoyer de secrets messagers pour l’instruire de l’état désespérant de l’orpheline, et des progrès de sa maladie : mais aucun d’eux n’avait osé gravir la montagne redoutée ; et par leurs fausses réponses le pasteur était abusé.

L’aube matinale du troisième jour allait poindre sur la vallée : Charles ne peut supporter plus long-temps l’horrible anxiété qui le dévore. Échapper à la vigilance d’Ecbert est devenu son seul désir, sa seule pensée. Quelque bruit s’est fait entendre au bas du sentier montant à l’ermitage. — « On vient ! s’écrie Charles. » Le comte de Norindall s’élance avec précipitation, descend la montagne… ; vaine recherche ! inutile attente !… Ecbert désespéré retourne à la cabane… Le prince a disparu.

Déjà le duc de Bourgogne est au-delà du torrent ; il a traversé la vallée : la porte du parc de l’abbaye est ouverte ; il s’est enfoncé dans les jardins… Mais comment s’introduire auprès d’Élodie ? tout dort au prieuré. Vers le passage souterrain qui communique à la chapelle il a dirigé ses pas. Sous les murs du monastère, s’il ne peut arriver jusqu’à l’orpheline, du moins il rencontrera quelque serviteur qui pourra l’instruire de son sort.

Devant le bosquet où repose la dépouille mortelle d’Herstall, Charles s’arrête : c’est là que pour la première fois il apprit qu’il était aimé. En passant il veut saluer le bocage de l’amour et de la mort : il s’avance, il écarte le feuillage : en croira-t-il ses yeux !… Blanche comme le flocon de neige suspendu au sapin des Alpes, courbée comme le rameau pleureur du saule des fontaines, une ombre pâle et plaintive s’appuie languissamment contre la croix funéraire. Le cœur palpitant de crainte et d’espérance, Charles approche ; la vierge du bosquet solitaire lève son front décoloré, l’aperçoit. — « Charles ! s’est-elle écriée… » Elle veut s’élancer vers lui ; mais, sur le tertre funéraire, sans force, elle tombe à ses pieds.

— « Élodie ! s’écrie le prince éperdu, » en relevant l’infortunée, vous ici !… » Grand Dieu, que ses traits sont flétris par les souffrances ! et pourtant qu’elle est belle encore ! — « Ils veillaient autour de moi, répond l’orpheline avec égarement : le sommeil, malgré eux, a fermé leurs paupières ; dans un moment de délire j’ai échappé à mes gardiens : j’ai voulu venir mourir ici. »

Puis reprenant par degrés ses esprits : — « Charles, poursuit-elle, je pressentais que nous nous reverrions encore… C’est ici qu’Élodie a proféré le premier aveu de l’amour : c’est ici qu’Élodie prononcera le dernier adieu à l’existence. »

— « Non, s’écrie Charles avec véhémence ; non, rien désormais ne m’arrachera mon Élodie : non, la tombe elle-même ne saurait nous séparer. » — « Si mes forces me l’avaient permis, reprend l’orpheline d’une voix faible et mourante, j’eusse été jusqu’au mont Sauvage… Hélas ! je fus si heureuse à l’ermitage….. Il me semble que là l’impitoyable mort n’aurait osé m’atteindre ; l’amour n’eût point laissé s’ouvrir la pierre du cercueil. Le souffle de l’amour est si brûlant ! Ce souffle n’est-il point la vie !… »

— « Oh ! ne parle point de mort ! interrompt Charles désespéré, ne parle que d’amour. Viens, tu désires retourner à l’hermitage, partons !… Tu ne peux marcher : eh bien ! dans mes bras je vais t’y transporter. Là le Ciel est compâtissant ; là nous sourit la nature entière ; là nous appelle l’amour ; là nous attend le bonheur. » — Le bonheur ! répète Élodie ; oh ! oui, le bonheur était là… partons. »

