Le Symbolisme/Partie I/Chapitre 2

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Jouve et Cie, éditeurs (p. 24-65).




II


LES PRÉCURSEURS DU SYMBOLISME


1. Du Symbolisme dans la littérature française. — 2. L’École de Lyon et les mystiques du xvie siècle. — 3. Chateaubriand. — 4. Lamartine. — 5. Alfred de Vigny. — 6. Victor Hugo. — 7. Sainte-Beuve. — 8. Balzac. — 9. Gérard de Nerval. — 10. Baudelaire. — 11. Villiers de l’Isle-Adam.

1. Le symbolisme ainsi conçu était-il vraiment une nouveauté dans les lettres françaises ? L’histoire de la littérature n’est pas uniquement le catalogue des grands courants qui dominent un siècle et lui donnent ses caractéristiques. Il y a toujours à côte des sous-courants, qui dans l’ombre commencent à se frayer un chemin difficile, modestes rivières qui se grossissent de plus modestes ruisseaux jusqu’au jour où, fleuves à leur tour, elles étalent sous le ciel la nappe immense de leurs ondes. Pour n’en citer qu’un exemple, le xviie siècle, à côté des réguliers du rationalisme, hors des allées du Parnasse, ratissées par Malherbe et sablées par Boileau, ne compte-t-il pas une foule d’indépendants, enfants perdus d’un siècle éminemment gaulois ou sentinelles avancées du réalisme renaissant ? Il n’en va pas autrement du symbolisme. On n’avait pas besoin d’aller demander à l’étranger les principes d’une esthétique nouvelle. Il suffisait de remonter dans le passé pour trouver dans les archives littéraires de quoi prévoir et de quoi justifier cette renaissance originale de l’idéalisme. À dire vrai, la littérature française n’a jamais cessé d’être symboliste, mais elle l’a été de deux façons suivant qu’elle préférait la logique ou la métaphysique.

Dans sa première manière en effet, à condition de considérer les années antérieures au xviie siècle comme le balbutiement d’une âme qui cherche sa voie, la littérature française a trouvé aux êtres et aux objets de la nature un sens rationaliste. Étant donné une idée, une théorie psychologique ou morale, elle a pour la rendre sensible créé des types qui en étaient la démonstration formelle ou découvert des images qui en étaient la représentation adéquate. Ainsi elle a réduit aux plus étroites limites le domaine du sentiment, de l’imagination et du rêve, pour assurer partout la prédominance de la raison. C’est l’art classique. Corneille symbolise le patriotisme dans les Horaces ; Racine, l’amour conjugal et maternel dans Andromaque ; Molière, l’avarice dans Harpagon. La poésie didactique s’épanouit dans la fable et dans la satire. Le lyrisme se dissimule derrière l’éloquence des dramaturges ou des orateurs de la chaire. Quand il ose s’appuyer sur ses propres ailes, il accomplit des vols un peu lourds. Monté par J.-B. Rousseau, Lefranc de Pompignan et même Lebrun-Pindare, Pégase n’atteint pas les hauts sommets. Le classicisme personnalise donc une idée. Quand il n’en fait pas l’âme d’un héros, il la colore avec des métaphores savamment graduées. À cette littérature d’idées correspond un symbolisme rationaliste, l’incarnation dans un type ou la traduction en images d’une abstraction.

Dans sa deuxième manière, la littérature française a voulu saisir derrière les êtres et les objets de la nature, une cause mystique. Outre son caractère particulier, l’individu participe d’une ambiance mystérieuse. Il est non seulement le signe tangible d’une puissance cachée, mais la résultante sensible des forces obscures qui gouvernent le monde, le point de contact réalisé des correspondances universelles qui se nouent dans l’ombre de l’inconnaissable, autour d’un être ou d’un objet. En d’autres termes, le visible est la forme matérielle de l’invisible, l’indice planté sur le mystère comme la pierre d’une tombe sur le néant. L’art avait moins à le peindre qu’à deviner ce que cachait sa réalité, à pénétrer les éléments dont il était le produit et à en suggérer l’intensité ou la multiplicité. On tentait l’analyse de ces virtualités obscures dont l’être était la synthèse matérialisée. En présence d’un nœud de lumière dont les fils touchaient à l’Infini, on suivait la voie indiquée par chacun d’eux. On aboutissait au principe suprême, à Dieu. De ce contact diffusé avec la divinité, jaillissait une intelligence plus profonde des choses. De ce réel plus révélé, dérivait alors une perception plus approchée de l’irréel. Le connu servait à interpréter l’inconnu, et la compréhension des liens qui les unissaient était comme un éclair en retour par lequel ils s’illuminaient réciproquement.

Imaginez que vous entrez dans une salle noire où l’on vous a dit qu’il y avait un miroir situé face à l’objectif d’un appareil à projection. Vous avez touché du doigt et l’appareil, et le miroir. Vous êtes assuré que l’un et l’autre existent, et cependant vous ne les connaissez pas dans toute leur réalité, puisque les ténèbres qui vous enveloppent ne vous permettent pas de les distinguer. On allume le foyer du projecteur. Ses rayons vont frapper le miroir. Vous apercevez celui-ci dans tous ses détails, mais lui-même réfléchissant les rayons reçus les renvoie sur l’appareil, lequel sort de l’ombre pour entrer dans la pénombre, car le rayon réfléchi n’a pas la force du rayon direct et ne saurait inonder de clarté la source de lumière. L’appareil vous est alors plus connu. Sans pouvoir en déterminer la forme avec précision, vous en notez facilement les contours. L’appareil a révélé le miroir, mais à son tour le miroir a trahi l’appareil. Ainsi font le réel et l’irréel. Ils s’éclairent réciproquement avec une intensité différente. La réalité s’amplifie des énergies qui dévoilent son principe, le principe en retour atténue son mystère. En unissant la cause à l’effet, en retrouvant ou en pressentant leurs relations, le poète agrandit la réalité de l’être ou de l’objet. Il en suggère la forme visible et les motifs invisibles. Pour une telle œuvre la raison est insuffisante. Elle n’atteint pas le mystère. L’homme doit faire appel à d’autres agents de recherches. Il met en œuvre ses facultés d’évocation, le don prophétique, l’imagination, le rêve et le sentiment, d’un mot le délire poétique par où l’âme ne connaît pas, mais pressent l’inconnaissable.

2. Cette méthode a eu ses praticiens dans la littérature française. Les symbolistes pouvaient assez loin se chercher des aïeux et des exemples. Bien avant les écrivains du xixe siècle, les disciples indirects de Marot, poètes mystiques ou subtils de l’école lyonnaise, avaient tenté d’idéaliser la poésie française, qui par trop de réalisme s’était perdue dans les acrobaties littéraires des grands rhétoriqueurs. Cette réaction aussi nette que celle des symbolistes, mais sans but aussi précis, s’était traduite par une conception moins brutale de l’amour et un respect moins superficiel de la femme. Jusqu’à Marot en effet, et sur le conseil même de l’Église, la femme est regardée « comme un mal occasionné ». C’est le mot de saint Augustin à satiété répété au moyen âge. Érasme la traite d’animal inepte et ridicule. Rabelais lâche contre elle sa verve gauloise et André Misogyne résume ainsi le pessimisme de l’époque :


Femme, plaisir de demye heure,
Et ennui qui sans fin demeure.


En raison de ce mépris, l’amour est envisagé comme une nécessité physique, d’ordre purement matériel, un jeu des sens plutôt dégradant d’où le mystère est exclu. Sans doute, les cours d’amour avaient travaillé à déifier l’amour et la femme. Mais elles avaient ajouté plus de subtilité à la forme qu’au fond. L’amour était resté un amusement brutal dont on voilait les péripéties. Il avait fallu la divulgation des idées platoniciennes pour rendre à la passion son caractère idéaliste. La Parfaite Amye d’Antoine Heroët, publiée à Lyon en 1562, avait révélé ces tendances à subtiliser l’amour. Ce poème, « petit œuvre, dit Pasquier [1], mais qui en sa petitesse surmonte les gros ouvrages de plusieurs », était un curieux recueil de pensées spiritualistes et d’opinions délicates sur les raisons suprêmes de l’amour. Il y est question « de cœurs qui se réunissent et se confondent en Dieu ». Reprenant la théorie platonicienne d’une existence préalable dans l’éther en compagnie des dieux, Heroët expliquait que l’amour véritable pouvait être dégagé de tout désir sensuel. Il n’était qu’une amitié renouvelée, celle que deux âmes avaient commencée dans le ciel et reprenaient sur terre dès qu’elles s’étaient retrouvées et reconnues. Cette thèse avait été plus complètement exposée dans le Conte du Rossignol, où se rencontre à cette époque un indice très caractéristique de symbolisme. L’auteur Gilles Corrozet suppose deux jeunes amants, Florent et Yolande, qui discutent sur les choses d’amour. Yolande veut inspirer à celui qui l’aime une affection idéale et le chapitre convenablement sur la grossièreté des désirs qu’il manifeste. Enfin, pour lui indiquer en quoi consiste le véritable amour, elle lui pose cette question : « Que fait le rossignol ? » Le malheureux amant cherche dans ses souvenirs. Il en appelle même à l’antiquité classique, sans parvenir à trouver le mot de l’énigme. Mais voici qu’il rencontre sur son passage une vieille femme, au visage ridé, qui pour l’auteur symbolise la sagesse et qui lui dit :


Entends, mon filz, que la coustume est telle
Du rossignol qui jamais à femelle
Ne se conjoint que sur un rameau verd,
Auprès duquel a plein et descouvert

Sera un sec, et, quand l’oyseau petit
Ha consommé son charnel appétit,
Le rameau sec, incontinent il cherche,
Dessus lequel fait un vol et s’y perche,
Où il agence et polit son plumage.


