Le Songe d’une nuit d’été/Traduction Guizot, 1862/Acte I

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Le Songe d’une nuit d’été
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de Shakespeare, Texte établi par François GuizotDidiertome 3 (p. 393-405).
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                      LE SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ
                               COMÉDIE

PERSONNAGES


 THÉSEE, duc d’Athènes.
 ÉGÉE, père d’Hermia.
 LYSANDRE, }
 DEMETRIUS,} amoureux d’Hermia.
 PHILOSTRATE, ordonnateur des fêtes de Thésée.
 QUINCE, charpentier.
 BOTTOM, tisserand.
 FLUTE, marchand de soufflets.
 SNOUT, chaudronnier.
 STARVELING, tailleur.
 HIPPOLYTE, reine des Amazones, fiancée à Thésée.
 HERMIA, fille d’Égée, amoureuse de Lysandre.
 HÉLÈNE, amoureuse de Démétrius.
 OBERON, roi des fées,   }
 TITANIA, reine des fées,}[1]
 PUCK, ou ROBIN BON DIABLE, lutin.
 FLEUR-DE-POIS (Pea’s-Blossom),}
 TOILE D’ARAIGNÉE (Cobweb),    } fées.
 PAPILLON (Moth),              }
 GRAIN DE MOUTARDE (Mustard-Seed),}
 PYRAME,                          }
 THISBE,                          }
 LA MURAILLE,                     }
 LE CLAIR DE LUNE,                } personnages de l’intermède.
 LE LION,                         }
 FÉES DE LA SUITE DU ROI ET DE LA REINE.
 SUITE DE THÉSÉE ET D’HIPPOLYTE.

La scène est dans Athènes et dans un bois voisin.



ACTE PREMIER



Scène I

La scène représente un appartement du palais de Thésée, dans Athènes.

THÉSÉE, HIPPOLYTE, PHILOSTRATE, suite.


THÉSÉE. — Belle Hippolyte, l’heure de notre hymen s’avance à grands pas : quatre jours fortunés amèneront une lune nouvelle ; mais que l’ancienne me semble lente à décroître ! Elle retarde l’objet de mes désirs, comme une marâtre, ou une douairière, qui puise longtemps dans les revenus du jeune héritier.

HIPPOLYTE. — Quatre jours seront bientôt engloutis dans la nuit, et quatre nuits auront bientôt fait couler le temps comme un songe ; et alors la lune, comme un arc d’argent nouvellement tendu dans les cieux, éclairera la nuit de nos noces.

THÉSÉE. — Allez, Philostrate ; excitez la jeunesse athénienne à se divertir ; réveillez les esprits vifs et légers de la joie ; renvoyez aux funérailles la mélancolie : cette pâle compagne n’est pas faite pour notre fête. (Philostrate sort.) Hippolyte[2], je t’ai fait la cour l’épée à la main, j’ai conquis ton cœur par les rigueurs de la guerre ; mais je veux t’épouser sous d’autres auspices, au milieu de la pompe, des triomphes et des fêtes.

(Entrent Égée, Hermia, Lysandre et Démétrius.)

ÉGÉE. — Soyez heureux, Thésée, notre illustre duc !

THÉSÉE. — Je vous rends grâces, bon Égée : quelles nouvelles nous annoncez-vous ?

