Le Théâtre des Chinois/Coulisses et décors

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Calmann Lévy (p. 8-19).
PREMIÈRE PARTIE. AU THÉÂTRE


II


COULISSES ET DÉCORS


J’imagine que la stupéfaction serait grande au parterre et dans les loges, si, après que les trois coups traditionnels ont fait élever dans la salle le murmure de l’impatience trop longtemps contenue, — ce murmure qui réveille le sourire des vieux abonnés et qui est le commencement du plaisir, — le régisseur s’avançait sur le devant de la scène et s’exprimait en ces termes :

« Mesdames et Messieurs,

» La pièce que nous allons avoir l’honneur de représenter devant vous a été composée par un un des plus grands écrivains qui aient illustré notre langue.

» Le premier acte se passe sur la terrasse du palais d’un prince puissant. Sur la gauche de la scène vous apercevez, au premier plan, des colonnes de marbre surmontées de chapiteaux corinthiens d’un travail artistique admirable ; sur ces planches sont étendus des tapis d’Orient dont les couleurs chatoyantes charment vos yeux. Au second plan, au delà de cette balustrade de porphyre qui borde la terrasse, vous contemplez des massifs de verdure : ce sont des bois d’orangers qui répandent dans l’air un parfum délicieux. Le palais est situé près de la mer, dont les vagues légèrement ondulées par une brise d’avril frappent harmonieusement le rivage. Au loin, se confondant avec les brunes vaporeuses du matin, la plaine immense des flots semblable à un ciel de printemps, avec des scintillements de saphir. Sur la droite de la scène, la côte forme un promontoire qui se perd dans l’horizon ; et enfin, au premier plan, des divans et des coussins sur lesquels les hôtes de cette villa somptueuse vont venir se reposer, dans un instant, pour respirer la fraicheur de cette ravissante matinée, »

Le tableau est enchanteur. Mais admettez qu’il faille se contenter de l’imagination du régisseur et qu’il n’y ait de vrai dans tout ce récit que le chef-d’œuvre annoncé ; qu’il n’y ait, en guise de théâtre, que des tréteaux mal assurés, un horizon représenté par une cloison, et quelques tabourets de bois pour tous divans. Je crois que les loges se videraient en un instant, et que, seuls, les critiques d’art, impassibles au milieu des ruines, resteraient à leur stalle pour juger la pièce.

Au théâtre, il y a la pièce, les décors et les coulisses : ce sont les trois unités. Ainsi défini, c’est bien le monument le plus parfait de la curiosité ; une vraie lanterne magique où tout est spectacle. D’abord, la pièce, dont il ne faudrait pas médire, puisque, grâce à elle, les décors développent leurs perspectives trompeuses, et que les coulisses entretiennent les seuls plaisirs capables encore de distraire les vétérans de la cravate blanche ; et puis la salle, devant laquelle la pièce se joue de temps en temps.

On dit des Chinois qu’ils ont un goût excessif pour le théâtre, et cela peut en effet se constater. Est-il possible de dire de même que l’Européen a une ardente passion pour le théâtre ? Le théâtre tout seul, cela existe-t-il en France ? Les planches de Tabarin ! il faudrait aller jusqu’en Chine pour les retrouver et voir en même temps un public assez impressionnable pour se représenter en imagination les scènes les plus grandioses, les palais des empereurs, les sites les plus pittoresques, les vallées où coulent nos grands fleuves et les montagnes sauvages dont les sommets sont couverts de neiges éternelles. Ce public entre instantanément en communication intime avec la fiction du poète ; l’idéal devient le réel, sans plus d’efforts qu’il n’en coûte à la volonté pour créer une illusion. Ce n’est pas le théâtre qui se transforme, c’est l’esprit de celui qui écoute ; il ne subit pas une action, il la conduit lui-même ; il est le créateur de ses sensations, et, pour exciter cette faculté, il suffit de quelques lignes du prologue. C’est dans cette facilité, cette aptitude à se laisser charmer que je définis le goût de mes compatriotes pour le théâtre ; et c’est même une particularité assez rare, me semble-t-il, pour qu’elle soit signalée à l’attention des esprits qui ont encore la ressource de s’étonner de quelque chose. N’est-ce pas un fait curieux en soi que cette puissance d’imagination susceptible de réaliser le rêve, de changer de lieu et de temps, de transformer toute chose, sans moyens mécaniques, sans combinaisons ingénieuses, sans trucs ; par la seule présence de l’âme dans l’organe de la vue ? Si je ne me trompe, ce n’est pas là un phénomène grossier, et beaucoup d’esprits généreux, je veux dire de bonne race, méditeront sur ce fait et y attacheront une certaine importance. Sans doute, si l’auteur dramatique imagine son premier acte au milieu d’un camp, ou dans une ville assiégée, il sait se dématérialiser assez pour se communiquer, dans le moment où il écrit, toutes les impressions d’un guerrier combattant sur les remparts ; il n’aura pas besoin de décors pour inspirer son patriotisme, et ses personnages entrent et sortent sans qu’il ait à s’occuper des coulisses : les plus beaux décors du monde gâteraient ses impressions : car l’âme créatrice voit mieux que les yeux. Notre public participe en quelque sorte de ce tempérament de l’artiste.

