Le Théâtre des Chinois/L’Art dramatique

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Calmann Lévy (p. 66-76).
DEUXIÈME PARTIE, CHEZ L’AUTEUR


II


L’ART DRAMATIQUE


Les Thsaï-Tseu qui ont illustré les lettres chinoises les ont en même temps honorées par l’usage qu’ils ont fait de leurs facultés naturelles.

Leurs œuvres sont naturellement des chefs-d’œuvre de style et de goût, charmant l’esprit par toutes les ingénieuses combinaisons auxquelles se prêtent les caractères de notre langue, mais aussi et surtout l’élèvent et l’instruisent. On ne sait, en les lisant, si l’art doit les compter pour ses créateurs ou si ce sont ses préceptes qui les ont formés, tant ils s’identifient avec l’idéal même que l’esprit conçoit. De leurs œuvres, en effet, se détache en pleine lumière le principe primordial qui inspire la poétique chinoise et qui définit le drame comme ayant pour objet de représenter les plus nobles enseignements de l’histoire ; et, d’après le code pénal, les représentations théâtrales ont pour but d’offrir sur la scène des peintures vraies ou supposées, mais capables de porter les spectateurs à la pratique de la vertu.

J’ai dit, d’après le code pénal, et c’est à dessein que je n’ai pas voulu omettre cette particularité ; car elle caractérise un état de civilisation qui n’est pas absolument vulgaire. Nos lois ont eu un but élevé en définissant d’autorité la nature de l’art dramatique ; elles admettent les fictions, les peintures supposées, toutes les créations de l’esprit ; mais ces œuvres doivent, porter les spectateurs à la pratique de la vertu. L’obscénité est, en effet, punie comme un crime ; les articles du code sont très catégoriques à cet égard. Divers auteurs ont poussé même le rigorisme dans ses derniers retranchements. Ils ont inventé une expiation future pour les poètes qui auraient eu l’indélicatesse d’exciter les spectateurs aux mauvaises passions. D’après eux, ils souffriraient, le lendemain de la mort, d’atroces supplices dont la durée serait égale à celle de leurs pièces sur la terre. Que les auteurs se rassurent donc. L’idée est certainement ingénieuse, mais elle ne vaut pas le châtiment immédiat : car la crainte des châtiments futurs n’a jamais inspiré grande terreur, et, dans tous les cas, à en juger par les dispositions de ce législateur fantaisiste, c’est un supplice qui ne serait pas très fréquent dans le monde étoilé, où les sages nous promettent l’éternité, et la rareté du fait pourrait peut-être adoucir les ressentiments du grand justicier.

Cette institution du châtiment post mortem est généralement très bien accueillie dans nos mœurs : elle fait son effet. Je sais beaucoup de voleurs qui s’en contenteraient, même à titre de commutation de peine ; mais, pour les délits qui ne peuvent être atteints par le bambou, ces sortes de châtiments ont leur utilité : il y a un code des punitions qui seront infligées pendant la vie future. Ainsi le médisant sera condamné à dire du bien de ses amis ; l’homme généreux qui n’est bienfaisant que si on le sait, se verra condamné à faire des actions héroïques, éternellement, sans que jamais personne le sache.

Supplice affreux, qui fera grincer des dents plus d’une de ces pieuses hypocrites qui ne font des compliments à la vertu que parce qu’elles ne peuvent plus en recevoir. Les auteurs trouveront naturellement leur place dans ce public de condamnés, et les journalistes aussi, s’ils devaient être châtiés pour toutes les fausses nouvelles qu’ils auront fait passer pour vraies. Je crois qu’il y aura foule.

Ces observations, qui deviennent quelque peu humoristiques quand on les transporte dans le monde occidental où les religions présentent Dieu comme l’indulgence même, et où, par suite, les menaces de la justice divine ressemblent un peu aux colères de Croquemitaine, prouvent néanmoins que le but officiel auquel tendent nos institutions est la vertu. Que le lecteur ne s’imagine pas — je pense qu’il est inutile de le mettre en garde — que la vertu soit, pour cela, mieux honorée que partout ailleurs. Je crois que tous les hommes peuvent se donner la main, et parler avec la même aisance de la vertu. La Liberté, la Justice et la Vertu sont filles du Ciel, et n’ont pu s’acclimater sur la terre ; il faut nous en consoler, les uns et les autres. Ce que je me bornerai à constater, c’est que l’art dramatique s’est conformé au sentiment officiel, et il a été utilisé comme un moyen d’élever, si c’est possible, le respect dû à la vertu ; et, à ce seul point de vue, il est digne de figurer parmi les grandes inventions de l’esprit humain.

Volontiers j’affirmerais que cette définition rend notre théâtre original, en ce qu’elle associe une utilité morale à des créations de l’imagination, et qu’elle fixe les devoirs du génie de l’homme. C’est une pensée profonde que celle qui a songé à tracer des règles au génie même ; si je ne m’abuse, c’est l’interprétation la plus lumineuse de la nature humaine. Car le bonheur ou le malheur d’une société dépend des directions que s’impose le génie de l’homme ; l’histoire démontre, aussi bien que la morale, qui n’est jamais écoutée, que toutes les calamités ne proviennent que de la trop grande personnalité de l’homme de génie, et que, si ceux dont la vocation a été de conduire les hommes et de les inspirer avaient pu être assez grands pour se sentir moins indépendants à l’égard de leurs passions, ils n’eussent pas épouvanté le monde par les audaces de leurs témérités toujours suivies de ruines et de hontes. Lorsque le génie se trompe, il se perd, et, dans sa chute, il entraîne tout son siècle. Ces catastrophes ont moins de retentissement, quand le génie qui méconnait ses devoirs est un génie-écrivain, mais les résultats n’en sont pas moins funestes.