Elle dit, et veut se lever : mais le froid de la mort a pénétré dans ses veines. Un nuage a passé sur sa vue, comme un fantôme des derniers momens. Elle retombe en prononçant ces mots. — « Charles, l’anathème est entre nous…. Non, je n’arriverai point à l’ermitage. Je le sens, je ne reverrai plus le mont Sauvage… Oh ! pourquoi l’ai-je descendu !… »

Sa voix s’est éteinte : la vierge d’Underlach est presque évanouie. Le prince l’entraîne hors du bosquet : l’amour, la fureur, le désespoir, le délire règnent dans tous ses discours, éclatent dans tous ses mouvemens : — « Arrête ! dit Élodie, recouvrant ses sens, ô mon bienaimé ! arrête ! Voit-on d’ici le mont Sauvage ?… aperçoit-on d’ici la cabane du Solitaire ? Mort cruelle, un instant encore !… Vers l’élysée de cette terre, un seul regard ! un dernier soupir !… »

— « Élodie ! Élodie ! s’écrie Charles succombant au déchirement de son âme, ne me parle point ainsi ; mes forces m’abandonnent, tu m’arraches la vie. »

Puis la déposant sur un banc de gazon : — « Que parles-tu d’anathème ! Prêt à le rétracter, Anselme a promis de nous unir. Le Ciel enfin pardonne… et dès qu’Élodie pourra retourner à l’autel, Anselme, au nom du Tout-Puissant, bénira Charles et sa bien-aimée. » — « Qu’entends-je ! dit l’orpheline, le Ciel pardonne !… Je serais ton épouse !… Nous pourrions encore être heureux !… »

Le regard d’Élodie s’est ranimé ; son cœur palpite avec violence ; un léger incarnat colore son visage ; un rayon de joie reparaît sur ses traits abattus : l’orpheline expirante est redevenue soudain la belle vierge d’Underlach. Charles renaît à l’espérance. — « Oui, reprend-il avec transport ; sur la montagne, à l’ermitage, nous retrouverons le bonheur. »

Élodie se lève en chancelant. — « Charles, dit-elle, quel doux moment ! quelle ivresse j’éprouve !… Non, jamais je n’ai tant aimé ; ouvre tes bras à ton épouse ; je veux entendre ta voix de plus près… Ô Charles ! j’ai besoin de sentir battre ton cœur contre le mien, j’ai besoin de respirer ton souffle, j’ai besoin de toute ta vie. »

La douce fille de l’abbaye est dans les bras de son époux. Il la presse avec passion sur son cœur. La tête de l’orpheline s’est doucement penchée contre son sein : un profond soupir s’est échappé de ses lèvres ; elle a prononcé le nom du Solitaire… Charles croit son amante sauvée…… Son amante a cessé de vivre.

L’infortuné duc de Bourgogne pousse un cri lamentable. Élodie n’est plus !… Il dépose sur le tombeau d’Herstall le corps de la vierge adorée ; puis se roulant avec fureur contre la terre, il mord le gazon de la sépulture avec les convulsions d’un délire frénétique ; il arrache sa chevelure ; et de ses mains forcenées il a défiguré son visage. Les yeux d’Élodie sont fermés… C’en est fait, la seule lumière qui brillait pour lui sur la terre est à jamais éteinte. Le chaos, l’épouvante, le néant, l’enveloppent de leurs épaisses ténèbres. Hélas ! Charles-le-Téméraire destiné à subir tous les supplices de l’existence, devait tomber de tous les sommets des félicités humaines, éprouver successivement tous les déchiremens du cœur, et passer par toutes les horreurs, par tous les désespoirs de la vallée des infortunes.

Une effroyable immobilité succède aux plus violens accès de la démence. Charles, quelques instans, semble avoir rejoint sa bien-aimée au séjour de l’éternelle paix.