Florent entrevoit la vérité ; il ne la saisit pas expressément. La coutume du rossignol n’est qu’un symbole. Yolande va lui en expliquer le sens caché : Ami, lui confie-t-elle,


… tous ceux qui se joignent à femmes
En charnel acte et par amours infâmes
Sont tout ainsi que rossignol plaisans
Sur rameau verd qui se vont déduisans
En leur luxure et amour sensuelle,
Puis, quand prend fin la volupté charnelle,
Tombent soubdain dessus le rameau sec,
Laissans l’amour et le plaisir avec.
Ce rameau sec pour sa signifiance
Note d’Honneur et d’Amour l’oubliance,
Où tombent ceux qui, pleins de leurs plaisirs,
Ont accomply tous leurs vilains désirs.


La poésie ne dit donc pas toujours uniquement ce qu’elle paraît dire.

C’est une métaphore élargie dont il faut interpréter les images.

Les mêmes intentions d’art percent à travers le fatras symbolique de François Habert ; mais son Temple de Chasteté qu’il publia en 1549 est écrit sous l’influence évidente du Roman de la rose. Il a conservé cette manie de personnifier des idées abstraites, Persévérance, Chasteté, et il est plus allégorique que symbolique. L’idéalisme du poète est d’ailleurs manifeste. Le jeune héros qu’il moralise apprend de Chasteté la beauté de l’amour honnête et admet en fin de sermon la nécessité de l’union conjugale. Le platonisme apparaît complètement dans le groupe lyonnais chez les poètes du cénacle de l’Angélique. Maurice Scève, qui s’adonne à la mode des blasons, ne tente pas seulement de blasonner les choses matérielles, l’œil, le sourcil, les larmes ; il cherche encore à exprimer l’immatériel, à blasonner le soupir. Il y a là un essai très original dans lequel les symbolistes modernes doivent voir le plus sérieux des efforts faits au xvie siècle pour donner à la forme symbolique un sens plus mystique. Aux côtés de Scève, Claude de Taillemont insère dans son roman des Champs Faëz son dialogue entre l’amant et l’âme. Un amant pleure une maîtresse adorée. Il va sur sa tombe exhaler son désespoir. L’âme de la morte apparaît. Elle console le malheureux et pour le convaincre que la résignation chrétienne n’est pas un mythe, elle lui dévoile les secrets de la vie future :


Avec moy peux estre,
Si, le corps délaissant,
Tu veux l’esprit repaistre
Du fruict aux cieux naissant.


Le sensualisme mystique prend aussitôt la place du sensualisme matérialiste. Jacques Tahureau n’est pas encore tout à fait dégagé des sentiments licencieux dans ses Sonnets et Mignardises, mais les poétesses érudites, Jeanne Gaillarde et surtout Louise Labé purifient l’amour au point de le ramener à une simple idée intellectuelle. La Sapho lyonnaise dans son ardeur inquiète mêle même à son lyrisme une certaine teinte de mélancolie :


On voit mourir toute chose animée
Lors que du corps l’âme sutile part…


Les mystiques précurseurs de la Pléiade ont donc introduit dans les lettres les idées spiritualistes, agrandi par ce moyen le domaine de la poésie et renouvelé l’inspiration que le réalisme avait remplacé par la satire et la rhétorique [2].

Quant à la forme, les mystiques du xvie siècle sont les élèves respectueux des grands rhétoriqueurs. Ils croient indispensable d’imiter la virtuosité des « bons facteurs », Jean Molinet, Jean Meschinot, Guillaume Cretin, et de leurs disciples Jean le Maire de Belges, Octavien de Saint-Gelais et même Jean Bouchet. Comme eux Maurice Scève et Philibert Brugnyon [3] ont leurs allitérations, leurs répétitions de syllabes, leurs néologismes et leurs étrangetés de syntaxe, tous ces casse-tête enfantins qui servent à cette époque de critérium à l’art du parfait poète. Thomas Sibilet, dans son Art poétique françois pour l’instruction des jeunes studiens, donne le catalogue de tous les procédés extravagants de métrique alors en honneur : « suite de rimes redoublées dites kyrielle, rimes fratrisées, annexées, batelées, emperières à triple couronne…, etc… » Jacques Pelletier, mathématicien poète, que ce code poétique ne satisfait pas, entreprend de discuter la technique du vers français. Prosodie et grammaire sont donc par le groupe de Lyon soumises à rude épreuve. L’évolution spiritualiste de l’esprit poétique s’accorde ici avec une certaine révolution dans la forme [4].

3. Après les demi-succès de cette école, il faut dans la littérature française descendre au xviiie siècle pour retrouver le courant symbolique. Sans doute Ronsard paraît bien être par certains côtés le continuateur des mystiques, mais son originalité est précisément dans l’orientation nouvelle qu’il imprime à la poésie. Loin de poursuivre comme ses devanciers un idéalisme métaphysique ou religieux, il puise son inspiration hors de la religion et se dresse énergiquement contre la folie philologique des grands rhétoriqueurs et de leurs disciples directs ou indirects. S’il retrouve pour la poésie la veine antique et la veine personnelle, il n’y a rien dans son œuvre, à quelques exceptions près [5], qui révèle en lui le tourment du mystérieux. Le rationalisme qui jusqu’à Rousseau et même après lui domine la littérature, efface de notre poésie toutes tendances mystiques. C’est à Chateaubriand que revient l’honneur de renouer la tradition. Par son Génie du Christianisme il démontrait qu’il n’y a pas de poésie sans religion. L’inspiration chrétienne unit le beau et le vrai. Les monuments gothiques ont leur magnificence. La Bible est supérieure à l’Iliade, à l’Odyssée et plus encore à l’Énéide. La littérature classique est une erreur ; la mythologie a rapetissé la nature. Pour lui restituer sa grandeur, pour accroître son amplitude, l’unique moyen consiste à rendre au christianisme sa valeur d’inspiration, à le considérer comme l’une des premières et des plus riches sources de poésie ; en d’autres termes, il est nécessaire d’unir la nature à Dieu, de l’agrandir en la joignant à son créateur. C’était un changement d’esthétique, Chateaubriand signifiait que l’art moderne veut une inspiration moderne. La religion et l’art n’étaient pour lui que deux rameaux d’une même souche. L’orgueil incommensurable du poète va donner à son mysticisme un caractère particulier, celui-là même qui sera pour beaucoup de symbolistes la pierre de touche de leur doctrine : la perversité. Elle apparaît chez Chateaubriand, un peu dans ce mal du siècle qu’il a mis si fort à la mode et beaucoup dans cette amplification sentimentale qui s’appelle René. Le héros de cette confession lyrique connaît le tourment de l’infini : « Je cherche ailleurs, s’écrie-t-il, un bien inconnu dont l’instinct me poursuit. Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes, si tout ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ? » Et cette exclamation pourrait servir d’épigraphe à tous les poèmes du symbolisme. N’est-ce pas aussi par tourment de l’infini que les poètes de la nouvelle école ont cherché à grandir le connu de tout l’inconnaissable ? Mais il y a plus dans René. Cette inquiétude métaphysique s’y double d’une certaine névrose pathologique. Chateaubriand y invente la poésie des anomalies sentimentales. Il est le premier à prendre plaisir au malsain et à donner au lecteur le goût pervers des monstruosités morales. René est un malade, intéressant à cause de la singularité sincère ou affectée de sa douleur. Une amitié qui sans doute n’avait rien que de fraternelle. Chateaubriand la transforme en passion incestueuse ; de caresses peut-être naturelles, quoique assez tendres l’auteur prend prétexte pour corser son roman avec le piment des amours coupables. Et la lecture des Natchez le prouve, cette passion anormale s’accompagne chez le héros de ces sentiments contre nature qui plus tard donneront un ragoût spécial au diabolisme des Baudelaire ou des Barbey d’Aurevilly. « Je vous ai tenue sur ma poitrine au milieu du désert, écrit René à Céluta, dans les vents de l’orage, lorsque, après vous avoir porté de l’autre côté du torrent, j’aurais voulu vous poignarder pour fixer le bonheur dans votre sein et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur ! »

Si l’art de Chateaubriand marquait un renouvellement de l’âme française, il donnait aussi le signal et l’exemple d’une modification profonde du style ; avec Atala, Chateaubriand a inauguré le poème en prose. Il a retrouvé après Platon, après Cicéron, après Bossuet, non l’harmonie de la phrase, mais le nombre, c’est-à-dire ce rythme des mots en accord avec le rythme de la pensée. À ses états d’âme correspondent des tours adéquats de syntaxe et d’expression. Il rappelle aux écrivains et il leur démontre que la prose a des cadences plus complexes, plus délicates peut-être que la poésie, que grâce à elles le génie ne se contente plus de peindre ou de décrire, mais réussit à condenser dans un concours de mots toute la puissance suggestive d’une sensation. Son œuvre est pleine de ces phrases au sens imprécis où la musique des syllabes suffit à provoquer un état d’âme. Sans doute, l’harmonie proprement dite n’est pas étrangère à la magie prestigieuse de cet enchanteur, mais il est avant tout le précurseur de ceux qui prétendront plus tard enfermer l’idée dans une gaine souple et suivre par le caprice du style le caprice de la pensée. Il réalise ce tour de force autant par la connaissance profonde des rythmes propres à la prose française, que par la nouveauté hardie de ses comparaisons. Ainsi il rapproche un état d’âme et un objet matériel. Il établit des rapports inaccoutumés entre deux termes, l’un abstrait, l’autre concret ou réciproquement. Il écrit l’Ame de la Solitude, le Secret des Bois, la Fidélité des Ombres, la Jeunesse de la Lumière, le Marbre tragique, renouvelant à plusieurs siècles d’intervalle les audaces instinctives du poète Eschyle. Comme tous les novateurs, Chateaubriand a donc orienté le génie français vers des routes nouvelles et l’école symboliste se bornera plus tard à retrouver la voie qu’il avait indiquée, mais dont le romantisme avait dédaigné l’accès.