ÉGÉE. — Je viens, le cœur plein d’angoisses, me plaindre de mon enfant, de ma fille Hermia. — Avancez, Démétrius.—Mon noble prince, ce jeune homme a mon consentement pour l’épouser. — Avancez, Lysandre. Et celui-ci, mon gracieux duc, a ensorcelé le cœur de mon enfant. C’est toi, c’est toi, Lysandre, qui lui as donné des vers et qui as échangé avec ma fille des gages d’amour. Tu as, à la clarté de la lune, chanté sous sa fenêtre, avec une voix trompeuse, des vers d’un amour trompeur : tu as surpris son imagination avec des bracelets de tes cheveux, avec des bagues, des bijoux, des hochets, des colifichets, des bouquets, des friandises, messagers d’un ascendant puissant sur la tendre jeunesse ! Tu as dérobé avec adresse le cœur de ma fille, et changé l’obéissance qu’elle doit à son père en un âpre entêtement. Ainsi, gracieux duc, dans le cas où elle oserait refuser ici devant Votre Altesse de consentir à épouser Démétrius, je réclame l’ancien privilége d’Athènes. Comme elle est à moi, je puis disposer d’elle ; et ce sera pour la livrer à ce jeune homme ou à la mort, en vertu de notre loi[3], qui a prévu expressément ce cas.

THÉSÉE. — Que répondez-vous, Hermia ? Charmante fille, pensez-y bien. Votre père devrait être un dieu pour vous : c’est lui qui a formé vos attraits : vous n’êtes à son égard qu’une image de cire, qui a reçu de lui son empreinte ; et il est en sa puissance de laisser subsister la figure, ou de la briser. — Démétrius est un digne jeune homme.

HERMIA. — Lysandre aussi.

THÉSÉE. — Il est par lui-même plein de mérite ; mais, dans cette occasion, faute d’avoir l’agrément de votre père, c’est l’autre qui doit avoir la préférence.

HERMIA. — Je voudrais que mon père pût seulement voir avec mes yeux.

THÉSÉE. — C’est plutôt à vos yeux de voir avec le jugement de votre père.

HERMIA. — Je supplie Votre Altesse de me pardonner. Je ne sais pas par quelle force secrète je suis enhardie, ni à quel point ma pudeur peut être compromise, en ici mes sentiments en votre présence. Mais je conjure Votre Altesse de me faire connaître ce qui peut m’arriver de plus funeste, dans le cas où je refuserais d’épouser Démétrius.

THÉSÉE. — C’est, ou de subir la mort, ou de renoncer pour jamais à la société des hommes. Ainsi, belle Hermia, interrogez vos inclinations, considérez votre jeunesse, consultez votre cœur ; voyez si, n’adoptant pas le choix de votre père, vous pourrez supporter le costume d’une religieuse, être à jamais enfermée dans l’ombre d’un cloître pour y vivre en sœur stérile toute votre vie, chantant des hymnes languissants à la froide et stérile lune. Trois fois heureuses, celles qui peuvent maîtriser assez leur sang, pour supporter ce pèlerinage des vierges : mais plus heureuse est sur la terre la rose distillée que celle qui, se flétrissant sur son épine virginale, croît, vit, et meurt dans un bonheur solitaire.

HERMIA. — Je veux croître, vivre et mourir comme elle, mon prince, plutôt que de céder ma virginité à l’empire d’un homme dont il me répugne de porter le joug, et dont mon cœur ne consent point à reconnaître la souveraineté.

THÉSÉE. — Prenez du temps pour réfléchir ; et à la prochaine nouvelle lune, jour qui scellera le nœud d’une éternelle union entre ma bien-aimée et moi, ce jour-là même, préparez-vous à mourir, pour votre désobéissance à la volonté de votre père ; ou bien à épouser Démétrius, comme il le désire ; ou enfin à prononcer, sur l’autel de Diane, le vœu qui consacre à une vie austère et à la virginité.

DÉMÉTRIUS. — Fléchissez, chère Hermia. — Et vous, Lysandre, cédez votre titre imaginaire à mes droits certains.

LYSANDRE. — Vous avez l’amour de son père, Démétrius, épousez-le ; mais laissez-moi l’amour d’Hermia.

ÉGÉE. — Dédaigneux Lysandre ! C’est vrai, il a mon amour ; et mon amour lui fera don de tout ce qui m’appartient : elle est mon bien, et je transmets tous mes droits à Démétrius.

