Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Partie II/II. Le Théâtre nouveau. Conditions matérielles et morales

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II

LE THÉÂTRE NOUVEAU
CONDITIONS MATÉRIELLES ET MORALES


Tel est l’historique rapide des tentatives faites en France pour fonder le Théâtre du Peuple. Elles se rattachent directement, comme on voit, à la grande tradition démocratique des penseurs du dix-huitième siècle et des hommes de la Convention. — Quel sera ce théâtre ?

Les conditions économiques ont été étudiées de la façon la plus complète par Eugène Morel. Je ne suis pas d’accord avec Morel sur beaucoup de questions. Morel croit au théâtre en soi, et à la foule en soi. « Plus il y a de théâtres, plus c’est bien. Plus il y a de monde, plus c’est bien. Je ne regarde pas à la qualité, mais à la quantité. »[1] Et pour moi, au contraire, je ne regarde qu’à la qualité, et point à la quantité. Je ne crois au théâtre que s’il a un idéal. Je ne me soucierais plus du peuple, s’il devait devenir une seconde bourgeoisie, aussi grossière dans ses jouissances, aussi hypocrite dans sa morale, aussi stupide et aussi apathique que la première. Peu m’importerait de prolonger alors un art qui ne serait qu’un néant sonore, et une humanité qui sent le cadavre. — Mais si je crois beaucoup moins que Morel en la valeur absolue de l’art, et beaucoup plus que lui en une révolution morale et sociale de l’humanité, je le regarde comme une des intelligences les plus originales et les plus vivantes qui se soient attachées au problème de l’art populaire. Son Projet de théâtres populaires est, pour toutes les questions d’organisation matérielle, une œuvre vraiment neuve, pleine d’idées fécondes ; la hardiesse des conceptions s’y allie au sens pénétrant des nécessités pratiques. Je n’ai pas à l’analyser ici : il faut le lire en entier, pour en suivre la rigoureuse logique. Je me contente d’en exposer les principes essentiels.

Morel fonde son théâtre, ou plutôt ses théâtres du Peuple sur le principe de l’abonnement. « Ce n’est qu’en voyant constamment de belles choses, que le goût se forme ; l’éducation exige la répétition. Pour agir efficacement sur un public, il faut l’avoir constamment en main. Des fêtes exceptionnelles peuvent avoir plus d’éclat, mais leur influence est nulle. »[2] Cet abonnement serait hebdomadaire. « C’est la forme la plus régulière de l’abonnement, celle qui créera le mieux une habitude. » En conséquence, Morel propose l’émission de bons de 25 francs, remboursables par tirages périodiques, au gré de l’administration, et il y annexe vingt-cinq billets de théâtre. Moyennant un supplément de 10 francs, le porteur du bon pourrait renouveler son abonnement, quand les coupons seraient épuisés. Je n’entre pas dans le détail du paiement, que Morel s’efforce de faciliter le plus possible, et des dispositions accessoires, par lesquelles il réduit les frais, en escomptant une diminution des droits d’auteurs, et une réforme dans les taux de perception de l’Assistance publique, qui dégrèverait presque complètement le Théâtre du Peuple. « En somme, conclut-il, nous n’établissons pas la gratuité ; mais nos dispositions sont telles, que bien peu de familles seront trop pauvres pour aller au théâtre, et, qu’ainsi entendu, le théâtre, loin d’être un luxe, une folie, ne fera que développer dans le peuple des idées de prévoyance et d’économie. »

Le réabonnement, n’étant plus qu’à 10 francs au lieu de 25, n’offrira plus les mêmes ressources pour l’année suivante. Mais dès ce moment, le théâtre du peuple ne doit plus être isolé. « Il importe, dès sa réussite, et profitant de sa réussite, de jeter immédiatement les bases d’un autre théâtre, dans un autre quartier. Alors une pièce ne sera plus jouée sept, mais quinze jours, et la diminution des frais viendra compenser la diminution prévue de recettes. Ce second théâtre jouissant du matériel et de la troupe du premier sera plus aisément fondé : il jouira de l’expérience acquise. Le matériel de décors et de costumes viendra aussi réduire les dépenses du premier. » Ce n’est pas seulement à Paris que ces théâtres s’élèveront, c’est dans toute la France. « Nous voudrions couvrir de théâtres toute la France. » Ces théâtres formeraient entre eux des associations matérielles, où acteurs, costumes et décors pourraient être mis en commun, sous la surveillance d’un comité central et de son délégué, directeur général. L’État n’interviendrait qu’en fournissant son aide pour réunir les abonnements, et son contrôle pour assurer les principes fixés par les fondateurs mêmes du théâtre. On ne lui demanderait ni subvention, ni garantie. Les Théâtres du Peuple seraient indépendants, sous l’égide de l’État.[3]

J’en ai dit assez pour montrer l’originalité de ce projet, et pour engager à l’étudier de près.

