Le Théâtre des Chinois/La Soubrette

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Calmann Lévy (p. 243-262).
CINQUIÈME PARTIE, LES RÔLES ET LES MŒURS


III

LA SOUBRETTE


Si nos comédies d'intrigue n'ont représenté ni Scapin ni Figaro, elles utilisent cependant les malices et les ressources si variées de l'imagination pour composer des personnages de fantaisie désignés sous le nom de compères de comédie.

L'intrigue est la ressource des amoureux : quand le cœur est épris, il n'est pas toujours adroit, et l'esprit doit souvent venir à son secours. Il faut qu'il invente, qu'il imagine des combinaisons, avant de s'emparer de cette place forte toute hérissée de beaux-parents qui défend le cœur des jeunes filles. Les parents, c’est là leur moindre défaut, oublient assez volontiers qu’ils ont été jeunes, entreprenants, amoureux, et, plus ils ont escaladé de fenêtres, moins ils en permettent l’accès aux audacieux qui rééditent leurs vivacités. C’est dans l’ordre.

Aussi la comédie a beau jeu une fois qu’elle pénétre dans le cercle de toutes ces inconséquences, et il lui est aisé de découvrir les petites imperfections de l’espèce, qui heureusement prêtent à rire. Ce n’est pas grave. Nos auteurs n’ont pas dédaigné la satire de ces mœurs et ils ont eu pour interprète, la Soubrette, une sorte de Figaro en jupons, adroite et maligne, vive, rieuse, espiègle, surtout intelligente, conduisant toute la manœuvre avec une habileté fine... qui ne laisse voir que le succès. Elle va, elle vient, elle court, elle parle, elle chante, elle compose des vers, elle se cache, elle paraît, elle entre, elle sort, vous la voyez partout, il semble que ce soit un furet. Qu’a-t-elle fait ? qu’a-t-elle dit ? pas grand chose, elle pousse les gens au moment où ils hésitent : une simple chiquenaude, un murmure à l’oreille, un sourire, une tentation. Vous croyez que c’est elle ? vous vous retournez, elle a disparu.

Pendant ce temps, l’ordonnance de ce merveilleux docteur opère ses enchantements : le murmure devient un concert séraphique ; le sourire une vision adorable ; la chiquenaude, une force emportée qui ne connait plus d’obstacles ; et la tentation... pas même un souvenir ! l’âme est prise, captivée, séduite.

C’est la soubrette chinoise que je définis ainsi ; on ne le croirait peut-être pas, mais on n’en doutera plus après la lecture des scènes qui suivent cet exposé. Cependant le rôle de cette petite fée n’est pas tout fantaisie, et l’auteur de la fiction ne l’a pas imaginée sans donner un but utile à sa verve ingénieuse.

Lorsque Méphistophélés conduit son élève dans le jardin de Marguerite, devant « la demeure chaste et pure », ce n’est pas seulement pour enflammer le cœur de Faust de tous les transports de l’amour poétique : c’est la scène de la fenêtre qu’il médite. Il n’a donné aux fleurs leurs parfums enivrants, à la lune sa clarté mystérieuse, que pour faire déborder la passion. Il n’a mis dans la cassette ses joyaux éblouissants que pour fasciner le pur regard d’une simple fille ; il n’a conduit Faust dans ce paradis que pour y créer l’enfer.

C’est la tentation qui agit ; c’est elle qui conduit tout, accompagnée par toutes les séductions de la nature ; et la comédie, car c’en est une, finira sur un éclat de rire… qui glace d’effroi.

La soubrette est une parente éloignée de ce Méphisto ; elle emploie ses moyens, en femme qui connaît le faible cœur humain : mais elle ne travaille pas pour le compte du diable. C’est là sa meilleure excuse.

Dans l’exemple que j’ai choisi, il s’agit simplement de donner une leçon d’amour à une jeune fille que passionne l’étude des livres. C’est une satire contre les précieuses et les femmes savantes.

Entre autres variétés, la femme chinoise existe à l’état de femme savante. Nous avons la femme-poète, la femme-écrivain, absolument comme en Occident. La femme admet tous les genres. Vous croyez la maintenir entre certaines limites que vous jugez être nécessaires à l’accomplissement de son bonheur : elle vous échappe ; elle rêve à quelque chose qui n’est jamais ce qu’elle a.

Elle s’enthousiasme subitement pour les livres, les historiens, les philosophes, les poètes. Elle prend le pinceau et compose des vers, des comédies, des romans, comme un académicien.