LYSANDRE. — Mon prince, je suis aussi bien né que lui ; aussi riche que lui, et mon amour est plus grand que le sien : mes avantages peuvent être égalés sur tous les points à ceux de Démétrius, s’ils n’ont pas même la supériorité ; et, ce qui est au-dessus de toutes ces vanteries, je suis aimé de la belle Hermia. Pourquoi donc ne poursuivrais-je pas mes droits ? Démétrius, je le lui soutiendrai en face, a fait l’amour à la fille de Nédar, à Hélène, et il a séduit son cœur ; elle, pauvre femme, adore passionnément, adore jusqu’à l’idolâtrie cet homme inconstant et coupable.

THÉSÉE. — Je dois convenir que ce bruit est venu jusqu’à moi, et que j’avais l’intention d’en parler à Démétrius ; mais surchargé de mes affaires personnelles, cette idée s’était échappée de mon esprit. — Mais venez, Démétrius ; et vous aussi, Égée, vous allez me suivre. J’ai quelques instructions particulières à vous donner. — Quant à vous, belle Hermia, voyez à faire un effort sur vous-même pour soumettre vos penchants à la volonté de votre père ; autrement, la loi d’Athènes, que nous ne pouvons adoucir par aucun moyen, vous oblige à choisir entre la mort et la consécration à une vie solitaire. — Venez, mon Hippolyte. Comment vous trouvez-vous, ma bien-aimée ? —Démétrius, et vous, Égée, suivez-nous. J’ai besoin de vous pour quelques affaires relatives à notre mariage ; et je veux conférer avec vous sur un sujet qui vous intéresse vous-mêmes personnellement.

ÉGÉE. — Nous vous suivons, prince, avec respect et plaisir.

(Thésée et Hippolyte sortent avec leur suite ; Démétrius et Égée les accompagnent.)

LYSANDRE. — Qu’avez-vous donc, ma chère ? Pourquoi cette pâleur sur vos joues ? quelle cause a donc si vite flétri les roses ?

HERMIA. — Apparemment le défaut de rosée, qu’il me serait aisé de leur prodiguer de mes yeux gonflés de larmes.

LYSANDRE. — Hélas ! j’en juge par tout ce que j’ai lu dans l’histoire, par tout ce que j’ai en tendu raconter, jamais le cours d’un amour sincère ne fut paisible. Mais tantôt les obstacles viennent de la différence des conditions….

HERMIA. — Oh ! quel malheur, quand on est enchaîné à quelqu’un de plus bas que soi !

LYSANDRE. — Tantôt les cœurs sont mal assortis à cause de la différence des années….

HERMIA. — O douleur ! quand la vieillesse est unie à la jeunesse.

LYSANDRE. — Tantôt c’est le choix de nos amis qui contrarie l’amour….

HERMIA. — Oh ! c’est un enfer, de choisir l’objet de son amour par les yeux d’autrui.

LYSANDRE. — Ou, s’il se trouvait de la sympathie dans le choix, la guerre, la mort ou la maladie, sont venues l’assaillir et le rendre momentané comme un son, rapide comme une ombre, court comme un songe, passager comme l’éclair qui, au milieu d’une nuit sombre, découvre, dans un clin d’œil, le ciel et la terre ; et avant que l’homme ait eu le temps de dire : Voyez ! le gouffre de ténèbres l’a englouti. C’est ainsi que tout ce qui brille est prompt à disparaître.

HERMIA. — Si les vrais amants ont toujours été traversés, c’est un arrêt du destin ; apprenons donc à le subir avec patience, puisque c’est un revers commun, et aussi inséparable de l’amour que les pensées, les songes, les désirs et les larmes, accompagnement indispensable de nos pauvres penchants.

LYSANDRE. — Sage conseil ! Écoute-moi donc, Hermia : j’ai une tante qui est veuve, douairière, possédant une immense fortune, et qui n’a point d’enfants. Sa maison est éloignée d’Athènes de sept lieues ; elle me regarde comme son fils unique. Là, chère Hermia, je peux t’épouser, et la dure loi d’Athènes ne peut nous y poursuivre. Ainsi, si tu m’aimes, dérobe-toi de la maison de ton père demain dans la nuit, et dans le bois, à une lieue hors de la ville, au même endroit où je te rencontrai une fois avec Hélène, allant rendre votre culte à l’aurore de mai : là, je te promets de t’attendre.

