Le Tailleur de pierres de Saint-Point/14

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Lecou, Furne, Pagnerre. (p. 311-319).


CHAPITRE XIV.



I.

Quand je le revis le dimanche suivant, Hélas ! monsieur, me dit-il, que venez-vous chercher ? je n’ai plus rien à vous dire. Denise fut retrouvée morte, avec ses deux enfants, par les pionniers, dans les débris de la caverne. Le médecin dit qu’ils étaient déjà morts asphyxiés et foudroyés par la fumée et le feu de la mine, avant de retomber dans le sépulcre que je leur avais creusé.

On les reporta là, à la place où vous êtes, à côté de ma mère, qui n’avait pas pu survivre un seul jour à notre malheur. Si vous dépliiez cette couverture de gazon sur ce lit de terre, vous reverriez toute une famille.

Ils me gardent la place, comme vous voyez, monsieur : voilà mon lit de noce à côté de Denise.

Je vis un vide entre deux tombeaux.

— Et vous vivez là, lui dis-je avec pitié, toujours face à face avec votre amour évanoui ?

— Je ne pourrais plus vivre ailleurs, me dit-il mon cœur y a pris racine comme ce buis, qui puise sa sève dans la mort.

— Et ne murmurez-vous donc jamais en vous-même, Claude, contre cette Providence qui vous a montré le bonheur de si près deux fois, pour vous le ravir lorsque vous croyiez le tenir dans vos bras ?

— Moi murmurer contre le bon Dieu, monsieur ? s’écria-t-il. Oh ! non ! il sait ce qu’il fait, et nous, nous ne savons que ce que nous souffrons. Mais je me suis toujours imaginé que les souffrances, c’étaient les désirs du cœur de l’homme écrasés dans son cœur jusqu’à ce qu’il en sortît la résignation, c’est-à-dire la prière parfaite, la volonté humaine pliée sous la main d’en haut.

— Mais ce désir plié sous la main d’en haut ne se redressera-t-il jamais, Claude, comme le ressort comprimé, quand on enlève le poids qui le courbe ?

— Oui, monsieur ; mais s’il se redresse dans ce monde, c’est la révolte, et, s’il se redresse là-haut, c’est le paradis.

— Et qu’est-ce que le paradis, selon vous, Claude ?

— C’est la volonté de Dieu dans le ciel comme sur la terre, monsieur.

— Mais, si cette volonté se trouvait contraire à la vôtre là-haut encore, et vous séparait de nouveau de ce que vous aimez ?

— Eh bien, j’attendrais encore, oui, monsieur, j’attendrais une éternité sans murmurer, jusqu’à ce que le bon Dieu me dît : Voilà ce que tu cherches !

— Vous croyez donc fermement retrouver Denise ?

— Oui, monsieur.

— Et quand ?

— Quand il plaira à Dieu.

— Et, en attendant, souffrez-vous ?

— Je ne souffre plus, monsieur, j’aime et j’espère. Et vous croyez, n’est-ce pas, aussi ?

— Non, monsieur, je n’ai pas la peine de croire. Je vis de deux amours ; l’amour, n’est-ce pas la foi ? J’en ai pour deux.

— Ainsi, vous n’êtes pas trop malheureux ?

— Pas du tout, monsieur Dieu m’a fait la grâce de le voir partout, même dans mes peines. Peut-on être malheureux dans la compagnie du bon Dieu ?

II.

Je revins encore souvent pendant le même été visiter Claude et m’entretenir avec lui de choses et d’autres, mais surtout des choses d’en haut. Je trouvais toujours le même goût à sa simplicité et à l’onction de ses paroles. Il était pour moi comme un de ces troncs d’arbres où les mouches à miel ont laissé un rayon sous la rude écorce, et qu’on va sucer avec délices quand on le découvre, après une longue marche au soleil, au bord d’un bois.

Je passai quelque temps sans revenir à Saint-Point. J’y revins en 18…, je montai aux Huttes, je n’y trouvai qu’un chevreau sauvage qui broutait l’herbe poussée sur le seuil de la cabane vide et abandonnée. Un monticule de plus s’élevait dans l’enclos, à côté de celui où dormait Denise.

Je rencontrai en redescendant un des fils du coquetier, qui allait ramasser des prunes tombées sous le vent dans le verger des Huttes, pour en remplir les paniers de son âne.

— Claude est donc mort ? lui dis-je.

— Oui, monsieur, il y a deux ans à la Saint-Martin me répondit ce pauvre boiteux.