4. Cette accusation n’est peut-être pas tout à fait méritée par les romantiques. Quelques-uns d’entre eux, et non des moindres, réalisent une poésie symboliste tandis que le chef de l’école consolide enfin sa gloire en réussissant à les égaler. C’est d’abord notre Chateaubriand en vers, Lamartine. Des Méditations poétiques, dont le titre à cette époque est déjà significatif, à la Chute d’un Ange, l’idéalisme de Lamartine s’élève du pur sentiment au lyrisme philosophique, mais sans que le poète sorte jamais du vague où il s’enferme et qui constitue sa plus grande originalité. Les Premières Méditations sont sur ce point d’un témoignage décisif. Lamartine ne s’y révèle exactement ni peintre, ni penseur. Aucun paysage nettement dessiné, aucun fait précis. De la brume, de l’indécision avec un brin de mélancolie et de vague espérance. On ne distingue rien dans ces méditations. Derrière le brouillard des êtres et des choses, on entend une âme qui chante et le cœur vibre à l’unisson. La même impression se dégage de Jocelyn et de la Chute d’un Ange. Dans ce dernier poème, il a posé la question la plus imprécise qui soit en philosophie, celle de la destinée humaine. Il ne la résoud pas. Il la noie dans un déluge d’optimisme que couronne la foi chrétienne. Là encore cet optimisme est sans consistance : il n’est pas plus catégorique que les paysages ne sont arrêtés.

Un spiritualisme incohérent [6], un christianisme diffus, pas d’idées, mais des soupirs, des cantiques d’espérance ou d’amour. De cet amalgame jaillit une étrange force de persuasion, un indéfinissable accent de vérité qui vous prend aux nerfs en dépit de toute raison. Car Lamartine est un musicien. C’est par la musique des mots qu’il communique avec son lecteur. Il monte son âme au diapason de la sienne, il les accorde, et tous deux, le poète et le lecteur, se comprennent grâce à un commun frémissement des fibres intimes, des liens obscurs qui rattachent entre eux les enfants de l’humanité. La poésie de Lamartine est immatérielle ; elle ne traduit pas, elle évoque. Elle ne s’analyse pas, elle se sent. Le poète atteint à cette imprécision éloquente par son indifférence même du métier, Lamartine n’a jamais voulu se donner la peine d’avoir du talent ; il a en horreur le travail de la lime, L’effet qu’il veut produire, il le réalise en partie par son mépris aristocratique de la forme savante. La négligence du style est à ses yeux un indice de spontanéité, par suite de sincérité. Il n’a pas fait du laisser aller un axiome de la technique poétique, mais il y a trouvé tant de voluptés, que d’autres après lui en prendront raison pour y découvrir un des moyens les plus propres à provoquer la suggestion poétique.

5. L’imprécision de Lamartine rendit plus savoureuse la précision philosophique de Vigny. Cet aïeul du symbolisme répugnait à l’obscurité nuageuse du lyrisme spiritualiste. Il apportait une formule neuve qui substituait l’intensité d’une pensée déterminée à l’intensité d’un état d’âme assez vague. Il enveloppa ses idées d’une fiction originale, d’une image qui les représentait en les amplifiant et leur donna cette énergie troublante que le reflet de l’inconnaissable ou du mystérieux ajoute à la vie puissante de l’idée. Les légendes mystiques parurent à sa Muse un artifice utile à l’interprétation du présent par l’évocation du passé. Il crut qu’en ressuscitant les mythes des siècles écoulés à l’occasion d’un problème angoissant, il accroîtrait la poésie de sa pensée de ce charme indéfinissable mais agissant que possèdent les choses depuis longtemps endormies dans le temps. Moïse démontre assez ce que la fable des âges évanouis peut ajouter de grandeur farouche, de désolation hautaine à ce tourment de la solitude qui est la rançon du génie. La Colère de Samson renouvelle, par l’attrait d’une trahison devenue proverbiale, l’éternel chagrin qu’entraîne avec elle la corruption du monde. Le Christ au mont des Oliviers, à cause même de la passion qu’il évoque et de l’émotion suggestive que porte en soi le malheur de l’Homme-Dieu, élève jusqu’au divin cette lamentation de la créature, fatalement broyée par les forces hostiles de la matière sous l’indifférence absolue des cieux. Quand l’histoire de l’humanité n’a plus assez de légendes pour intensifier la pensée du poète, Vigny en crée d’originales en harmonie avec l’énigme dont son âme est harcelée. C’est la majestueuse allégorie de cette Bouteille à la mer, cette pensée précieuse qui flotte à l’aventure sur la surface agitée des mers humaines. C’est la Mort du loup cette objectivation fantastique de la dignité humaine sous l’inéluctable fardeau de la douleur. La poétique de Vigny ne va pas non plus sans quelques modifications formelles. La puissance suggestive et plastique des symboles permet au poète de resserrer sa phrase en évitant l’abondance verbale et ses ressources habituelles. Lamartine prodiguait les mots et par la musique des syllabes réussissait à multiplier l’intensité de ses impressions. Vigny en élague le plus possible. La force essentielle de l’image suffit sans phraséologie ni virtuosité à la force évocatrice de la pensée. Lamartine haïssait la rhétorique comme hostile à la sincérité. Vigny la récuse parce qu’elle étouffe l’idée sous les mots. C’est par là qu’il a servi de modèle à ses disciples, apôtres fervents de la constriction du langage. Vigny leur en avait indiqué la beauté. Ils ont eu tort d’oublier que le maître avait épuisé les procédés de cette technique et qu’après lui on pouvait imiter mais non perfectionner. Vigny est sans doute l’aïeul de Mallarmé, comme Lamartine est celui de Verlaine, mais ni l’un ni l’autre ne sauraient être rendus responsables des paradoxes exécutés par les enfants perdus de leur poétique.

6. Victor Hugo résume à la fois Lamartine et Vigny, son instinct de poète le faisant évoluer de la manière de l’un à la technique de l’autre. Comme Lamartine, il possède éminemment l’art de transformer les choses par l’imagination et de les élever à la hauteur du symbole. Voici un coucher de soleil qui tourne à l’obsession sinistre :

Le couchant n’était plus qu’une lame sanglante…
Et l’on eût dit l’épée effrayante du ciel,
Rouge et tombée à terre après une bataille[7].


Voici encore une hallucination étrangement poétique :

Tout à coup la nuit vint, et la lune apparut
Sanglante, et dans les cieux de deuil enveloppée,
Je regardai rouler cette tête coupée.


Comme Lamartine, Victor Hugo connaît les secrets de cette composition impalpable où l’intensité d’une image progressivement agrandie constitue le lien unique d’un poème et dans l’accumulation des vers imprécis laisse apercevoir le symbole. À celle qui est voilée [8], Stella, Choses du soir [9] et surtout cet inimitable poème de Booz endormi [10] démontrent avec quelle maîtrise Victor Hugo était capable d’exprimer l’insaisissable et l’invisible. Lorsque la pensée et l’image ne suffisent plus à l’expression de cet inexprimable, le poète recourt à la musique des mots et il aboutit à des poèmes d’un sens absolument vague qui se dérobent à l’analyse, mais qui agissent sur le lecteur à la manière d’une symphonie lointaine. Son Un peu de musique d’Eviradnus est le modèle du genre. Le cœur comprend à défaut de la raison. Aucune des ressources de la sonorité verbale n’est inconnue à Victor Hugo. Mais nulle part il n’en a usé aussi longuement et avec autant de bonheur. À Vigny Victor Hugo emprunte l’art de penser par image unique et d’organiser sa vision. Ici toute la force vive de l’image est mise en œuvre et le poème devient par la continuité progressive du développement, non plus une construction mais une véritable organisation. Pleine Mer et Plein Ciel dans la première Légende sont les chefs-d’œuvre de cette technique. Le symbole s’y révèle comme un agent merveilleux de poésie claire et suggestive. Vigny a de plus indiqué à Victor Hugo la puissance poétique des légendes. Le chef de l’école romantique les emploie toutes, mythologiques ou chrétiennes, à la résurrection de l’humanité disparue. Sa Légende des Siècles est une épopée symboliste qui procède visiblement des Poèmes antiques et Barbares. Dans le Satyre par exemple, elle réalise un des symboles les plus profonds et les plus mystérieux par lequel un poète puisse dramatiser l’antagonisme de la nature et du génie de l’homme. Quant au rythme, si Victor Hugo a dépassé Lamartine, il n’a pas été plus loin que Vigny. Après lui il a pratiqué la césure mobile et l’enjambement, mais à une exception près [11], il a partout respecté la loi constitutive de l’alexandrin. Il n’a pas inventé de mètres nouveaux. Il s’est borné à faire consciemment ce que Lamartine avait fait par négligence et Vigny par souci d’harmoniser la forme avec la pensée qu’elle traduisait.

L’école romantique a donc donné aux symbolistes des exemples précieux. Avec Lamartine, elle leur enseignait que la nonchalance et l’imprécision pouvaient être une source féconde de poésie ; avec Vigny, que l’évocation symboliste affranchissait le poète d’une rhétorique surannée, avec Victor Hugo, que l’image et le mot pouvaient être associés pour traduire par la seule puissance de leurs virtualités représentatives ou musicales, les forces obscures qui rôdent dans l’infini. Elle leur apprenait aussi que l’étrange était un domaine encore inexploré où la poésie vieillissante pourrait rencontrer plus d’une fontaine de Jouvence. La perversion de René tourmente Jocelyn et Eloa autant que l’auteur du Crapaud. Le bizarre est peut-être une dixième Muse. Les romantiques n’en sont pas certains, mais Sainte-Beuve est bien près d’en être persuadé.

