Le Théâtre en Italie/03

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LE
THÉÂTRE EN ITALIE.

III.
Les Théâtres napolitains. — Scaramouche et Pulcinella.

Le seul moyen d’être nouveau en parlant de l’Italie, c’est de décrire ce que l’on a vu, et de dire ce qui est. Quoi de plus différent, par exemple, que Naples aujourd’hui et Naples il y a vingt ans ? Que sont devenues ces légions de lazzaroni demi-nus ou pittoresquement drapés dans un misérable haillon, couchant sur le pavé ou vivant dans leur panier d’osier, comme Diogène dans son tonneau ? Les germes de civilisation que les Français avaient déposés sur cette terre féconde ont fructifié. Les gens du peuple ont appris à connaître le prix du temps, et même le prix du travail. Ils se sont aussi décidés à se vêtir. Le climat n’est plus le même, disent-ils, car ils sont encore de trop bonne foi et trop près de la nature pour s’avouer qu’ils avaient honte de leur nudité. Ce commencement de réforme dans le costume a profondément altéré cette physionomie originale que devait Naples à la combinaison de la civilisation la plus avancée et de l’état sauvage. Les lazzaroni, aujourd’hui, sont vêtus à peu de chose près comme la populace de toutes les grandes villes d’Europe ; ils ont endossé la vieille défroque des classes plus aisées de la population ; il n’y a guère que les pêcheurs qui aient gardé le costume national, c’est-à-dire le caleçon pour unique vêtement, et qui aient encore l’aspect africain ; le reste du peuple, en se civilisant, est devenu vulgaire ; sa misère même a perdu sa poésie.

La révolution dans les habitudes et les mœurs a été moins complète que la révolution dans le costume, et, si l’extérieur a changé, le caractère est resté à peu près le même. Il existe encore à Naples des hommes qui n’ont jamais su leur nom, des espèces de morts civils par négligence ou par oubli, incapables d’acquérir ou de tester parce qu’ils ne peuvent établir leur identité. La canaille y est toujours maîtresse en l’art de crier, et, depuis qu’elle connaît le prix de l’argent, elle l’est devenue en l’art de mendier. Ces hommes oisifs par goût et paresseux par tempérament comprennent aujourd’hui la nécessité du travail ; mais je doute fort qu’ils en aient jamais l’amour. Ils préfèrent encore un jour de gêne et même de jeûne à une heure de labeur pénible ; et, si nous nous étonnons de cette manière d’être, ils s’étonnent bien plus de nous voir travailler pour le plaisir de travailler. — Cet homme est bien heureux, il a de l’ouvrage, disent les gens du peuple à Paris. Les Napolitains ne voudraient pas d’un pareil bonheur. Du moment qu’on a de quoi dîner, pourquoi se donner tant de peine et penser au lendemain ?

Quoique le travail soit antipathique à la moitié au moins de sa population, Naples a cependant l’air d’un grand atelier. C’est qu’au lieu de s’enfermer entre quatre murs, chacun descend dans la rue et s’y établit pour faire sa besogne ou pour vendre sa marchandise ; les boutiques et les étalages se touchent, les métiers se confondent ; tourneurs, serruriers, menuisiers, tailleurs, vivent et travaillent pêle-mêle. Tous ces ouvriers rient, chantent, crient, s’injurient, se collettent ; c’est une rumeur assourdissante, un mouvement incessant ; c’est aussi un spectacle des plus gais, car ces gens-là travaillent sans ennui ; la plupart, il est vrai, ne sont Napolitains que de nom et par occasion : ce sont des gens de métier venus souvent de tous les coins de la péninsule, ce ne sont plus les lazzaroni d’autrefois.

L’imagination du peuple a moins changé encore que son caractère ; elle a conservé la même vivacité bouffonne et la même fécondité. Son langage est toujours expressif et coloré. Les hommes des faubourgs et du port vivent comme des bohémiens, ont le langage figuré de l’Arabe ; comme lui, ils sont conteurs, et semblent avoir habité les palais des Mille et une Nuits. Ils doivent ce tour d’esprit poétique et merveilleusement varié, moins encore à leur ciel et à la domination espagnole, qu’à l’influence arabe non pas détournée, comme l’ont prétendu Mme de Staël et M. de Sismondi, mais directe. Cette influence se fait sentir, en effet, bien avant la parfaite consolidation de la domination espagnole : en premier lieu, lors des nombreuses invasions des Sarrasins en Sicile et sur les côtes du royaume, et lors de leur établissement dans diverses provinces du sud de l’Italie sous Manfred ; en second lieu, lors des grandes relations entre ces mêmes provinces et l’Orient au temps des croisades, Naples se trouvant sur la route de ces pèlerins armés ; plus tard enfin, lors des ravages des Barbaresques, de 1518 à 1550, sous Hariadan Barberousse, Draguet-Rayz et les rois d’Alger. Les provinces du royaume de Naples, entourées par la mer, présentaient un long déploiement de côtes difficiles à défendre et accessibles sur bien des points. Dans ces temps calamiteux, la dixième partie de la population du pays fut réduite en esclavage, et tous ceux de ces captifs qui, après avoir payé rançon, revinrent dans leur pays, y rapportèrent les habitudes arabes contractées pendant leur longue captivité.

L’effet de cette influence est sensible surtout dans les chroniques écrites en dialecte napolitain, remplies d’évènemens qui tiennent du prodige, racontées avec une prolixité pompeuse, et tout-à-fait dans le goût des chroniques arabes ; il l’est également dans les contes et la poésie populaires du pays qu’on pourrait qualifier d’héroïco-fantastique. Le Tasse et l’Arioste ont connu ces poètes antérieurs à la renaissance, que plus tard Bazile, Cortese et leur école ont continués ; ils se sont emparés de leurs fictions et les ont répandues dans toute l’Italie.

L’influence arabe, nous l’avons dit, se fait aussi sentir dans les habitudes et les mœurs ; mais là elle se trouve complètement modifiée par deux autres grandes influences, l’influence de la religion et l’influence espagnole. Ces trois influences ont été également funestes à la nation. La première a conduit au brigandage, les hommes à imagination vive et au caractère aventureux ; les montagnes furent leur refuge comme la mer était le refuge des corsaires. Ils faisaient des descentes dans la plaine comme les Barbaresques sur le rivage ; comme eux, ils pillaient les villages et rançonnaient les villes ; comme eux, ils emmenaient en captivité les habitans riches, et, s’ils n’en faisaient pas des esclaves, ils ne les relâchaient pourtant que sous bonne rançon. L’influence arabe fut fatale à toute l’Italie, surtout pendant la dernière moitié du XVIe siècle. De cette époque date la dépopulation de ses campagnes, la ruine de son agriculture, la dévastation de ses rivages.

L’influence espagnole, qui succéda à l’influence arabe, salutaire dans le principe, ne tarda pas à devenir funeste par l’exagération de la doctrine du point d’honneur. Le noble besoin d’une satisfaction nécessaire fut transformé en une passion implacable que l’on aurait pu appeler la religion de la vengeance. Le duel ne fut plus regardé que comme une réparation insuffisante, comme un passe-temps d’enfans, bon tout au plus à satisfaire l’amour-propre des combattans, mais nullement à punir un outrage et à laver un affront. L’offensé ne pouvait-il pas devenir la victime de l’offenseur ? Il fallut donc trouver un autre moyen qui satisfit à la fois l’honneur et le besoin de la vengeance. Quel fut ce moyen ? L’assassinat ! Un outrage fut considéré comme une déclaration de guerre, et à la guerre tous les moyens sont bons pour se défaire de son ennemi ; une affaire d’honneur devint dès-lors une guerre de famille à famille ; un meurtre appela un autre meurtre, et la vengeance se légua comme un héritage. Du moment qu’il fut établi que tout homme de cœur pouvait se venger avec le poison et le poignard, quitte à courir plus tard les mêmes chances, ce fut faire preuve de courage et de noble énergie que d’engager ce duel à la fois mystérieux et terrible, ce duel qui ne se terminait souvent que par l’extinction de toute une race. Plus la vengeance était inattendue, plus l’assassin s’était montré implacable, plus il obtenait de considération.

