Le Théâtre des Chinois/L’Épouse et la maîtresse

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Calmann Lévy (p. 223-242).
CINQUIÈME PARTIE, LES RÔLES ET LES MŒURS


II


L’ÉPOUSE ET LA MAÎTRESSE


J’ai raconté dans mes premières esquisses quel rôle jouait la femme dans la société chinoise, et j’ai traité en passant la question délicate de la communauté, mieux connue sous le nom de concubinage. J’avais alors un sentiment d’incertitude, voire même d’hésitation ; ce n’était pas un scrupule, mais j’ai eu un moment la tentation d’éviter la question :je me trompais. J’ai reconnu, par expérience, que le sujet était favori et que je pouvais y revenir sans lasser l’attention : quand on parle de la femme, on est toujours certain d’être écouté.

S’il est admis que la scène réédite les curiosités de la vie sociale, il faut s’attendre à y voir figurer la femme légitime et la concubine, comme on rencontre sur la scène française la femme et la maîtresse. La situation est identique, à cette seule différence près qu’en Chine, l’épouse tolère la présence de la concubine, tandis que, dans les mœurs françaises, la femme mariée a le droit d’obtenir que les apparences soient au moins sauvées. C’est une question de coulisses, mais au fond c’est absolument la même chose.

Deux femmes sous le même toit, dont l’une est l’épouse et l’autre la concubine, doivent en principe éprouver de sérieuses difficultés à se supporter mutuellement. Insister serait puéril. J’ai dit que, de ces deux femmes, la première gardait avec son rang d’épouse l’autorité que nos lois lui assignent, et que l’autre faisait partie de la maison au titre que l’on sait et dans des circonstances définies d’avance. Malheureusement les meilleures lois — et c’en est une bonne que celle qui tend à ramener l’espoir de la postérité dans la famille — ont leurs exceptions, souvent même il ne reste plus que les exceptions ; cela se voit, et, en fait, c’est une bien grande tentation pour un homme que de savoir qu’il peut introduire chez lui, sans obstacle, une autre femme. La variété plaît en toute chose et dans le mariage aussi, que certains Prudhommes voudraient assimiler à un devoir uniquement social, alors qu’il ne serait pas déplacé de le faire considérer un peu comme un agrément. Je crois que l’idée austère du devoir présentée trop tôt comme le but du mariage équivaut à une sorte de séparation.

Ces mariages de raison — comme on les appelle — font penser au pôle nord ; on y gèle. Il faut de la fantaisie dans l’amour jeune, un peu de folie même ; l’amour obéissant, ordonné, limité, inscrit à l’agenda, théorique en somme, est bien près de son dernier soupir ; l’amour n’a pas une vocation à se sentir marié ; il connaît sa délicatesse, et prefère l’enchantement d’un éternel encore aux froides conventions d’un solennel toujours ; il est de l’espèce des lutins : si vous l’apprivoisez trop vite, il s’étiole, il languit, — et ne meurt pas. Comme l’écureuil, il tourne, il tourne ; il est devenu une habitude, c’est-à-dire la pire des choses.

Pour atténuer ces déceptions, la maîtresse légitime telle que nos mœurs l’ont instituée joue le rôle des utilités. On comprend tout de suite, étant donné qu’une femme n’est pas parfaite par cela seul qu’elle est légitime, qu’un homme marié n’est plus ce désespéré dont on parle tant ; il lui reste encore la ressource de faire refleurir un nouvel amour, si le premier n’a pas été heureux, et naturellement il se présente des occasions qui décident immédiatement la tentation, puisqu’il est admis que succomber, c’est céder à une tentation, — un chef-d’œuvre, ce mot ! — et on donne à sa femme, sous prétexte de stérilité, une compagne qu’elle n’a jamais désirée. Tous les maris chinois ne sont cependant pas des pachas ; il en est beaucoup qui pratiquent le mariage de dévote manière, provincialement, comme il en est d’autres qui ont des goûts d’artiste : il y a partout des femmes malheureuses.