7. Celui-là est pour les symbolistes un ancêtre précieux ; il est à la fois théoricien et praticien. Il formule le principe et il en donne l’application. Théoriquement, il a vu que l’art pouvait être sinon renouvelé, au moins fécondé par la réintégration du sentiment religieux, de l’inconnaissable et du néant. « En ce temps-ci, écrit-il dans la préface des Consolations, où par bonheur on est las de l’impiété systématique et où le génie d’un maître célèbre réconcilie la philosophie avec les plus nobles facultés de la nature humaine, il se rencontre dans les rangs distingués de la société une certaine classe d’esprits sérieux, moraux, rationnels, vaquant aux idées, aux études, aux discussions, dignes de tout comprendre, peu passionnés et capables seulement d’un enthousiasme d’intelligence qui témoignent de leur amour ardent pour la vérité. À ces esprits de choix, au milieu de leur vie commode, de leur loisir occupé, de leur développement tout intellectuel, la religion philosophique suffit ; ce qui leur importe particulièrement, c’est de se rendre raison des choses. Quand ils ont expliqué, ils sont satisfaits ; aussi le côté inexplicable leur échappe-t-il souvent, et ils le traiteraient volontiers de chimère, s’ils ne trouvaient moyen de l’assujettir en le simplifiant à leur mode d’interprétation universelle. Le dirai-je ? Ce sont des esprits plutôt que des âmes ; ils habitent les régions moyennes ; ils n’ont pas pénétré fort avant dans les voies douloureuses et impures du cœur ; ils ne se sont pas rafraîchis, après les flammes de l’expiation, dans la sérénité d’un éther inaltérable ; ils n’ont pas senti la vie au vif. » Le but de l’art est en effet bien différent de celui de la science. Le plaisir qu’on demande à la poésie ne ressemble pas au plaisir qu’on poursuit dans un traité de psychologie. L’art n’a que faire des formules étroites qui tendent à l’assimiler à la science. Sa fonction essentielle, c’est de créer une vie imaginaire qui laisse à l’âme toute sa liberté d’épanouissement. Le but est toujours atteint si le poète réussit à déterminer chez le lecteur une émotion esthétique, qui à son tour déclanchera toute une série d’émotions suggestives. Pour asseoir sa théorie, Sainte-Beuve reprend à son compte cette opinion formulée par Diderot dans une lettre à Mlle  Vouland : « Une seule qualité physique peut conduire l’esprit qui s’en occupe à une infinité de choses diverses. Prenons une couleur, le jaune par exemple : l’or est jaune, la soie est jaune, le souci est jaune, la bile est jaune, la lumière est jaune, la paille est jaune. À combien d’autres fils ce fil ne répond-il pas ?

» Le fou ne s’aperçoit pas qu’il en change. Il tient un brin de paille jaune et luisante à la main et il crie qu’il a saisi un rayon de soleil. » Et Sainte-Beuve d’ajouter : « Le rêveur qui laisse flotter sa pensée fait quelquefois comme ce fou dont parle Diderot. Ainsi ce jour-là Joseph Delorme… ». C’est la note par laquelle le poète prétend justifier ce poème des Rayons Jaunes qui lui valut tant de quolibets : Les dimanches d’été, le poète, assis à sa fenêtre, regarde passer la foule,

Et les jaunes rayons que le couchant ramène,
Plus jaunes ce soir là que pendant la semaine,
Teignent mon rideau blanc.


Alors renaissent d’anciens souvenirs d’enfance, notamment cette heure où, après vêpres, on faisait venir les enfants au chœur de la chapelle :

La lampe brûlait jaune, et jaune aussi les cierges
Et la lueur glissant aux fronts voilés des vierges
Jaunissait leur blancheur ;
Et le prêtre vêtu de son étole blanche,
Courbait un front jauni, comme un épi qui penche
Sous la faux du faucheur.
..... Oh !.......................................
Qui n’a du crucifix baisé le jaune ivoire ?
Qui n’a de l’Homme-Dieu lu la sublime histoire
Dans un jaune missel !


Mais hélas ! la foi se perd et on ne la retrouve pas même devant un malheur aussi grand que la mort : le poète a vu mourir sa vieille tante :

Le cercueil arriva qu’on mesura de l’aune.
J’étais là…, puis autour, des cierges brûlaient jaune ;
Des prêtres priaient bas.


Une heure viendra où tous ceux qui aimaient le poète disparaîtront et le poète sera seul :

Jamais deux enfants purs, deux anges de promesse
Ne tiendront suspendu sur moi durant la messe
Le poêle jaunissant............
Jamais sur mon tombeau ne jaunira la rose
Ni le jaune souci.


N’est-ce pas là une poésie purement symboliste, celle des nuances indécises, quelque chose comme un tableau de Carrière mis en vers par un disciple de Verlaine. Sainte-Beuve d’ailleurs prétend trouver à d’autres sources une inspiration féconde ; Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo et Nodier ont épuisé à son sens les motifs de lyrisme grandiose :

Moi j’aime à cheminer et je reste plus bas.
Quoi ? des rocs, des forêts, des fleuves ? Oh ! non pas !
Mais bien moins, mais un champ, un peu d’eau qui murmure,
Un vent frais agitant une frêle ramure, etc.....


Si ces vers avouent l’impuissance du poète à traiter les grands sujets, ils prédisent aussi l’avènement d’une poésie moins élevée, mais également intéressante.

À ce lyrisme nouveau devait correspondre une prosodie nouvelle. Sainte-Beuve en indique timidement les règles et en risque quelques exemples. Dans l’épître adressée à Villemain il formule, de façon assez peu claire il est vrai, tout un art poétique :

Plus est souple le vers et côtoyant la prose,
Plus pauvre de belle ombre et d’haleine de rose
Et plus la forme étroite a lieu de se garder.
. . . . . . . . . . . . . . . .
C’est la rime avant tout de grammaire et d’oreille,
C’est maint secret encore, une coupe, un seul mot
Qui raffermit à temps le ton qui baissait trop,
Un son inattendu, quelque lettre pressée,
Par où le vers poussé porte mieux la pensée.

À ce jeu délicat qui veut être senti
Bien aisément se heurte un pas inaverti ;
Cet air de prose au loin, sans que rien le rehausse
Peut faire voir des prés comme en verrait la Bauce.
Mais soudain le pied manque et l’on dit : Faute d’Art !
Qui donc irait courir dans Venise au hasard ?


Sainte-Beuve n’a-t-il pas signé dans ce dernier distique les lettres patentes de cette spontanéité excentrique que l’école de Verlaine tiendra plus tard si fort en honneur ? Certaines bizarreries de versification et de langage trouvent aussi leur justification chez Sainte-Beuve autant dans les exemples qu’il fournit lui-même que dans les notes explicatives où il s’efforce de légitimer ses fantaisies de virtuose et de styliste. Dans les Pensées d’Août, à la fin de cet étrange poème intitulé Monsieur Jean qui devait être le pendant janséniste de Jocelyn, il imprime cette réflexion : « Je prie les personnes qui liront sérieusement ces études et qui s’occupent encore de la forme, de remarquer si dans quelques vers qui, au premier abord, leur sembleraient un peu durs ou négligés, il n’y aurait pas précisément une tentative, une intention d’harmonie particulière par allitération, assonance, etc., ressources que notre poésie classique a trop ignorées, dont la poésie classique des anciens abonde et qui peuvent dans certain cas rendre à notre prosodie une sorte d’accent. Ainsi Ovide dans ses Remèdes d’Amour :

Vince cupidineas pariter, Partasque saggitas


» Ainsi moi-même dans un des sonnets qui suivent :

J’ai rasé ces rochers que la grâce domine…
Sorrente m’a rendu mon doux rêve infini.


» Mais c’est en dire assez pour ceux qui doivent entendre et beaucoup trop pour les autres. » Comme on entendait peu à cette époque, il précise en commettant des vers de cette allure :

Je connaissais Madame de Cicé,
De ce monde ancien à tout jamais passé,
Dévote, et bonne, et douce avec un fond plus triste,
Dès le berceau nourrie an dogme janséniste
Par sa mère autrefois la présidente de…
Mais sous cette rigueur laisant aimer son Dieu.


Et il les fait suivre de ce commentaire : « Si l’on avait nommé la présidente, par exemple la présidente de Novion ou de Lamoignon, le de se prononçait en courant et sans qu’on y insistât, mais du moment qu’on s’arrête tout court après, le de prend l’accent et il se prononce exactement comme s’il s’écrivait deu, ce qui nous a paru faire une rime très suffisante dans ce genre familier, sermo pedestris. »

À ces libertés de poète, Sainte-Beuve ajoute la passion du philologue toujours en quête de singularités grammaticales. Il essaie ici de rajeunir le style du xvie siècle, là de restaurer un mot tombé dans l’oubli ; ailleurs il discute de petits problèmes littéraires ou donne son avis sur des questions d’érudition. C’est un artiste doublé d’un grammairien ; il oriente la poésie vers un idéal plus spiritualiste, mais aussi plus atténué. Il indique les ressources d’une versification plus subtile. Par lui la génération qui venait put connaître qu’il y avait encore des trésors à exploiter et elle sut où les déterrer. Si elle découvrait que l’érudition philologique pouvait être un auxiliaire cher aux Muses, elle apprenait et retenait qu’il y avait une poésie de l’indéfini et une littérature du mystère.

8. Balzac survient qui lui en renouvelle l’exemple. Il ajoute à ces conceptions du vague poétique, le témoignage d’une âme qu’a tourmentée le problème de l’absolu. Il écrit deux études d’un caractère mystique nettement établi et qui se complètent l’une l’autre : Louis Lambert et Séraphita. Les doubles préoccupations théoriques et pratiques de Joseph Delorme se retrouvent en effet dans Louis Lambert. Cet enfant précoce qui, dès le collège, inventait un véritable système de philosophie, meurt à vingt-huit ans, fou mystique, aux yeux du moins des simples humains. Il essaie de démontrer la nécessité d’une conception spiritualiste du monde. Il en déduit comme conséquence la création d’un langage nouveau indispensable à l’expression d’idées et de sentiments nouveaux. Louis Lambert professe d’abord le spiritualisme de Swedenborg. Il le comprend ainsi : « Il y aurait en nous deux créatures distinctes. L’ange serait l’individu chez lequel l’être intérieur réussit à triompher de l’être extérieur. Un homme veut-il obéir à sa vocation d’ange, dès que la pensée lui démontre sa double existence, il doit tendre à nourrir la frêle et exquise nature de l’ange qui est en lui. Si, faute d’avoir une vue translucide de sa destinée, il fait prédominer l’action corporelle au lieu de corroborer sa vie intellectuelle, toutes ses forces passent dans le jeu de ses sens extérieurs et l’ange périt lentement par cette matérialisation des deux natures.