Supposons les fonds réunis et le public groupé. Quelles seraient les conditions du théâtre qui voudrait être vraiment populaire ?

Je n’essaierai pas de poser des règles absolues : il faut avoir la sagesse de se souvenir qu’il n’est guère de bonnes lois, mais des lois qui sont bonnes pour un temps qui passe ou un pays qui change. Un art populaire est mobile par essence. Non seulement le peuple ne sent point comme l’élite ; mais il y a toutes sortes de peuples : celui d’aujourd’hui, celui de demain ; celui d’une ville ou d’un quartier, celui d’un autre quartier ou d’une autre ville. Nous ne pouvons prétendre qu’à établir une moyenne, applicable au peuple de Paris et à l’heure présente.

La première condition d’un théâtre populaire, c’est d’être un délassement. Qu’il fasse d’abord du bien, qu’il soit un repos physique et moral pour le travailleur fatigué de sa journée. C’est l’affaire des architectes du théâtre futur de veiller à ce que les places bon marché ne soient plus des lieux de supplice. C’est l’affaire des poètes de tâcher que leurs œuvres répandent la joie, et non la tristesse ou l’ennui. Il faut une grande vanité, désireuse de s’étaler, ou un enfantillage un peu niais, pour oser offrir au peuple les derniers produits de l’art décadent, qui donnent bien du mal quelquefois à l’intelligence des oisifs. Et quant aux souffrances de l’élite, à ses angoisses et à ses doutes, qu’elle les garde pour elle : le peuple en a plus que sa part ; il est inutile de l’augmenter. L’homme de notre temps qui a le mieux compris et aimé le peuple, Tolstoy, n’a pas toujours échappé à ce travers de l’art, dont il a pourtant humilié si durement l’orgueil ; sa vocation d’apôtre, son besoin impérieux d’imposer sa foi, les exigences de son réalisme artistique ont été plus forts, je crois, dans la Puissance des Ténèbres, que son admirable bonté. De telles œuvres me semblent plus décourageantes qu’utiles pour le peuple. Si nous ne devions jamais lui offrir que ces spectacles, il aurait raison de nous tourner le dos et de s’en aller au cabaret chercher l’engourdissement de ses peines. C’est trop de prétendre, après une vie triste, le divertir avec le spectacle d’une vie triste. Si quelques rares esprits se plaisent à « sucer la mélancolie, comme la belette suce l’œuf », on ne peut exiger du peuple le stoïcisme intellectuel des aristocrates. Il aime les spectacles violents, mais à condition que ces violences n’écrasent point, une fois de plus, au théâtre comme dans la vie, les héros avec qui il s’identifie. Si résigné ou découragé qu’il soit pour son propre compte, il est d’un optimisme exigeant pour le compte de ses personnages de rêve ; il souffre d’un dénouement lugubre. — Est-ce à dire qu’il lui faille nécessairement le mélodrame larmoyant, qui finit bien ? — Évidemment non. Ce grossier et mensonger spectacle est un soporifique et un stupéfiant, qui contribue, comme l’alcool, à maintenir le peuple dans l’inertie. Le pouvoir de délassement, que nous voulons attribuer à l’art, ne doit pas s’exercer au détriment de l’énergie morale. Bien au contraire.