Ces caprices ne plaisent pas aux familles, et je me garderais de dire mon avis personnel, si le terme de bas-bleu ne venait m’avertir que la femme savante n’est pas plus estimable en Occident qu’en Orient. J’ai déjà traité cette question, sans encourir le reproche d’avoir voulu être désagréable à la plus belle moitié du genre humain ; je n’ai donc pas à revenir sur le sujet. Il suffit que j’aie excusé nos auteurs d’avoir tenté de combattre ces tendances disproportionnées de l’imagination féminine. Molière, du reste, est leur maître à tous, et encore une fois nous nous trouvons d’accord sur ce point, comme sur bien d’autres, avec le plus grand esprit des races occidentales.

Les séductions de la nature présentées dans de certaines circonstances, et à propos, viennent généralement à bout des caprices de l’imagination : il faut des génies pour combattre les fantômes. C’est le système qu’emploie notre soubrette, et celui que j’ai retrouvé aussi chez les romanciers français les plus en renom. C’est un moyen qu’on croirait usé à force d’être vieux ; mais il plaît toujours. Des gens qui se détestent, séparés par des dissentiments qui semblent insurmontables, deviennent subitement des amoureux passionnés : un paysage bien traité, une scène de ruines, un petit chemin et un ruisseau dans un bois, le silence plein d’amour d’un clair de lune, voilà les sortilèges qui opèrent la merveille.

C’est la manière du plus favori des romanciers, Octave Feuillet, et il s’en sert toujours avec le même bonheur. Il y a des auteurs qui cherchent à convaincre par des raisons ; lui charme les sens de ses personnages, et ils se transforment sous l’action pénétrante de la nature, comme des sels sous l’action des acides. Il invente des tentations pour en décomposer de plus grandes ; il donne l’essor aux vapeurs aériformes pour précipiter les pierres précieuses. Et presque toujours la nature est victorieuse !

Comme le sentiment qui repose au fond de ce système est profond et bon en même temps ! Qu’il est vrai ! Que de gens séparés, et qui, pour se réconcilier, perdraient leur temps en discussions, sans succès, se tendraient la main, tout simplement, s’ils se rencontraient par hasard écoutant les battements de leur cœur dans la tranquille paix d’un soir d’automne, près des grands bois mystérieux ! Toutes les philosophies du monde n’auront pas cette éloquence. Appelez de quel nom vous voudrez cette magie des voix de la nature, je défie qui que ce soit, s’il est sincère, d’en nier la souveraine influence. Elle existe partout, hors des villes tumultueuses et des préjugés injustes.

C’est la moralité qui se dégagera de la lecture des scènes qui vont suivre. Une soubrette va transformer le cœur d’une jeune fille amoureuse des belles-lettres, et lui apprendre à ne pas faire la cruelle, en se laissant convaincre par le charme d’une nuit de printemps. Le jeune étudiant qui se désole des froideurs de sa bien-aimée prend part à la scène, et finit par recevoir un gage d’amour, — le triomphe de la soubrette.


SCÈNE IV
SIAO-MAN Et FAN-SOU.


SIAO-MAO
.

Fan-Sou, d’où viens-tu ? Je t’attendais pour expliquer les livres.

FAN-SOU, à part.

Mademoiselle a bien autre chose à faire qu’à m’attendre pour étudier.

SIAO-MAN.

Je veux encore expliquer un chapitre avec toi. Toutes les fois que j’ouvre un livre, je sens mon cœur s’épanouir. Pourtant n’est-ce pas une sorte de démence de négliger les travaux de mon sexe pour me livrer à l’étude des livres ?

FAN-SOU.

Vous voulez encore étudier ! tout à l’heure étant allée avec madame dans le jardin qui est derrière la maison, pour brûler des parfums, j’ai remarqué que les sites avaient un charme inexprimable. Si, avec un ciel si pur, une nuit si belle, nous n’allions pas jouir des agréments que cette délicieuse saison étale à nos yeux, ne serait-ce pas nous montrer insensibles aux charmes du printemps ? Qu’est-il besoin d’expliquer les livres ? Allons nous promener et nous récréer un peu.

SIAO-MAN.

Confucius a dit : « A l’âge de quinze ans, je m’appliquais à l’étude. » A plus forte raison devons-nous, à notre âge, imiter le saint homme.

FAN-SOU, à part.

Il paraît qu’elle raffole de littérature. Comment cela finira-t-il ? le mieux est de la laisser faire. (Elle parle.) Eh bien, Mademoiselle, délaissez les travaux de votre sexe ; appliquez-vous à l’étude des neuf livres sacrés ; comme Confucius, examinez-vous trois fois par jour.

SIAO-MAN.