Ce code de la vengeance régit encore la Corse. En Italie, il n’est plus en honneur que chez le peuple, et seulement dans les provinces où ce peuple est resté sauvage ; les classes supérieures de la société l’ont abrogé. On ne peut qu’applaudir à cette réforme ; mais il est peut-être à regretter que le duel soit également réprouvé. Dans certaines occasions, la tiédeur que met l’Italien outragé à demander la réparation d’une offense semblerait indiquer un manque de ressort dans le caractère national, surtout quand l’offensé ne pardonne pas à l’offenseur et se borne à nourrir contre lui une haine stérile. À d’honorables exceptions près, les Italiens oublient trop aisément qu’un homme de cœur ne doit jamais se condamner volontairement au supplice de la haine impuissante, et que l’impunité de l’outrage ne doit jamais être assurée.

L’influence religieuse, exagérée par l’imagination vive et mobile du peuple, a peut-être contribué plus que toute autre cause à sa démoralisation, la religion, pour ces hommes grossiers, ne consistant guère qu’en une suite de pratiques puériles. Les choses en sont arrivées au point que la confession devient une sorte d’encouragement à pécher. Ces gens-là, en effet, font tout ce qui leur passe par la tête ; puis ils vont tous les trois mois raconter leurs fredaines à un moine qui en rit avec eux, leur recommande pour la forme de ne plus recommencer, et finit en leur disant que tout est pardonné. Eussent-ils volé ou tué, une fois cette parole dite, ils n’y pensent plus. Le maintien dans la ligne du bien, à l’aide de la raison et du sentiment du devoir, est tout autrement pénible, et rend sans aucun doute la vie moins douce et moins facile. Cette manière de vivre n’ouvre pas non plus aussi certainement les portes du ciel.

Un autre résultat des influences arabe et espagnole combinées fut de changer la condition des femmes. De libres qu’elles étaient sous les républiques du moyen-âge, elles devinrent esclaves, et les grilles et les duègnes remplacèrent les barrières naturelles qu’élevait bien plus sûrement l’éducation morale qui plaçait leur défense en elles-mêmes. Cette sombre et tyrannique galanterie amena, vers le milieu du XVIIe siècle, une inévitable réaction ; l’éducation du couvent n’offrant aucune garantie de la vertu des femmes, la liberté, ou, pour mieux dire, la licence remplaça tout à coup l’esclavage dont elles étaient victimes ; les sigisbés détrônèrent les duègnes, l’amour fut exclu du mariage, tous les liens de la famille furent brisés, le mari ne fut plus que l’homme d’affaires de la femme et le tuteur de ses enfans. Depuis le commencement de ce siècle, l’influence française et un meilleur système d’éducation ont modifié ces mœurs, sans toutefois les changer absolument.

Ces considérations étaient nécessaires : elles pouvaient seules donner l’intelligence du caractère national et faire comprendre les mœurs dont les théâtres de Naples nous offrent la caricature plus ou moins chargée ; elles donnent la clé des croyances du peuple ; elles expliquent des superstitions, l’ignorance profonde où il paraît être des notions les plus simples du bien et du mal, et son peu d’horreur pour le meurtre. L’homme qui tue n’est plus un assassin, c’est un pauvre diable qu’on avait provoqué et qui a eu un malheur. Proposez à ce malheureux de vous servir de guide le dimanche, il vous répondra avec horreur : Moi, manquer à la sainte messe !

Dans la plupart des maisons de Naples, mais particulièrement chez les médecins et les avocats, exposés par état à faire des mécontens, vous voyez se dresser d’énormes cornes de bœuf placées comme ornement sur la cheminée ou sur quelque console de l’antichambre. C’est un paratonnerre contre la jetatura. Un jetatore n’est autre chose qu’un magicien qui peut, à volonté, et quelquefois même sans le savoir, vous jeter un mauvais sort. Cette croyance vient encore de l’Orient. Les Napolitains l’ont traduite sur la scène sans oser toutefois la ridiculiser. Pulcinella jetatore est une assez bonne farce ; ce n’est pas du malicieux enchanteur que le parterre se moque, mais de ceux auxquels il joue de mauvais tours : tous les rieurs sont du côté de Polichinelle, car la plupart de ceux qui sont là ne doutent point de la vertu des charmes qu’il emploie.

Le théâtre à Naples, nous parlons du théâtre vraiment national, a de tout temps été soumis à ces diverses influences, soit morales, soit littéraires. La magie, la féerie, dominent dans ces pièces à grand fracas qui plaisent tant au peuple, et qui rappellent plutôt les jornadas espagnoles que nos mélodrames. D’un autre côté, la comédie de caractère tourne presque toujours à l’imbroglio. L’action n’est jamais une, elle se complique d’autres actions parallèles qui amènent des surprises et des évènemens en foule, et qui se nouent et se dénouent avec une rapidité que le spectateur a peine à suivre. Ces pièces, dont le dialogue manque à la fois de naturel et de finesse, peuvent amuser la curiosité ; elles ne satisfont pas l’esprit. Il semble que les auteurs dramatiques du pays, à commencer par l’inépuisable Camerana, cette providence du théâtre San-Carlino, ne connaissent encore d’autre poétique que la Propaladia de l’Espagnol Torrès-Naharro, qui, vers 1517, régentait le théâtre de Naples[1].

Le peuple de Naples est fort curieux et se dégoûte facilement ; les pièces qui composent le répertoire de ses théâtres sont donc innombrables. Giambatista della Porta, Lombardi, Cortese, Cozenza, Camerana, sont les plus féconds des auteurs dramatiques napolitains ; la plupart de ces pièces sont de faciles improvisations, brodées sur des canevas fort compliqués. Peu de ces comédies ont survécu à l’improvisation et ont été imprimées. La Cintia et la Sorella du physiologiste Porta, le théâtre moral de Genoino et quelques petites comédies de Cozenza sont du petit nombre de celles qui ont eu cet honneur. Ces pièces d’élite sont en général fort médiocres. La plupart n’ont dû leur succès qu’à l’excellence d’un acteur ou à la nouveauté de situations aujourd’hui fort usées.

À Naples, ainsi qu’à Rome et à Florence, les théâtres populaires sont les seuls qui offrent quelque intérêt comme peinture de mœurs. Cet intérêt roule surtout sur deux personnages fort connus : Scaramouche et il signore Pulcinella.

Scaramouche est un gentilhomme qui sent tant soit peu le sac et la corde ; il est marquis, duc, prince même, et seigneur d’immenses domaines qui n’existent que dans son imagination. Scaramouche a la tournure d’esprit et la morale plus que relâchée de Casanova, ce roi des chevaliers d’industrie ; il a son jargon, son adresse et son insolence. A-t-il sa décision et sa bravoure ? Nous en doutons fort, bien qu’à l’entendre il adore le péril et qu’il soit toujours prêt à croiser l’épée. Scaramouche descend en ligne directe du fameux capitaine. Il a partagé ses dépouilles avec son compagnon Pulcinella. Ce dernier lui a pris son grand chapeau pointu, son justaucorps bigarré et sa belle fraise ; Scaramouche, lui, s’est adjugé le sabre avec lequel son aïeul a pourfendu tant de géans et tué la Mort en personne. Ce sabre, il le tient en réserve, attendant quelque bonne occasion de s’en servir, et, comme on le pense bien, cette occasion ne vient jamais, car Scaramouche est à peu près aussi brave que le capitaine ; il appelle le danger à grands cris, et quand le danger vient, il décampe le plus lestement du monde. Le capitaine était antérieur à la domination espagnole ; nous le croyons contemporain de tous ces formidables chefs de bandes italiens qui se distinguèrent à Anghiari[2] et dans ces fameuses rencontres où un cheval qui tournait la tête ou la croupe suffisait pour faire gagner ou perdre la bataille. C’est Machiavel qui nous l’assure.