C’est pourquoi nos sages, en décrétant la vertu obligatoire, ont senti exactement l’instinct de la conservation de l’humanité. C’est en ceci qu’il réside : pratiquer la vertu. C’est banal, c’est rétrograde, c’est réactionnaire ; ce n’est ni chic ni pschutt ; c’est tout ce que l’on voudra, mais il n’y a pas de meilleur remède contre l’orgueil des rois et l’insolence des tribuns ; il n’y a pas de plus sûr réactif contre les majorités trop complaisantes ; il n’y a pas de cordial plus chaud contre tous les appauvrissements de la volonté et du caractère ; c’est le garde-fou de la raison, la boussole de toute la vie ; nous le comprenons tous, nous le repétons chaque jour, nous en sommes convaincus ; il n’y a pas de lumière plus éclatante ; il n’y a pas de meilleur système ; il est garanti jusqu’à la fin du monde... mais il est trop simple. — A quoi sert-il donc d’avoir de l’esprit ?

Les Occidentaux n’ont pas, que je sache, tenté de parvenir au même but. Le spectacle, à la scène, n’est pas précisément composé pour porter les spectateurs à la pratique de la vertu. C’est un plaisir, rien de plus, et généralement le plaisir ne dépend pas de la vertu. On conçoit que cela pourrait être ; on convient que la vertu serait suffisante à elle seule pour inspirer l’art dramatique, mais les spectateurs feraient défaut : ils aiment mieux Niniche.

L’art n’a rien de commun avec ces farces, très drôles, c’est très exact, mais qui corrompent le goût et gâtent le cœur. On ne peut guère estimer ceux qui se plaisent à ces obscénités.

La scène a d’autres visées que de chatouiller des passions vulgaires ; c’est un vilain métier que ce métier-là. Le théâtre doit, au contraire, élever l’âme des spectateurs en soulevant des enthousiasmes et des émotions qui font du bien. Et cela est incomparablement plus amusant ! Vous ne le croyez pas ? essayez ! Le frisson qui s’empare de l’âme quand elle est empoignée, cette délicieuse étreinte qui vous tient comme isolé au milieu d’un monde abstrait et vous livre tout entier au pouvoir d’une pensée, sont des sensations indéfinissables. Et, lorsque cette sensation est amenée par le mouvement d’indignation que produit un acte d’injustice ou d’oppression, ou bien par la courageuse persévérance des faibles luttant pour leur liberté et leur honneur, contre des lâches abusant de la force, — et triomphant enfin ! — est-ce que ce n’est pas un grand plaisir, un vrai plaisir, que de recevoir ces impressions et d’entretenir en soi le feu sacré de l’amour du vrai et de la justice ? Et n’est-ce pas une bonne soirée que celle d’où l’on sort en se disant : « Dieu soit loué ! j’ai encore du cœur ! »

La scène est l’exacte définition de l’état d’une société. Dites-moi ce que vous jouez, je vous dirai qui vous êtes, et sans me tromper !

Nous avons en Chine cet adage : « On peut juger des mœurs d’un peuple par ses danses. » Il y a de l’esprit dans cette pensée, mais cela n’empêche pas qu’elle ne soit exacte. Eh bien, il est également juste de dire qu’on peut juger un peuple par son théâtre. Je laisse au lecteur le soin de faire ses réflexions, et de conclure logiquement, impartialement.

J’ai suffisamment défini, je crois, l’art dramatique chinois. L’éditeur dont j’ai cité la préface a, si l’on s’en souvient, présenté la théorie du « Tout à la Vertu » comme une exception ; il reconnaît que les écrivains dramatiques sont ou des professeurs d’immoralité ou des amuseurs frivoles, et que ceux qui donnent à l’art un but plus élevé sont le petit nombre. Cela devait être ainsi, puisque cela est partout de même, et qu’il n’y a pas sur terre deux humanités. On désapprouve bien haut ou bien bas — cela dépend de l’entourage — tous ces séducteurs qui font bon marché des soucis de la conscience et font servir leur talent à orner des grâces de la poésie les traits difformes du vice ; mais on court bien vite à ces pièces, dès qu’on les sait mauvaises ; on les écoute avidement ; on s’y amuse ; on se réunit là, dans un théâtre, chaque soir, plus de mille personnes pour entendre ce qu’en soi-même, on rougit d’entendre ; et on paye pour aller voir ça, et très cher ! — et, le lendemain, les mêmes gens se retrouvent à l’église, — une autre salle de spectacle, — où, pendant une demi-heure, on s’efforcera de se désennuyer en fixant ses souvenirs sur les couplets égrillards de la jolie mademoiselle X... Din ! din ! la demi-heure hebdomadaire est finie ; tout le monde sort ; on se serre la main ; on se complimente ; on respire...

— Eh bien, cher, que dites-vous de ça ? Était-ce assez drôle ?

— Oui, mais d’un roide !... Avez-vous remarqué... ?

Farceurs ! J’aime mieux les sauvages que ces civilisés-là !