Que le théâtre soit une source d’énergie : c’est la seconde loi. Le devoir d’éviter ce qui écrase et déprime est tout négatif ; il a une contre-partie nécessaire : soutenir et exalter l’âme. Qu’en délassant le peuple, le théâtre le rende plus propre à agir le lendemain. Des êtres simples et sains n’ont, d’ailleurs, pas de joie complète sans l’action. Que le théâtre soit donc un bain d’action joyeuse. Que le peuple trouve dans son poète un bon compagnon de route, alerte, jovial, au besoin héroïque, au bras duquel il s’appuie, et dont la belle humeur lui fasse oublier les fatigues du chemin. Le devoir de ces compagnons poétiques est de le mener droit au but, — et de lui apprendre aussi, chemin faisant, à bien regarder autour de soi. C’est là, à ce qu’il me semble, la troisième condition du théâtre populaire :

Le théâtre doit être une lumière pour l’intelligence. Il doit contribuer à répandre le jour dans ce terrible cerveau humain, plein d’ombres, plein de replis, plein de monstres. Tout à l’heure nous avons mis en garde contre la tendance des artistes à croire toutes leurs pensées bonnes pour le peuple. Il ne s’agit pas, pour cela, de lui éviter ce qui fait penser. La pensée de l’ouvrier est d’ordinaire au repos, tandis que son corps travaille ; il est utile de l’exercer, et pour peu qu’on sache s’y prendre, ce peut être même un vif plaisir pour lui, comme c’est un plaisir pour tout homme robuste de rompre à de rudes exercices ses membres engourdis par une longue immobilité. Qu’on lui apprenne donc à voir clairement et à juger les choses, les hommes et surtout lui-même.

La joie, la force et l’intelligence : voilà les trois conditions capitales d’un théâtre populaire. Tout le reste en découle. Quant aux intentions morales qu’on veut y joindre, aux leçons de bonté, de solidarité sociale, qu’on ne s’en embarrasse point. Le seul fait d’un théâtre permanent, de hautes émotions communes et répétées, crée, — pour un temps, — un lien fraternel entre les spectateurs. Et au lieu de bonté, donnez-nous seulement plus de raison, plus de bonheur et plus d’énergie : la bonté, nous nous en chargeons. Le monde est plus sot que méchant, et méchant surtout par sottise. La grande tâche est de faire entrer le plus d’air, le plus de clarté, le plus d’ordre possible dans le chaos de l’âme. Mais c’est assez de la mettre en état de penser et d’agir : ne pensons pas, n’agissons pas pour elle. Évitons surtout les prêches et les morales, grâce auxquels les amis du peuple ont l’art de rendre l’art rebutant à ceux qui l’aiment le plus. Le théâtre populaire doit éviter deux excès opposés, qui lui sont coutumiers : la pédagogie morale, qui, des œuvres vivantes, extrait de froides leçons, — ce qui est à la fois antiesthétique et maladroit ; car l’esprit défiant sent l’hameçon et s’en détourne ; — et le dilettantisme indifférent, qui veut se faire uniquement, et à tout prix, l’amuseur du peuple : jeu déshonorant, dont le peuple ne sait pas toujours gré, car il est capable de juger ses amuseurs, et il entre souvent du mépris dans le rire dont il accueille leurs contorsions, aux lectures populaires. — Ni recherche de la morale, ni recherche du plaisir. De la santé. La morale n’est qu’une hygiène de l’esprit et du cœur.[4] Faites-nous un théâtre qui déborde de santé et de joie. — « La joie, ressort puissant de l’éternelle nature… ; la joie qui fait mouvoir les rouages de l’horloge des mondes… ; la joie qui roule les sphères dans les espaces… ; la joie qui fait sortir les fleurs des germes et les soleils du firmament !… »

Ce sont là les conditions, pour ainsi dire, morales du théâtre nouveau, il faut y joindre quelques conditions matérielles très importantes.

Pour l’architecture de la salle, Morel préconise la forme trapézoïdale, qui est celle du théâtre de Bayreuth, et de la Maison du Peuple de Bruxelles. M. Gosset, architecte, propose des gradins demi-circulaires, étagés en amphithéâtre, et répartis sur deux ou trois étages. Je n’ai pas de préférence. L’essentiel est que toutes les places soient égales ; et par conséquent, aucun de nos théâtres anciens, odieusement aristocratiques, ne peut être utilisé par le théâtre populaire, ni lui servir de modèle, à l’exception de nos cirques. On ne réalisera la fraternité des hommes dans l’art, qui doit être le but du théâtre populaire, on ne réalisera même aucun art véritablement universel et humain, qu’après avoir brisé la stupide suprématie de l’orchestre et des loges, et l’antagonisme des classes que provoque l’inégalité blessante des places dans nos salles de spectacles actuelles. Tout au plus, admettrais-je deux sortes de places, en réservant dans le fond de la salle des places, non de luxe, mais tout au contraire de famille. L’ouvrier, rentrant en retard et fatigué par sa journée, peut n’avoir pas eu le temps de faire un peu de toilette, et éprouver quelque gêne à se montrer au théâtre en tenue négligée : ces places lui permettraient de voir sans être vu. Encore ne sais-je pas s’il ne vaut pas mieux imposer au peuple cette légère contrainte d’amour-propre et de politesse, qui l’oblige à certains soins de sa toilette et de son corps : ce ne serait peut-être pas un des moindres avantages du théâtre populaire.