Sous ses nouveaux maîtres, le capitaine se transforme en matamore ; il bredouille le castillan, prend la morgue espagnole et se corrige le mieux qu’il peut de sa poltronnerie. C’est alors qu’il ne passe guère de journées sans tuer un Maure, confondre un nécroman ou séduire quelque princesse. L’étoffe des turbans des infidèles qu’il a décapités lui sert à habiller ses valets, et il se fait faire une cotte de mailles avec les nombreux anneaux que lui ont donnés ses maîtresses. Aujourd’hui qu’il a perdu sa vieille énergie et qu’il a subi une nouvelle transformation, il aime encore à raconter ses prouesses. Un jour, au siége de Trébisonde, il a pénétré seul dans la tente du sultan, et, le prenant par la barbe, il l’a traîné à travers son camp, tandis que, de la main qui lui restait libre, il écartait les assaillans et tenait en respect toute l’armée ennemie. Quand il rentra dans la ville, sa cuirasse était hérissée d’un si grand nombre de flèches, qu’on l’eût pris pour un porc-épic. C’est de ce jour que l’image d’un porc-épic fait partie de son écusson. Une autre fois il sauta seul sur une galère barbaresque qui longeait la côte de Sicile, et, jouant de son grand sabre, il fit un tel carnage de ces mécréans, que le pont du bâtiment ressemblait à l’étal d’un boucher. Les Sarrasins, épouvantés, se jetèrent à ses genoux et le supplièrent de vouloir bien leur permettre de conduire la galère dans le port de Messine, où le héros fut reçu en triomphe. Sa galanterie égale sa bravoure, et, lorsqu’il s’attaque à une beauté, il a de si merveilleux moyens de séduction, qu’il ne trouve jamais de cruelles. Il renverse les tours, brise les portes de fer, ou, comme un dieu grec, s’insinue sous la forme d’une pluie d’or. Il est telles de ses prouesses galantes qui depuis ont trouvé des imitateurs. Un jour, par exemple, que dans la compagnie de la princesse Gilyme d’Apremont il galopait sur les rives du Garigliano, celle-ci, fatiguée de ses protestations amoureuses, lui dit en plaisantant : Le feu qui consume mon chevalier est donc bien ardent ? — En doutez-vous, cruelle ? — Nullement, mais je sais un moyen de te soulager ; c’est de te jeter dans ce fleuve. — Toutes ses eaux ne pourraient éteindre ma flamme. — C’est une galante manière de t’exprimer ; aussi ne te croirai-je que si je te voyais sortir de ses flots brûlant toujours du même amour. — En vérité, belle princesse ! — Et l’intrépide amoureux enfonce ses éperons dans les flancs de son coursier, et se précipite au milieu du fleuve. Il courut grand risque de se noyer, et ce ne fut qu’en abandonnant son cheval qu’il put gagner le bord, tout ruisselant, mais dévoré des mêmes feux. La princesse tint donc parole et récompensa un si noble dévouement. Comme les capitans ses ancêtres, le matamore était magnifique en paroles ; mais sa bourse était toujours vide, et, sous sa belle cuirasse richement damasquinée, il ne portait qu’un méchant pourpoint de peau de buffle tout usé et n’avait pas de chemise. Vers la fin du XVIIe siècle, quand la paix succéda à la guerre et le repos aux aventures, le héros déposa le harnais et prit le triste et singulier vêtement qu’on lui voit encore. C’est alors qu’il devint le possesseur d’une multitude de principautés et de châteaux en Espagne. En subissant cette nouvelle métamorphose, il redevint poltron comme par le passé, ne se battit plus qu’à coups de latte et avec la langue, et prit le nom de Scaramouche.

Scaramouche, comme le capitaine et le matamore, a toujours un grand faible pour les femmes, et, si on l’écoute, ses aventures sont aussi nombreuses que celles de don Juan. Il faut l’entendre, dans ses momens d’abandon, raconter ses galans exploits à son ami Pulcinella, qui l’interrompt par de petits ricanemens goguenards, et qui coupe son récit de notes admiratives, qui prouvent clairement qu’il ne croit pas un mot de toutes ces belles choses. Pulcinella est en effet un rustaud, un balourd, un âne, comme l’appelle son ami Scaramouche ; mais Pulcinella a une vieille expérience des hommes et des choses, et, depuis l’an 2000 avant Jésus-Christ, époque à laquelle on fait remonter son origine, il a vu passer trop d’évènemens et s’est trouvé en rapport avec trop de personnages importans, pour être jamais dupe. Pulcinella vivait bien antérieurement à la fondation de Rome, c’est chose prouvée. Il y a plus : on le prétend contemporain des Pharaons, et Champollion a retrouvé sa grotesque physionomie dans quelques-unes des peintures des sépulcres égyptiens. Polichinelle, lorsqu’il débuta joyeusement dans le monde, n’habitait point Naples, qui n’existait pas, mais la cité d’Atella, que les Osques avaient bâtie à mi-chemin de Capoue à la mer ; Maccus était son nom, et, si le Romain Meo Patacca prétend descendre de ce grand personnage, c’est pure vanité de manant. Depuis ces temps reculés, le physique de Polichinelle n’a pas changé, son costume seul a subi quelques modifications. Le Vésuve était encore au niveau de la plaine, que la double bosse de Pulcinella se dressait majestueusement sur son abdomen et entre ses deux épaules ; son nez, qui ressemble au bec disproportionné d’un jeune poulet, et auquel il doit son nom plus moderne[3], flaira la fumée des cuisines de Baïa et les parfums des roses de Pœstum ; l’empreinte de ses sabots, car dès-lors il avait des sabots, fut marquée sur le sol de la Campanie bien avant celle de la sandale de Platon ou de la pantoufle de bronze d’Empédocle[4].

Polichinelle a pris naissance le même jour que la comédie dont il est un des inventeurs ; les pièces satiriques et quelque peu licencieuses dans lesquelles il figura d’abord, s’appelaient atellanes, de la ville d’Atella son pays. Les Grecs, en empruntant ce genre de comédie aux Italiens, lui conservèrent ce nom ; les atellanes, c’est la comedia dell’arte d’aujourd’hui. Le dialogue de ces pièces n’était pas écrit ; les acteurs jouaient leur rôle d’inspiration sur le scenario ou canevas dont ils étaient convenus, à peu près comme aujourd’hui on joue chez nous des proverbes ou des charades en action. Plus tard, les atellanes jouirent d’une grande vogue dans toute l’Italie ; la jeunesse romaine se passionna surtout pour ce genre de comédies qu’elle confisqua en quelque sorte au profit de son plaisir, s’en réservant tous les rôles. Il fut un temps où les acteurs de profession n’eurent plus le droit de jouer dans ces pièces ; les acteurs des atellanes durent être citoyens romains, jouissant de toutes les prérogatives attachées à ce titre. Ces acteurs jouaient en public, mais le peuple n’avait pas le droit de les punir, ni même de les faire démasquer. Quand les mœurs se corrompirent, la licence de ces spectacles fut poussée au point que, plus d’une fois, le sénat fut obligé d’en suspendre la représentation. Polichinelle Maccus était le boute-en-train de ces folies dans lesquelles il jouait le rôle d’un campagnard spirituellement grossier et naïvement méchant.

Si la tournure et les dehors de Polichinelle ont peu changé, son caractère et ses habitudes sont toujours aussi à peu près les mêmes ; il ne se modifie qu’en apparence, et encore il ne modifie que ses actions et son langage, et garde presque toujours le même costume ; il s’occupe des personnages du jour, les applaudit ou les baffoue, les méprise ou les craint ; mais tout en se laissant aller au courant du monde, en ayant l’air de hurler avec les loups, au fond sa philosophie est immuable. Cette philosophie, c’est celle des gens qui ont beaucoup vu et beaucoup vécu : le plus parfait égoïsme ; son cœur est fait de la même matière que ses sabots, c’est-à-dire du bois le plus dur ; d’ailleurs, il est si profondément enseveli sous ses deux énormes gibbosités, que, fût-il d’une matière plus malléable, il ne courrait jamais grand risque d’être sérieusement entamé. Comme tous les égoïstes, Pulcinella a une morale des plus accommodantes pourvu que les ricochets ne l’atteignent pas, qu’il y trouve son profit, il fait le mal sans scrupule, et se soucie de la vie d’un homme comme de rien. Pulcinella a cependant l’air bonhomme, il a des manières toutes rondes, une constante belle humeur, un langage naïf, parfois même enfantin, et un laisser-aller de nigaud ; mais on ne se figurerait jamais tout ce que, sous sa balourdise et son apparente bonhomie, il sait cacher d’astuce, de noirceur et même de férocité ; c’est bien de lui qu’on peut dire que sa gaieté est implacable, car il n’est jamais plus méchant que lorsqu’il s’abandonne à sa grosse joie. S’il se met à rire, c’est qu’il vient de faire quelque mauvais coup ; rit-il aux éclats, tenez pour certain qu’il a tué son homme.