Tout à coup il redresse son front égaré que souille le sang des blessures qu’il s’est faites en ses transports de rage. Non loin du prince en ce moment, un prêtre agenouillé priant avec ferveur, répandait des larmes amères près de la vierge inanimée. Charles reconnaît Anselme. — « Barbare ! s’écrie-t-il, se levant avec fureur, toi verser des larmes !… Toi la pleurer ! Qui donc l’a frappée ?… Qui l’a précipitée dans la tombe ? Ah ! ta pitié n’est qu’un nouvel outrage ; éloigne-toi, monstre ! ou j’ajoute un crime de plus à tous les crimes de ma vie ! Oui, je veux, je dois t’immoler à ses mânes plaintives. Si je n’ai pu la suivre encore, c’est que j’avais à la venger. »

En achevant ces mots, à défaut de glaive, il saisit une énorme pierre servant de borne auprès de la sépulture d’Herstall ; et semblable au vautour sanglant qui fond sur l’oiseau sans défense, le prince a levé la mort sur la tête d’Anselme.

« — Frappe ! dit le vieillard avec calme, et sans courber son front vénérable, frappe, malheureux ! et pour l’éternité, ose ici te séparer d’elle ! »

Étonné de l’accent du pasteur, de sa résignation, de son courage, et de la sublime expression de son regard, Charles suspend ses coups. Puis jetant loin de lui la pierre homicide : — « Non, s’écrie-t-il, elle est là… Morte, elle commande encore à mon âme… Tu ne périras point. Un crime, une vengeance étaient horribles à ses yeux : elle est là… Je ne profanerai pas l’air que tout à l’heure elle respirait encore… Son dernier souffle erre autour de moi, je l’entends, il me parle… Oh ! réponds, Élodie ! ne ne viens-tu v de me crier… Arrête ! »

Et Charles égaré tombant à genoux près de son amante, se courbe vers elle, et l’interrogeant encore, répète avec un cri déchirant : — « Réponds, Élodie, réponds !… c’est ton bien-aimé qui t’appelle. »

Le vieillard d’Underlach partage les douloureuses angoisses de Charles. — « Élodie ! s’écrie-t-il à son tour, ange tutélaire ! ne peux-tu répondre à sa voix !… Ô toi qui l’a tant aimé, du moins des demeures immortelles où déjà tu résides, verse sur les plaies de cet infortuné quelque baume consolateur ! »

À cette prière touchante, le prince étonné regarde le pasteur. Les yeux inondés de larmes, et levés vers la voûte éthérée, Anselme implorait pour Charles la miséricorde divine. Ses cheveux blancs, sa pieuse attitude, sa voix inspirée, tout rappelait en lui le Père du désert communiquant avec l’Éternel, ou l’Apôtre de l’Évangile rappelant à Dieu l’âme infidèle.

— « Tu pries pour moi !… dit le prince d’une voix sombre, mais sans fureur : cruel ! as-tu donc oublié ton anathème !… » — « Je ne songe qu’à ton malheur, répond Anselme avec énergie. Charles, pour quelques instans, le Ciel t’a séparé de l’ange qu’il n’avait envoyé vers toi que pour te ramener à lui : veux-tu tromper l’espérance du Ciel ?… Par de coupables transports, par une fin impie, veux-tu te replonger dans l’abîme ?… Veux-tu que la vierge adorée qui t’appelle répande encore des larmes au séjour des félicités immortelles ? »

— « Elle m’appelle !.. répète Charles avec égarement… Écoutons. »

Il dit ; et tournant ses regards vers la croix funéraire, il croit voir à l’instant même un rayon lumineux descendre sur l’orpheline du monastère ; les traits d’Élodie brillent d’un éclat surnaturel. Le bocage est comme embaumé d’un nuage d’encens ; et du haut des airs il semble qu’une voix céleste a prononcé le nom de Charles.