Pour la scène, elle devrait être construite de façon à ce qu’on pût y faire manœuvrer des masses : une quinzaine de mètres d’ouverture, avec cadre mobile permettant de la réduire, — sur vingt mètres de profondeur. Morel demande une machinerie perfectionnée, pour laquelle il y aurait lieu d’étudier les systèmes de planchers mobiles usités en Allemagne, en Angleterre, en Amérique, les plaques tournantes permettant de monter de multiples tableaux, s’il est besoin, et de laisser toute liberté à l’imagination créatrice du poète, qui est à la gêne dans nos théâtres actuels. — Il est certain qu’il n’y a nulle raison pour se priver de ces perfectionnements modernes dans un théâtre entièrement nouveau, où leur établissement n’occasionnerait pas une bien grande augmentation de frais. Mais je ne cache pas que, pour ma part, je n’y tiens en aucune façon, Georges Bourdon écrit que « le bouleversement de la machinerie est peut-être pour demain une évolution inappréciable dans l’art dramatique lui-même ».[5] Je crois que la suppression quasi totale de la machinerie serait une évolution bien autrement puissante encore. Je rappelle le mot de Michelet : « Un théâtre simple et fort, où la puissance créatrice du cœur, la jeune imagination des populations toutes neuves nous dispensent de tant de moyens matériels, décorations prestigieuses, etc., sans lesquels les faibles dramaturges de ce temps usé ne peuvent plus faire un pas. » L’art aurait tout à gagner à se délivrer de ce luxe enfantin, dont il est esclave, et qui n’a de prix que pour les cerveaux ratatinés de mondains puérils et vieillots, qui ne peuvent pas sentir l’émotion vraie de l’art. Certaines représentations de l’Œuvre des Trente ans de Théâtre se passent fort bien de décors ; et de simples répétitions sans décors ni costumes produisent souvent une impression cent fois plus poignante et plus réelle, que les représentations les mieux réussies. J’en ai fait souvent l’expérience, aussi bien dans nos théâtres parisiens, que dans les théâtres du peuple, comme celui de Bussang. Le décor est une convention, dont seuls sont dupes ceux qui sont excessivement naïfs, et ceux qui le sont excessivement peu. Ceux-ci ne m’intéressent point. Pour ceux-là, il ne faut pas croire que le peuple en ait le monopole ; le peuple est plus simple, mais il n’est pas plus naïf que nous. La naïveté est, ou un don très rare, accordé par la nature, ou, dans le cas spécial qui nous occupe, le fait de gens qui n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre. Or nous prétendons justement que le peuple ait cette habitude, ou qu’il la prenne. Inutile par conséquent d’escompter sa naïveté : en l’an 1903, le plus naïf des publics est encore celui qui se presse, tous les soirs, sur nos boulevards, à une comédie de M. Capus. — Au reste, je ne fais point la guerre aux décors, ni aux costumes, mais à leur luxe scandaleux et inutile, que nulle société bien organisée ne devrait tolérer, et dont l’art n’a que faire. Je n’ai besoin pour le théâtre du peuple que d’une vaste salle, ou de manège, comme la salle Huyghens, ou de réunions publiques, comme la salle Wagram, — de préférence, d’une salle disposée en pente, de façon que tous puissent bien voir : et dans le fond. — ou au milieu, si c’est un cirque, — une haute et large estrade nue.

Il n’y a, en somme, qu’une condition nécessaire, à mon sens, pour le théâtre nouveau : c’est que la scène, comme la salle, puisse s’ouvrir à des foules, contenir un peuple et les actions d’un peuple.[6] De cette condition, tout le reste découle. Il faut évidemment que les pièces représentées devant plusieurs milliers de spectateurs soient adaptées à l’optique et à l’acoustique spéciales de ces vastes étendues.