Il signore Pulcinella est peut-être bon croyant, mais il y paraît peu : il assomme un moine comme il assommerait un derviche. Nous ne le croyons donc ni chrétien ni Turc ; il a déjà vu, il est vrai, passer plus d’une religion ; toutefois, sur ces matières-là, il est fort réservé et sait parfaitement tenir sa langue en bride : il le faut bien. Pulcinella, comme Stentarello et Cassandrino, et en général comme tous ces personnages ultramontains, aime passionnément le beau sexe, mais il est rarement dupé comme eux ; sa grande expérience lui a fait connaître d’irrésistibles moyens de séduction. Avec les femmes il est dur, caustique, méchante langue, insolent quelquefois, entreprenant toujours ; aussi, malgré les petites mais trop visibles imperfections de sa personne, réussit-il auprès d’elles d’une manière inexplicable. Pulcinella se pique peu de constance ; il se fait gloire de tromper sa femme quotidiennement et de changer de maîtresse beaucoup plus souvent que de chemise ; nous devons dire cependant, à la louange de Pulcinella, que, pour un Napolitain, il porte en général du linge assez blanc. La célébrité de ce personnage est européenne ; aussi nous dispenserons-nous de dessiner sa personne et de décrire son costume, qui, d’un peuple à l’autre, varie peu. Chez nous, il a conservé son nom ; les Anglais l’appellent Punch, et les Allemands Hanswurst, ce qui veut dire Jean Saucisse. Nous ne raconterons pas non plus son histoire vulgaire et ses aventures si connues. Qui de nous ne l’a vu assommer amis, femme, commissaire, médecin, gendarmes, et tenir même bravement tête au diable en personne, auquel il croit à peine ? N’a-t-il pas en effet déjà vu détrôner Pluton ?

Ce grand drame de Polichinelle se joue dans toute l’Europe et même en Orient, et, à quelques variantes près qu’y apporte le génie national de chaque peuple, le fond en est toujours le même. Dans l’enfance il a fait nos délices, et plus tard il nous fait sourire encore. À Naples, il signore Pulcinella est un type invariable au moral comme au physique, mais il figure au milieu d’évènemens divers et de situations bizarres qui servent au développement de son caractère. On croirait que le caractère invariable de ce favori des Napolitains devrait à la longue le rendre monotone et fatiguer la curiosité ; les amateurs assurent pourtant que c’est cela même qui fait tout le succès de ce personnage. C’est une vieille connaissance, ils n’osent dire un ami, qu’ils se plaisent à voir aux prises avec la bonne et la mauvaise fortune, et dont ils suivent les actions avec un intérêt tout autre que celui de la curiosité. Placez un inconnu dans les mêmes situations, cet intérêt n’existe plus. On a attribué le goût du peuple napolitain pour ce personnage à d’autres causes encore, par exemple à une similitude de passions, d’intérêts et de sympathies, qui, à la longue, produisait l’affinité. Sans doute il signore Pulcinella n’est pas né pour rien dans le voisinage du Vésuve, et entre lui et les citadins de la ville où il a élu domicile, les points de rapport et les traits de ressemblance sont nombreux. Son esprit est vif comme le leur, son imagination mobile ; il aime la bonne chère, et sait jeûner s’il le faut ; il ne distingue pas fort nettement le bien d’autrui du sien. Pulcinella n’est pas néanmoins une personnification comme Meo Patacca et Cassandrino. Le peuple napolitain n’a ni son courage ni sa méchanceté ; il est insolent et se laisse bâtonner, ce que Pulcinella ne souffre jamais. Le Napolitain parle toujours de crucifier son ennemi, et cependant il a bon cœur ; Pulcinella, lui, vous couperait un homme en morceaux sans sourciller : l’un est plus énergique, l’autre est meilleur.

Le Largo del Castello et les places voisines sont bordées de nombreux théâtres qui ont chacun leur Pulcinella ; mais c’est au théâtre San-Carlino que de préférence Polichinelle a élu domicile, c’est là que soir et matin il est le héros d’aventures bouffonnes et merveilleuses. En effet, quoique le Polichinelle de San-Carlino ne soit pas de bois, il ne se repose jamais, et quand on a annoncé, pour le matin et pour le soir, quelque nouvelle pièce, giocosissima in tutte le sue scene, ricca di bizarri avenimenti… con Pulcinella, Pulcinella doit être sous les armes et gambader mort ou vivant. Voulez-vous avoir une idée de ces pièces, divertissantes d’un bout à l’autre et riches d’évènemens bizarres, pièces qui ne doivent cependant leur succès qu’à Pulcinella ? Nous allons en analyser quelques-unes, choisissant de préférence celles qui font le mieux connaître le peuple napolitain. Le scenario de celle de ces pièces qui avait le plus de succès lors de notre séjour à Naples, a été emprunté sans façon à une petite comédie de Cozenza, Il pazzo a forza, le fou par force. Cette pièce méritait sa vogue, d’abord parce qu’elle ne manquait ni de vivacité ni de nerf comique, parce qu’ensuite elle dénonçait un crime de lèse-humanité et renfermait une haute moralité ; nous allons dire comment.

Il existe dans la ville d’Aversa, à sept milles de Naples (c’est précisément la patrie du héros des atellanes), un établissement fondé en 1813, et qui a acquis une grande célébrité dans toute l’Europe : c’est la maison des fous. Cette maison, citée long-temps comme modèle, ne méritait guère sa réputation, et même, à en croire de courageux dénonciateurs, c’était un enfer. D’abord les insensés, qui ailleurs forment différentes catégories, étaient confondus, et les pacifiques condamnés à vivre avec les furieux, le directeur prétendant les soumettre de cette façon à une sorte d’enseignement ou plutôt de cure mutuelle. La force et la rigueur étaient les seuls moyens curatifs appliqués avec suite. Le fou qui désobéissait était puni de la prison ; celui qui se fâchait était battu ; le battu qui entrait en fureur et se révoltait était revêtu de la camisole de force, ou bien on le plaçait horizontalement dans une caisse en forme de cercueil qui laissait seulement sortir la tête, ou bien encore on l’assujétissait verticalement à l’aide d’un corset de fer scellé au mur, de gants de cuir dur qui empêchaient la flexion des doigts, et de planches qui serraient les pieds. Si, lorsque le malade était resté plusieurs heures dans cette cruelle position, l’accès continuait, on le garrottait, et on le jetait à un troisième étage sous les plombs. Là, ces malheureux étaient confiés à la garde d’un aliéné, vivant comme des porcs sur leur fumier, rongés de gale et de vermine, en proie à toutes les tortures de la soif et de la faim. Il fallait que ces souffrances fussent affreuses, car on a vu ces malheureux chercher à s’entre-dévorer, et, puisqu’il faut tout dire, se jeter avec avidité sur les excrémens de leurs compagnons et s’en nourrir. À la férocité du traitement joignez l’abominable malpropreté des chambres, la pourriture des lits, l’affreuse saleté des pensionnaires, de toute espèce ; ajoutez à cela l’absence de tout traitement rationnel, le manque d’observations régulières sur les résultats obtenus et le traitement appliqué à chacun des malades ; réunissez, en un mot, tout ce qui dénonce le plus profond mépris de l’humanité, et vous aurez le tableau du fameux hospice d’Aversa, tel que des médecins philosophes et des observateurs dignes de foi nous l’ont présenté[5].