Ce n’est pas là une théorie, et les mœurs théâtrales des Occidentaux, quelque différentes qu’elles soient, n’y contredisent nullement. Au contraire, elles confirment l’existence de cette faculté qui crée l’illusion, puisqu’elles favorisent tous les moyens, même les plus violents, pour la contraindre à se manifester dans l’esprit du spectateur le plus rebelle à ces sortes d’impressions. On entend quelquefois des personnes avouer qu’elles se sont laissé empoigner, et s’excuser presque en disant : « L’illusion était complète ! » Que de moyens il a fallu mettre en action pour en arriver à ce résultat ! Si vous analysiez tous les effets, depuis le geste, depuis même la tonalité de la voix, jusqu’aux tours de force que les machinistes accomplissent dans les coulisses, vous composeriez la plus curieuse des statistiques. L’illusion était complète ! grâces soient rendues... A qui ? au poète ? rarement.

Le spectateur est un personnage qui ressemble à s’y méprendre à ces gens qui s’empressent de déclarer bien haut lorsqu’on parle de somnambulisme, qu’on ne les endormira pas, eux ! Il ne va pas au théâtre pour chercher des émotions ou se laisser convaincre par certaines idées dont l’influence pourrait lui être salutaire ; tout au contraire, il y va pour tenir ferme contre ces sensations et s’efforcer de ne pas les éprouver. Si son voisin se sent ébranlé, s’il lutte en désespéré contre l’émotion qui l’envahit, si l’œil commence à se trahir, il le traitera de naïf ; et vraiment on se gêne quelquefois pour ne pas pleurer, quand on a le désagrément de se trouver dans la compagnie de ces fâcheux... « Mais laissez-moi pleurer ! Vous riez bien quand c’est comique : je ne vous empêche pas de rire ! » Observez-le, ce pédant, pendant l’entr’acte ; il a des airs d’athlète invaincu ; il se cambre avec audace ; il semble qu’il soit sorti vainqueur d’un combat et que la seule chose intéressante soit de savoir s’il pleurera. Il lorgne toutes les loges avec une désinvolture joyeuse ; il est celui qui ne s’émeut pas ; il contemple avec pitié ces pauvres yeux rougis et écoute avec un sourire dédaigneux ces expressions de sensibilité qui se renouvellent même après la chute du rideau ; il trouve ces faiblesses déplorables.

Est-ce là le spectateur qui a le goût du théâtre ? mais ce n’est pas un homme, c’est un insensibilisé ; et l’art théâtral devient très compliqué quand il s’agit de plaire à ce souverain despote, ce délicat endurci, cet insensible par distinction qu’on nomme le « tout-Paris ».