HERMIA. — Mon cher Lysandre, je te jure, par l’arc le plus fort de l’Amour, par la plus sûre de ses flèches dorées, par la douce candeur des colombes de Vénus, par les nœuds secrets qui enchaînent les âmes et font prospérer les amours ; par les feux dont brûla la reine de Carthage, lorqu’elle vit le perfide Troyen mettre à la voile[4] ; par tous les serments que les hommes ont violé, plus nombreux que n’ont jamais été ceux des femmes, au lieu même que tu viens de m’assigner, demain, sans faute, j’irai te rejoindre.

LYSANDRE. — Tiens ta promesse, ma bien-aimée.—Regarde, voici Hélène qui vient.

(Hélène entre.)

HERMIA. — Dieu vous accompagne, belle Hélène ! Où allez-vous ainsi ?

HÉLÈNE. — Vous m’appelez belle ? Ah ! rétractez ce mot de belle. Démétrius aime votre beauté ; ô heureuse beauté ! vos yeux sont des étoiles polaires ; et la douce mélodie de votre voix est plus harmonieuse que le chant de l’alouette à l’oreille du berger, lorsque les blés sont verts, et que l’aubépine commence à montrer les boutons de ses fleurs. La maladie est contagieuse. Oh ! que n’en est-il ainsi des charmes ! je m’emparerais des vôtres, belle Hermia, avant de vous quitter. Mon oreille saisirait votre voix ; mes yeux vos regards, et ma langue ravirait le doux accent de la vôtre. Si l’univers était à moi, je le donnerais tout entier, excepté Démétrius, pour changer de formes avec vous. Oh ! enseignez-moi la magie de vos yeux, et par quel art vous gouvernez les mouvements du cœur de Démétrius.

HERMIA. — Je le regarde d’un air fâché, et cependant il m’aime toujours.

HÉLÈNE. — Oh ! si vos regards courroucés pouvaient apprendre leur secret à mes sourires !

HERMIA. — Je le maudis, et cependant il me rend en retour son amour.

HÉLÈNE. — Oh ! si mes prières pouvaient éveiller en lui pareille tendresse !

HERMIA. — Plus je le hais, plus il s’obstine à me suivre.

HÉLÈNE. — Plus je l’aime, plus il me hait.

HERMIA. — Sa folle passion, chère Hélène, n’est point ma faute.

HÉLÈNE. — Non : ce n’est que la faute de votre beauté. Ah ! plût au ciel que cette faute fût la mienne !

HERMIA. — Consolez-vous, il ne verra plus mon visage. Lysandre et moi, nous voulons fuir de cette ville. — Avant le jour où je vis Lysandre, Athènes me semblait un paradis. Oh ! quel charme émane donc de mon amant, pour avoir ainsi changé un ciel en enfer ?

LYSANDRE. — Hélène, nous allons vous ouvrir nos âmes. Demain dans la nuit, quand Phébé contemplera son front d’argent dans l’humide cristal, et parera de perles liquides le gazon touffu, heure qui cache toujours la fuite des amants, nous avons résolu de franchir furtivement les portes d’Athènes.

HERMIA. — Et dans les bois, où souvent vous et moi nous avions coutume de reposer sur un lit de molles primevères, épanchant dans le sein l’une de l’autre les doux secrets de nos cœurs : c’est là, que nous devons nous trouver, mon Lysandre et moi, afin de partir, en détournant pour jamais nos yeux d’Athènes pour chercher de nouveaux amis et une société étrangère. Adieu ! chère compagne de mes jeux, prie pour nous, et que le sort favorable t’accorde enfin ton Démétrius. — Lysandre, tiens ta parole ; il faut priver nos yeux de l’aliment des amants, jusqu’à demain dans la nuit profonde. (Hermia sort.)