Le charlatanisme avait fait la réputation de cette maison, le mensonge la soutenait. Si par hasard un étranger ou un inspecteur survenait sans qu’on fût prévenu, chacun des employés de l’établissement, à commencer par le portier, savait son rôle, et la comédie commençait. Le portier allait chercher le démonstrateur, qui se faisait long-temps attendre : premier délai qui permettait de mettre quelque semblant d’ordre dans le désordre. Le démonstrateur s’arrêtait ensuite longuement dans le vestibule, décrivant chaque statue, chaque buste, chaque inscription, comme le custode d’un musée. Celui-ci c’était Érasme, celui-là Esculape, cet autre Socrate. Impatienté, vous désiriez passer plus avant, mais déjà chacun était à son poste. Les employés parlaient à l’envi philantropie et charité chrétienne ; à les en croire, les seuls remèdes employés étaient, à quelques rares exceptions près, des remèdes moraux tels que la danse, la musique, l’occupation, les distractions, et rarement la répression. Puis des aliénés des deux sexes, portant un uniforme bleu galonné d’argent, défilaient devant vous ; des fous mélomanes vous donnaient un concert, et des amateurs de danse un ballet. D’autres se baignaient, d’autres jouaient au billard ou à la paume. Vous passiez dans la bibliothèque, il y avait des fous lecteurs ; la chapelle était remplie de fous en prière : l’enfer s’était transformé en paradis ; mais on assure que beaucoup de ces fous n’étaient là que pour la montre et n’avaient jamais perdu leur bon sens.

La petite pièce du Fou par force n’attaque pas de front de si monstrueux abus : il eût fallu prendre les couleurs du drame, sa morale pénétrante et ses poignantes péripéties ; mais la critique, pour être indirecte et présentée sous forme plaisante, n’en a pas moins de portée. Il signore Pulcinella, directeur d’une maison de fous, arrive en colère ; ses pensionnaires ont trop bon appétit. — C’est bon, c’est bon, s’écrie-t-il, dorénavant nous donnerons à ces messieurs des pommes de terre et des œufs durs à leurs repas ; ces maudits fous mangent comme des ogres : aujourd’hui, ils n’étaient que huit à table, et ils ont dévoré douze rotolos (vingt livres) de macaroni sans compter les morceaux délicats ; mais à l’avenir… Le monologue de Pulcinella est interrompu par l’arrivée d’un noble personnage vêtu de noir qui le salue jusqu’à terre.

— Que demandez-vous ? lui dit le directeur.

— L’illustre docteur Pulcinella, cet homme unique pour le traitement des fous.

— C’est moi, monsieur, et vous êtes dans ma maison : comme vous voyez, elle est vaste, bien aérée ; peu de princes en ont de semblables ; ici chaque pensionnaire a sa chambre à lui, si toutefois il est riche et noble. Mais à qui ai-je l’honneur de parler ? sans doute à quelque comte ou marquis ?

— Vous avez deviné, au marquis Scaramouche.

— Beau nom, beau nom, en vérité ; mais, monsieur le marquis, pour en revenir à ce que je vous disais tout à l’heure, ici je ne reçois que des pensionnaires nobles, et je leur administre moi-même des remèdes composés d’ingrédiens orientaux. Après un somptueux dîner, mes pensionnaires descendent au jardin et respirent les parfums balsamiques des fleurs ; ils se rassemblent ensuite au salon, y dansent, y font de la musique, y causent de littérature et de politique : le soir, on leur sert un souper magnifique, et bientôt leur état s’améliore à tel point, que non-seulement ils retrouvent la raison qu’ils avaient perdue, mais qu’ils se trouvent avoir acquis l’esprit et la sagesse qu’ils n’avaient jamais eus. Il y a de mes fous, monsieur, qui sont devenus poètes, philosophes, académiciens ; il y en a qui sont devenus ministres et qui gouvernent les états et cela sans qu’il y paraisse.

— Je vous en fais mon compliment sincère ; mais quel est le prix de vos soins ?

— Une misère, 50 ducats par mois ; la famille s’engage en outre à me faire un cadeau de 500 ducats après la guérison, plus les petits présens des professeurs, les bonnes mains des gardiens… vous comprenez ?

— Parfaitement.

— Ainsi donc, quand vous voudrez être des nôtres, seigneur Scaramouche, nous disposerons vos logemens, et je puis vous assurer que vous serez satisfait.

— Je vous rends mille graces, docteur, mais je ne me propose nullement d’être votre pensionnaire. Je n’en ai, je crois, nul besoin.

— J’avais cru… vous savez, les plus fous ont leurs momens lucides, et il vaut mieux arranger soi-même ses affaires.

— Vous êtes trop bon, mais j’ai toute ma raison.

— J’aurais dû m’en apercevoir.

— C’est d’un parent qu’il s’agit, d’un riche industriel qui a fait des pertes considérables et qui est devenu fou de chagrin. Voici 50 ducats pour le premier mois ; tout à l’heure je vous l’amènerai, mais à une condition, c’est que vous ne le maltraiterez pas.

— Ici, monsieur le marquis, nous ne maltraitons personne.

— Convenons de nos faits, car le malade ne voudrait pas me quitter, si je n’usais de quelque ruse. J’arrive donc par cette porte avec le malade, et je vous demande : Tout est-il prêt, monsieur le notaire ? Vous me répondez : Oui, tout est prêt, passez dans ce cabinet pour voir si l’acte est en règle. Sous ce prétexte, je sors par cette porte, qui donne, je crois, sur la rue, je gagne ma voiture et je décampe, vous laissant notre pensionnaire ; mais je vous le répète, traitez-le bien, et surtout de la douceur.

— Ne craignez rien.

— Au revoir, docteur Pulcinella. (À part.) Mon ami Scaramouche, si tu réussis, tu auras fait là un fameux coup.

Le docteur Pulcinella, resté seul, se félicite de l’acquisition d’un nouveau pensionnaire. « Ce seigneur Scaramouche est vraiment généreux ; je lui ai demandé 50 ducats, et il n’a pas marchandé ; mon prix ordinaire est de 30, je suis fâché de ne pas lui en avoir demandé 100. » À la suite de cette réflexion bien napolitaine, on voit le docteur Pulcinella à l’ouvrage. Sa méthode curative est des plus simples : l’eau froide, la bastonnade et le cachot. Bientôt Scaramouche revient avec sa dupe ; c’est un joaillier de la rue de Tolède qui lui a vendu pour 5,000 ducats de bijouterie. La caisse qui contient les bijoux est dans une voiture laissée à la porte, et le joaillier en vient toucher le prix chez le notaire de Scaramouche, qui n’est autre que le docteur Pulcinella.

— Je ne connaissais pas ce notaire, dit Flavio le joaillier en entrant.

— Il est nouvellement établi.

— Il a une superbe maison pour un débutant.

— C’est qu’il a épousé une riche héritière, et puis vous savez qu’à Naples les gens de loi…

— Remplissent vite leurs poches.

— À qui le dites-vous ?

— Ah ! dans ce pays-ci, les gens honnêtes sont rares. Il y a des coquins d’une adresse et d’une audace…

— Ils vous déroberaient les semelles de vos souliers tandis que vous marchez, et cela sans que vous vous en doutiez. Tenez, monsieur Flavio, vous débutez dans le commerce, eh bien ! soyez sur vos gardes, car celui que vous croyez le plus honnête homme du monde peut vous tromper. (À part.) Tout à l’heure tu en auras la preuve.

Les Napolitains, comme on voit, ne se ménagent pas, et connaissent leurs côtés faibles. Sur ces entrefaites, le prétendu notaire arrive ; les choses se passent comme le docteur et Scaramouche en sont convenus. Le marchand, resté seul dans le salon, s’impatiente et trouve le temps long. Arrive un fou qui lui raconte que la veille on lui a fait manger pour son souper un courrier bouilli avec ses bottes fortes ; ce fou l’appelle âne, le prend à la gorge et fait mine de vouloir l’étrangler. Flavio appelle et se défend comme un lion. Le docteur Pulcinella accourt, les voit aux prises et les bâtonne l’un et l’autre. Flavio s’indigne. — Qu’est-ce à dire, monsieur le notaire ? vous me rendrez raison de cette insulte. — Je ne suis pas notaire. — Qui êtes-vous donc ? — Le médecin des fous. — Allez au diable, vous me rendriez fou avec vos folies. — Vous l’êtes déjà. — L’insolent ! mais où est M. Scaramouche ? mon argent est-il prêt ?… l’acte est-il dressé ?… Vous riez… pourquoi riez-vous ?… Prends garde à toi, misérable… je ne respecte que ceux qui me respectent. — Mon ami, de la patience, ici il faut savoir se supporter mutuellement. — Je ne veux rien supporter… je veux mon argent, et puis je partirai. — Vous ne partirez pas de si tôt. — C’est ce que nous allons voir.

