Le Tailleur de pierres de Saint-Point/13

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Lecou, Furne, Pagnerre. (p. 297-310).


CHAPITRE XIII.



I.

Ça fut dit, et je partis pour aller acheter à Mâcon une veste et du linge de ma condition, à la place des haillons de l’idiot.

À mon retour, le lendemain, ma mère avait tout dit à Denise. Elle me fit bonne grâce en rentrant et me trempa la soupe au bout de la table, à l’endroit où elle me la trempait quand elle était fille et que j’étais son fiancé. Je prenais le petit et la petite sur mes genoux, et je les embrassais bien fort, afin qu’elle comprît que c’était pour elle que je les aimais tant. C’est qu’en effet la petite lui ressemblait, monsieur, et qu’en l’embrassant, il me semblait en embrasser deux.

Mais nous ne nous parlions pas, parce que ma mère disait qu’il fallait avant une permission du maire et une dispense du curé pour se marier entre beau-frère et belle sœur.

C’est alors que je descendis au château, monsieur, et que votre mère, qui était si serviable et si aimée dans toute la montagne, me reçut gracieusement et me fit avoir les papiers. Je vous vis bien alors tout jeune dans le jardin avec vos sœurs. Je ne savais pas que vous viendriez un jour si souvent sur ces roches, vous entretenir avec un pauvre homme comme moi.

II.

Quand j’eus les papiers, monsieur, alors nous nous parlâmes comme nous nous étions parlé autrefois sous les noisetiers et le long des buissons. Seulement les enfants cueillaient des coquelicots ou dénichaient des nids de rossignols autour de nous, en revenant à chaque instant les montrer à moi et à leur mère. Denise souriait en pleurant et pleurait en souriant, comme une nuée d’avril. Elle était encore plus jolie qu’à dix-huit ans, depuis qu’elle dormait toute sa nuit, que le pain et le laitage abondaient sur la table, grâce à mon économie, et qu’elle me sentait là, à côté d’elle, sans que personne pût jamais y trouver à redire et nous séparer. Je lui avais acheté des habits de laine bleue galonnés de rouge, avec des tabliers de coton rayé et des souliers à boucles de laiton, aussi luisants que son crucifix. Ses joues étaient devenues roses comme des pommes d’oiseau. Elle courait sur la pente des prés après sa petite, aussi légère que si elle avait été sa sœur. Étions-nous jeunes ! Étions-nous fous ! Étions-nous heureux, monsieur ! Le jour approchait où nous devions descendre avec toute la famille pour nous marier au village. Ma mère en avait rajeuni elle-même, et commençait à revoir le soleil dans la cour. Ces neuf ans n’étaient rien qu’un mauvais rêve qui semblait n’avoir duré qu’une nuit.

III.

En attendant, j’avais repris mon état pour remettre un peu d’aisance dans la maison et pour acheter le cabinet et le linge qui fait dans le pays le mobilier des nouveaux mariés. Comme j’avais été si longtemps absent de la vallée de Saint-Point, et que les autres tailleurs de pierre ne travaillaient pas à si bon marché pour le pauvre monde, le pauvre monde des hameaux de la montagne avait bien de l’ouvrage à me commander. Celui-ci avait marié sa fille, et il voulait bâtir une chambre de plus pour son gendre ; celui-là avait vu s’écrouler sa grange, son évier ou son pigeonnier. Les femmes me demandaient des mortiers à sel, les hommes des meules, les bergers des auges pour leurs bœufs, les laboureurs des bouts de roue pour leurs portes. Je gagnais, en gagnant petit, plus qu’il ne fallait pour fonder notre ménage. J’avais déblayé ma vieille carrière, entre les Huttes et la vallée, de tous les gravois que les éboulements et les pluies y avaient accumulés depuis neuf ans, et de toutes les ronces qui avaient poussé à travers. J’avais fait, sous les beaux sapins où Denise venait autrefois m’apporter ma mérende, un découvert en voûte creux comme une caverne, d’où je tirais des blocs épais, carrés, sains et jaunes comme du beurre, qui auraient suffi à construire un pilier de cathédrale. J’avais retrouvé mes bras de dix-huit ans. À chaque coup de pic, je me disais, en voyant tomber ma sueur en gouttes de pluie sur la pierre : C’est pour elle ! Et je me sentais plus vigoureux le soir que le matin. Ah ! c’est un bon repos que l’amour tranquille dans le cœur !