LYSANDRE. — Oui, mon Hermia.—Hélène, adieu ! Puisse Démétrius vous adorer autant que vous l’adorez ! (Lysandre sort.)

HÉLÈNE. — Combien certains mortels sont plus heureux que d’autres ! Je passe dans Athènes pour être aussi belle qu’elle. Mais que m’importe ? Démétrius n’en pense pas de même : il ne saura jamais ce que tout le monde sait, excepté lui. Comme il se trompe en adorant les yeux d’Hermia, je me trompe moi-même en admirant son mérite. L’amour peut transformer les objets les plus vils, le néant même, et leur donner de la grâce et du prix. L’amour ne voit pas avec les yeux, mais avec l’âme ; et voilà pourquoi l’ailé Cupidon est peint aveugle ; l’âme de l’amour n’a aucune idée de jugement : des ailes, et point d’yeux, voilà l’emblème d’une précipitation inconsidérée ; et c’est parce qu’il est si souvent trompé dans son choix, qu’on dit que l’Amour est un enfant. Comme les folâtres enfants se parjurent dans leurs jeux, l’enfant amour se parjure en tous lieux. Avant que Démétrius eût vu les yeux d’Hermia, il pleuvait de sa bouche une grêle de serments, pour attester qu’il n’était qu’à moi seule ; mais à peine cette grêle a-t-elle reçu la chaleur d’Hermia que ses serments se sont dissous et fondus en pluie. Je vais aller lui annoncer la fuite de la belle : il ira demain dans la nuit la poursuivre au bois ; et si j’obtiens quelques remerciements pour cet avis, il lui en coûtera beaucoup ; mais je veux du moins consoler ma peine par sa vue en ce lieu, et m’en retourner ensuite. (Elle sort.)



Scène II

Une chambre dans une chaumière

QUINCE, SNUG, BOTTOM, FLUTE, SNOUT, et STARVELING.


QUINCE. — Toute notre troupe est-elle ici ?

BOTTOM. — Vous feriez mieux de les appeler tous l’un après l’autre, suivant la liste.

QUINCE. — Voici le rouleau où sont écrits les noms de tous les acteurs d’Athènes qui ont été jugés dignes de jouer dans notre intermède devant le duc et la duchesse, le soir de leurs noces.

BOTTOM. — Avant tout, bon Pierre Quince, dites-nous le sujet de la pièce ; ensuite, lisez les noms des acteurs, et arrivons ainsi au point principal.

QUINCE. — Eh bien, notre pièce, c’est la très-lamentable comédie, et la tragique mort de Pyrame et Thisbé[5].

BOTTOM. — Une bonne pièce, vraiment, je vous assure, et bien gaie. — Allons, cher Pierre Quince, appelez vos acteurs suivant la liste. — Messieurs, rangez-vous.

QUINCE. — Que chacun réponde à son nom. Nick Bottom, tisserand.

BOTTOM. — Présent : nommez le rôle qui m’est destiné, et poursuivez.

QUINCE. — Vous, Nick Bottom, vous êtes inscrit pour le rôle de Pyrame.

BOTTOM. — Qu’est-ce qu’il est, ce Pyrame ? un amant, ou un tyran ?

QUINCE. — Un amant qui se tue par amour le plus bravement du monde.

BOTTOM. — Ce rôle demandera quelques larmes dans l’exécution. Si c’est moi qui le fais, que l’auditoire tienne bien ses yeux : je ferai rage, et je saurai gémir comme il faut. (Aux autres.) Cependant mon goût principal est pour les rôles de tyran : je pourrais jouer Hercule à ravir, et le rôle de Déchire-Chat[6], à tout rompre :

Les rocs en furie,
Avec un choc frémissant,
Briseront les verrous
Des portes des cachots ;
Et le char de Phébus
Brillera de loin,
Et fera et défera
Les destins insensés[7].