Flavio sort et rentre aussitôt en fureur : — Comment ! les portes sont fermées, et Scaramouche n’est plus ici ! voudriez-vous m’escroquer par hasard ? Ah ! misérable ! ah ! fripon ! — Mon ami, calmez-vous, je vous en conjure, ou bien… (Il lui montre un bâton.) Mais avec vous je ne voudrais employer que la douceur. — De la douceur ! ah ! brigand ! — Si la douceur ne réussit pas, nous aurons recours aux bains froids et aux coups de bâton ; si cela est insuffisant, et que vous fassiez le méchant, nous avons de bonnes prisons et des chaînes de fer. — Mais encore une fois, je ne suis pas fou ; laissez-moi sortir et sur-le-champ… Ah ! je le vois, je suis volé, je suis égorgé… au voleur ! à l’assassin ! — Pas tant de bruit, tenez-vous en repos, ou bien… — De quel droit me retenez-vous ? vous êtes donc d’accord avec le voleur ? Laissez-moi partir, ou, par la Madonna ! je te ferais payer cher le vol que tu me fais, misérable ; allons ! marchons ! (Il lui prend le bras et l’entraîne vers la porte.) — Ah ! coquin, baisse la tête et respecte-moi. — Et Pulcinella lui assène quelques coups de son gros bâton sur la tête.

— Tu oses me frapper, attends ! — Flavio saisit un fauteuil et poursuit Pulcinella ; celui-ci, tout en jouant vigoureusement du bâton, appelle les gardiens, qui accourent et se jettent sur Flavio.

— Scélérats ! je suis un honnête homme…

Pulcinella aux gardiens : — D’abord un bain froid, des douches glacées sur la tête, et puis, s’il continue à se débattre, la prison.

— Mais, par saint Janvier, je ne suis pas fou ! je suis le joaillier Flavio.

— Tu es joaillier, c’est à merveille ; alors tu nous diras si nos petites chaînes et nos petits colliers sont solides.

Dans les scènes suivantes, plusieurs fous, un médecin, un avocat, un militaire, un maître de chapelle et un philosophe, sont aux prises et tiennent les discours les plus saugrenus. C’est de la grosse comédie comme il en faut souvent au parterre de San-Carlino, qui diffère essentiellement de ce parterre romain qui comprend à demi-mot. Pulcinella n’a pas non plus la finesse d’esprit et les manières distinguées de Cassandrino. Son moyen de conciliation ordinaire, c’est le bâton : il bâtonne tour à tour le philosophe, le militaire, l’avocat, le médecin, le musicien ; et, quand ceux-ci sont à peu près éreintés, il se félicite du succès de sa méthode curative. Flavio, que le bain et les douches ont calmé, le voyant de bonne humeur, l’aborde d’un air grave et essaie encore une fois de le persuader. — Envoyez quelqu’un de confiance à mon magasin de la rue de Tolède, et vous serez convaincu que je vous dis la vérité. — Chaque fou en dit autant ; ne me rompez pas la tête de ces fadaises, ou gare l’eau froide ! — Vous ne voulez donc envoyer personne ? — Non. — Vous ne me croyez donc pas ? — Non. — Mais au moins écoutez mes raisons. — Je n’écoute rien. — Ah ! misérable !… — Encore ! — Et Pulcinella applique à Flavio, qui le menaçait du poing, une terrible volée de coups de bâton et le laisse tout étourdi sur la place. Le pauvre diable, qui se voit battu, volé, et qui court risque d’être ruiné, car ce jour-là est un jour d’échéances, et l’on va croire, en ne le trouvant pas chez lui, qu’il se sera enfui, ne sait plus à quel saint se vouer ; il a voulu faire un coup de tête, il a essayé la persuasion, tout a été inutile. Une affreuse idée lui traverse tout à coup l’esprit ; personne ne sait qu’il est dans cette maison, et, comme les communications avec le dehors sont interdites, il court risque d’y passer toute sa vie. Il s’abandonne un moment au désespoir, mais bientôt, reprenant courage : — Après tout, dit-il, n’ai-je pas ma raison comme cet infame docteur ? Je puis donc lutter avec lui et lui prouver que je ne suis pas plus fou que lui.

Flavio a remarqué que Pulcinella avait des pistolets ; il se glisse dans sa chambre, s’en empare, et profitant d’un moment où les gardiens font la sieste, il les enferme chacun dans sa cellule. Il est sûr maintenant de pouvoir s’échapper ; mais cela ne lui suffit pas, il veut se venger des coups de bâton que l’abominable docteur lui a donnés. — Et puis, ajoute-t-il, je veux lui prouver qu’il n’y a qu’à enfermer un homme de bon sens avec des fous pour mettre une maison à l’envers ; une autre fois il y regardera de plus près. — Profitant d’un moment où le docteur est dans son cabinet, il appelle ses nouveaux compagnons, caresse la folie de chacun d’eux et les endoctrine de son mieux. — Vous n’avez tous, leur dit-il, qu’un ennemi, qu’un envieux qui vous persécute, c’est l’infame Pulcinella ; mais, si vous voulez suivre mes conseils, nous mettrons ce vieux coquin-là à la raison. — Comme ce langage flatte leurs passions, les fous le comprennent parfaitement. Dans ce moment, le docteur, qui les voit rassemblés, s’approche en tapinois avec son gros bâton. Flavio s’adresse à lui et le somme de lui rendre la liberté. Pulcinella fronce le sourcil et le menace du bâton. — Ton bâton, je n’en ai plus peur. — Et Flavio lui montre ses pistolets. À cette vue, Pulcinella change de couleur et appelle ses aides. — Tes aides sont mes prisonniers. Et Flavio lui montre les clés de leurs chambres. — Voici le plus méchant fou que j’aie jamais vu ! s’écrie Pulcinella furieux, mais obligé de se contenir, car les pistolets sont toujours tournés de son côté. Il sent donc la nécessité de parlementer, fait le bon enfant, prend un ton catin et supplie son ami Flavio de lui rendre ses pistolets : dans certaines mains ce sont des armes dangereuses. — Ah ! misérable, tu me prends donc encore pour un fou ? — Oh ! non pas. — Alors tu me prends pour un enfant ? — Pas davantage. Mais, mon bon Flavio, vous ne voulez donc pas être mon ami ? — Non. — Vous ne voulez donc pas m’écouter ? — Non. — Vous ne craignez donc pas de pousser à bout ma patience ? — Ah ! tu raisonnes, tu oses menacer… À moi, compagnons ! (Tous les fous accourent.) Saisissez-moi ce vieux scélérat. — Pulcinella veut se défendre ; mais, à la vue des pistolets qu’il a chargés lui-même et que Flavio présente à quelques pouces de son visage, il s’apaise, et, tout en se laissant faire, demande grace. — Point de grace ; de l’eau froide et des coups de bâton. — On le met sous la pompe et on le bâtonne. — Grace ! grace ! seigneur Flavio… Mes amis, épargnez-moi. — Mais les fous sont sourds à ses prières et s’écrient en chœur : — De l’eau froide et des coups de bâton ! — Les douches et la bastonnade vont donc leur train, et Pulcinella est sur le point de succomber au traitement que lui administrent ses malades, quand arrivent des soldats qui viennent de saisir Scaramouche aux trousses duquel la police était depuis long-temps. Pulcinella, cette fois, a le dessous ; il est battu, bafoué, et obligé de payer de gros dommages au marchand dont les billets ont été protestés.

