Le Théâtre des Chinois/La Représentation

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Calmann Lévy (p. 33-43).
PREMIÈRE PARTIE. AU THÉÂTRE


IV


LA REPRÉSENTATION


Les invitations à dîner suivies d’une représentation théâtrale sont très fréquentes dans la société chinoise et très recherchées, lorsque l’amphitryon joint à la réputation d’un homme aimable celle d’un lettré délicat.

Il existe partout des gens qui invitent et des gens qui s’invitent. Il faut également se défendre contre les uns et les autres. Dans le groupe des gens qui invitent, il y a surtout les nouveaux riches dont on ne comprend pas très clairement la subite élévation et qui sont très désireux de faire essuyer leurs plâtres par des personnes de bon ton. Il est étonnant combien ces gens-là sont difficiles à satisfaire. Souhaitent-ils à leur table un fonctionnaire : ils désigneront un préfet ou un mandarin de premier rang. Est-ce un lettré : un académicien sera de leur goût. Ils s’imaginent qu’il leur suffit d’envoyer une carte de couleur cramoisie ornée de caractères dorés et revêtue de toutes les formules usitées dans le cérémonial de l’invitation ; mais ils comptent sans leurs hôtes qui ne les favoriseront pas « de l’illumination de leur présence » ; leur prétentieuse espérance sera vite déçue et les expressions de la politesse la plus raffinée, unie à celle des regrets les plus — sincères, viendront désillusionner de trop téméraires audaces.

Généralement les gens qui invitent et ceux qui s’invitent finissent par se rencontrer ; les parvenus de la fortune sont la providence des fruits secs et des incompris ; il en résulte un mélange qu’on pourrait qualifier d’affreux, pour être littéraire, mais qui est tout à fait homogène.

Quand on n’est ni un parvenu ni un sot et que l’on sait borner ses prétentions ainsi que son esprit, il faudrait avoir de la malchance pour ne pas être invité chez une personne dont l’invitation est non seulement un honneur, mais aussi un plaisir ; car l’honneur sans le plaisir est chose peu enviable. En Chine « le monde où l’on s’amuse » existe.

Je reçus, un jour, une invitation à dîner de la part d’un homme très distingué, lettré de haut rang, très riche, très ami des choses de l’esprit, fin gourmet et quelque peu gourmand : possédant en un mot toutes les qualités que la nature nous invite si généreusement à rechercher. Ce n’est pas un crime de lèse-convenances d’avouer qu’on aime ce qui est bon, et j’ai toujours remarqué que les dîners sont bien meilleurs, toutes les fois que l’amphitryon sait qu’il aura à sa table un gastronome émérite : c’est une excellente réputation dont il est très utile de se faire précéder, et Brillât-Savarin serait certainement très honoré dans le Céleste-Empire.

Les dîners de cérémonie comme celui auquel j’assistais durent plus longtemps que les banquets en Europe. Ils se donnent dans la salle de théâtre. L’appareil du festin était d’un grand luxe. Certes les Européens qui aiment les bibelots trouveraient beaucoup d’attrait à examiner les pièces qui ornent les tables, les coupes de vermeil d’un style ancien et de genres très variés, la vaisselle précieuse que, selon nos coutumes, nous sortons des vitrines où elle est inutile, pour la faire figurer avec éclat sur la table, le jour où nous voulons recevoir et honorer nos amis.

On sait quelle affection nous avons pour tout ce qui se rapporte à notre antiquité. Comme nos arts industriels sont très anciens et que le culte de la famille comprend également la conservation des objets qui ont appartenu aux ancêtres, il n’est pas rare de trouver, dans certaines maisons, de véritables musées renfermant les collections les plus remarquables en argenterie, en bronzes, en porcelaines, en émaux : ce sont nos galeries. On connaît nos porcelaines : je n’ai pas à en faire l’éloge, je pourrais même dire qu’elle est trop connue pour être apprécie à la valeur artistique.

Comme en Occident, c’est l’antiquité qui plaît, et pour deux motifs : le premier, c’est que ce qui est ancien est rare : le second, c’est que, dans les vieux temps, il y avait des procédés spéciaux que nos modernes ne pratiquent plus. Les amateurs savent distinguer le « tic » du « toc », et lire les dates réelles sur les objets d’art qui veulent faire les « vieux». Nous avons, pourquoi ne pas l’avouer, des manufactures d’antiques qui fabriquent des porcelaines et aussi des bronzes ; il est presque inutile d’ajouter que les Européens y sont trompés le plus souvent. Je crois même, mais je ne l’affirmerais pas, qu’il y a de la porcelaine de Chine qui se vend en Chine et qui n’est pas de la porcelaine de Chine, comme ces fameux tapis d’Orient qui se vendent dans la patrie d’Homère et qui sont importés des manufactures de France ; comme aussi ces Espagnols qui se disent Espagnols et qui ne sont pas de vrais Espagnols. Il se joue, dans ce genre, de très curieuses comédies, à l’usage des gens du monde, et qui font bien rire les marchands derrière leurs comptoirs. Il va sans dire que les acheteurs sont les premiers à vanter l’antiquité de leurs emplettes et que bien malavisé serait celui qui oserait les détromper. D’ailleurs, l’antique, manufacturé de la veille, est tellement bien imité, qu’il serait difficile d’en juger si on n’a pas appris à connaître les transparences et les teintes délicates qui sont la signature des siècles. Les profanes sont obligés de s’en rapporter à la bonne foi du marchand, el l’on sait que c’est une garantie insuffisante dans tous les pays du globe.