Cela était sublime ! —Allons, nommez les autres acteurs. — Ceci est le ton d’Hercule, le ton d’un tyran ; l’accent d’un amant est plus plaintif.

QUINCE. — François Flute, raccommodeur de soufflets.

FLUTE. — Ici, Pierre Quince.

QUINCE. — Il faut que vous vous chargiez du rôle de Thisbé.

FLUTE. — Qu’est-ce que c’est que Thisbé ? un chevalier errant ?

QUINCE. — C’est la beauté que Pyrame doit aimer.

FLUTE. — Non vraiment, ne me faites pas jouer le rôle d’une femme ; j’ai de la barbe qui me vient.

QUINCE. — Cela est égal ; vous le jouerez sous le masque, et vous pourrez faire la petite voix tant que vous voudrez[8].

BOTTOM. — Si je peux cacher mon visage sous le masque, laissez-moi jouer aussi le rôle de Thisbé ; vous verrez que je saurai extraordinairement bien faire la petite voix : Thisbé ! Thisbé ! —Ah ! Pyrame, mon cher amant ! ta chère Thisbé, ta chère bien-aimée !

QUINCE. — Non, non ; il faut que vous fassiez Pyrame, et vous, Flute, Thisbé.

BOTTOM. — Allons, continuez.

QUINCE. — Robin Starveling, le tailleur.

STARVELING. — Ici, Pierre Quince.

QUINCE. — Robin Starveling, vous jouerez le rôle de la mère de Thisbé. — Thomas Snout, le chaudronnier.

SNOUT. — Me voici, Pierre Quince.

QUINCE. — Vous, le rôle du père de Pyrame ; et moi, celui du père de Thisbé. — Snug, le menuisier, vous ferez le lion.—Et voilà, j’espère, une pièce bien distribuée.

SNUG. — Avez-vous là le rôle du lion par écrit ? Si vous l’avez, donnez-le-moi, je vous prie, car j’ai la mémoire lente.

QUINCE. — Oh ! vous pourrez le faire impromptu ; car il ne s’agit que de rugir.

BOTTOM. — Oh ! laissez-moi jouer le lion aussi ; je rugirai si bien que ce sera plaisir de m’entendre ; je rugirai si bien que je ferai dire au duc : Qu’il rugisse encore ! qu’il rugisse encore !

QUINCE. — Si vous alliez faire votre rôle d’une manière trop terrible, vous épouvanteriez la duchesse et les dames, au point de les faire crier de frayeur ; et c’en serait assez pour nous faire tous pendre.

TOUS ENSEMBLE. — Cela ferait pendre tous les fils de nos mères ?

BOTTOM. — Je vous accorde, mes amis, que si vous épouvantiez les dames au point de leur faire perdre l’esprit, elles ne se feraient pas un scrupule de nous pendre. Mais je vous promets de grossir ma voix, de façon à rugir avec le doux murmure d’une jeune colombe ; oui, je rugirai de façon à ce que vous croyiez entendre un rossignol.

QUINCE. — Vous ne pouvez absolument faire d’autre rôle que Pyrame ; car Pyrame est un homme d’une aimable figure, un homme bien fait comme on en peut voir dans un jour d’été, un très-aimable et charmant cavalier : ainsi, vous voyez bien qu’il est nécessaire que vous fassiez Pyrame.

BOTTOM. — Allons ! je m’en chargerai. Quelle est la barbe qui siéra le mieux pour le jouer ?

QUINCE. — Eh ! celle que vous voudrez.

BOTTOM. — Je l’exécuterai avec votre barbe paille, ou avec la barbe orange, avec la rouge, ou avec votre barbe couleur de tête française, celle d’un jaune parfait.