Grétry, qui, dans ses Essais sur la musique,[7] fait la curieuse esquisse d’un théâtre nouveau, où il tâche de concilier son art menu de spirituelle sentimentalité avec les aspirations démocratiques de son temps, a très intelligemment indiqué les relations nécessaires qui existent entre les formes architecturales et les formes dramatiques. Ces pages sont connues des musiciens ; il est bon de les rappeler aux littérateurs.

« Pourquoi, au sortir des spectacles, entend-on dire si souvent : « Ah ! comme je me suis ennuyé ! » Ce n’est pas toujours parce que la pièce est ennuyeuse, ni parce que les acteurs sont mauvais, quoique ce soit toujours à ces agents qu’on attribue son ennui ; c’est surtout parce qu’il y a rarement une unité entre les parties constituantes des spectacles, c’est-à-dire, entre le local, les drames qu’on y représente, et les moyens d’exécution… Ayez, j’y consens, une vaste salle de spectacle ; mais que la symphonie soit formidable ; qu’elle ne s’amuse pas à exécuter des morceaux doux. S’il faut que je devine souvent, je m’ennuierai bientôt. Il ne faut ici que de grands traits, de grosses masses ; tout ce qui est fait pour être vu et entendu de près doit en être exclu… Dès qu’il s’agit d’intrigues amoureuses, de pièces d’intrigues proprement dites, de sujets champêtres ou familiers, ce n’est que par mille détails, par les a parte, par mille jeux de physionomie, que les acteurs peuvent présenter des vérités de ce genre ; ce n’est que par mille nuances entre le fort et le doux, par mille agréments, petites notes, trilles, batteries, pizzicato, arpeggio, que le musicien compositeur peut rendre la vérité des détails moraux qui constituent une action non exagérée ; et tous ces petits moyens, si précieux dans un cadre ordinaire, sont nuls dans une grande salle. — Pouvons-nous avoir de grandes salles pour nos tragédies en musique ? Oui ; mais voici ce qu’il faut observer : 1o que le poète ne traite que des sujets historiques déjà connus ; alors la plus courte exposition suffira ; 2o qu’il ne présente que des masses, de grands tableaux ornés de pompe, marches, sacrifices, combats, danses, pantomimes, toujours rapides lorsque ces objets ne sont qu’accessoires de l’action principale ; 3o que tous les morceaux de poésie destinés au chant mesuré soient simples, et ne renferment qu’un sentiment… De là naîtra l’énergie, la rapidité, la variété que demande un tel spectacle. Le musicien ne travaillera qu’en grosses notes sur un poème ainsi préparé ; son harmonie, sa mélodie seront larges ; tous les détails des genres finis seront exclus de son orchestre. Peu de basses travaillées, à moins que ce ne soit avec de grosses notes ; point de roulades dans le chant ; presque toujours note et parole, c’est-à-dire un chant syllabique. Ici tout doit être volumineux ; c’est un tableau fait pour être vu à une grande distance ; c’est alors qu’il faut en quelque sorte peindre avec un balai. Les paroles destinées au chant ne renfermant qu’un sentiment, le musicien n’ayant qu’une unité à conserver dans chaque morceau, et n’étant point astreint d’en créer une avec plusieurs affections, prendra souvent un mètre ou un rythme, qu’il conservera sans interruption dans chaque morceau de musique. Gluck l’a senti, et n’a été vraiment grand que lorsqu’il a contraint son orchestre ou le chant par un même trait. »

À quelques réserves près, qui tiennent à ce que Grétry assigne volontiers au drame musical les limites de sa propre nature, toutes ces réflexions sont justes, même profondes, et s’appliquent aussi bien à la littérature qu’à la musique : il ne s’agit que de les « transposer ». — Oui, il faut exclure du théâtre populaire « tout ce qui est fait pour être vu et entendu de près », « Il faut de grands traits, de grosses masses. » « Il faut travailler en grosses notes. » « Il faut peindre avec un balai. » — Adieu, les psychologies compliquées, les subtiles rosseries, les obscurs symbolismes, tout cet art de salons ou d’alcôves ! Qu’il continue, s’il peut, de traîner sa vie vieillotte dans les théâtres de l’ancien temps. Il serait dépaysé, ennuyeux, ridicule chez nous. Notre théâtre populaire est ramené par la force des choses à l’optique du théâtre grec. De larges actions, des figures aux grandes lignes, vigoureusement tracées, des passions élémentaires, au rythme simple et puissant ; des fresques, et non des tableaux de chevalet ; des symphonies, et non de la musique de chambre.[8] Un art monumental, fait pour un peuple, par un peuple.[9]