L’Européenne que les grâces de la jeunesse parent encore de séductions ambitieuses murmure tout bas à l’oreille distraite de son mari son éternelle inquiétude : « Tu n’aimeras que moi ? » et le mari répond oui, quand le plus souvent il pourrait déjà dire non. La Chinoise est hantée par le même souci ; et il est d’autant plus grand qu’elle sait qu’il est dans la coutume. Elle aussi, dans ses premiers épanchements, supplie son mari de ne jamais admettre en sa présence la concubine légale ; mais elle n’est pas exposée à être trompée, et il dépend le plus souvent d’elle de maintenir le cœur de son mari. Lorsqu’il lui faut accepter sa rivale, elle sait que son amour a sombré ; mais il n’y a de scandale que dans le cœur, qui se souvient des premières étreintes et des premiers serments — toujours éternels en Orient comme en Occident.

Le théâtre chinois a placé sur la scène ces deux femmes et les a opposées l’une à l’autre. J’ai dit que le théâtre était moral, — ce n’est pas moi qui l’ai inventé, — c’est-à-dire que ce qu’on est convenu d’appeler le bien doit être par démonstration le bien et par conséquent récompensé, tandis que le mal sera honni et châtié. Le bien, c’est la femme légitime seule maîtresse du cœur de son époux : le moral, c’est la concubine, vicieuse et perfide. Et qu’on ne nous en veuille pas trop ! Est-ce que Alexandre Dumas fils n’a pas été un innovateur audacieux, lorsqu’il a obligé le père d’Armand Duval à se découvrir devant la femme perdue et à respecter la courtisane détestée des familles ? Et combien ont été déçus, même parmi les plus libéraux esprits, de voir tant d’héroïsme vrai au cœur de cette pauvre Marguerite, dont on pouvait bien dire « qu’elle avait trop de vertu pour n’être point aimée » ! Combien ont trouvé cette œuvre immorale, et la jugent encore telle, parce que l’auteur crée une sympathie convaincue en faveur d’une femme de rien ! Fantaisie d’artiste, se dira-t-on, pour excuser les mouvements de l’émotion ! oui ; mais aussi fantaisie du cœur humain qui fait bon marché des conventions et des sottises, et qui comprend, dans sa logique irréfutable, que la noblesse des actions n’est pas le monopole d’une caste, et qu’on peut estimer une femme tombée. Il suffirait le plus souvent de ne pas l’accabler : le Christ seul fut capable de cette générosité, lui qui a fait de Madeleine l’égale des plus nobles femmes. Je croyais cependant que sa doctrine était un symbole pour les chrétiens...

Quand on met à jour tous ces non-sens de la morale, évangélique ou autre, et qu’on remarque quelle influence minuscule le précepte a sur les actions ; quand on est archiconvaincu que les systèmes de direction de l’esprit ne sont que des théories vides de conséquences pratiques ; que les hommes n’en sont ni plus ni moins injustes, ni plus ni moins égoïstes, ni plus ni moins faux ; quand on voit ces assemblées de fidèles se passionner pour des discours émouvants où sont dépeints toutes les angoisses de la pauvreté et tous les devoirs de la charité, sans plus de profit pour les malheureux et les désespérés ; quand on entend ces prétendus chrétiens parler de fraternité des âmes et qu’on les voit frapper leurs poitrines coupables et s’accuser d’égoïsme, sans qu’ils comprennent qu’un acte de générosité ferait bien mieux l’affaire de leur conscience, quand on les sait enfin si exactement éclairés et si inconséquents, ne faut-il pas convenir que tout ce qui est moral est absurde, puisque cela ne sert à rien ? Et le théâtre moral n’est-il pas l’invention d’un esprit en délire, qui aura voulu se moquer de ses semblables ? Le théâtre est fait pour amuser l’esprit, les yeux, les oreilles ; castigat ridendo mores ! oh ! la vieille rengaine ! qu’est-ce qu’elle castigat ? rien du tout ! Des trois termes, il n’y en a qu’un seul de vrai, le rire ; combien de formules morales pourraient se vanter d’avoir un mot de vrai, un seul ?

Nos anciens disaient toujours : « L’action vaut mieux que les paroles ; ne perdez pas votre temps à parler, agissez ! » Est-ce que le missionnaire ne ferait pas mieux de descendre de chaire et d’emmener tout son troupeau d’ouailles là où l’on souffre, et là où l’on pleure, plutôt que de leur débiter de beaux discours ? J’admire ce curé de je ne sais plus quel canton qui menaçait de sa toque la femme infidèle ; voilà un mouvement oratoire que j’approuve fort : voyez-vous toutes les paroissiennes trembler d’effroi ! Il avait raison, ce bon curé ; il faut appeler un chat un chat ; c’est le principe premier dela morale, hors duquel il n’y a pas de salut.