— « Anselme ! dit le prince hors de lui-même, elle a parlé… elle m’attend. Mais qui renversera les obstacles qui me séparent d’elle ? qui m’ouvrira les cieux !… » — « Qui !… répond Anselme saisi d’un saint enthousiasme ; celui qui, successeur des apôtres, reçut le pouvoir de condamner et d’absoudre, de lier et de délier… un représentant du Seigneur, Anselme lui-même. »

— « Vous, barbare !… s’écrie Charles en reculant avec effroi. » — « Dieu puissant ! poursuit Anselme, appelle à toi l’infortuné. Que peut ma faiblesse sans ton secours ! Esprit divin, inspire-moi ! Que l’eau de l’éternelle vie découle du rocher aride ! Que sur le désert ténébreux s’étendent les clartés célestes ! Paroles de paix et de salut, pénétrez jusqu’au cœur de Charles ! Dernières forces de ma vie, élancez-vous hors de moi-même… Que je le sauve, et que je meure !… »

À ces mots, subjugué par une puissance inconnue, entrainé par un mouvement irrésistible : — « Dieu d’Élodie ! interrompt Charles avec impétuosité, les crimes de ma vie ne sont donc point encore assez expiés !… Eh bien ! le dernier, le plus cruel effort de l’humaine vertu, tu me l’arraches… Je tombe aux pieds de celui qui m’a tout enlevé sur la terre, qui m’a ravi plus que l’existence. J’implore mon pardon de l’homme qui fut pour moi le plus barbare des hommes… Voilà le meurtrier d’Élodie ! et je vais le nommer mon père. »

Alors agenouillé devant Anselme : — « Ministre du Seigneur ! a-t-il repris, rétracte donc ton anathème ! que toute barrière tombe entre Élodie et moi ! Absous Charles-le-Téméraire, ouvre-lui les voies immortelles !… Mon père, bénissez-moi. »

En prononçant ces dernières paroles, sa voix expire sur ses lèvres. L’affreux sacrifice est consommé ; ses forces l’abandonnent. Au pied de la croix qu’il embrasse, Charles demeure anéanti. — « Arbitre des miséricordes ! s’écrie Anselme avec toute l’exaltation de la foi chrétienne, c’en est fait, tu pardonnes ; je le sens, ton feu céleste est descendu sur moi, tu parles, tu m’inspires… » Le pasteur des fidèles s’interrompt quelques instans, comme s’il entendait quelque harmonie divine, comme s’il recevait secrètement quelques paroles du Créateur ; puis d’une voix presque surhumaine. — « Charles de Bourgogne ! reprend-il, tes remords ont touché l’Éternel ; tes souffrances ont expié tes forfaits : au nom du Dieu clément, au nom du Dieu sauveur, tous tes crimes te sont remis. »

Il dit ; ses regards étincellent ; son front est radieux ; ses cheveux blancs l’ont environné comme d’une auréole éblouissante ; c’est Jean éclairant le désert ; c’est Élie sur le mont Carmel rendant la vie à la nature.

Ô puissance de la religion ! Ô merveille de la piété ! Le fameux Charles de Bourgogne, déchu de toutes ses grandeurs, dépouillé de toute sa gloire, perdu à toute espérance, mort à toute félicité, à la voix d’un simple pasteur, au pied d’une croix solitaire, a senti descendre dans son âme une paix inattendue, une ivresse divine ; échappant au souvenir comme au remords, recevant des consolations inespérées, Charles aux premières portes du ciel a loin de lui laissé la terre.

Le comte de Norindall paraît alors à l’entrée du bosquet : il a tout appris ; il a tout entendu. — « Ecbert ! s’écrie Anselme, arrachez votre ami de ce funeste lieu ! ai les derniers devoirs à rendre à l’orpheline du monastère. »

Ecbert craignait la résistance de Charles ; quelle est sa surprise ! le prince l’écoute, ne répond rien, mais se lève et le suit. Déjà tous deux, ayant gravi silencieusement la montagne, sont arrivés à l’ermitage. Hélas ! le comte de Norindall a perdu aussi dans Élodie le seul être qui jamais ait fait battre son cœur ; et, forcé de retenir ses larmes, il lui faut, dévorant en secret ses douleurs, prodiguer des consolations quand lui-même est inconsolable.