Par un peuple ! — Oui, car il n’est de grande œuvre populaire, que celle où l’âme du poète collabore avec l’âme de la nation, celle qui s’alimente aux passions populaires. Les critiques bourgeois prétendent souvent que rien ne saurait intéresser davantage le peuple, que les romans et les pièces dont les héros sont d’une classe supérieure à la sienne, et la peinture d’une société plus riche, qui lui fasse oublier l’ennui de sa propre misère. Il se peut qu’il en soit ainsi, tant que le peuple est réduit à la demi-domesticité ; mais si le sentiment de sa personnalité s’éveille, s’il prend conscience de sa dignité morale, il rougira de cet art de laquais ; et le devoir de ceux qui l’estiment est de l’arracher à ces amusements indignes. Il ne s’agit pas de donner au peuple, pour unique spectacle, le peuple. Mais il faut le relever de la position humiliante qu’on lui assigne au théâtre depuis des siècles : domestique caché derrière la porte, épiant par le trou de la serrure les gestes de ses maîtres, avec une mauvaise curiosité, narquoise et craintive. Qu’il assiste, en citoyen de l’univers, au spectacle de l’univers.[10] Que toutes les classes aient place sur la scène, comme sur les gradins du théâtre, mais en qualité d’hommes égaux et fraternels, et non d’ordres rivaux et hiérarchisés. Et qu’on offre aussi au peuple la vue des grands du monde, des rois, des ministres, des conquérants, — non parce qu’ils furent ses maîtres, mais parce qu’ils furent les représentants et les dépositaires de l’État, de la Chose publique, dont il est aujourd’hui l’héritier. En un mot, que tout lui soit offert en spectacle, mais à condition qu’il se retrouve dans tout, et qu’à travers le présent et le passé, il se solidarise avec l’univers, — afin que toutes les énergies humaines viennent confluer en lui.

  1. Lettre d’Eugène Morel à Georges Bourdon. — Revue bleue, 10 mai 1902.
  2. Je ne partage pas sur ce point l’opinion de Morel. Il suffit de se rappeler quel écho profond et durable peuvent avoir, dans l’esprit d’un enfant sevré de distractions, quelques très rares spectacles vus de loin en loin. Mais il est vrai qu’ils ne créent pas une habitude ; et je crois nécessaire d’user à la fois des spectacles réguliers, comme d’une sorte d’éducation, et des fêtes exceptionnelles, comme d’une exaltation du cœur et de la volonté.
  3. Comparer à ce projet l’organisation du Théâtre Schiller de Berlin. Le Théâtre Schiller repose aussi sur le principe de l’abonnement. L’abonnement est trimestriel et coûte 6 francs 25 ; il donne droit à cinq fauteuils (tous frais compris : vestiaire, programme, etc.) Nulle subvention d’État. La base commerciale du théâtre est un groupe d’actionnaires, constituant le conseil de surveillance, et dont le directeur est l’employé-gérant, aux appointements annuels fixes de 12.500 francs. Si les bénéfices dépassent les 5 % du capital, ils sont distribués, non aux actionnaires, mais aux artistes et aux employés les mieux notés. Le directeur, M. Loewenfeld, assure à ses artistes, — qui étaient au nombre de 34, en décembre 1899 : 22 hommes et 12 femmes, — des appointements ne dépassant pas 10.000 francs, un mois de congé par an, et les frais de costumes pour les femmes. — Nous avons dit plus haut qu’après la première année, M. Loewenfeld avait 6.000 abonnés. Le Schiller Theater donna 380 représentations en 11 mois, dont 319 soirées, 49 matinées, 12 représentations scolaires. Il joua 37 pièces anciennes et modernes, dont 2 premières. Il donna 25 soirées de poésie, une soirée de fables et de contes de Noël. Aucune pièce ne peut être jouée plus de douze fois, et l’affiche change tous les jours. En dehors des spectacles, le théâtre sert dans la journée à des expositions permanentes et à des conférences. — Voir les articles déjà signalés de Jean Vignaud et de Adrien Bernheim.
  4. « Le bien-être ineffable que nous éprouvons, lorsque nous nous sentons parfaitement sains de corps et d’esprit. »
    (Schiller à Goethe, 7 janvier 1795)

