Le Théâtre des Chinois/Les Comédiens

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Calmann Lévy (p. 20-32).
PREMIÈRE PARTIE. AU THÉÂTRE


III


LES COMÉDIENS


En Chine, le métier de comédien est absolument dépourvu de considération. Le comédien est un indigne, ou, pour employer le grand mot de circonstance, un infâme.

C’est là un fait assez singulier que, dans tous les temps et chez tous les peuples, les gens de qualité qui devraient avoir du goût et du bon sens, se soient mis d’accord pour mépriser le comédien. On loue l’art dramatique comme un genre littéraire élevé ; c’est même l’honneur insigne d’une nation d’avoir produit des œuvres destinées au théâtre ; mais les interprètes qui les feront vivre sur la scène par la représentation de l’action imaginée par le poète, loin d’être associés à l’estime publique qui s’attache au renom d’auteur, seront, au contraire, mis au ban de la société.

Les comédiens sont cependant les collaborateurs nécessaires de l’écrivain ; sans eux, le drame reste à l’état de lettre morte : nulle action, nul intérêt, nulle immortalité de l’œuvre. On pourrait dire même que sans eux l’art dramatique n’existerait pas ; car l’écrivain est essentiellement dépendant de la foule ; ce sont les applaudissements du théâtre qui entretiennent et échauffent les passions de son art, et la pensée seule qu’il écrit pour la scène suffit à son enthousiasme. Le comédien est le ministre plénipotentiaire du poète auprès de Sa Majesté le public.

Pourquoi donc l’avoir rendu infâme lorsque les honneurs les plus grands étaient décernés à l’écrivain, et quel est son crime ?

Non seulement la profession de comédien est entachée de mépris, mais même tout ce qui tient de près ou de loin à la scène partage le même sort. Les expressions qui servent à définir les parties dont se compose l’art du comédien sont transportées dans le langage ordinaire avec un sens défavorable. Le comédien définit un homme à deux visages, celui qui en face fait l’éloge de sa sincérité et qui le dos tourné vous trahit. Ces gens-là sont moins rares qu’on ne pense. Les planches ! — des planches qui l’eût cru ? — si elles appartiennent à la scène sont déshonorées. Le comédien n’est pas l’interprète d’un art, car alors il serait artiste, non : il joue ou il monte « sur les planches ». Le mot « costume » lui-même est devenu un peu honteux, et on le distingue du mot « uniforme » qui a acquis de la noblesse ; et, quant aux coulisses, elles servent de refuge aux intrigues et aux ruses déloyales.

Si le public partage encore, dans une certaine mesure, l’opinion que les ancêtres avaient sur la profession de comédien, quoique, dans son bon sens, il se juge blâmable d’être aussi sévère à l’égard de personnes dont le métier est extrêmement compliqué, c’est que la force des préjugés est indomptable et que rien n’est tenace comme la calomnie. C’est même un témoignage que j’enregistre avec un certain plaisir : c’est la calomnie qui plaît dans le préjugé.

Nous ne sommes pas beaucoup plus avancés en Chine actuellement qu’on ne l’était sous le règne de la cour et de la courtoisie au grand siècle de Louis XIV. Nos comédiens forment une basse classe à part. Ils vivent en vagabonds et s’en vont de ville en ville à la manière des bohémiens. Ils transportent avec eux leur matériel dramatique et répètent sous la tente ou en plein air les rôles du répertoire. Le directeur de ce conservatoire ambulant est le maître absolu de sa troupe ; il y a entre ces hommes des liens particuliers qu’il n’est pas très aisé de définir ; que ce soient des pactes secrets, des vœux ou de simples contrats, toujours est-il que les engagements sont durables et qu’on voit rarement des procès entre les acteurs et les directeurs. Ceux-ci sont rois et ceux-là sujets. Une troupe est une tribu, un petit peuple soumis à une seule volonté. Souvent le directeur est un de ces déclassés qu’un coup de tête aura jeté dans les aventures, ou bien un excentrique qui, pour se venger d’une disgrâce méritée, aura tenu à déshonorer son nom. Il y a des fous de toutes les espèces. Quelquefois aussi c’est un comédien de carrière qui aime son métier. Car, si ce n’était le mépris, cette vie en pleine liberté, hors des contraintes de la vie sociale serait bien la plus heureuse qu’on puisse souhaiter — Vivre à peu près comme l’oiseau et ne passer dans les villes que pour en amuser les habitants, juste le temps de leur exposer leurs vices et de se moquer d’eux. Cela vaut toutes les gloires.