Un projet inconnu semble absorber toutes les pensées de Charles. Calme comme l’insensibilité, muet comme la mort, l’œil constamment fixé sur l’horizon, il n’a paru tourmenté que par l’impatience de voir finir le jour. La nuit enfin s’approche ; Charles rompt le silence. — « Ecbert, dit-il, si tu m’aimes encore, écoute ma dernière prière, exauce mon dernier vœu. » — « Parle, répond Ecbert ; eh ! puis-je rien te refuser ! » — « Pendant vingt-quatre heures, reprend Charles, laisse-moi seul à l’ermitage ; ne me demande ni quel est mon dessein, ni quelle est mon espérance… mais au nom de mes malheurs, au nom de ton amitié, ne refuse point ton frère d’armes : je te jure de ne point attenter à mes jours et de ne point quitter cette contrée. Demain soir, à cette même heure, reviens auprès de ton ami, tu le retrouveras à l’ermitage. »

Le comte de Norindall ne saurait s’expliquer l’intention secrète de Charles, mais il ne peut que se rendre à sa prière. Il va s’éloigner ; il avait franchi le seuil de la cabane. — « Ecbert ! s’écrie Charles d’une voix tendre et plaintive, un mot encore !… Cher et généreux Ecbert, avant de me quitter pardonne-moi les coups affreux que je t’ai portés : pardonne-moi les larmes que je t’ai fait répandre pardonne-moi tes souffrances et tes malheurs ! »

— « Moi ! s’écrie Ecbert, moi te pardonner !.… As-tu pu croire que les sacrifices de l’amitié fussent des supplices ! que le dévouement fût le malheur !… Ô mon prince ! ô mon ami ! n’étais-je pas ton compagnon d’armes ? n’avais-tu pas le droit de tout exiger, de tout attendre de mon cœur ? »

— « Sans moi, reprend Charles amèrement, elle eût été ton épouse. Sans moi, le comte de Norindall et la vierge d’Underlach, amans unis, vivraient heureux. Je t’ai enlevé l’objet de ton amour : je t’ai arraché le bonheur ; et je ne me suis empiré d’elle que pour la précipiter dans la tombe. Hélas ! telle était donc ma destinée ! Fléau de tous les êtres qui m’ont ainé, je n’ai porté autour de moi que la douleur, l’épouvante et la mort. Bien des cœurs se sont élancés vers Charles… il ne les a reçus que pour les déchirer. »

— « Que dis-tu ? interrompt vive ment Ecbert. Quel prince autour de lui répandit plus de bienfaits que toi ?… qui connut mieux l’amitié ? qui du sommet des grandeurs humaines, maître des rois, vainqueur des peuples, héros du monde, daigna jeter sur l’obscur Ecbert un regard de protection et de tendresse ?… Qui m’a revêtu de dignités ? qui m’a trois fois sauvé la vie ?

» Charles, poursuit-il, je t’ai dû mon élévation, mes titres, mes richesses ; de ce jour j’y renonce à jamais : loin des palais et des cours, je n’aurai désormais d’autre habitation que ta cabane, d’autre existence que ta vie. Sur ce globe aride et désert, je ne veux plus voir, je ne veux plus suivre, je ne veux plus aimer que Charles, non Charles de Bourgogne protégé par la fortune et couronné par la gloire, mais mon ami, mon frère d’armes, le Solitaire du mont Sauvage. »

Le duc de Bourgogne, de ses mains se couvre les yeux ; les sanglots le suffoquent ; à peine respire-t-il. — « Non, dit l’infortuné, comme se répondant à lui-même, non, il ne fut point un monstre celui qui put être ainsi aimé ! »

— « Charles, continue Ecbert, songe qu’il ne te reste plus que moi sur la terre ; réponds : m’ouvriras-tu ton ermitage ? »

Trop vivement oppressé, le prince ne peut proférer une parole, mais il tend les bras au magnanime Ecbert ; il le serre avec transport contre son cœur ; et les deux exilés, immobiles, baignés de pleurs, restent quelques instans embrassés.