    Il est remarquable que les génies les plus populaires, ceux qu’on se plaît à regarder comme les plus moraux de tous, sont aussi ceux qui ont parlé le plus librement et dédaigneusement de la morale :

    « La belle et saine nature humaine, ainsi que vous le dites, n’a besoin ni de morale, ni de droit naturel, ni de métaphysique politique : vous auriez pu ajouter qu’elle n’a même pas besoin de s’appuyer sur la divinité ni sur l’immortalité. »

    (Schiller à Goethe, 9 juillet 1796)

    « J’ai senti de nouveau tout ce qu’il y a de vide dans ce qu’on appelle la moralité. »

    (Schiller à Goethe, 27 février 1798)

    « Hier, avec tes sermons, Zmeskall, tu m’as rendu tout triste. Que le diable te torde le cou, je ne veux rien avoir à faire avec ta morale. La force, l’énergie, voilà la morale des gens qui se distinguent du commun des mortels. C’est aussi la mienne. »

    Beethoven
  5. Georges Bourdon : Le théâtre du peuple. — Revue bleue, 15 février 1902.
  6. Il y aurait lieu d’étudier les représentations populaires de la Suisse. Plusieurs de leurs dispositions pourraient être reprises utilement : en particulier, ce qu’on nomme là-bas le « chemin des cortèges ». C’est un long ruban de route sinueuse, qui, partant d’une vaste porte ménagée à droite et à gauche de la scène, — et en dehors de la scène, — passe devant la scène, et en dehors du rideau. C’est par là qu’arrivent les armées, les combats, les charges de cavalerie. Ainsi peuvent s’exécuter, sans confusion, des mouvements de foule tumultueuse ; et cette disposition ajoute beaucoup à l’illusion réaliste du spectacle. Dans les représentations en plein air de la Suisse, le chemin des cortèges part souvent de la pleine campagne, des prairies, des bois qui entourent la scène. — Les Suisses usent des décors, même dans leurs spectacles en plein air. Je ne saurais les en louer. Ce mélange du décor peint et du décor naturel me semble très choquant. Je sais que Maurice Pottecher en est partisan, et croit qu’on peut produire ainsi d’heureuses combinaisons. Peut-être y arrivera-t-on, mais avec un art du décor tout nouveau, avec des architectures véritables, avec une optique nouvelle de la scène en plein air. Jusqu’à présent, les résultats m’ont semblé barbares ; et rien ne vaut l’harmonie de l’horizon naturel, des prairies, des collines lointaines, encadrées entre deux murs, deux tours, — comme en certains Festspiele suisses : à Aarau par exemple, — qui limitent l’espace réservé à l’action.
  7. Livre IV, chapitre 4. — L’ouvrage a été imprimé aux frais de l’État, par arrêté du comité d’Instruction publique du 28 vendémiaire an IV, sur le rapport de Lakanal.
  8. Ici encore, nulle étude plus précieuse que celle de ces représentations suisses, parfois données, comme en juillet dernier, à Lausanne, en plein air, devant 20.000 spectateurs. — Voici quelques-unes des observations que j’ai pu faire à ce sujet :

    1. — Il n’est point vrai que ces immenses théâtres ne puissent convenir, comme le disent les musiciens, qu’aux représentations musicales. Si l’acoustique est normale, la déclamation parlée porte juste aussi loin que la déclamation chantée, et beaucoup mieux que l’orchestre, qui, dans les théâtres en plein air, doit être réduit aux bois et aux cuivres ; car les cordes ne sont pas entendues.

    2. — Il va de soi que l’acteur ne peut observer les règles de jeu et de déclamation ordinaires. Il faut qu’il s’avance sur le bord de la scène, et articule très nettement toutes ses paroles. Par suite, s’impose à ce théâtre une convention nécessaire : une simplification de l’action, un grossissement du dialogue, qui n’exclut pas d’ailleurs les saillies, mais qui les veut franches et nettes : peu de mots, peu de gestes, mais très expressifs ; une concentration vigoureuse de la passion, de l’action et du style.