» Dans le cas contraire, s’il substante son intérieur des essences qui lui sont propres, l’âme l’emporte sur la matière et tâche à s’en séparer. Quand leur séparation arrive, sous cette forme que nous appelons la mort, l’ange, assez puissant pour se dégager de son enveloppe, demeure et commence sa vraie vie. Les individualités infinies qui différencient les hommes ne peuvent s’expliquer que par cette double existence ; elles la font comprendre et la démontrent. En effet, la distance qui se trouve entre un homme dont l’intelligence inerte le condamne à une apparente stupidité, et celui que l’exercice de sa vue intérieure a doué d’une force quelconque, doit nous faire supposer qu’il peut exister entre les gens de génie et d’autres êtres la même distance qui sépare les Aveugles des Voyants. Cette pensée qui étend indéfiniment la création donne en quelque sorte la clef des cieux. En apparence confondues ici-bas, les créatures y sont, suivant la perfection de leur être intérieur, partagées en sphères distinctes dont les mœurs et le langage sont étrangers les uns aux autres. Dans le monde invisible comme dans le monde réel, si quelque habitant des régions inférieures arrive, sans en être digne, à un cercle supérieur, non seulement il n’en comprend ni les habitudes ni les discours, mais encore sa présence y paralyse et les voix et les cœurs.

» Dans sa Divine Comédie, Dante a peut-être eu quelque légère intuition de ces sphères qui commencent dans le monde des douleurs et s’élèvent par un mouvement armillaire jusque dans les cieux. La doctrine de Swedenborg serait donc l’ouvrage d’un esprit lucide qui aurait enregistré les innomblables phénomènes par lesquels les anges se révèlent au milieu des hommes [12]. » Fortement influencé par cette doctrine. Louis Lambert établit à son tour sa vision du monde. Il divise le domaine des idées en trois sphères : celle de l’instinct, celle des abstractions, celle de la spécialité. Il les définit dans ces pensées qui sont le résumé de sa doctrine : « La plus grande partie de l’humanité visible, la partie la plus faible, habite la sphère de l’Instinctivité. Les Instinctifs naissent, travaillent et meurent sans s’élever au second degré de l’intelligence humaine, l’Abstraction.

» À l’abstraction commence la société. Si l’abstraction comparée à l’instinct est une puissance presque divine, elle est une faiblesse inouïe, comparée au don de spécialité qui peut seul expliquer Dieu. L’abstraction comprend toute une nature en germe plus virtuellement que la graine ne contient le système d’une plante et ses produits. De l’abstraction naissent les lois, les arts, les intérêts, les idées sociales. Elle est la gloire et le fléau du monde ; la gloire, elle a créé les sociétés ; le fléau, elle dispense l’homme d’entrer dans la spécialité.

» La spécialité consiste à voir les choses du monde matériel, aussi bien que celles du monde spirituel, dans leurs ramifications originelles et conséquentielles. Les plus beaux génies humains sont ceux qui sont partis des ténèbres de l’abstraction pour arriver aux lumières de la spécialité (spécialité : species, vue : spéculer, voir tout et d’un seul coup : speculum, miroir ou moyen d’apprécier une chose en la voyant tout entière). Jésus était spécialiste ; il voyait le fait dans ses racines et dans ses productions, dans le passé qui l’avait engendré, dans le présent où il se manifestait, dans l’avenir où il se développait. Sa vue pénétrait l’entendement d’autrui. La perfection de la vue intérieure enfante le don de spécialité. La spécialité emporte l’intuition. L’intuition est une des facultés de l’homme intérieur dont le spécialisme est un attribut. Elle agit par une imperceptible sensation ignorée de celui qui lui obéit : Napoléon s’en allait instinctivement de sa place avant qu’un boulet n’y arrive.

» Entre la sphère du spécialisme et celle d’abstractivité se trouvent comme entre celle-ci et celle de l’instinctivité, des êtres chez lesquels les divers attributs des deux règnes se confondent et produisent des mixtes : les hommes de génie.

» La spécialiste est nécessairement la plus parfaite expression de l’homme, l’anneau qui lie le monde visible aux mondes supérieurs : il agit, il voit et il sent par son intérieur. L’abstractif pense ; l’instinctif agit.

» De là trois degrés pour l’homme : instinctif, il est au-dessous de la mesure ; abstractif, il est au niveau ; spécialiste, il est au-dessus. Le spécialisme lui ouvre sa véritable carrière. L’infini commence à poindre en lui. Là, il entrevoit sa destinée. »

À cette trinité psychologique correspond une trinité cosmologique. « Il existe trois mondes : le naturel, le spirituel, le divin. L’humanité transite dans le naturel qui n’est fixe ni dans son essence, ni dans ses facultés. Le spirituel est fixe dans son essence et mobile dans ses facultés. Le divin est fixe dans ses facultés et dans son essence. Il existe donc nécessairement un culte matériel, un culte spirituel, un culte divin, trois formes qui s’expliquent par l’Action, par la Parole, par la Prière, le fait, l’entendement et l’Amour. L’Instinctif veut des faits, l’Abstractif des idées, le Spécialiste voit la fin ; il aspire à Dieu qu’il pressent ou contemple. » Chacune de ces catégories a donc un but propre et un instrument spécial.

Celui qui permet le culte spirituel, c’est la parole. En donnant une importance si considérable au langage, Balzac légitime pour les modernes le droit à toutes les nouveautés syntaxiques et morphologiques. Louis Lambert éprouvait le besoin, pour exprimer des idées nouvelles, sinon de mots nouveaux, au moins de mots anciens, élargis, étendus ou mieux définis. Le mot volonté par exemple lui servait à nommer le milieu où la pensée fait ses évolutions, la masse de la force par laquelle l’homme peut reproduire, en dehors de lui-même, les actions qui composent sa vie extérieure. La volition exprimait l’acte par lequel l’homme use de la volonté. Le mot pensée désignait le milieu où naissaient les idées auxquelles elle sert de substance. L’idée constituait l’acte par lequel l’homme use de la pensée. De là, pour Louis Lambert, non seulement un vocabulaire à la précision duquel il fallait être initié, mais encore un style particulier où abondaient des expressions étranges pour ceux qui ne savaient rien des théories auxquelles elles répondaient, mais d’une beauté réelle et d’un sens profond pour qui n’ignoraient pas les idées dont elles étaient la représentation écrite. C’est ainsi que Louis Lambert parlant d’après son système disait : « Cet homme n’est pas de mon ciel », là où les autres disaient : « Nous ne mangerons pas un minot de sel ensemble ». L’expression peut donc se confondre avec l’idée. À celle-ci le langage donne la vie ; il ne peut en être séparé.

Cette vérité Balzac entendait l’affirmer dans la Pensée VIII : « On décomposera l’homme en entier ; l’on trouvera peut-être les éléments de la Pensée et de la Volonté ; mais on rencontrera toujours, sans pouvoir le résoudre, cet X contre lequel je me suis autrefois heurté. Cet X est la Parole, dont la communication brûle et dévore ceux qui ne sont pas préparés à la recevoir…

» Aussi, peut-être un jour le sens inverse de l’Et verbum caro factum est sera-t-il le résume d’un nouvel évangile qui dira : Et la chair se fera le Verbe, elle deviendra la parole de Dieu. » Or, cette glorification du Verbe ne sera pas sans influencer fortement parmi les symbolistes les virtuoses du langage. Vraies ou fausses, les théories accréditées par Louis Lambert se résument ainsi :

1° Les spécialistes et par conséquent les poètes n’ont rien et ne peuvent avoir rien de commun avec le vulgaire ;

2° La folie n’est pas un délire de l’intelligence, mais la traduction devant des ignorants des secrets de l’absolu ;

À une révolution philosophique correspond une révolution linguistique ;

4° L’idée et le terme se confondent ; le verbe est une source d’inspiration nouvelle, une puissance créatrice d’images, un moyen de révéler l’infini.

Aussi paradoxales que paraissent ces opinions, elles devaient recevoir de l’avenir une confirmation inattendue. À ce point de vue Louis Lambert était un précurseur. Ses théories mises à part, Balzac démontrait, grâce à lui, qu’il y avait une littérature de l’invisible et prouvait avant le Spirite de Gautier et la Tentation de Flaubert, que cette littérature n’était pas dénuée d’intérêt.

