Le Théâtre des Chinois/L’Esprit de Paris

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Calmann Lévy (p. 266-275).


V


L’ESPRIT DE PARIS OU LA PARISINE


Un écrivain très spirituel s’est demandé si l’esprit parisien se communiquait, et s’il était indispensable d’être un Parisien pour en avoir l’esprit. La surprise qu’il manifeste en découvrant cet « article de Paris » sous la plume d’un étranger prouve-t-elle qu’il y a une forme particulière de l’esprit qui se spécialise à Paris, sur la rive droite de la Seine, et que, passé certaines limites, on ne la retrouve plus ? Je me suis adressé cette question et j’ai essayé de la résoudre, étant fort intéressé à savoir par quel prodige j’avais laissé pénétrer mon esprit par les parfums de Paris.

Quand on visite le Médoc et qu’on entre dans ces clos célèbres, qui sont l’orgueil du commerce français, on est tout étonné d’apprendre que des clos d’à peine quelques hectares ne produisent pas sur toute leur surface la même qualité de vin. L’exposition est cependant identique ; le sol a reçu les mêmes soins ; la nature paraît avoir fait pour chaque pouce carré de ce parc une égale répartition de ses faveurs ; et cependant, à un point précis du clos, on récoltera un vin qui en sera le chef-d’œuvre. Les vignerons ont d’admirables expressions pour dépeindre ces nuances du sol ; ils en connaissent toutes les ressources, tous les caprices, comme un ingénieur connaît tous les filons de la mine qu’il exploite.

Eh bien, l’esprit parisien n’aurait-il pas une origine analogue ? Serait-il par hasard un privilégié, une exception voulue par la nature ? C’est là un sujet que j’aurais aimé à voir traiter par un Parisien. Pour moi, je me suis convaincu qu’il existe à Paris — ce clos célèbre de l’esprit humain — une variété de l’esprit très complexe si on voulait la définir, qu’on découvre au théâtre, dans des chroniques, dans certaines réunions, très indépendante, très peu officielle, capricieuse comme les jolies femmes ; mais essentiellement parisienne. Elle émigre pendant l’été dans les villes d’eaux pour y retrouver une nouvelle jeunesse ; elle revient, en tapageuse, avec l’automne, très alerte, très ingénieuse, très vivante, ayant fait provision de sa parisine (Jules Claretie) qui, soumise aux émotions flottantes de l’existence parisienne, produira le parisianisme ou l’esprit parisien.

Il n’y a qu’un Paris au monde : c’est un fait évident ; et, ce qu’il y a de très singulier, c’est qu’on devient aussitôt Parisien en arrivant à Paris. Il n’y a guère que les Anglais et leurs ladies qui soient réfractaires à cette influence. L’exception prouve la règle.

Paris est la capitale de la mode, l’empire de ce qui change, un Protée. Après plusieurs années d’absence, revenez dans n’importe quelle ville du monde, vous la retrouvez telle que vous l'avez laissée, quel que soit d'ailleurs le nombre de ses maisons neuves. Paris seul échappe à cette loi de l'impassibilité. C'est la cité idéale du transformisme. Darwin aurait dû naître Parisien. La touchante pensée de Virgile : Sunt lacrymæ rerum, semble avoir été écrite pour Paris. On y sent les battements de la vie ; on a une plus grande facilité de penser ; on pèse moins. Ailleurs la vie s'écoule, semblable aux saisons ; les années se succèdent.

Paris a ses habitudes : l'automne et l'hiver, il est vraiment chez lui ; il se possède. La belle saison montre un Paris un peu anémique ; c'est le Paris des touristes et des provinciaux ; la parisine aspire après les champs, la mer, les montagnes, d'où elle rapportera les chansons azurées de l'alouette, les rêves de l'alcyon et les coups d'ailes audacieux de l'aigle. Il y a une trinité de tons, légèreté, insouciance, hardiesse, qui, en se fondant comme les trois couleurs, deviennent le drapeau de l'esprit parisien, cette variété qu'on ne rencontre nulle part, parce qu’elle n’existe qu’à Paris.

Quiconque a de l’esprit a des dispositions à devenir Parisien ; mais ce n’est pas certain qu’il le devienne. Il faut avoir des tendances vers l’éclectisme ; il faut rechercher ce qui n’est pas cherché ; il faut, par instinct ou par caprice, ne désirer que les premières impressions. Tout ce qui, ayant été longtemps préparé, a l’air d’être une trouvaille, porte le cachet parisien ; le charme qui est naturel, qui se charme lui-même, qui se surprend le premier, voilà le caractère de cette variété. C’est un je ne sais quoi, comme le reflet de la perle, la limpidité du diamant. On ne définit pas cet esprit ; c’est une chose abstraite, une image virtuelle, on sent que c’est Parisien, voilà tout !

L’originalité de cet esprit est le sourire, plus souvent taquin que mordant. Son rire est clair et franc : c’est l’épanouissement du sourire, signe d’une joie vraie, naturelle, amenée par des transitions insaisissables, qui mettent en déroute les soucis et rassérènent les fronts les plus moroses.