La pièce que nous venons d’analyser est l’une des plus distinguées du théâtre San-Carlino. L’idée n’en est pas neuve, mais l’action se développe avec une certaine régularité. Quoique la scène se passe dans une maison d’aliénés et que les trois quarts des acteurs n’aient pas le sens commun, le dialogue n’a cependant que le degré de folie convenable au sujet, et, comme nous l’avons expliqué tout à l’heure, le but de cette petite comédie est moral. Nous n’en dirons pas autant des drames fantastiques qui composent le répertoire de ces spectacles populaires ; ces pièces sont remplies de coups de théâtre extravagans, d’aventures merveilleuses, de métamorphoses inexplicables, enfin de toute la fantaisie grotesque qui remplit le Pentameron de Basile et les poèmes de Cortese, et que ceux-ci avaient empruntée aux contes arabes. Les personnages paraissent, se transforment et s’évanouissent sans qu’on sache pourquoi ni comment. Nos mélodrames à grand spectacle, comme le Pied de Mouton ou les Danaïdes, peuvent seuls donner une idée de ces drames bizarres ; encore ces mélodrames seraient-ils des chefs-d’œuvre auprès de ces ébauches informes. L’échelle est aussi bien autrement grandiose sur nos boulevarts, la mise en scène et les moyens d’exécution sont bien supérieurs. Ici, tout ce qui est costume, décoration, machine ou coup de théâtre rappelle encore l’enfance de l’art. Les nobles paladins, habillés de carton peint en bleu pour figurer une armure, dépassent de toute la tête les tours de la ville qu’ils assiégent ; leur suite se compose d’un page débraillé, et leur armée de trois soldats, de sorte que, pour peu que l’affaire ait été chaude et que les deux tiers des combattans soient restés sur le champ de bataille, le reste de l’armée se trouve dans l’impossibilité matérielle de serrer les rangs.

Il y aurait mauvaise grace à reprocher ces pauvretés à l’impresario de San-Carlino, lorsqu’on voit où en sont arrivés les grands théâtres de Naples sous le rapport de l’exécution matérielle et du spectacle ; nous ne faisons pas même d’exception pour San-Carlo, qui fut longtemps le théâtre modèle. La mise en scène y est pitoyable, et nos théâtres du boulevart ne voudraient pas de ces misérables toiles, grotesquement badigeonnées, où toutes les règles de l’art, la perspective exceptée, sont mises en oubli. Cette même remarque s’appliquerait, à juste titre, à tous les principaux théâtres de l’Italie. Sanquirico, si vanté, n’a pas laissé d’élèves, et nous doutons fort que Vigano ait jamais fait école, car les ballets peuvent marcher de pair avec les décorations.

Mais revenons au théâtre San-Carlino, et convenons, pour être juste, qu’il y aurait bien quelques paillettes brillantes à extraire de ce grossier minerai. L’action des comédies ou farces populaires est toujours gaie. Il n’y a là rien de bien élégant, mais il n’y a non plus rien de niais. Le dialogue est vif, coloré même ; malheureusement le dialecte napolitain en rend le plus souvent les finesses incompréhensibles à tous ceux qui ne sont pas du pays. Dans quelques-unes de ces pièces, l’intérêt est assez habilement ménagé, et le spectateur, tenu vivement en haleine, suit les péripéties du drame avec une véritable curiosité. C’est de l’intérêt de mélodrame, mais c’est du moins de l’intérêt, et il n’y a là que la dose de balourdise suffisante pour que le parterre soit satisfait. C’est à ces divers titres que Pulcinella chef de brigands a mérité la vogue.

La scène se passe dans les Calabres : Pulcinella, qui a fait de mauvaises affaires dans le commerce, se livre à une autre industrie ; il exploite les grands chemins. Dans cette nouvelle carrière, il a commencé par être le bouffon des troupes de Parafante et de Francatripa ; puis il a pris goût au métier, et pour partager les bénéfices, il s’est fait brigand. Enfin, le dernier de ces chefs étant mort, ses compagnons, que son courage et les ressources de son esprit ont séduits, le nomment leur capitaine à sa place, après lui avoir fait préalablement, et comme épreuve, manger le cœur du défunt. Pulcinella a tout ce qu’il faut pour être un excellent chef. Il est sans scrupules et sans pitié, il professe le plus souverain mépris pour la vie des hommes ; l’assassinat pour lui n’est qu’une peccadille ; c’est même un devoir quand il a pour but la vengeance. N’est-ce pas là le point d’honneur espagnol dont nous parlions tout à l’heure ? Dans la mauvaise fortune, Pulcinella prend philosophiquement son parti, et, quand la chance est heureuse, lorsque les affaires vont bien, il mange comme quatre, boit comme six, danse la pecorara et la tarentella avec son abandon et sa souplesse ordinaires.

Le nouveau chef a des projets sur une meunière des environs de Nicastro, qui, outre ses appas, a, si l’on en croit la renommée, un grand sac rempli d’écus dans son armoire. Pulcinella laisse sa bande dans la forêt voisine, et, suivi d’un seul de ses compagnons, il va faire une visite à la meunière. Pour ne pas lui donner d’ombrage, il fait cacher son camarade derrière un buisson et se présente seul à la porte. C’est un dimanche ; le brigand a choisi ce jour-là parce qu’il sait que le meunier est à l’église de la bourgade voisine, et que la meunière reste seule au logis avec un enfant. Pulcinella se présente comme un garçon meunier sans ouvrage. Il est bien accueilli par la meunière ; mais tout à coup, profitant d’un moment où l’enfant s’est éloigné, il tire un grand couteau, et menace la meunière de lui couper la gorge, si elle ne lui donne sur-le-champ tout l’argent qu’elle possède. La meunière effrayée promet de le satisfaire. — Mon argent est là-haut, lui dit-elle, dans mon armoire ; venez avec moi, je vous le donnerai. Pulcinella la suit, en conservant du mieux qu’il peut son air grave et calme. Il trouve la meunière si jolie, que, n’était l’avidité de ses compagnons qu’il faut satisfaire, il lui laisserait volontiers son sac d’argent et lui ravirait autre chose que des écus. Mais son plan de campagne est arrêté. — Prenons le sac d’abord, s’est-il dit, et puis après nous verrons.

Pulcinella est monté avec la meunière ; mais, tandis qu’il fouille dans l’armoire, celle-ci s’esquive lestement et ferme la porte à double tour. Les fenêtres sont garnies de barreaux de fer, la porte a un demi-pied d’épaisseur ; Pulcinella est pris au piége comme un étourneau. La meunière ne perd pas de temps, elle appelle son enfant : — Cours à Nicastro, lui dit-elle, et va chercher ton père et les carabiniers ; cours vite, dis-lui qu’il y a un brigand dans la maison. — L’enfant part, mais le compagnon de Pulcinella, qui entend les cris de son chef, lui barre le passage et l’arrête. La meunière ne perd cependant pas courage, elle verrouille les portes et barricade les fenêtres. Sa situation est des plus critiques. Elle entend Pulcinella qui, à l’aide d’un marteau, commence à démolir le parquet sur sa tête ; elle voit son enfant que l’autre brigand menace de mort si elle n’ouvre pas. Elle appelle à grands cris, personne ne peut l’entendre et personne ne répond. Le couteau est toujours levé sur la tête de son enfant, et Pulcinella aura tout à l’heure fait son trou. Elle implore la pitié des deux bandits, mais ces gens-là sont sans entrailles. Cependant le brigand du dehors garrotte l’enfant et le jette dans un coin ; rôdant ensuite autour de la maison, comme un loup autour de la bergerie, il cherche quelque porte ou quelque fente par laquelle il puisse y pénétrer et délivrer son chef. Tout à coup l’idée lui vient de se glisser par la roue du moulin et par l’ouverture de l’arbre tournant ; mais, dans ce moment, la meunière a, de son côté, la pensée de mettre cette roue en mouvement. C’est le dimanche, et son mari, entendant le bruit inaccoutumé, aura hâte de revenir. Le brigand vient de se glisser à moitié dans l’intervalle laissé entre le mur et l’arbre tournant, lorsque la meunière détache la cheville qui retient les engrenages ; la roue se met en mouvement, et avant qu’elle ait fait deux tours, le bandit est broyé comme sous le pilon d’un mortier. Pendant ce temps, Pulcinella a achevé son trou, et il va se précipiter dans la chambre, quand le mari de la meunière arrive avec un détachement de carabiniers qui est sur la piste du chef de brigands. Pulcinella ne perd pas courage. Comme ceux-ci montent l’escalier qui conduit à la chambre où il est renfermé, précédés du meunier et de sa femme, il saute par le trou du plafond, s’échappe par un autre escalier et grimpe sur le toit de la maison.