Il est admis chez nous que la maîtresse légitime est intrigante, et le théâtre en fait foi ; qu’elle apporte le désordre dans la famille et en est la ruine ; qu’elle est l’ennemie intime de l’épouse et que toutes ses actions tendront à arracher de la faiblesse du mari un acte de divorce. Voilà la morale de la scène.

Cependant les Européens s’imaginent volontiers que le concubinage est une institution voulue par les mœurs ; ouvrez n’importe quel livre, on affirme que nous sommes polygames. J’ai démenti le fait ; mais cela n’empêchera pas les faiseurs de tours du monde — en autant de jours que vous voudrez — de redire toujours les mêmes erreurs. Cela est réglé d’avance. Et moi, si je jugeais superficiellement, ne pourrais-je pas porter plus vraisemblablement peut-être un jugement identique sur les Européens ? Je connais beaucoup de monde, et du meilleur monde : je vous assure que je pourrais conclure sans faire de tort ni à la vérité ni à la logique. Il y a beaucoup de personnes très distinguées qui non seulement se meublent un petit hôtel, mais qui, sous prétexte de gouvernante, installent très correctement le concubinage à domicile. Il faudrait vraiment être aveugle pour ne pas être instruit de ces petits dessous — généralement les seuls que l’on montre aux étrangers. Avez-vous remarqué que ce qu’on est le plus empressé à montrer aux étrangers, c’est justement ce qu’on devrait leur cacher ? on nous fait voir les exceptions, — pour nous faire croire à la règle ! Ah ! mes bons amis, que vous êtes donc amusants !

Nous n’avons pas encore l’art d’enjoliver toutes ces imaginations. Il fallait des maîtresses aux hommes, parallèlement au mariage, ils en ont. Au moins c’est franc, c’est net. Mais cela n’empêche pas la femme de se plaindre et de protester, et elle protestera toujours : c’est sa nature, c’est sa destinée ; autrement elle ne serait pas femme.

Je trouve dans le théâtre chinois un drame très mouvementé dans lequel apparaissent nettement définies ces oppositions de caractère, relatives aux mœurs que je décris en ce moment. Le lecteur jugera, d’après l’analyse de cette pièce et par les passages que j’en citerai, en quoi consiste pus réellement notre art dramatique et quel genre d’intérêt nos lettrés placent sur la scène.

Un homme de mœurs simples, honnête bourgeois, exerçant la profession assez lucrative de prêteur, s’est laissé endoctriner par une jolie fille, perfide comme l’onde, qui estime la beauté comme un capital précieux et que l’amour préoccupe bien moins que l’horrible soif de l’or. C’est une demoiselle d’un demi-monde même équivoque, qui a déjà fait campagne, et qui a eu la chance de rencontrer un type de provincial que l’amour a rendu complètement aveugle. Ce pauvre homme a bien des frères ici-bas ! Son excuse, la seule vraiment présentable, c’est que Tchang-iu est jolie en diable, qu’elle a des petits pieds charmants, un teint à rendre jalouses les roses du printemps et un esprit à déconcerter les plus renommés docteurs. Que voulez-vous que fasse le pauvre M. Li ? De plus, sa femme légitime lui a donné deux enfants et n’est plus de la première jeunesse. Tchang-iu devient chaque jour plus aimante ; tous ses soupirs réclament le mariage — naturellement il succombe à la tentation, du moins c’est l’auteur qui le prétend,— et il se résout à annoncer à sa femme qu’il va lui donner une belle-sœur. L’épouse proteste avec l’indignation qu’elle ressent : Quoi ! une autre femme viendra s’asseoir au foyer de la maison et prendra sur le cœur de son mari un empire égal au sien ! et quelle femme ! une courtisane ! Ici se place une scène vraiment grande, celle qui montre l’épouse plaidant pour son bonheur et cherchant par des raisons à convaincre l’infidèle sur les déceptions qui l’attendent et sur les malheurs qui le mena» cent. Combien de femmes — qui ne sont pas toutes Chinoises — pourraient jouer la même scène et répéter les mêmes arguments, sans plus de succès ? Les entendez-vous s’écrier : « Zanetto ! Zanetto ! ne va pas chez la Silvia ! » Mais les Zanettos sont rares dans le monde des maris, aussi rares que les Silvias dans le monde des femmes, ce qui n’est pas peu dire ! Suivez la scène : elle vous intéressera.