J’ai vu, aux abords des villes, ces êtres bizarres ; ils semblent détachés de tout. Ils n’ont ni foyer ni patrie ; comme les troubadours ils sont errants. Ils sont comédiens et ils s’en vantent. Je crois qu’ils sont heureux ; du moins ils n’ont pas l’air des gens qui ne sont pas heureux, ce qui est facile à constater. On serait porté à croire leur existence monotone, et par le fait pesante, mais ils ont des décors dont la variété est infinie, et, dans notre Chine, certaines provinces ont d’admirables paysages et de ravissantes campagnes qui remplacent agréablement les rues les mieux alignées et les squares les plus verdoyants. Lorsque le climat est doux et dans la belle saison, qu’y a-t-il de plus charmant que de vivre à la sauvage, avec la société des poètes de l’antiquité pour passe-temps ? le jour, à l’ombre des grands bois remplis de chansons, et, le soir, à la belle étoile, un hôtel très confortable et... pas cher. Ne trouvez-vous pas que ce sont d’heureux mortels ? Tout le monde les méprise, il est vrai, mais leur art plaît à tout le monde ; et il n’est pas bien sûr qu’il ne se rencontre pas, parmi ces comédiens, quelques philosophes dédaigneux assez insensibles aux mépris des hommes et assez indépendants d’esprit pour les payer de la même monnaie. Ils auraient beau jeu s’ils passaient les frontières.

Les grandes villes ont des comédiens à demeure ; ceux-là ne songent pas aux douceurs de la vie nomade, ils n’émigrent pas. Schangaï et Nanking ont leurs comédiens ordinaires, et, dans ces villes que les transactions commerciales ont rendues très florissantes, on trouve des installations théâtrales moins primitives que la description que j’en ai faite ; la société élégante y assiste, et on y rencontre les dames de joyeuse compagnie, les courtisanes savantes dont j’ai parlé dans mon précédent ouvrage. Ce ne sont plus ces tréteaux grossiers ni ces gradins sans housse des théâtres en plein vent ; ce n’est plus la baraque, c’est bien le théâtre, et les mœurs dramatiques commencent à se compliquer. Le comédien amasse de l’argent, devient riche, tout comme un commerçant, et ses écus, à défaut de son art, finissent généralement par lui acquérir une certaine considération.

L’argent fait jouer la comédie à d’autres que les comédiens et dérange l’équilibre mal assuré des convictions bourgeoises ; c’est un maître qui met d’accord les rivalités et les principes, et sa puissance est assez grande pour que les comédiens en Chine se rassurent un peu sur le mépris des honnêtes gens.

Cependant, si l’on ne reste pas à la surface des mœurs et si l’on veut bien se rendre un compte exact de la situation particulière faite aux comédiens, on se persuadera qu’il ne faut pas seulement accuser la profession. Chez nous, le comédien est le plus souvent de basse extraction, et c’est plutôt le vice de sa naissance qui le rend méprisable que le métier qu’il exerce. Il y a peu de professions qui déshonorent, — il y en a ; — mais lorsque les mœurs sont irréprochables ou qu’il n’y a pas de scandale public, je ne crois pas l’homme assez injuste pour envelopper dans un mépris de convention et par système toutes les personnes exerçant un état dont l’immoralité n’est pas flagrante.

Le comédien est par tempérament amateur d’originalités. Il aime à paraître ce qu’il est, et, comédien sur les planches, il voudra l’être chez lui et dans la rue. Il affecte une mise débraillée et se donne des airs de bohème. On ne peut pas ne pas reconnaître un comédien ; il a un genre à lui ; en Chine, c’est le genre commun, essentiellement vulgaire ; il est charlatan.

Et, dans une société comme la nôtre où le costume emploie des étoffes de nuances variées, on comprendra combien il doit être aisé de se distinguer des personnes de bon ton.