Le comte de Norindall s’arrache le premier à cette scène déchirante. — « Il faut te quitter, dit-il ; mais ce n’est que pour un moment, et ce sera la dernière fois. » — « La dernière fois ! répète Charles en tressaillant. » — « Demain, reprend Ecbert, nous nous retrouverons ici ; demain nous ne nous séparerons plus. »

À ces mots il s’enfonce dans la forêt. — « Ecbert ! s’écrie Charles de l’accent le plus douloureux, mon cher Ecbert ! adieu ! » Hélas ! il lui semble que, pour la dernière fois, il vient d’embrasser son ami.

Le comte de Norindall est déjà loin du mont Sauvage. Long-temps le prince, à travers les arbres, avait suivi des yeux son compagnon d’armes. Tout à coup il s’élance au fond de sa cabane, il se jette sur la couche solitaire où reposa son amante ; à grands cris il l’appelle : — « Élodie ! chère Élodie ! ici tu fus en ma puissance… ici je devais te posséder… ici pour moi battait ton cœur… tu n’es plus, et j’y reste seul ! »

La nuit couvre entièrement Underlach de ses ombres épaisses ; Charles exécute enfin son projet. Il descend rapidement le mont Sauvage : Il marche vers le monastère, et déjà s’est introduit dans le parc. Quelques restes des brillantes décorations de la fête donnée à l’orpheline par le prince de Palzo, s’élèvent encore sur la pelouse. Inconnu, déguisé, caché parmi la foule, Charles avait vu les enchantemens de cette journée. La lune en ce moment, pâle et tremblante, se levait de l’horizon brumeux comme l’astre des champs funéraires. Charles est près du cirque où les chevaliers lorrains combattirent. C’est là traînée sur un char triomphal, telle que la reine de Cythère, Élodie, alors brillante de jeunesse, d’espérance, d’amour et de beauté, couronna les vainqueurs du tournoi. C’est là que la voix des chantres guerriers, accompagnée des harpes sonores, célébrait la plus belle des vierges, et faisait entendre ces mots :

« ..........
» Que loin de toi la foudre tonne,
» Céleste aurore d’un beau jour !
» Ton front est fait pour la couronne,
» Comme ton cœur l’est pour l’amour. »

Hélas ! elle a tonné la foudre !… Cette fleur enchanteresse, dont l’éclat naguères éblouissait la vallée, n’est plus l’orgueil de la nature : cette vierge tant adorée ne sera plus la déité des fêtes ; elle n’entendra plus ni les cris bruyans de l’enthousiasme, ni les tendres soupirs de l’amour. Comme une ombre légère elle traversait la vie… elle a passé.

Charles laisse échapper un long gémissement ; il fuit à pas précipités des bosquets chéris de l’orpheline. Oh ! qu’ils sont affreux les souvenirs de l’amour planant sur les marbres de la tombe !

Par le passage souterrain qui jadis avait guidé ses pas vers Élodie, Charles s’introduit dans la chapelle. Grand Dieu ! quel spectacle vient s’offrir à ses regards ! L’enceinte sacrée est illuminée comme pour un jour de fête ; de blanches tentures décorent ses antiques murailles ; en des vases du plus précieux métal, de tous côtés fument l’encens et la myrrhe ; de riches tapis couvrent le pavé du temple ; mille parfums embaument l’air ; les flambeaux de l’hymen sont allumés ; qu’éclairent-ils !… La mort.