— Et de quoi est-il mort ?

— Oh ! il est mort de l’amour de Dieu, à ce que dit monsieur le curé..

— Comment, de l’amour de Dieu, Benoît ? On en vit, mais on n’en meurt pas, lui dis-je ; c’est peut-être aussi de l’amour de Denise ?

— Ah ! monsieur, voilà ! Il aimait tant le bon Dieu, celui-là, qu’il ne pensait plus à lui, pas plus qu’une hirondelle qui vient de sortir de sa coquille, et qui ne saurait pas manger si sa mère ne lui apportait pas un moucheron dans le nid. Il n’avait rien ramassé pour les années de maladie ; il travaillait pour l’amour de Dieu dans tous les hameaux. Il disait seulement à ceux dont il avait fait l’ouvrage : Si je viens à devenir infirme ou malade, vous me nourrirez, n’est-ce pas ?

Et en effet, monsieur, il eut la iambe cassée et l’épaule démise en relevant le toit de la cabane de la veuve Baptistine, qui s’était éboulée la nuit sur elle et sur ses enfants ; et en leur sauvant la vie, il perdit la sienne.

— Mais tout le monde eut bien soin de lui, n’est-ce pas, dans sa dernière maladie ? car on est bien charitable dans le pays, surtout quand il ne faut pas débourser un pauvre liard ?

— Oh ! oui, monsieur, on le reporta sur un brancard dans sa cabane, et un jour l’un, un jour l’autre, on y montait pour lui porter son pain et pour le retourner sur sa paille. Il n’aurait manqué de rien s’il avait voulu ; mais il avait si peur de faire tort au monde et de prendre quelque chose qui ne lui était pas dû, qu’il ne recevait absolument que son morceau de pain juste pour lui et pour son chien. Et quand on voulait lui faire accepter autre chose, comme un peu de viande ou un peu de bouillon pour le soutenir, ou une goutte de vin pour l’égayer, il disait : Non, je n’ai pas gagné cela de vous, je n’en veux pas ; je ferais tort à vos enfants. Enfin, il n’y avait ni raisons ni prières qui fissent ; il fallait tout remporter.

Un jour qu’il paraissait plus faible que de coutume, nous y allâmes, ma femme et moi, et nous lui portâmes une écuelle de bouillon de poulet que nous avions tué pour lui, et je lui dis : Prends, Claude. Nnous avons tué notre nourrin, et nous en avons fait la soupe.

— Oh ! que non, nous dit-il en regardant l’écuelle ; ce n’est pas là du bouillon de nourrin, vous avez tué une poule pour me régaler ; mais je ne prendrai pas votre bien, parce que je ne pourrais jamais vous le rendre.

Nous eûmes beau dire, monsieur, rien n’y fit ; il ne voulut pas boire le bouillon qui l’aurait fortifié ; il n’accepta que du pain. Ma femme laissa l’écuelle pleine sur la planche de son lit, et nous nous en allâmes. Le lendemain, quand je revins pour lui tenir compagnie le dimanche, l’écuelle pleine était encore où nous l’avions laissée, et lui, monsieur, il était mort de faiblesse avec son chien noir sur ses pieds. Ah celui-là était bien un saint du bon Dieu, allez !

III.

Maintenant, quand l’automne me ramène à Saint-Point, je remonte une fois aux Huttes, au moment où les feuilles des châtaigniers tombent. La tombe du pauvre Claude m’inspire la prière, la résignation et la paix. J’aime à m’y asseoir au coucher du soleil à penser à Denise et à lui réunis sous les rayons du soleil qui ne se couche plus.

IV.

Et cet homme me manque dans la vallée. La petite lampe que je voyais de ma fenêtre luire la nuit à travers les brumes de la montagne est comme une étoile qui se serait éteinte dans ce pan du ciel, ou comme un ver luisant qu’on a l’habitude de voir éclairer l’herbe sous le buisson et qui tout à coup s’obscurcit sous les pieds. Ce n’était qu’un ver de terre, mais ce ver de terre contenait une parcelle du feu des soleils. Ainsi était le pauvre Claude.

Quelquefois, au milieu des champs, quand tout fait silence dans la vallée sous la brûlante atmosphère du midi, un jour d’été, j’écoute involontairement, l’oreille inclinée du côté de la montagne, et je crois entendre son marteau régulier et lointain tomber et retomber sur la pierre sonore, comme un balancier rustique du cadran de l’éternité.

FIN.