Il n’est donc pas surprenant que le comédien reste isolé dans sa caste. J’ajouterai encore que leur volubilité de langage est toujours fatigante ; qu’ils ont des prétentions à l’esprit, alors que personne ne les oblige à en avoir ; que, partout où ils sont, ils encombrent les plus petits coins de leur expansive personne et qu’ils ont un choix d’expressions à faire frémir la banlieue. Tous ces travers ne les rendent pas sympathiques, et l’on se contente de les voir sur la scène, où, n’ayant qu’à interpréter des modèles de parfaite distinction, ils ont l’apparence de posséder les qualités de leur personnage. Il faut les laisser dans le cadre en compagnie de l’illusion.

Nous n’avons pas d’actrices. Cependant la scène chinoise n’a pas toujours été privée du concours gracieux et attrayant de la femme, et il fut un temps où les comédiennes montaient sur les planches. Aujourd’hui, les rôles de femme sont remplis par de jeunes garçons, et il faut vaillamment s’aider de cette faculté d’imagination dont j’ai fait l’éloge pour ressentir des émotions. Qu’il y ait peu ou point de décors, je suis certain que cette imperfection ne serait pas jugée très sévèrement par les Européens : après tout, la nature peut remplacer les toiles peintes. Mais de jeunes garçons pour représenter des femmes ! des fausses femmes ! n’avais-je pas raison de dire que nous devons avoir le culte passionné de l’art ? Et il faut, en vérité, qu’il le soit ou que nos mœurs soient bien différentes de celles des Occidentaux ! Elles ne le sont cependant pas étonnamment sous ce rapport ; mais enfin c’est un fait, et, malgré la meilleure volonté du monde, je ne ferai pas qu’il y ait des actrices quand il n’y en a pas.

Nos annales nous apprennent que, pendant le règne des empereurs mongols, les femmes jouaient la comédie : elles portaient réellement le nom de comédiennes ; mais on les appelait aussi d’un autre nom trop vulgaire pour que je l’écrive, qui démontre combien ces femmes étaient méprisables. Une curieuse ordonnance rendue par Khoubilaï, en l’année 1263, met au même rang de l’estime officielle la comédienne et la courtisane, et assimile leurs professions. Il faut croire que les planches ont été bien glissantes et que finalement les comédiennes se sont attiré un décret d’expulsion pour cause d’excitation à la haine et au mépris des bonnes mœurs. Les courtisanes suffisaient ! C’est au siècle dernier que cette mesure fut prise et, depuis lors, ce sont les jeunes garçons qui donnent la réplique aux jeunes premiers et enflamment les passions de leur cœur amoureux — comme au séminaire.

La suppression du rôle de la femme sur la scène enlève évidemment à l’art dramatique une grande partie de son prestige, et, quant à la représentation, elle perd de son charme. Ces conséquences ne sont pas à mettre en doute. On ne remplace pas la femme, quelque jeune et quelque joli que soit le sujet masculin qui revêt les gracieux ornements de sa toilette. La femme a sa manière à elle de jouer les passions de son cœur et d’exprimer ses sentiments, et il n’y a pas d’artiste assez osé pour aborder un tel rôle : c’est trop impossible. Mais l’art a passé après les mœurs et le sacrifice a été décidé.

Ce fait démontre que la femme dont la honte est publique ne résiste pas aussi aisément que l’homme au mépris qui la frappe. Un homme peut promener ses vices dans la rue et réunir tous les genres de débauche, le public du théâtre s’en soucie peu. Il applaudira le comédien dans tous ses rôles et entendra de sa bouche l’éloge de la vertu même. Mais la femme n’a pas ces faveurs. La générosité des actions qu’elle accomplit sur la scène et la noblesse des sentiments qu’elle y exprime sont opposées aux bassesses de sa conduite et l’on ne peut s’empêcher de regretter que la fiction ne soit pas la réalité. La vertu sied à la femme comme la beauté à la fleur : c’est sa parure naturelle.

Aussi, pour conclure logiquement, faut-il aux actrices, dans les sociétés où elles sont admises à jouer, beaucoup de vertu ou beaucoup de prudence, pour aborder la scène sans s’exposer aux représailles des comparaisons... à moins que les héroïnes du demi-monde ne trouvent pour les applaudir un public qui soit de moitié dans la confidence.