« Les jours et les mois s’écoulent, les années ne nous attendent pas ! » Pourquoi donc, Fan-Sou, veux-tu aller dans le jardin ?

FAN-SOU.

Ne parlons plus des beaux sites qui sont dans le jardin, derrière la maison. Écoutez donc.

SIAO-MAN.

Que veux-tu que j’écoute ?

FAN-SOU.
Elle chante.______

Entendez-vous les modulations pures et harmonieuses de l’oiseau Tou-Kiouen ? Sentez-vous le parfum des pêchers qui vient réjouir l’odorat ? Oubliez un instant l’amour de l’étude, et venez goûter avec moi les plaisirs de la promenade. Laissez là votre lampe solitaire.

SIAO-MAN.

Fan-Sou, si je consens à aller me promener avec toi, et que madame Han vienne à le savoir, que deviendrai-je ?

FAN-SOU.
Elle chante.______

À cette heure, madame repose dans son lit ; les songes qui la bercent ne sont pas encore dissipés.

SIAO-MAN.

Ma mère t’a ordonné de me tenir compagnie pour lire les livres, et toi, au contraire, tu viens me presser d’abandonner l’étude.

FAN-SOU.

Si madame vient à le savoir, je dirai que vous n’y êtes pour rien ; je prendrai tout sur moi. (Elle chante.) Demain matin, Fan-Sou viendra elle-même recevoir son châtiment.

SIAO-MAN.

J’ignore dans quelle intention tu veux aller dans le jardin, derrière la maison.

FAN-SOU.
Elle chante.______

Je n’ai pas de motif particulier pour vous inviter à y aller. (Elle parle.) Mais n’avez-vous pas entendu dire qu’un quart d’heure d’une nuit de printemps vaut mille onces d’argent ? N’allez pas manquer cette charmante saison qu’embellissent les fleurs et les chants de l’oiseau ing.

SIAO-MAN.

Puisque c’est ainsi, je cède à tes instances, et je vais avec toi, mais songe bien que tu réponds de toute cette affaire. —Cette nuit, je sens un peu la fraîcheur du printemps ; attends que j’aille mettre un autre vêtement, va, conduis-moi.

FAN-SOU.

Marchons ensemble.

Siao-Man et Fan-Sou sortent.______


SCÈNE V
La scène est dans le jardin.


PÉ-MIN-TCHONG, dans le cabinet d’étude.
Il récite des vers.______

Elle unit au vermillon des rubis le tendre incarnat des fleurs. Qui n’admirerait les plumes de Tsoui qui ornent sa tête, les cheveux qui ombragent ses tempes comme un léger nuage ? Dès qu’un homme a été touché des attraits d’une femme, il voit sa figure en songe et la suit avec ardeur.

Depuis que j’ai vu Siao-Man, qui ressemble à une jeune immortelle du ciel de jade, ma pensée ne peut plus se détacher d’elle, pas même pendant mon sommeil ; j’oublie de prendre le thé et le riz, et madame Han ne dit pas un mot de ce mariage ! — À cette heure avancée de la nuit, la lune est brillante, l’air est pur. Depuis que je suis dans ce cabinet d’étude, la tristesse m’accable. Je vais jouer un air de ma guitare[1], (il parle à sa guitare.) Je t’invoque d’une voix suppliante : Souviens-toi que, pendant plusieurs années, je t’ai suivie, comme un ami fidèle, sur les lacs et sur les mers. Je vais jouer un air, jeune immortelle ! C’est dans ta ceinture, mince et svelte comme celle d’une vierge ; dans ton sein, nuancé comme celui d’un serpent ; dans ta gamme d’or, ton chevalet de jade, c’est dans tes sept cordes, pures comme le cristal, que réside toute la puissance de mes chants. O ciel ! puisse une brise heureuse recevoir les sons de ma guitare et les porter mollement aux oreilles de cette jeune beauté, qui semble formée de jade et pétrie de vermillon ! O ma guitare ! je te suspendrai dans ma chambre ; je t’offrirai des sacrifices aux quatre saisons de l’année, et je ne manquerai jamais de te saluer, soir et matin, pour te témoigner ma reconnaissance.

FAN-SOU.

Mademoiselle, promenons-nous à la dérobée.

SIAO-MAN.

Fan-Sou, garde-toi de faire du bruit. Retenons nos ceintures qui sont garnies de pierres sonores, et marchons tout doucement.