    3. — La musique est très utile, — au second plan. — Elle doit être le fond de la fresque, le support de l’action, l’atmosphère du drame. Il faut qu’elle imprègne chaque scène du coloris qui lui convient, et qu’elle n’attire jamais l’attention à elle, qu’elle se sacrifie au drame. Il faut, en un mot, qu’elle soit à la fois intelligente et désintéressée… (Mais je demande l’impossible.)

    4. — Un théâtre de ce genre appelle nécessairement de puissants effets de fresque. Les foules y sont employées, comme les individus sur les anciens théâtres. Il faut y établir des dialogues de groupes, des doubles et triples chœurs, — en se gardant toutefois de revenir à l’archaïsme antique, comme Schiller dans sa Fiancée de Messine : on doit conserver à l’intérieur de chaque groupe une grande liberté de mouvements. — Aux intrigues individuelles seront ainsi peu à peu substitués les conflits de masses. — De grandes lignes. De vigoureuses oppositions dramatiques. De larges effets d’ombre et de lumière. On ne peut dire l’imposante et tragique impression que produit, dans de tels spectacles, un effet de silence absolu, succédant au tumulte. Les Grecs l’avaient bien senti. L’instinct des paysans suisses le leur a fait retrouver.

    5. — Dès à présent, on voit se dégager des essais de cet art dramatique monumental, des principes d’un art dramatique nouveau : en particulier celui de la Double action, entrevu par Diderot. — Voir plus haut, page 70. — Les vastes étendues de ces théâtres de Suisse ou de Bavière (Ober Ammergau), permettent de présenter simultanément, sur des plans différents, des épisodes différents, on peut même dire : des moments différents de la même action. Ici, la Vierge en pleurs cherche son fils, tandis que par une autre rue de Jérusalem le Christ s’achemine au supplice. Là. César monte au Capitole, tandis qu’à l’intérieur du palais les conjurés se préparent et s’agitent. Ce sont, vues à la fois, les faces différentes d’un même instant de crise, l’envers et l’endroit d’un même fait. Et c’est, en même temps qu’un prodigieux enrichissement du drame, un effet d’une angoisse tragique, produit par la vue du Destin qui s’achemine vers l’homme inconscient de sa présence, et qui ne voit pas venir la catastrophe fatale.

  9. Par un peuple ? — Je ne veux pas dire que le peuple doive nécessairement prendre part à l’action, et que ces drames populaires doivent être joués par des acteurs populaires. — Ceci est une grosse question, très complexe, et où interviennent des considérations non seulement esthétiques, mais morales. S’il s’agit de spectacles exceptionnels, de grandes fêtes nationales ou populaires, rien de plus naturel, et même de plus souhaitable, que la participation directe du peuple à ces spectacles, — comme il est de règle en Suisse, où tous les rôles sont tenus par des gens du peuple ou de la bourgeoisie du canton, sans distinction de classes — : c’est qu’ici l’action dramatique est réellement une action, et qu’en s’y mêlant, on fait acte, non seulement d’acteur, mais de citoyen. — Mais dès qu’il est question d’un théâtre populaire régulier, cette participation du peuple au spectacle a beaucoup plus d’inconvénients que d’avantages. Elle le détournerait de travaux plus utiles ; elle lui apporterait un surcroît de travail, absolument déraisonnable ; et surtout elle lui donnerait des habitudes d’esprit vaniteuses et insincères. L’art n’y gagnerait rien d’ailleurs ; mais, même s’il y gagnait, ce serait un gain trop chèrement acheté. — Je suis ici tout à fait d’accord avec Maurice Pottecher qui, tout en employant des acteurs populaires pour les représentations exceptionnelles de Bussang, est énergiquement opposé à l’idée d’employer des amateurs pour le théâtre parisien. « À quoi bon dans une ville qui compte tant de professionnels sans emploi ? On n’aboutirait guère qu’à produire des acteurs médiocres, et à grossir le nombre des cabotins. » (Le Théâtre du Peuple. — Revue des Deux Mondes, premier juillet 1903)
  10. Que le poète soit « l’homme de l’univers », disait déjà Louis-Sébastien Mercier dans son livre : Du théâtre, ou nouvel essai sur l’art dramatique (1791).