Au pied de l’autel, sur une estrade magnifique, est un lit funèbre que surmonte un dais éblouissant de blancheur ; quatre colonnes d’argent le soutiennent : des guirlandes de roses virginales retombent en festons autour du catafalque ; de transparentes gazes, de blanches draperies environnent le funeste trône ; et l’éclat resplendissant des lumières, réfléchi sur le dôme argenté, sur les guirlandes fleuries, sur les colonnes étincelantes, du funéraire pavillon ont fait un temple de clartés.

Le duc de Bourgogne est au pied du monument de la mort qu’entourent les de la vie ; étendue sur la couche pompes silencieuse, la douce vierge d’Underlach dort du sommeil de l’éternité. Un voile blanc cache ses traits angéliques ; la couronne virginale est sur son front ; hélas ! emblème d’innocence, c’était celle de l’hyménée.

La chapelle est déserte, le plus profond silence y règne. Tombant à genoux auprès du catafalque : — « Vierge céleste ! s’écrie-t-il, voilà donc ta couche nuptiale ! voilà les pompes de notre hymen ! Mon effroyable destinée s’accomplit. Victime infortunée, que te dis-je, lorsque je t’apparus pour la première fois ? Fuis ! jeune fleur de la vallée, mon haleine est contagieuse, ma présence annonce la mort. Que t’ai-je dit sous ces mêmes murs, le jour de nos premiers sermens ? que j’étais l’homme des tombeaux ! »

Il dit, et de son front prosterné frappe le marbre du sanctuaire. — « Fille angélique ! a-t-il soudain repris en se levant d’un air égaré, tu voulais mourir au mont Sauvage ; ton dernier accent appela le Solitaire, ton dernier regard chercha l’ermitage… Eh bien tes derniers vœux seront remplis : la cabane de l’exilé recevra ta dépouille mortelle… Là tu dormiras d’un plus doux s sommeil ; là je veillerai près de ta sépulture ; là s’étendront sur ton cercueil les dernières flammes de l’amour. Ce matin mes bras n’ont pu, vers la montagne, te transporter heureuse et pleine encore de vie ; ils t’y porteront inanimée. C’est Charles qui te rendra les derniers devoirs, et ton sépulcre qui recevra ses derniers soupirs. »

Il monte à l’estrade ; il s’approche du lit funèbre ; il écarte les voiles blancs qui couvrent le front de l’orpheline, et lui tendant les bras : — « Viens, s’écrie-t-il avec l’accent de l’amour et du délire, viens sur le cœur de ton époux ; ne fut-ce pas ton dernier élan !… Élodie ! je t’entends encore ; oui, tu m’appelles, tu me cries : J’ai besoin de respirer ton souffle ; j’ai besoin de toute ta vie. »

Charles, les bras étendus vers elle, s’interrompt… comme si l’excès de l’amour et de la douleur lui devait un miracle ; comme si l’orpheline, à ses cris passionnés, allait se lever de la tombe et se précipiter sur son cœur. Dieu ! qu’elle était belle encore ! Couronnée de roses blanches, vierge paisible, elle semblait sourire à la mort. Aussi blanches que le transparent albâtre, ses longues paupières baissées étaient comme fermées par un doux sommeil ; ses mains glacées tenaient un bouquet de lis qu’elle paraissait presser contre son sein. À la sérénité de ses traits, l’on eût dit qu’un songe fortuné l’environnait d’enchantemens ; et le Ciel semblait n’avoir enlevé à la terre, que pour quelques instans seulement, le chef-d’œuvre de la nature.

Charles s’est penché soudain vers la couche mortuaire. Doucement il a passé ses bras autour de la jeune vierge, comme s’il craignait de la blesser, comme s’il redoutait de l’éveiller ; puis de la chapelle il s’élance à pas pressés ; et tel qu’Alcide arrachant Alceste des sombres bords, plus prompt que l’éclair orageux, il a fui vers le mont Sauvage.