9. Au reste, Gérard de Nerval apparaît bientôt comme un disciple indirect de Louis Lambert. Il ne s’élève pas à des conceptions aussi hautes ; il raisonne moins, il sent davantage ; il est d’ailleurs plus artiste que philosophe. S’il ne médit pas de la science, il refuse toutefois de voir en elle l’unique instrument de la connaissance. « L’arbre de la science, écrit-il, n’est pas l’arbre de la vie. » Sur ce point, non seulement il partage l’avis des poètes de son temps, mais encore il adopte les axiomes de l’occultisme contemporain. Sans se reconnaître précisément un adepte des doctrines swedenborgiennes, il professe un spiritualisme presque platonicien. Les âmes habitent momentanément la terre ; elles y viennent comme sur un théâtre pour y répéter le rôle qu’elles auront à jouer dans la vie éternelle. Le corps est pour elles un habitacle éphémère, un instrument qu’elles animent pour accomplir leur destinée terrestre. Les esprits d’élite peuvent en réfléchissant saisir la double individualité de leur nature : « C’est ainsi, confesse Gérard de Nerval, que je croyais percevoir les rapports du monde réel avec le monde des esprits. La terre, ses habitants et leur histoire étaient le théâtre où venaient s’accomplir les actions physiques qui préparaient l’existence et la situation des êtres immortels attachés à sa destinée. » Chez Gérard de Nerval, cette théorie se traduit par une affection physiologique assez curieuse : il sent en lui la présence de deux individus ; il lui arrive même de voir son double et de s’écrier : « Quel était donc cet esprit qui était en moi et en dehors de moi ? » Il en fait aussitôt ce « frère mystique » dont parlent les légendes orientales et toute sa vie passe à contempler la lutte incessante que ces frères ennemis vont se livrer dans son propre individu. C’est à ces compagnons, dont sa volonté ne sera pas toujours maîtresse, qu’il doit ses convictions idéalistes. Il est vrai qu’elles ne se sont pas formées sans lutte. Ayant pensé d’abord que le ciel était vide, Gérard de Nerval a magnifiquement crié sa douleur dans le Christ aux Oliviers.

Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir,
Hélas ! et, si je meurs, c’est que tout va mourir.


Plus tard, le poète a touché de son front à la voûte éternelle. Sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours, il a malgré tout affirmé comme les hommes du passé sa croyance en la divinité :

Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours[13] !


Et même leur retour est depuis longtemps un fait accompli. Ils sont revenus si nombreux que le panthéisme seul peut être la religion du poète : Tout est sensible, assure-t-il ;

Crains dans le mur aveugle un regard qui t’épie,
Souvent dans l’être obscur habite un dieu caché ;
Et, comme un œil naissant couvert par ses paupières.
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres[14] !


Les âmes d’ailleurs sont d’humeur voyageuse. On en peut rencontrer partout.

La métempsychose pour Nerval explique et complète le panthéisme : « Il est un air pour qui je donnerais tout Rossini et chaque fois que je l’entends je crois voir une dame,

Que dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue — et dont je me souviens[15] !


Par quel moyen le poète peut-il communiquer avec cet univers vivant ? Comment va-t-il examiner les correspondances de ces deux mondes, le spirituel et le matériel ? Il suffit à Gérard de Nerval d’entrer dans un état spécial, assez rapproché de la transe prophétique qui agitait la Pythie, pour que ses yeux contemplent des réalités interdites au commun des mortels : « Et puisque, écrit-il à Alexandre Dumas, vous avec eu l’imprudence de citer un des sonnets composés dans cet état de rêverie super-naturaliste, comme diraient les Allemands, il faudra que vous les entendiez tous. Ils ne sont guère plus obscurs que la métaphysique d’Hegel ou les Mémorables de Swedenborg et perdraient de leurs charmes à être expliqués, si la chose était possible [16] ». Cette déclaration acquiert la valeur d’un art poétique, si l’on en rapproche les circonstances particulières qui traversèrent la vie de Nerval, Les « sonnets mystagogiques » des Vers dorés ont été composés de 1841 à 1854, c’est-à-dire aux époques où le poète a fait les plus fréquents séjours dans les maisons de santé[17]. Les meilleurs vers de Nerval sont ceux qu’il a composés avant et après ses crises, ce qui conduit à constater que le don poétique était concomitant avec ses accès de folie. D’où pour les symbolistes un premier principe : Plus on est loin de la raison, plus on a chance d’exprimer les réalités du mystère. Il y en a un second qui se dégage tout naturellement de la déclaration de Nerval à Alexandre Dumas : « En admettant qu’un poème puisse être expliqué, il perdrait à l’être tout son charme. » Est-ce assez dire que la poésie n’est pas matière d’intelligence, mais uniquement de sensibilité ? Elle ne frappe pas la raison, elle émeut le cœur. On n’a pas à lui demander compte de la logique de ses détails, mais uniquement à s’inquiéter de l’impression qu’elle produit. C’est la formule de cette poésie qu’on ne peut discuter, de ces compositions indécises dont le charme réside dans une commotion vague, mais cependant indéniable. Gérard de Nerval ne pose pas seulement le principe. Il donne l’exemple. Son Artémis[18] semble écrite d’hier par un des maîtres de la jeune école :

La treizième revient… C’est encore la première ;
Et c’est toujours la seule, — ou c’est le seul moment :
Car, es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?…


Si Gérard de Nerval ne crée pas une langue nouvelle, il soustrait donc la poésie à la tyrannie de la raison, il la délivre du joug classique. Désormais les poètes n’auront pas à faire comprendre une idée, mais à provoquer des états d’âme. La fonction de la poésie sera la même que celle de la musique. Gérard de Nerval ne l’a pas dit expressément. Il en a par avance fourni la preuve.

10. Le rayon nouveau, émané de Sainte-Beuve, renforcé par Balzac et recueilli par Gérard de Nerval, allait enfin féconder le germe de cette poésie originale. Baudelaire synthétise les tendances des présymbolistes et y trouve le principe d’une esthétique nouvelle. En lui les symbolistes n’ont plus un aïeul lointain, mais un père. Il est le prince de l’école en attendant d’en devenir le dieu. Car son œuvre est pour ses modernes disciples une source inépuisable de règles, d’exemples et l’art n’y fait pas défaut. En philosophie, Baudelaire rompt en visière avec la tradition léguée par le xviiie siècle. Il ne croit ni au progrès ni à la science. Il y a, pense-t-il, dans chaque homme un sens particulier grâce auquel on peut saisir les vérités éternelles. Le monde n’est que l’expression des sensations perçues par cet organe spécial. Il semble que Baudelaire ait voulu se peindre lui-même quand il a fixé, dans sa préface aux Contes extraordinaires, la philosophie générale d’Edgar Poe. « Il considérait le progrès, écrit-il, la grande idée moderne, comme une extase de gobe-mouches et il appelait les perfectionnements de l’habitacle humain des cicatrices et des abominations rectangulaires. Il ne croyait qu’à l’immuable, qu’à l’éternel et au self-same, et il jouissait, cruel privilège dans une société amoureuse d’elle-même, de ce grand bon sens à la Machiavel qui marche devant le sage comme une colonne lumineuse à travers le désert de l’histoire. » Cela le conduisait en art à une doctrine étrange : il est inutile de chercher dans la nature une inspiration originale. On n’y verra que le déjà vu. Chacun n’y rencontrera rien qui n’ait été travaillé, exploité, épuisé par ses devanciers. En outre, la nature garde toujours quelque chose de bas et de matériel auquel répugne un esprit passionne d’idéalisme. L’âme a vite fait le tour des joies qu’elle recèle. Elle s’y blase et s’y désespère. Il faut donc chercher ailleurs de quoi satisfaire nos inclinations spiritualistes. Baudelaire résoud le problème en rejetant la nature du domaine de l’art, en concevant « une création due tout entière à l’art et d’où la nature est complètement absente ». Poe lui avait enseigné que la fantaisie répond mieux que la réalité à notre curiosité d’idéal ; il conclut que l’artificiel dépasse en beauté le naturel, que l’artificiel est une étape heureuse vers la conquête de l’infini. « Plus l’âme est ambitieuse et délicate, professe-t-il, plus les rêves l’éloignent du possible [19]. » L’extraordinaire et le fantastique sont une forme de l’irréel : « Le beau est toujours bizarre [20]. » Comment donc Baudelaire arrive-t-il à substituer au monde de la réalité un monde supra-naturel ? En cherchant du nouveau, quel qu’il soit. C’est le but qu’indique assez la dernière pièce des Fleurs du Mal : O mort,

Verse nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel, qu’importe !
Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau.


Ce nouveau qu’il trouve au fond de l’inconnu, c’est le mal et par extension le malsain. « L’homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve la volupté. » D’ailleurs l’âme est plus ou moins sous l’influence d’un pouvoir diabolique [21], et l’enfer est peut-être un moyen de comprendre le ciel. Baudelaire s’y est jeté à corps perdu : « Vous avez pris l’enfer, lui écrit Sainte-Beuve, et vous vous êtes fait diable ; vous avez voulu arracher leur secret aux démons de la nuit. » Victor Hugo précise : « Vous avez doté le ciel et l’enfer d’on ne sait quel rayon macabre ; vous avez créé un frisson nouveau. » C’est en effet le privilège de cet étrange génie d’avoir réussi, en conciliant les contradictions les plus incompatibles, à fuir le banal et à découvrir le nouveau. Il y parvient par une alliance insolite du mysticisme et du libertinage. Il a conservé de la religion cette sensibilité maladive qu’en dehors de toute sincérité de croyances provoquent les cérémonies de l’église, ce culte de latrie qui suggère invinciblement la terminologie liturgique dans les sujets les plus profanes. Il invoque une maîtresse comme la Vierge :

Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse,
Un autel souterrain au fond de ma détresse.


Il compose pour une modiste des stances latines qui ressemblent à des cantiques sacrés. Et cependant ce mysticisme n’atténue point son libertinage. Il semble au contraire qu’il le surexcite. Il a des visions dépravées, le goût des bouges, les raffinements d’un blasé qui savoure avec curiosité les plus basses amours. Un à un, il descend les degrés qui conduisent à la perversion des sens et de la raison.

Tout ce qui porte en soi le cachet de la décadence, les fins d’automne, les heures du soir, les musiques languissantes, filles fardées, ivrognes alourdis de vin, d’opium, de haschich ou d’éther, décomposition morale ou physique, tout ce qui en un mot constitue le bilan du sadisme intellectuel, tout cela est pour lui matière d’art, car tout cela tient du morbide, et c’est là pour l’art un domaine vraiment inexploré. Cette subtilité maladive conduit Baudelaire à percevoir derrière la réalité tangible une réalité spirituelle, des puissances occultes, des liens invisibles par lesquelles les choses correspondent entre elles, un fonds commun sur quoi tout repose et qui donne à l’initié le droit d’établir entre les objets les plus hétérogènes des rapprochements singuliers, d’ailleurs inexplicables pour le vulgaire. C’est le sens du sonnet qui s’intitule Correspondances :

La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles.
L’Homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers…
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.