Apprend-on à être un Parisien... spirituel ? Je crois que oui. J’ai dit qu’il fallait avoir de l’esprit : c’est indispensable. Si, par malheur, on n’en a pas, ce qui se voit chez les autres, il faut pratiquer l’humilité, et admettre, en bonne justice, comme tout le monde, ce fâcheux accident. C’est même le seul moyen, étant un imbécile, de n’être pas un sot ; Si on a de l’esprit, ce dont on est généralement sûr, il faut l’appliquer de la manière que j’ai déjà indiquée ; puis observer, écouter, réfléchir, attendre les occasions, les faire naître, surprendre au vol l’esprit qui passe, être au milieu du monde des vivants comme une harpe éolienne au-dessus des forêts agitées par le vent, et ne laisser passer entre les cordes sonores que l’harmonie... C’est très simple, vous le voyez.

Le but qu’il faut atteindre est de rendre spirituel... son esprit : car il est remarquable d’observer combien de gens d’esprit sont peu spirituels. De même, il y a des gens qu’on croit éteints et chez qui on découvre subitement une mine inexploitée, des pépites d’or à ciel ouvert. C’est à Paris qu’on spécialise ces observations où l’esprit est une monnaie courante ; c’est même le seul lieu du monde où elle ait cours, et où l’on puisse venir la dépenser. Ailleurs, on trouve des savants, des hommes de goût, des hommes de bon sens, ou pour résumer toutes les aptitudes extra-muros, des hommes distingués. La plupart sont d’ex-spirituels que la province a épuisés : rien n’est plus dangereux : c’est une mort lente, mais sûre.

L’esprit dont je cherche à faire le portrait ne consiste pas essentiellement dans le choix des mots, mais dans les alliances des mots : de même du choc des idées jaillit la lumière. Il y a des mots qui, bien mis en leur place, ont des sens inattendus ; le sens primitif a complètement disparu, il reste une observation fine, chatoyante, témoignant d’une attention délicate de l’esprit, mais complètement indépendante de l’expression. Les mots n’empruntent leur éclat momentané qu’à un souvenir, une comparaison ; ils ressemblent à ces mannequins dont on peut faire à volonté des empereurs ou des bergers. C’est dans le rapprochement qui apparaît soudainement dans la pensée que consiste l’esprit : l’étincelle jaillit entre la pensée de l’écrivain et celle du lecteur, comme entre deux nuages électrisés.

M. Taine a dit dans son livre sur l’Angleterre que les Anglaises avaient deux mains gauches. Voilà une étrange chose ! Comment expliquer cette invraisemblance ? ou c’est absurde, ou c’est très parisien.

Ces sortes de traits sont de véritables miniatures de genre ; c’est tout un monde, instantanément reproduit, qui passe sous vos yeux ; un monde que vous avez vu ou que vous verrez. L’observation qui a été faite, vous l’avez faite cent fois, mais vous ne l’avez pas exprimée d’une manière assez originale pour faire sourire... même les Anglaises. Et voilà pourquoi c’est spirituel, je veux dire parisien.

Ces coups de plume sont le témoignage d’une observation vécue. Les peintres qui excellent dans leur art font des choses étonnantes avec deux ou trois coups de pinceau. Les autres, ceux qui ne voient pas leur impression, quoique la nature s’y prête de bien bonne grâce, chargeront leur toile de toutes les couleurs de leur palette, et produiront une croûte. Ainsi en est-il des écrivains ou des causeurs : car, pour ceux-ci, un bon mot, comme un bienfait, n’est jamais perdu ; il est aussitôt étiqueté et mis en réserve pour la prochaine pièce. Les uns ou les autres s’entendent pour laisser parler les hommes distingués dissipateurs de sciences apprises, et souvent, par un mot profond et vif, mettront d’accord des théories qui faisaient très mauvais ménage.

L’esprit de Paris ! vous le trouverez à chaque page de son histoire ; il prospère sous toutes les formes de gouvernement, même quand il n’y en a pas. Sous les rois, il ne chômait pas ; et, si l’histoire n’eût donné à Henri IV le surnom de Grand, elle lui aurait décerné celui de Parisien. Est-ce que son « Pends-toi, brave Crillon ! » n’est pas un chef-d’œuvre d’humour ? Son « Paris vaut bien une messe ! » a diablement d’esprit ! c’est même l’esprit qui fait excuser la chose. Pourquoi cette variété de l’esprit ne fleurit-elle qu’à Paris ? Je me suis donné comme raison que, sa caractéristique étant l’originalité, elle ne pouvait naître, vivre et s’épanouir qu’à Paris, le seul lieu de l’Occident, je crois, où l’on puisse trouver une unité d’origine. Ailleurs, les peuples sont des combinaisons, des composés : on pourrait, à l’aide de l’histoire, les représenter comme les corps de la chimie organique, avec des formules. Ceux-ci ont beaucoup d’oxygène ; ceux-là ont du carbone ; il en est d’azotés, de bromurés, d’iodés ; on en pourrait faire l’analyse atomique. A Paris, au contraire, il s’est formé un élément simple, c’est le Parisien, ce Robinson de l’Ile de France, qui se suffit à lui-même, et qui, venant à rencontrer, par hasard, des Vendredis, les élève, les inspire, et finit par en faire de petits Parisiens, par ce que tel est son bon plaisir. Si Paris n’eût pas inscrit dans ses armes, au-dessous du navire qui flotte et n’est jamais submergé, la devise de l’immortalité comme le symbole de ses destinées, il eût pu adopter la formule célèbre de Descartes : « Je pense, donc je suis. »