LI.

Je veux l’épouser.

LIEOU.

Si vous l’épousez, vous me ferez mourir de douleur. (Elle chante.) Mon indignation est si vive, que je voudrais plonger son visage fardé dans les eaux de la rivière Mi-lo. Sa passion pour vous s’accroît de plus en plus ; elle ne cherche qu’à me frustrer de mes plaisirs légitimes. Gardez-vous de prêter l’oreille à ses propos insidieux. C’est une femme qui vous trompe, une vile créature qui trafique de ses charmes, et cependant vous voulez l’épouser ! (Elle chante sur un autre air.) Quoi ! vous introduiriez cette louve dans l’intérieur de votre maison ! Mais, quand vous l’aurez épousée, la bonne harmonie disparaîtra de votre ménage et fera place à une mésintelligence tracassière. Comment vous abaisserez-vous à quitter votre femme légitime et à prendre pour compagne de votre couche une concubine avilie ! Lorsque nous aurons toutes les deux des contestations, si vous n’accourez pas à ma défense, je m’éloignerai de ces lieux ; lorsque, assise dans ma chambre, je penserai à votre retour, si je veux aller au-devant de vous, cette femme m’outragera de sa fenêtre et m’accablera d’injures !

LI.

Madame, vous êtes dans l’erreur ; elle est incapable, aussi bien que moi, de pareils procédés.

LIEOU.
Elle chante._____

Gardez-vous d’écouter les paroles de cette courtisane dont le cœur est rempli de fiel. A chaque occasion, elle abusera de votre crédulité ; elle mettra la maison au pillage. Elle vous fera des scènes, vous débitera des paroles. Pour satisfaire ses caprices, il vous faudrait des monceaux d’or et d’argent. Un temps viendra où vous mettrez en gage votre ferme et toutes vos terres ; vous sacrifierez vos belles étoffes de soie, votre argent. Vous ressemblerez à un rameau qui a perdu ses feuilles.

LI.

Eh ! Madame, Tchang-iu a tant d’attraits, sa figure est si ravissante ! Comment voulez-vous que je ne sois pas amoureux d’elle ?

LIEOU.
Elle chante.______

Vous aimez ces regards dans lesquels semblent se jouer les flots d’automne ; vous idolâtrez ces sourcils peints en noirs et délicatement arqués. Mais songez donc que ce front qui a l’éclat de la fleur Fou-Yang[1] cause la ruine des maisons ; que cette bouche qui a l’incarnat de la cerise et du pécher dévore les âmes des hommes. Son haleine odorante exhale le doux parfum du giroflier : mais je crains bien que toutes ces fleurs ne se dispersent, et qu’un tourbillon de vent ne les emporte.

LI.

Vos craintes n’ont pas de fondement ; au reste, mon parti est pris, je veux l’épouser.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ainsi son parti est pris. Tchang-iu est introduite dans les appartements intérieurs, et, conformément aux rites, admise à présenter ses hommages à la femme légitime : c’est ici que la guerre éclate.

TCHANG-IU, appelant sur le seuil de la porte.

Monsieur Li ! monsieur Li ! (A M. Li qui sort de sa chambre.) Il faut que vous ayez les oreilles bouchées ! Je vous appelle depuis une heure et vous ne m’entendez pas ! Je veux maintenant présenter mes hommages à votre femme légitime ; je lui témoignerai mon respect par quatre salutations ; elle devra recevoir la première, se lever à la seconde, et me rendre la troisième et la quatrième. Si elle se conforme aux bienséances, tant mieux ; mais sinon, je vous préviens, je quitte votre maison sur l’heure.

LI.

Allons, ne vous pressez pas, je vais aller lui parler. (A Lieou.) Ma femme, Tchang-iu est arrivée. Son intention est de vous présenter ses hommages et de vous témoigner sa soumission. Ne manquez pas de lui rendre ses deux derniers saluts. Si vous n’observiez pas les rites prescrits par le cérémonial, elle vous chercherait querelle.

LIEOU.