QUINCE. — Il y a pas mal de vos têtes françaises qui n’ont pas un cheveu ; vous feriez donc votre rôle sans barbe[9] ? —Mais, allons, messieurs, voilà vos rôles ; et je dois vous prier, vous recommander, vous supplier de les bien apprendre. Demain soir, venez me trouver dans le bois voisin du palais, à un mille de la ville, au clair de la lune : là, nous ferons notre répétition ; car si nous nous assemblons dans la ville, nous aurons à nos trousses une foule de curieux, et tout notre plan sera connu. En attendant, je vais dresser la liste des préparatifs dont notre pièce a besoin. Je vous prie, n’allez pas manquer au rendez-vous.

BOTTOM. — Nous nous y rendrons ; et là, nous pourrons faire répétition avec plus de liberté[10] et de hardiesse. Donnez-vous de la peine, soyez parfaits. Adieu.

QUINCE. — Au chêne du duc ; c’est là notre rendez-vous.

BOTTOM. — C’est assez ; nous y serons, soit que les cordes de l’arc tiennent ou se rompent[11]. (Ils sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE.

  1. Les personnages d’Oberon et de Titania étaient connus avant Shakspeare, mais ils sont devenus, dans la pièce, des personnages originaux. Shakspeare est pour la mythologie des fées, en Angleterre, ce qu’était Homère pour celle de l’Olympe.

    Peut-être Chaucer aurait-il droit de partager cette gloire avec lui, mais ce poëte est oublié même de ses compatriotes, à cause de la vétusté de son langage.

    Titania était aussi appelée la reine Mab ; et Puck ou Hobgoblin, connu encore de nos jours dans les trois royaumes sous le nom de Robin good fellow était le serviteur spécialement attaché à Oberon, et chargé de découvrir les intrigues de la reine. On prétend que Puck est un vieux mot gothique qui veut dire Satan. Cet esprit est regardé comme très-malicieux et enclin à troubler les ménages. Si l’on n’avait pas soin de laisser une tasse de crème ou de lait caillé pour Robin, le lendemain le potage était brûlé, le beurre ne pouvait pas prendre, etc., etc. C’était sa récompense pour la peine qu’il prenait de balayer la maison à minuit et de moudre la moutarde.

  2. Allusion à la victoire de Thésée sur les Amazones. Hippolyte, que d’autres appellent Antiope, avait été emmenée captive par le vainqueur.
  3. Par une loi de Solon, les pères exerçaient sur leurs enfants un droit de vie et de mort
  4. Shakspeare oublie que Thésée a fait ses exploits avant la guerre de Troie, et par conséquent longtemps avant la mort de Didon. STEEVENS.

    Mais le duc Thésée de Shakspeare est-il bien le Thésée de la mythologie ? Je crois que Shakspeare ne s’est pas trop inquiété du temps où avait pu vivre celui-ci. Le sien est un duc d’Athènes qui aurait aussi bien figuré comme duc de Bourgogne ; pourtant il y a dans cette pièce tant d’autres allusions mythologiques qu’il faut bien croire à l’anachronisme.

  5. « Trait de ridicule contre le titre courant de la tragédie de Cambyse, par Preston, ou de la Campaspe de Lilles. » STEEVENS.
  6. « Dans une vieille comédie, la Fille rugissante, il y a un personnage nommé Déchire-Chat. » STEEVENS.
  7. « Fragment ampoulé tiré de quelque pièce du temps. » THÉOBALD.
  8. Du temps de Shakspeare, les hommes remplissaient encore les rôles de femme.
  9. « Sans barbe, comme une tête attaquée du mal français reste sans cheveux (corona Veneris). C’était la mode de porter des barbes peintes. » JOHNSON.
  10. « Avec plus de liberté, obscenely ; en plein air. Obscenum est, quod intra scenam agi non oportuit. » GRAY.
  11. « Quand on assignait un rendez-vous, les soldats de milice s’excusaient souvent en disant que les cordes de leurs arcs étaient rompues, d’où le proverbe : « Tenez votre parole, que les cordes de votre arc soient rompues ou non. » WARBURTON.