Et à la maison tout le monde était gai, jusqu’aux petits.

IV.

Ma mère avait fait des beignets et des gaufres de sarrasin pour le jour de la noce, qui était le mardi de la Saint Jean d’été. Elle avait invité les parents, garçons et filles, qui étaient au village ou répandus ici et là dans les hameaux. Il y en avait une douzaine, petits ou grands, tant fils et filles du coquetier que d’autres. Les tailleuses étaient venues faire la robe et la coiffe de noces à Denise, et elles lui essayaient tout le jour tantôt ceci, tantôt cela. Vous auriez entendu jaboter et rire dans la maison du matin au soir.

V.

Moi, monsieur, je riais un moment avec eux, et puis je redescendais travailler, mais sans tenir longtemps au travail depuis les derniers jours. Mon cœur était trop avec Denise. Pourtant j’avais préparé aussi une surprise à la noce et un bouquet, comme on dit, au feu d’artifice de la Saint-Jean, qu’on a coutume d’allumer sur nos montagnes la veille de cette fête, et un coup de boîte plus fort que ceux qu’on tire chez nous aux noces en signe de réjouissance. Je travaillais secrètement depuis huit jours à creuser une mine comme j’en avais vu creuser dans les rochers de Toulon, capable de faire sauter toute la voûte sous les sapins de ma carrière, et de me donner sans peine des matériaux pour tailler pendant plus de six mois.

Je n’en avais rien dit à personne, pas même à Denise, pour que ça partît à la fin du repas des noces, et que chacun à une lieue de là, sur les montagnes et dans la vallée, dît en l’entendant éclater : Voilà le coup de noce du tailleur de pierre. Je l’avais remplie d’un demi-quintal de poudre bien bourrée avec de la sciure de pierre par-dessus. De peur de malheur j’y avais attaché une mèche qui brûlait lentement et que j’avais recouverte de gravier, de poussière et d’herbe sèche, pour que les pieds des bêtes ne la dérangeassent pas. Il n’y avait que moi qui connusse la touffe d’orties où le bout de la mèche était enroulé en sortant de terre près de la carrière, au bord du chemin.

VI.

Le matin de la veille des noces, j’allai encore à la carrière pour ne pas me casser les bras, comme on dit ; je donnai quelques coups de pic et de levier dans mes pierres, je visitai ma mèche, je préparai mon amadou avec une traînée de poudre arrivant jusqu’au chemin, et je me dis en remontant : Tu battras le briquet, la poudre prendra feu, l’amadou s’allumera, il communiquera lentement le feu à la mèche ; tu auras le temps, sans te presser, de remonter jusqu’aux Huttes, tu prendras un verre pour boire à la santé des parents en embrasant Denise, et le coup partira. C’était mon idée, monsieur.

VII.

Cela fait, je descendis, tout courant, au village de Saint-Point pour acheter six bouteilles de vin blanc, afin de faire boire le lendemain à la noce. Je m’amusai un peu avec l’un, avec l’autre, avec le cabaretier, avec le sonneur, avec le curé et sa servante. Chacun m’arrêtait, me faisant compliment sur le bonheur que j’avais d’épouser une si brave et une si belle veuve ; car elle était bien aimée et connue, quoiqu’on ne la vît que par hasard à l’église, aux grandes fêtes, et jamais aux danses. On l’appelait, comme je vous ai dit, la sauvage des Huttes ; mais on ne l’estimait que plus. On m’offrait un verre de vin partout, je ne pouvais pas refuser sans être malhonnête ; je bus quelques coups de trop. La preuve, c’est que moi, qui ne faisais que siffler en travaillant dans mon chantier, je remontai aux Huttes qu’il était déjà quasi nuit, et en chantant si haut que ma voix faisait sauver les oiseaux déjà couchés dans les buissons et sur les arbres.

VIII.

Je ne pensais qu’à mon bonheur d’être le lendemain le compère de Denise, et de redescendre là avec elle, qui aurait un gros bouquet à sa gorgère, et un autre d’œillets rouges sur sa coiffe. Je la voyais d’avance à mon bras, avec ses beaux souliers aux pieds ou à la main, de peur de les déchirer sur les cailloux. J’avais tout à fait oublié que c’était aussi la veille de la Saint-Jean, le soir où l’on promène des torches de paille enflammée et des mâts de sapin allumés sur les montagnes.