Les cérémonies d’un banquet diffèrent un peu de celles qui sont en usage dans les pays occidentaux, mais ont cependant beaucoup de points de comparaison. Les convives sont assis deux par deux à chaque table, et de manière à voir ce qui se passe sur la scène. Les domestiques apportent à tour de rôle les services, qui se composent généralement de seize ou de huit plats contenant des mets très variés et qui ont été apprêtés avec de grands soins par des vatels experts en leur art. On a raconté tant de choses divertissantes au sujet de nos festins, que j’éprouve un certain regret à les démentir. D’après les faiseurs de tours du monde, le chien, le chat, le serpent se rencontrent sur nos tables en compagnie d’animaux encore moins digestifs, tels que les vers de terre et les rats. A la vérité, nous préférons, comme beaucoup d’autres, le gibier et la volaille à ces spécimens fantaisistes. Nous avons cependant quelque petits plats particuliers, — autrement ce ne serait pas la peine d’être Chinois, — tels que les nids d’oiseaux, les nageoires de requin, les nerfs de daim et autres aliments di primo cartello qui sont très présentables. J’ajouterai encore, pour confondre les conteurs de merveilles, que les tables chinoises sont pourvues, outre les célèbres bâtonnets d’ivoire, de cuillers de porcelaine et de fourchettes d’argent et qu’il est absolument aisé de faire honneur au festin sans faire usage de ses doigts. Les baguettes d’ivoire font toujours le sujet des étonnements des livres, et c’est un sujet inépuisable. Supprimez tous ces petits hors-d’œuvre qui assaisonnent les récits des voyageurs, il ne resterait plus grand’chose à faire imprimer : c’est pourquoi il faut être indulgent, et, pour joindre l’exemple au précepte, je citerai un passage que j’ai lu dans une description du capitaine Laplace, et qui rend compte à la française, c’est-à-dire avec une bonne humeur communicative, des tribulations que lui ont fait subir « ces maudites baguettes ».

« Assis à la droite de mon amphitryon, dit le capitaine, j’étais l’objet de toutes ses prévenances. Je ne m’en trouvais pas moins fort embarrassé de savoir comment me servir des baguettes d’ivoire qui formaient mes ustensiles gastronomiques. J’éprouvais une grande difficulté à saisir ma proie au milieu de ces bols remplis de jus. En vain j’essayai de tenir mes bâtonnets entre le pouce et les deux doigts de la main droite, à l’instar de mon hôte ; les maudites baguettes manquaient leur coup à tout moment, et me laissaient désespéré vis-à-vis du morceau dont je convoitais la possession. Il est bien vrai que le maître de la maison, touché de mon inexpérience qui cependant l’amusait infiniment, daigna me secourir en jetant dans mon plat ses deux instruments dont les bouts venaient d’être en rapport avec une bouche que les infirmités de la vieillesse et l’usage constant du tabac à fumer et à chiquer ne rendaient rien moins qu’attrayants ; mais je me serais très volontiers passé d’un pareil secours. Après d’héroïques efforts, je parvins à me rendre maître d’une soupe préparée avec ces fameux nids d’hirondelle qui font la gloire épicurienne des Chinois. J’étais fort inquiet de savoir comment je pourrais, avec mes misérables bâtonnets, venir à bout de goûter des diverses soupes qui étaient placées devant moi ; je commençais à me rappeler la fable du Renard et de la Cigogne, quand mes voisins chinois, plongeant dans les bols avec la petite saucière placée à côté de chaque convive, me tirèrent d’embarras. »

La description, on en juge, est fort récréative ; mais le capitaine l’avait préméditée avant de voir « cette petite saucière ». Il avait trop d’esprit pour s’en apercevoir, et personne ne s’en plaindra, pas même moi.

Diverses coutumes que je ne trouve que dans notre Orient sont relatives à l’ordonnance du festin. Ainsi, avant que les convives aient touché aux mets qui sont placés devant eux, ils se lèvent, et boivent à la santé de l’amphitryon, qui les invite ensuite à se servir. Vers la fin du repas, l’amphitryon se lève à son tour et boit à la santé de ses hôtes, mais sans discours ; il s’excuse seulement de leur avoir offert un si simple dîner. Les toasts sont des régals inconnus de nos gastronomes, et je tiens qu’ils n’en sont pas à plaindre. Cela, du reste, ne nous empêche pas de porter des santés. Quand on veut honorer quelqu’un de cette marque de politesse, on le fait avertir par un domestique ; puis, prenant la coupe pleine, à deux mains, le toasteur muet l’élève jusqu’à la bouche, et la vide d’un trait. La personne qui a ainsi été fêtée doit, en retour, vider son verre et le pencher ensuite pour témoigner qu’il est entièrement vide.

Tout à coup un mouvement se fait dans l’assemblée, et les conversations cessent. Des acteurs richement vêtus font leur entrée dans la salle du festin ; ils s’inclinent tous ensemble et l’un d’eux, amené en présence du convive le plus distingué, lui présente un livre dans lequel sont inscrits en lettres dorées les noms des cinquante à soixante comédies que ces acteurs savent par cœur et qu’ils sont en état de représenter sur-le-champ. Puis la liste circule sur toutes les tables et, après que le choix de la pièce a été arrêté, est rendue au chef de la troupe. Alors les portes de l’extérieur sont ouvertes pour l’admission du public ; la femme de l’amphitryon et ses amies, invitées par elle, prennent place dans une galerie, à l’étage supérieur, dissimulées derrière un treillis de lianes de bambou, et la représentation commence.