Ce don des Correspondances est le fruit d’une imagination extrêmement déliée ; chez Baudelaire, une nervosité excessive prend le pas sur l’entendement. Du reste le poète, apôtre de la sensation, recherche moins l’idée que l’impression. Il écoute résonner ses nerfs sous le flot des contingences infinies et par eux il perçoit l’écho du monde invisible. De là une poétique originale, une métrique personnelle et un style profondément suggestif. Quand il compose, il ne suit pas un ordre logique, car le but qu’il poursuit n’est pas de traduire une idée mais de provoquer chez le lecteur un état d’âme. Aussi ne procède-t-il ni par syllogismes éloquents, ni par tableaux descriptifs, mais par association de sensations. Cette association s’organise volontairement et consciemment en vue de susciter la surprise et l’étonnement, ce qui, au sens de Baudelaire, est le meilleur moyen de produire chez autrui la sensation du beau. L’éloquence, la passion, la spontanéité doivent donc être proscrits de la poésie. L’art est une mosaïque difficile de sensations rares. Il exige un effort volontaire, il s’obtient par un travail acharné : « C’est cet admirable, cet immortel instinct du Beau, écrit Baudelaire, qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au delà et que voile la vie est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau. Et quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d’un excès de jouissance, elles sont bien plutôt un témoignage d’une mélancolie irritée, d’une postulation de nerfs, d’une nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement sur cette terre même d’un paradis révélé. Aussi le principe de la poésie est, strictement et simplement, l’aspiration humaine vers une beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un enlèvement de l’âme, enthousiasme tout à fait indépendant de la passion, qui est l’ivresse du cœur, et de la vérité qui est la nature de la raison. Car la passion est chose naturelle, trop naturelle même pour ne pas introduire un ton blessant, discordant dans le domaine de la beauté pure ; trop violente pour ne pas scandaliser les purs Désirs, les gracieuses Mélancolies et les nobles Désespoirs qui habitent les régions surnaturelles de la poésie. »

Cette poétique de l’artificiel explique les curiosités du rythme baudelairien. La musique est de tous les arts celui qui reproduit le mieux la sensation. Baudelaire introduit dans sa métrique des procédés musicaux. Il use de la ritournelle, c’est-à-dire qu’il aime dans le morceau poétique le retour d’un vers mélodieux ; il use de l’allitération, c’est-à-dire qu’il aime dans le vers le retour de certaines consonnes harmonieuses. Il dédaigne la rime plaie et lui préfère la rime entrecroisée, trouvant un charme pervers à briser momentanément l’accord de la note donnée pour la parfaire un peu plus tard. Dans le même dessein, il compose des vers immenses avec trois ou quatre mots polysyllabiques, dont la sonorité musicale prolonge indéfiniment la vibration de la rime [22]. Malgré ces efforts pour assouplir le rythme, il estime que la forme versifiée est encore trop rébarbative en comparaison des mélodies que le poète entend chanter dans son âme ; il conçoit que la prose est seule assez libre, assez fluide pour devenir entre les mains d’un artiste le meilleur vêtement plastique et harmonique de la sensation. « En feuilletant le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand, écrit-il à Arsène Houssaye [23], l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne si étrangement pittoresque. Quel est celui de nous qui n’a pas dans ses jours d’ambition rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? » Et il compose ses Petits poèmes en prose, qui ressemblent d’assez loin sans doute à ceux d’Aloysius Bertrand, mais où il a réussi à mettre en lumière sa science si prestigieuse de la beauté propre au mot, de la valeur intrinsèque du vocable en dehors de l’idée qu’il exprime, où surtout, mieux encore que dans ses Fleurs du Mal, il a pu s’enivrer de ce parfum, de cette odeur des mots dont la déliquescence l’obsédait : « Ne semble-t-il pas au lecteur comme à moi, remarque-t-il dans la note qui suit le Franciscæ meæ Laudes, que la langue de la dernière décadence latine, suprême soupir d’une personne robuste déjà transformée et préparée pour la vie spirituelle, est singulièrement propre à exprimer la passion telle que l’a comprise et sentie le monde poétique moderne ? La mysticité est l’autre pôle de cet aimant dont Catulle et sa bande, poètes brutaux et purement épidermiques, n’ont connu que le pôle sensualité. Dans cette merveilleuse langue, le solécisme et le barbarisme me paraissent rendre les négligences forcées d’une passion qui s’oublie et se moque des règles. Les mots, pris dans une acception nouvelle, révèlent la maladresse charmante du barbare du Nord, agenouillé devant la beauté romaine. Le calembour lui-même, quand il traverse ces pédantesques bégaiements, ne joue-t-il pas la grâce sauvage et baroque de l’enfance ? » N’est-ce pas la porte ouverte à cette effarante philologie par laquelle tant de symbolistes chercheront à se distinguer. N’est-ce pas là, outre l’esthétisme si bizarrement introduit par Baudelaire dans la poésie française, de quoi expliquer l’admiration de la phalange symboliste pour ce professeur de mysticisme et de sensualité, de quoi comprendre la dévotion quasi-divine qu’ont à ce père étrange marquée tant de fils prodigues ?

11. Cette pensée que Baudelaire avait tenté de conduire aux confins de l’invisible, et cette forme si maladivement suggestive, les symbolistes les retrouvaient avec une intensité effrayante d’intuition et d’art dans les livres « pleins d’épouvante, d’hallucinations, de tendresse, de plaisanterie noire et de raillerie féroce » que publiait avec un hautain mépris de la gloire le comte Villiers de l’Isle-Adam. Alors que Barbey d’Aurevilly héritait directement du caïnisme et du satanisme, pour mieux dire du sadisme intellectuel de Baudelaire, Villiers épurait le patrimoine du maître au souffle d’un christianisme sincère et tentait la conquête de l’inconnaissable, non plus avec cette âpre mélancolie dont le morbide confesse trop l’impuissance, Mais avec cette volonté sereine qui dédaigne les tares de la réalité pour se hausser à la contemplation des vérités éternelles. L’âme de Baudelaire restait emprisonnée dans son corps ; celle de Villiers apparaît presque dégagée des liens charnels.

Comme philosophe, Villiers est un disciple chrétien d’Hegel. L’univers, à son sens, n’est qu’une ombre vaine, le monde extérieur qu’une série d’apparences confuses, dont le flot heurte inutilement notre intelligence.

Les organes dont l’homme dispose sont trop faibles, trop insuffisants pour pénétrer jamais ce que cache le mouvement perpétuel des phénomènes. Il n’y a qu’une réalité certaine : la pensée. Pareille conception aurait dû entraîner Villiers à absorber la matière dans l’esprit et logiquement l’amener ou à l’athéisme ou au panthéisme. Villiers, breton et croyant, n’a pas accepté les extrêmes conséquences du système hégélien. Il conçoit, au-dessus de la réalité apparente, l’existence d’une réalité invisible soumise à Dieu, un monde supérieur qui vit parallèlement au nôtre et, dont le nôtre participe dans une mesure imparfaite. Nous sommes plongés dans cette réalité invisible ; elle nous pénètre et il arrive parfois qu’elle daigne par des phénomènes sensibles manifester visiblement quelques épisodes de sa vie invisible. Le privilège de l’artiste est précisément de concevoir ce monde mystérieux. Il l’atteint par un don de l’âme, un effort de pensée qui déchire pour les yeux de l’intelligence les voiles de l’invisible et livre à nos regards intérieurs les vastes domaines de l’irréel. De là dans l’œuvre de Villiers deux tendances nettement caractérisées. Jugeant la société des sommets de l’idéal, il a pour elle ce mépris aristocratique, cette morgue caustique, par lesquels les natures d’élite ont accoutumé de venger les turpitudes qui les blessent. Au nom de ce même irréel, dont il contemple la perfection, il oppose à cette réalité méprisable la réalité idéale. Après la satire virulente des vices humains, il s’enthousiasme pour la beauté de l’invisible. Il dresse le réquisitoire de l’humanité moderne, il écrit le panégyrique du mystère supra-humain.

La société dans laquelle il est contraint de vivre est pour lui l’occasion d’un écœurement perpétuel. Il y constate avec humeur le triomphe des utilitaires, la puissance des médiocres. Il y note avec colère l’amour effréné de l’argent, ainsi que le dédain de tout ce qui n’est pas monnayable : « Surtout pas de génie, devise moderne », recommande-t-il au frontispice de l’un de ses contes : les Deux Augures. Il dépeint l’ingénieur Grave [24], qui rêve de « défricher l’azur, de coter l’astre, d’exploiter les deux crépuscules, d’organiser le soir, de mettre à profit le firmament jusqu’à ce jour improductif » et dont l’invention comble de joie les bourgeois pratiques puisque, grâce à elle, « le ciel finira par être bon à quelque chose et par acquérir une valeur intrinsèque ». Il crée le type de Tribulat Bonhommet qui définit l’idéal « une maladie de l’organisme » et symbolise la stupidité prétentieuse du sens commun.