En approchant de mon chantier dans l’ombre, j’entendis quelques bruits dans les feuilles, et comme un chuchotement de voix de femmes et d’enfants de l’autre côté de la carrière, tout en haut, sous le grand sapin. Je m’arrêtai et je me dis : Ce sera Denise, les tailleuses et les enfants qui seront venus à ma rencontre, par surprise et par badinage, ne me voyant pas remonter si tard. Et ce n’était que trop vrai ; car, au moment où je pensais cela, j’entendis la voix claire et tremblante de Denise qui me huchait de toute sa force, tout en riant, d’un bord de la clairière à l’autre. Les enfants huchèrent de leur jolie petite voix comme elle, en criant gaiement Claude ! Claude ! à travers les bois.

Je répondis en huchant aussi pour que ma voix montât bien fort vers eux, qui étaient en haut et moi en bas : Denise ! Denise ! c’est toi ! c’est moi ! Et je fis quelques pas en courant pour aller les embrasser en contournant les bords escarpés de ma carrière.

Mais à ce moment, monsieur, une grande lueur m’entra tout à coup dans les yeux, et une douzaine de voix de garçons, de jeunes filles et d’enfants se mirent à hucher aussi du côté opposé à l’élévation où j’avais entendu Denise. C’étaient les garçons, les filles et les enfants de la noce du lendemain qui étaient venus, pour me faire fête et surprise, passer la nuit aux Huttes et promener en signe de réjouissance leurs torches de paille et leurs mâts de sapin allumés autour de Denise et de moi. Ils venaient d’y mettre le feu en m’entendant répondre à Denise, et ils s’avançaient en poussant des cris de joie et en secouant leurs flammes et leurs étincelles au-dessus de leurs têtes dans la nuit.

IX.

À la réverbération de ces torches enflammées, je vis clairement Denise au sommet de la carrière, droit sur la voûte en face de moi. Son garçon la tenait par la main, et sa petite fille était pendue à son cou, assise sur son bras, comme on représente la sainte Vierge portant l’enfant Jésus. Elle regardait vers moi avec un visage de bonheur et d’amour, tout illuminé en rouge par le feu des Bordes. Je lui tendis les bras, puis tout à coup je poussai un grand cri, et je lui fis signe de se sauver de là où elle était.

Ma pensée venait de me frapper comme un coup de marteau dans la tête. Les garçons et les jeunes filles s’approchaient d’abord du chemin où j’avais semé mon amorce sur mon amadou le matin. Une étincelle emportée par le vent suffisait pour allumer la mèche et pour faire sauter le rocher sur la caverne où était Denise !

Hélas ! monsieur, je pensais trop tard. Je n’avais pas eu le temps de décoller ma langue de mon palais et d’étendre la main vers Denise, qu’un coup de tonnerre souterrain éclata sous ses pieds, et que je la vis lancée avec ses deux petits enfants encore à son cou à la hauteur de la tête du sapin, et retomber au-dessus d’un nuage de fumée comme une sainte descendant du ciel, s’engloutir avec eux dans la voûte qui venait de s’entrouvrir et de se refermer avec le bruit de l’écroulement du monde sur elle !… Grand Dieu ! que ne se referma-t-il du même coup sur moi !

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Je ne pus retenir un cri d’horreur et une larme de pitié.

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X.

Je vis que le pauvre homme ne pouvait plus poursuivre. J’eus compassion de son déchirement. Je me hâtai de l’entraîner vers un autre site et de détourner sa pensée de cet horrible dénouement de son amour, remettant à un autre jour les détails de l’événement dont on s’entretenait encore dans toutes nos montagnes. Il me comprit, il se leva tremblant, pleurant et priant. C’était la volonté de Dieu, monsieur. Il s’inclina comme sous la main divine qu’il aurait sentie sur sa tête.

Nous reprîmes tous deux en silence le chemin de la vallée. En passant au bord de la carrière abandonnée, il détourna la tête. J’aperçus une croix de pierre contre un vieux tronc de sapin que je n’avais pas encore remarqué, au-dessus d’un large éboulement. C’était sans doute la place où il avait vu, après l’explosion, Denise soulevée vers le ciel comme une sainte au-dessus du nuage.

Il m’accompagna cette fois jusqu’au bord des prés. Je semblais lui être devenu plus cher depuis que j’avais pleuré Denise avec lui.