Les décors ? mais c’est indispensable ! Comment savoir où la scène se passe ? et les regards, où trouveraient-ils à se distraire pendant la représentation ? C’est une « première » non seulement pour l’auteur, mais aussi pour une quantité de petits sous-auteurs : voilà ce qui intéresse, et c’est si vrai ! Considérez une affiche de théâtre : il faut se donner une peine énorme pour y découvrir le nom de l’auteur. Mais pour le reste : les caractères ne sont jamais assez gros !

Le citoyen français est bien, quand on y réfléchit, l’homme le plus heureux de la grande tribu des Occidentaux, et je puis le proclamer sans médire de notre bonheur, qui ne se compose pas des mêmes éléments. Il possède la langue française, c’est-à-dire le chef-d’œuvre de la clarté. Quiconque écrit est obligé d’être clair, afin que le lecteur n’ait pas une seule difficulté à résoudre : les mots se suivent et vont le même train que les idées, sans qu’il doive en coûter un seul effort à l’attention. On n’a qu’à couper les pages, et que de lecteurs se plaignent même de ce surcroît de travail ! L’auteur s’est réservé tout le mal : il passe ses nuits, il se mine la santé, il se tue pour être clair

Va-t-il au théâtre, cet heureux mortel : il n’a que la peine de se déranger pour être installé à son aise, et les émotions lui arriveront toutes faites, il n’aura qu’à pleurer lui-même. S’il veut applaudir, on lui désignera les bons endroits, et, pour faire paraître qu’il a du goût, et du meilleur, il n’aura qu’à suivre l’exemple, comme les claqueurs de Panurge. Il verra des montagnes et des précipices sur la scène sans que son imagination ait besoin de se mettre à la torture ; on livrera des batailles sous ses yeux et, pour le lui bien prouver, on lui fera entendre la fusillade et les décharges d’artillerie. Les acteurs pleureront de vraies larmes pour l’attendrir, diront les choses les plus comiques sans rire pour le faire rire ; on inventera les stratagèmes les plus ingénieux ; le vraisemblable deviendra vrai, le merveilleux réalisable ; on fera de l’idéal la chose la moins idéale possible, et, s’il n’est pas satisfait, on lui ouvrira la petite porte réservée qui donne sur les coulisses. Baissez le rideau : Lucullus dîne chez Lucullus !

Je montrerai, dans la suite de cette étude, en quoi consiste l’art dramatique du théâtre chinois. Quant à la scène, elle est tout entière, comme je l’ai dit, dans l’imagination du spectateur. Nous n’avons pas de théâtre permanent, et, par conséquent, pas d’abonnement à l’année. Un théâtre se construit en quelques heures : quelques planches placées sur des tréteaux et élevées de sept à huit pieds au-dessus du sol ; des bambous supportant une toiture de nattes ; des toiles peintes servant de cloisons sur le fond et de chaque côté de la scène ; puis tout autour des gradins disposés avec la même science architecturale : tels sont le théâtre et la salle.

Ces installations se font sur les places publiques ou même dans les rues ; les habitants d’un même quartier se cotisent pour réunir les fonds nécessaires et, souvent même, les mandarins, dans le but d’encourager ces divertissements, unissent leur souscription à celle des habitants. Ce sont là les théâtres populaires.

Les riches et les membres de l’aristocratie n’ont pas à rechercher les plaisirs du théâtre ; ils se les procurent chez eux.

Les maisons chinoises confortablement installées possèdent une salle de spectacle, et il est dans nos mœurs de faire donner chez soi des représentations dramatiques, représentations auxquelles sont conviés, non seulement les personnes du même rang et de la même société, mais aussi, à une place qui lui est réservée, le public.

Il est donc aisé d’aller au théâtre sans qu’il y ait des théâtres publics. C’est sans contredit sur cette scène, dans les hôtels des mandarins et des riches, qu’il faut aller étudier le théâtre et nos mœurs dramatiques, si l’on veut savoir que notre art ne consiste pas uniquement, comme on aime à le dire, à faire un effroyable vacarme de gongs, de tambours et de trompettes. C’est là seulement que se donnent les représentations de nos chefs-d’œuvre classiques, véritable régal pour les lettrés, et dont mes lecteurs dégageront le mérite moral, s’ils veulent bien oublier les coulisses et les décors.