Je lui rendrai ses salutations pour avoir la paix.

TCHANG-IU, entrant, à Liéou.

Madame, veuillez prendre un siège pour recevoir les hommages de votre sœur.

Elle fait les deux salutations.
LI.

Maintenant ma femme légitime va se lever.

TCHANG-IU, faisant plusieurs salutations.

Quel diable de clou l’attache à sa chaise ! d’où vient qu’elle ne me rend pas mes salutations ?

Elle se met en colère.
LI.

Ma femme, vous ne connaissez pas les trois devoirs de dépendance[2], et vous ignorez quelles sont les quatre vertus d’une épouse. Je viens de vous parler tout à l’heure ; vous devez obéir à votre mari.

LIEOU.

Cette servante me méprise et m’accable de ses dédains ! Vous voulez que votre femme légitime obéisse...


Le pauvre Li prononce en vain des paroles de paix. Il se trouve entre deux furies ; tantôt il s’adresse à sa femme.


Que d’affectation ! vous prenez les choses trop à cœur. Comment n’avez-vous pas acquis les bonnes qualités qui doivent distinguer une femme de votre rang[3] ?


Tchang-iu, courroucée, invective à son tour son faible amant ; une explication a lieu, ardente, passionnée, traversée par les sarcasmes de l'infortunée Lieou ; mais la courtisane connaît la manière d’arriver à ses fins.


Je vous le déclare une bonne fois : si vous l’aimez, renvoyez-moi ; mais, si vous m’aimez, répudiez-la ! Vous n’avez pas d’autre parti à prendre, ou je m’en retourne à la maison.

LI.

C’est une femme qui m’a donné un fils et une fille. Comment voulez-vous que je l’abandonne ?

TCHANG-IU.

Eh quoi ! non seulement vous n’écoutez pas mes paroles, mais vous prenez encore sa défense ! C’en est fait, je me retire.

LI.

Restez, restez ; dites-moi : comment puis-je ouvrir la bouche sur ce sujet ?...


N’est-ce pas une scène piquante ? Pauvre Li ! le voilà bien gêné, tenu qu’il est entre les deux griffes de ce dilemme désolant que les femmes savent si bien employer ! Pas de délai ! ou vous m’aimez, ou vous ne m’aimez pas. Vous croyez bien que M. Li n’est pas un héros ; il se déclare vaincu, et il se résout à prononcer le mot de divorce. À cette affreuse nouvelle, Liéou tombe en défaillance ; elle se pâme ; elle est morte ; la douleur, la colère, le dépit l’ont tuée !

Tout cet acte est conduit avec habileté ; mais il n’est que l’exposition de la pièce. Le deuxième et le troisième acte sont une suite de péripéties émouvantes qui, pour être senties par les délicats de l’extrême Occident, devraient être présentées sous une forme mieux déguisée. Notre drame se déroule à la manière des anciens, sans se préoccuper du qu’en dira-t-on de la critique. Il va son chemin sous les auspices de la Fatalité, et les reconnaissances, le point culminant de l’intérêt, se produiront comme par une sorte d’enchantement qui plaît aux esprits non blasés. J’ai dit que nos fictions dramatiques ressemblaient à celles d’un opéra-comique. Nos spectateurs applaudiraient avec un grand plaisir cet heureux Georges Brown, qui trouve moyen, sur ses économies de sous-lieutenant, d’acheter un château ; et la gentille Dame blanche qui tient les cordons du mystère apparaîtrait comme Dame-la-Chance, cette bienfaisante fée qui parfois n’est pas un personnage fantastique. Toute action qui touche au merveilleux a un grand attrait pour le public chinois, et c’est assurément du merveilleux que de montrer le vice et la perfidie châtiés comme ils le méritent. La réalité est si généralement opposée à ce dénouement, qu’on a bien le droit de ne pas s’étonner qu’il ait séduit l’imagination des poètes !


  1. Une fleur qui change trois fois de couleur en un jour.
  2. La femme a trois devoirs de dépendance : 1° envers son père ; 2° envers son mari ; 3° envers son fils, lorsqu’elle est veuve. La courtisane chinoise est placée hors de ces dépendances.
  3. Ces quatre vertus sont : honorer sa belle-mère ; respecter son mari ; vivre en paix avec ses belles-sœurs ; exercer la bienfaisance.