Quelle consolation, en face d’un utilitarisme aussi détestable, de concevoir « la réalité d’un autre espace inexprimable et dont l’espace apparent n’est que la figure » ! Quel réconfort aussi d’atteindre à cet invisible dont les actions humaines sont les si pâles reflets ! Et voici dans ce symbolisme empli d’occultes pensées, à travers un mystère attendri, religieux et ouaté, l’évocation des milieux que les sens ne découvrent point, mais que l’entendement perçoit dans leur éblouissante splendeur. L’humanité est un troupeau d’aveugles devant lequel se joue le drame divin. La Céleste Aventure, l’Intersigne, Vera, Claire Lenoir sont les interprétations en langage humain des explorations tentées dans cet invisible. Villiers y prouve que les événements les plus bizarres aux yeux de ceux qui ne sont pas initiés ont cependant leur logique. Le mystère n’est qu’une forme de l’ignorance : « Rien n’est trop merveilleux pour être vrai. » Les manifestations prodigieuses de l’invisible peuvent nous étonner ; elles ne doivent pas nous trouver incrédules ; elles sont une raison de s’humilier devant la divinité, une preuve qu’au-dessus de nous vit un monde auquel doivent aspirer toutes les forces de notre intelligence. Mais l’humilité chrétienne n’est pas la seule attitude que puisse inspirer l’intuition même fortuite de l’Au-delà. L’homme, averti de l’idéal, ira le chercher dans les régions où il se dissimule. Il a le devoir de forcer la porte de l’inconnaissable.

De là ces symboles audacieux où Villiers tente pour son compte la périlleuse entreprise : Akédysséril et l’Ève future. Les héros chez lui sont des surhommes, synthétisant ce qu’il y a de meilleur, de plus élevé, de plus pensant dans l’humanité. Ses héroïnes n’appartiennent pas à cette terre. Ce sont des rêves réalisés où s’incarne gracieusement une idéalité surnaturelle.

Le style de Villiers est en harmonie intime avec ce symbolisme philosophique. Il est difficile d’expliquer clairement à des intelligences moyennes les secrets de l’invisible. Il est à peu près impossible de rendre dans la forme étroite et précise des réalistes les mystères que l’écrivain lui-même perçoit plus par l’intuition que par la raison. Pour évoquer le divin et exprimer l’insaisissable, Villiers use du procédé suggestif. Par le choix des termes et l’harmonie de la période, il fait entendre plus qu’il ne dit ; il fait voir au delà de ce qu’il représente. Le romantique cherchait l’épithète, le naturaliste le détail, l’impressionniste le pittoresque, Villiers s’attache à l’abstraction. Il établit entre les mots des rapports inattendus qui resserrent la pensée et laissent transparaître derrière l’idée saisie l’infini qu’il n’exprime pas. Il écrira par exemple « l’âme des belles nuits » pous évoquer cette sérénité magnifique dont le cœur est appréhendé durant les nuits étoilées de l’été. Il dira « le prodige de cette fleur » pour caractériser, par cette cohésion d’un terme abstrait et d’un terme concret, les mille aperçus curieux qu’éveille dans l’esprit l’analyse de cette chose vivante, une fleur ! Il n’y a pas chez lui de paysages à la manière des écrivains de la génération précédente ; pas de ciels largement brossés, pas de digressions sur la nature ou sur la beauté du monde extérieur. Il est peintre sans doute, mais peintre rationaliste. Il indique le paysage ; il ne commente pas, et c’est un trait curieux à noter chez cet adversaire du classicisme, il n’a, au fond, pas d’autre procédé descriptif que La Fontaine. À la lire attentivement, la phrase de Villiers est grosse de beautés accidentelles. À côté du sens général qu’elle comporte, il y a une infinité de petits sens adjacents qui concourent à étendre la pensée principale, à prolonger l’horizon vers l’infini. Ainsi s’explique qu’elle soit lumineuse jusqu’à l’obscurité. Très claire si l’on s’en tient à ce qu’elle exprime réellement, elle acquiert une splendeur éblouissante dès qu’on analyse les impressions suggérées par chacune des expressions qui la composent. Ce charme curieux pour les raffinés du style se double de la musicalité surprenante qu’acquiert chez Villiers l’ensemble de la période. L’écrivain est un prestigieux artisan du rythme. Avant beaucoup d’autres symbolistes, il a compris que le vers ne traduirait jamais complètement les cadences perceptibles aux oreilles modernes, et qu’à ce point de vue la prose avec sa liberté indéterminée offrait à l’artiste des ressources considérables dont il s’agissait de savoir tirer parti : « Mes mots, disait Villiers, sont pesés dans des balances en toiles d’araignées », voulant indiquer par là non seulement que le terme choisi par lui était l’expression concise de sa pensée, mais qu’il y avait identité chez lui entre le mot juste et le mot musical. Voilà pourquoi sa phrase est nombrée avec autant de finesse que les meilleurs vers libres. Son rythme indéfini prolonge l’impression. Déclamée, la prose de Villiers émeut à la façon de la musique.

Plus d’un critique a déjà noté que le début de l’Amour suprême et le prélude de Lohengrin suggéraient des sensations d’une analogie frappante. C’est que l’auteur avec une extrême habileté a contraint la forme à suivre les contours imprécis de la pensée et a profité de la sonorité propre aux vocables, non pour traduire l’invisible, mais pour en évoquer le sentiment. De cette façon il a prouvé que les phénomènes secrets par lesquels l’âme humaine correspond avec l’infini peuvent être perceptibles à tout lecteur. À défaut de la précision plastique du terme, la résonnance des syllabes en peut suggérer le mystère. Le cœur alors pressent ce que la raison ne comprend plus. Par l’idéalisme exaspéré de sa pensée et la nouveauté musicale de sa forme, Villiers de l’Isle-Adam méritait la reconnaissance et l’admiration des décadents. Les jeunes novateurs lui prouvèrent, l’une en le tirant de l’obscurité où il croupissait, l’autre en déduisant les plus extrêmes conséquences de la technique qu’il n’avait sans doute pas découverte, mais qu’il avait élevée à son plus haut degré de perfection tolérable.

Ainsi le symbolisme, tendance à rénover fond et forme, n’était point sans racine dans l’histoire des lettres françaises. Dès le xve siècle le spiritualisme mystique s’allie à un certain libertinage et se traduit par une acrobatie de rythmes dont la variété, quoi que fassent les modernes, restera toujours sans exemple. Chateaubriand renoue la tradition interrompue par le rationalisme cartésien du xviie siècle ; il réintègre Dieu dans l’art. À son école, Lamartine, Vigny et Victor Hugo y font rentrer l’infini, et d’un style tantôt vaporeux comme la rêverie elle-même, tantôt étincelant comme le diamant d’un pur symbole, entraînent l’âme au delà de la réalité contingente. Avec eux déjà la poésie tend vers la musique ; l’infini devient l’inconnaissable avec Sainte-Beuve et Balzac ; il s’affirme obsession du mystère et de l’au-delà avec Gérard de Nerval, Baudelaire et Villiers de l’Isle-Adam. La syntaxe et le vocabulaire ont suivi la gradation ascendante des aspirations idéalistes. Amenés à traduire des impressions inaccoutumées, les écrivains ont affiné et diversifié leur procédé d’expression. Un souffle régénérateur passait par cette porte que Sainte-Beuve avait entr’ouverte, que Baudelaire avait poussée sur l’au-delà. Il apportait les effluves de l’infini ; il exaspérait la divination du poète ; il le contraignait à recréer sa langue pour y enchâsser ces gemmes précieuses que l’initié recueille au cours d’une exploration dans le mystère. Une élite devait naître pour moissonner les joyaux découverts. « Les gens comme moi, avait dit Baudelaire [25], veulent que les affaires d’art se traitent entre aristocrates et croient que c’est la rareté des élus qui fait le paradis. » En idéalisant l’art, il l’émancipait de la tutelle des médiocres, mais il en faisait le privilège d’une caste. Une oligarchie allait se constituer héritière orgueilleuse des jardins de l’infini, dépositaire jalouse de ce verbe magique, clef d’or qui pour les profanes fermait la grille des mystérieux paradis.



  1. Pasquier, Recherche de la France, liv. VII, chap. 6.
  2. Cf. sur cette école E. Bourciez, les Mœurs polies et la littérature de cour sous Henri II. Paris, Hachette, 1886.
  3. Nous avons cru inutile d’insister davantage sur ces deux auteurs après les thèses dont ils ont fait l’objet. Cf. sur Scève : Albert Baur, Maurice Scève et la Renaissance lyonnaise. Paris, Champion, 1906, in-8 ; sur Brugnyon : M. Brunot, De Philiberti Bugnonii vita et eroticis carminibus. Lyon, Storck, 1891.
  4. Cf. sur les rapports entre le symbolisme du xvie siècle et celui du xixe les articles de F. Brunetière, Symbolistes et décadents (Revue des Deux-Mondes, 1er mars 1888, p. 217 et 1er novembre 1888, p. 215) et aussi Raoul Rosières, Une Ancienne école littéraire (Revue bleue, 17 octobre 1891), où du reste l’auteur n’a vu dans le mouvement symboliste qu’une révolution de langage et a confondu les grands rhétoriqueurs et leurs disciples immédiats avec les contemporains symbolistes.
  5. Par exemple le sonnet : Comme on soulait si plus on ne meblasme. Ronsard, Amours, I, 201.
  6. La Mort de Socrate.
  7. L’Année terrible.
  8. Contemplations, II.
  9. Art d’être grand-père.
  10. La Légende des siècles.
  11. Cf. Stapfer, Racine et Victor Hugo, la note de la p. 294.
  12. Louis Lambert. Paris, Charpentier, 1842, P. 39 et 40.
  13. Les Chimères. Delfica.
  14. Vers dorés.
  15. Odelettes : Fantaisie.
  16. Préface des Filles du feu, écrite en 1854.
  17. Voir le relevé de ces séjours dans Arvède Barine, Nécrosés. Hachette, 1898, p. 322.
  18. Les Chimères.
  19. Curiosités esthétiques. Exp. universelle de 1855, chap. 1.
  20. Curiosités esthétiques. Exp. universelle de 1855, chap. 1.
  21. Cf. Poème du Mauvais vitrier (Petits poèmes en prose, pièce XI).
  22. Cf. au surplus la thèse de A. Cassagne, Versification et métrique de Charles Baudelaire. Paris, 1906, in-8o.
  23. Préface des Petits poèmes en prose.
  24. L’Affichage céleste.
  25. Curiosités esthétiques. Salon de 1859, chap. V.