Déjà le prince a franchi le pont du torrent. Aux pâles rayons de la nuit, il a reconnu l’arbre où la fille du monastère, sur son harmonieuse lyre, chanta le prince temps et la nature… Hélas ! il n’est plus de printemps, il n’est plus de nature, il n’est plus d’harmonieuse lyre pour le proscrit de l’univers.

Le vent nocturne agite les arbrisseaux de la forêt. Dieu puissant ! pourquoi Charles s’est-il brusquement arrêté ?… pourquoi ses forces lui manquent-elles ?… pourquoi cet épouvantable tressaillement ? Ah ! la brise a poussé contre son visage les blonds cheveux épars de l’orpheline ; leurs anneaux flottans ont touché les lèvres du prince… ce sont les mêmes boucles sur lesquelles, ivre de joie et d’espérance, il déposa le premier baiser de l’amour. Alors la vierge d’Underlach était de même entre ses bras ; mais alors il sentait battre son cœur auprès du sien, alors elle était à lui, elle vivait, elle aimait…

Charles ne peut continuer sa marche… à la porte de l’ermitage, toutes presque les facultés de son être l’ont à la fois abandonné ; son immobilité soudaine est comme une interruption d’existence. Que fixent ses regards ?… Hélas ! les mêmes arbres à l’ombre desquels, peu de jours auparavant, l’orpheline, appuyée sur lui, l’entretenait de son amour.

Au pied d’un chêne antique il a déposé son amante : il est à genoux auprès d’elle ; il ne prononce pas un mot, il ne verse pas une larme. Sur les traits d’Élodie il a rejeté ses longs voiles ; alors seulement on eût dit qu’elle venait de disparaître pour lui de la terre ; son œil, levé vers la voûte éternelle, la cherche maintenant dans le ciel. Il semble l’appeler… lui parler… et cependant ses lèvres n’ont plus de mouvement… tout se passe au fond de son cœur.

Dans le rocher contre lequel l'ermitage est adossé s’ouvre une large cavité que referme une énorme pierre. Charles ignore à quel usage cette urne mystérieuse fut destinée ; elle va servir de tombe à l’innocence.

Après quelques instans du plus affreux repos, le prince se relève : avant de reprendre en ses bras sa compagne infortunée, il saisit une boucle de sa longue chevelure. — « Élodie ! s’écrie-t-il, accorde-la-moi… ce sera le premier et le dernier don de l’amour. »

Et la boucle est posée sur son cœur.

Charles a levé la pierre du rocher. Il place le corps glacé de l’orpheline dans ce sépulcre de la nature, et d’une voix presque éteinte, avant de refermer la tombe : — « Adieu ! s’écrie-t-il, ô ! la plus belle et la plus pure des vierges ! pour jamais tu vas disparaître à mes regards. Ainsi que j’avais souillé ma gloire, j’ai moissonné ta jeunesse et flétri ta beauté. Fille céleste ! dors au rocher de douleur et d’exil !… repose en paix sur le sol du repentir et de l’amour ! Adieu l’ivresse des tendres aveux ! adieu toutes les espérances de la terre !… Toi qui m’as ramené à la vertu, toi qui seule ici-bas m’as fait connaître l’amour pur, l’amour passionné ! merveille de la création, Élodie ! Élodie ! adieu !… »

Il dit ; sa voix meurt : son front jadis si fier et si martial tombe appesanti contre la roche déserte. Pour entendre l’adieu du prince, la nature a paru se taire ; un long silence a suivi sa dernière parole… Tout à coup un sourd mugissement sort de sa poitrine, comme la convulsion finale de l’existence, comme un épouvantable déchirement de la nature humaine. L’Éternel en ce moment venait de jeter sur le duc de Bourgogne un regard de miséricorde et de pitié : ses souffrances sont terminées ; le ciel s’ouvre… Charles n’est plus !



fin du douzième livre