FAN-SOU.
Elle chante.______

Les pierres de nos ceintures s’agitent avec un bruit harmonieux : que nos petits pieds, semblables à des nénufars d’or, effleurent mollement la terre. La lune brille sur nos têtes pendant que nous foulons la mousse verdoyante. La fraîcheur humide de la nuit pénètre nos vêtements légers. (Elle parie.) Mademoiselle, voyez donc comme ces fleurs sont vermeilles ; elles ressemblent à une étoffe de soie brodée ; voyez là verdure des saules ; de loin, on dirait des masses de vapeurs qui se balancent dans l’air. Nous jouissons de toutes les beautés du printemps.

SIAO-MAN.

Que ces perspectives sont ravissantes !

FAN-SOU.
Elle chante.______

Ce printemps, qui dure quatre-vingt-dix jours, déploie maintenant tous ses charmes. Nous voici dans ces longues nuits qui valent mille onces d’argent. (Elle parle.) Regardez ces pêchers vermeils et ces saules verdoyants. (Elle chante. ) Les fleurs et les saules semblent sourire à notre approche ; le vent et la lune redoublent de tendresse ; ce sont eux qui font naître ces couleurs variées que nous admirons. Dans les moments délicieux, un poète se sentirait pressé d’épancher en beaux vers les sentiments de son âme. (Parlant.) Mademoiselle, les sites que vous voyez m’enchantent à tel point, que je voudrais profiter de cette heure délicieuse de la nuit pour composer quelques vers. Je vous prie, ne vous en moquez pas.

SIAO-MAN.

Je désire les entendre.

FAN-SOU.
Elle chante.______

Un han-lin, avec tout son talent, ne pourrait décrire les charmes de ces ravissantes perspectives ; un peintre habile ne pourrait les représenter avec ses brillantes couleurs. Voyez la fleur haï-tang dont la brise agite le calice entr’ouvert ; la fraîcheur de la nuit pénètre nos robes de soie ornées de perles ; les plantes odoriférantes sont voilées d’une vapeur légère ; notre lampe jette une flamme tranquille au milieu de la gaze bleue qui l’entoure ; les saules laissent flotter leurs soies verdoyantes d’où s’échappent des perles de rosée qui tombent, comme une pluie d’étoiles, dans cet étang limpide. On dirait des balles de jade qu’on jetterait dans un bassin de cristal.

Pé-Min-Tchong joue de la guitare.______


SIAO-MAN.

Fan-Sou, de quel endroit viennent ces accords harmonieux ?

FAN-SOU.

C’est, sans doute, le jeune étudiant qui joue de la guitare.

SIAO-MAN.

Quel air joue-t-il ?

FAN-SOU.

Allons en cachette écouter au bas de cette fenêtre.

PÉ-MIN-TCHONG
Elle chante.______

La lune brille dans tout son éclat, la nuit est pure, le vent et la rosée répandent leur fraîcheur ; mais, hélas ! la belle personne que j’aime n’apparaît point à mes yeux ; elle repose, loin de moi, dans sa chambre solitaire. Depuis qu’elle a touché mon cœur, aucun oiseau messager ne m’apporte de ses nouvelles. Mon âme se brise de douleur, ma tristesse s’accroît de plus en plus, et cependant ma chanson n’est pas encore finie. Les larmes inondent mon visage. Mille lis me séparent de mon pays natal ; j’erre à l’aventure comme la feuille emportée par le vent.

SIAO-MAN.

Les paroles de ce jeune homme vous attristent le cœur.

FAN-SOU
Elle chante.______

J’ai senti mon âme se briser. La douceur de ses accents faisait naître par degrés le trouble au fond de mon âme ; sa voix touchante inspire l’amour. Avec quelle vérité il a dépeint les tourments de cette passion ! Ne croirait-on pas qu’en prenant sa guitare, il a voulu décrire votre abandon, votre tristesse ? Ne semble-t-il pas dire qu’en dehors de sa fenêtre, il y a une jeune fille qui gémit comme lui sur sa couche solitaire ?

PÉ-MIN-TCHONG.
Il chante de nouveau.______

Le phénix solitaire cherche la compagne qu’il aime, Il chante d’une voix plaintive ; où est-elle pour écouter ses tendres accents ?

FAN-SOU.

Que ne joue-t-il un autre air ? (Elle chante.) Lorsqu’il dépeint avec sa guitare les plaintes du phénix séparé de sa compagne, il semble faire allusion à nos peines, (Elle parle.) Mademoiselle, allons-nous-en.

SIAO-MAN.

Pourquoi donc es-tu si pressée ?

FAN-SOU.
Elle chante.______

Ce jeune homme ne paraît pas un lettré d’un caractère droit et sincère. (Elle parle d’un ton effrayé.) Holà ! Mademoiselle, est-ce que vous ne voyez pas un homme qui vient ?

SIAO-MAN.

De quel côté vient-il ?

FAN-SOU.
Elle chante.______

Les bambous froissés résonnent sur son passage ; les fleurs laissent tomber avec bruit leurs pétales décolorées ; les oiseaux qui dormaient sur les branches s’envolent effrayés. (Elle écoute.) J’ai écouté longtemps avec inquiétude ; je n’entends personne ; autour de nous régnent la solitude et le silence.

SIAO-MAN.

Pourquoi fais-tu l’effrayée ? Comment un homme pourrait-il venir à cette heure ? Il faut que tu sois folle !

FAN-SOU, se mettant à rire.

Ah ! ah ! ah !

SIAO-MAN.

Pourquoi ris-tu ?

FAN-SOU.
Elle chante._______

A peine ai-je éclaté de rire, qu’un effroi soudain vient étouffer ma voix.

PÉ-MIN-TCHONG.

Il me semble que je viens d’entendre parler plusieurs personnes au bas de cette fenêtre.

Il ouvre la porte._______
FAN-SOU.
Elle chante._______

Ah ! j’ai entendu résonner l’anneau de la porte ; il m’a semblé voir quelqu’un venir. Le bruit qui a frappé mon oreille m’annonçait une personne qui marche dans l’ombre. (Elle parle.) Mademoiselle, allons-nous-en. J’appréhende qu’il ne vienne quelqu’un.

SIAO-MAN.

Écoutons encore un air. Qu’est-ce que tu as à craindre ?

FAN-SOU.

C’est à votre sollicitation que je me promène cette nuit dans le jardin. Si madame vient à le savoir, je ne pourrai trouver aucune excuse. Cette démarche excitera peut-être des propos malveillants. Madame est sévère sur les convenances, et elle gouverne sa maison avec une inflexible rigueur. La nuit devient obscure ; rentrons. Holà ! voici quelqu’un !

SIAO-MAN.

Eh bien, rentrons.

FAN-SOU.
Elle chante._______

Dites-moi un peu, quand vous êtes sortie de votre chambre parfumée, la cour était-elle tranquille ? Tout le monde était-il en repos ?

SIAO-MAN.

A l’heure qu’il est, qui pourrait venir ici ?

FAN-SOU.

Ne serait-ce pas le jeune étudiant qui vient de jouer de la guitare ?

Pé-Min-Tchong fait semblant de tousser._______


SIAO-MAN.

Il sait que nous sommes là ; mais comment pourrait-il deviner ce que nous venons faire ici ?

FAN-SOU.

Quoique nous ne pensions pas à l’amour, il va supposer que l’amour nous amène dans cet endroit.

SIAO-MAN.

Quel motif pourrait autoriser semblable soupçon ?

FAN-SOU.

Il cherchera naturellement dans quelle intention nous sommes venues écouter sa romance. La nuit devient sombre, retirons-nous.

SIAO-MAN.

Quelle heure est-il à présent ?

FAN-SOU.

Il y a longtemps que j’ai entendu la première veille. La nuit s’avance. Ne restons pas davantage.

SIAO-MAN.

Si tu veux rester, reste ; si tu veux t’en aller, va-t’en ; moi, je désire attendre encore un peu. Qu’ai-je à craindre ?

FAN-SOU.

Vous avez donc grande envie d’attendre ! pour moi, je vais me retirer.

SIAO-MAN.

Où vas-tu maintenant ?

FAN-SOU.

Je vais près du puits, à l’ombre de ces arbres touffus.

SIAO-MAN.

Et pourquoi vas-tu de ce côté ?

FAN-SOU.

Je me cacherai derrière la balustrade du puits.

SIAO-MAN.

Eh bien, marche la première, je te suivrai.

FAN-SOU.
Elle chante._______

Cachez-vous à la faveur de l’ombre que je projette en marchant.

SIAO-MAN.

Fan-Sou, tu diras que je ne t’ai pas vue.

FAN-SOU.

L’éclat de la lune peut nous trahir. Je meurs d’inquiétude.

SIAO-MAN seule.

Me voilà débarrassée de Fan-Sou ; prenons maintenant notre sachet et jetons-le sur le seuil de cette porte. Si Pé-Min-Tchong sort de son cabinet d’étude, il ne peut manquer de l’apercevoir.

Elle jette le sachet._______


FAN-SOU, à part et gaiement.

Maintenant, il faut rentrer.

Elles sortent._______


  1. La guitare des Chinois a sept cordes ; il n’est pas ridicule d’en jouer.