Le reste de la pièce n’est plus qu’une sorte de divertissement burlesque dans lequel figurent la meunière, les soldats, les paysans et Pulcinella poursuivi, déployant son adresse et faisant toutes sortes de tours de force. On le voit, par exemple, prendre la place de la girouette, et tourner à tous vents ; mais au moment où l’on met en joue ce personnage fort peu métallique, il fait un bond, saute sur le toit, du toit dans le jardin, et se blottit dans un coin, où il figure une borne. Un soldat monte sur cette borne pour regarder par une fenêtre, la borne se dresse et s’enfuit ; puis Pulcinella se glisse sous un van et tâche de gagner le bois cheminant comme une tortue. À la fin on le prend, et on le mène à Nicastro pour être pendu. L’histoire de sa pendaison est connue. Pulcinella se laisse tranquillement conduire sur l’échafaud ; mais, lorsque la corde est prête, il fait toutes sortes de façons avec le bourreau, s’y prend maladroitement, et feint toujours de ne pouvoir trouver l’ouverture. — Quel balourd ! s’écrie le bourreau impatienté ; tiens, regarde, c’est ainsi qu’il faut s’y prendre, et il passe sa tête dans le nœud coulant. Pulcinella saisit le moment favorable, se pend à la corde, et étrangle le bourreau, en lui criant — Eh bien ! suis-je encore un balourd !

Pulcinella chef de brigands rappelle une histoire de voleurs qu’on raconte aux enfans dans toute l’Allemagne et dans le nord de l’Italie. Dans le conte allemand, le brigand coupe le cou de l’enfant de la meunière, et il est aussi écrasé par la roue du moulin. L’auteur du scenario napolitain a sans doute eu connaissance de ce conte. Au reste, les faiseurs du pays puisent à toutes les sources, et il n’est pas rare de voir sur ces petits théâtres non-seulement les comédies de Molière, mais encore les tragédies de Racine et de Voltaire travesties d’une manière grotesque, avec accompagnement de Polichinelle.

À en croire les récits des voyageurs qui, dans ces derniers temps, ont visité l’intérieur de l’Afrique, les nègres de ces contrées ont leur théâtre national et leur poète dramatique. Ce poète, aussi fécond que M. de Balzac, s’appelle Youriba ; ses pièces sont des tableaux de mœurs, et ont pour titres : La Récolte de la Gomme, la Chasse au Serpent boa, etc. Dans ces drames compliqués, il y a toujours la caricature de rigueur du Diable blanc ; c’est ainsi que les nègres appellent l’Européen. Le diable blanc est très maigre, porte un habit galonné, grelotte et prend du tabac. Cette imitation est fort plaisante et tout-à-fait appropriée au goût de ces peuples, qui sont charmés de pouvoir se moquer impunément de ces hommes blancs devant lesquels ils tremblent d’habitude. Ces caricatures ont, de plus, une extrême analogie avec les charges du même genre que les Napolitains se permettent lorsqu’ils font paraître sur la scène un Anglais ou un Français, et qu’ils se plaisent à introduire dans de petits drames dont le sujet est national, comme la Fête de Pausilippe, la Madonna della Grotte, ou les Ruines de Pompeïa. Dans ces farces napolitaines, l’Anglais est toujours représenté grand et gros, le Français petit et maigre ; l’Anglais ne rit jamais, et le Français rit toujours. L’Anglais a ses poches pleines d’or ; mais toutes les fois qu’on lui demande un carlin, ou qu’il s’agit de payer un mémoire, il se met dans une terrible colère, et rabat de moitié sur le prix. Le Français n’aime guère plus à donner son argent, mais c’est parce que sa bourse est fort mince. Ces moqueries sont fort innocentes et un peu usées ; on doit d’autant mieux les pardonner aux Napolitains, qu’ils s’exécutent eux-mêmes de fort bonne grace. Ainsi, dès qu’un étranger paraît en scène, on voit toujours quelque drôle tout débraillé ôter respectueusement son chapeau s’il en a un, et tendre insensiblement la main, en disant : Caro signore. C’est leur façon ordinaire de mendier. Ils en ont de plus ingénieuses ; celle-ci, entre autres, m’a paru charmante. Un étranger entre dans un café de la rue de Tolède et prend une glace ; au moment de la payer, le garçon lui dit : — Mais c’est déjà fait, un de vos amis a payé pour vous. — Un ami…, je ne connais personne ici. — N’importe, on a payé pour vous. — L’étranger sort tout surpris. À la porte du café, un homme, vêtu d’une manière convenable et qui paraissait l’attendre, le salue jusqu’à terre, et lui dit avec une sorte de sourire humble : — Pardonnez-moi, caro signore, mais c’est moi qui tout à l’heure ai voulu avoir le plaisir de payer pour vous. Je suis un pauvre musicien sans ouvrage, et j’avais grand désir de vous connaître, sachant combien vous êtes généreux, etc. On devine aisément le reste du compliment. Il n’y a pas de peuple au monde qui sache mieux mendier, qui aime plus l’argent, et qui sache plus mal s’en servir.

Dans les Ruines de Pompeïa, Pulcinella, qui aime la fille d’un custode de l’endroit, s’est mêlé à une troupe de visiteurs étrangers, qu’il amuse de ses saillies et aux dépens desquels il se régale, volant les meilleurs morceaux du déjeuner, et escamotant toujours le carlin que les visiteurs mettent dans la main des custodes. Ceux-ci finissent par s’apercevoir de la chose, trouvent la plaisanterie fort mauvaise, et veulent prendre au collet Pulcinella, qui se fâche, crie très fort et s’indigne qu’on ose soupçonner un galant homme comme lui, un personnage de son importance. Il contrefait tour à tour un lord anglais, un officier français ; mais, bientôt convaincu d’imposture et serré de près, il joue du bâton, s’enfuit à travers les ruines, et disparaît tout à coup au moment où on croyait le tenir. On le trouve, à la fin, dans une des caves nouvellement découvertes, couché sur un tas d’amphores vides, en compagnie… de la fille du custode. Tout s’arrange, et la pièce se termine par un mariage qui paraît fort nécessaire.

Disons à ce propos qu’à San-Carlino et en général sur tous les petits théâtres napolitains, les femmes apportent dans l’exécution de leurs rôles une extrême licence. Quelque aguerri que soit l’étranger, il conviendra que la censure permet beaucoup à ces dames, et que dans leurs discours, leurs gestes et même dans leurs sourires règne une étrange liberté. Nos bourgeoises des Variétés ou nos duchesses du Palais-Royal sont d’une pruderie sauvage à côté des grandes dames ou des joyeuses commères de San-Carlino. Elles ignorent les précautions oratoires : elles disent franchement, lestement ce qu’elles pensent et ce qu’elles sentent, et le geste chez elles est toujours d’accord avec la parole. Ces dames sont toujours disposées à céder ; elles provoquent en résistant, consentent en refusant, et l’on voit qu’elles ont du bonheur à être faibles. C’est la vérité nue et prise sur le fait, car les choses ne se passent pas autrement dans la rue que sur le théâtre. L’art en cela ne fait que copier la nature. Ne s’agit-il pas en effet de retracer les mœurs des habitantes de ces rivages, funestes de tous temps à la vertu des jeunes filles ?

Littora quæ fuerant castis inimica puellis.

Nous avons dit quelles étaient, avec le climat, les causes de ce singulier relâchement des mœurs des femmes napolitaines ; ces causes ne subsistent peut-être plus, mais l’influence s’en fait encore sentir sur la moitié de la nation.

Le fonds du répertoire des petits théâtres se compose donc de ces parades mêlées de chant, dans lesquelles l’auteur fait assez bon marché de la morale. Les personnages qui figurent dans ces pièces, tout-à-fait nationales, sont, outre le Polichinelle et le Scaramouche, le Paysan, la Romaine, le Soldat. La Romaine est une maîtresse femme ; elle connaît toutes les ruses du métier et n’est rien moins qu’un dragon de vertu. Est-ce par pruderie patriotique, par ménagement pour les faiblesses de leurs aimables compatriotes, que les poètes du pays ne l’ont pas nommée la Napolitaine ? Nous ne le croyons pas, car, dans une foule d’autres pièces, la Napolitaine paraît sous son véritable caractère et dans le déshabillé moral le plus complet.

Ces parades plaisent beaucoup au peuple. Il y retrouve tous les détails de sa vie journalière habilement retracés, mis en relief par un dialogue plaisant, le tout entremêlé des contes et des saillies de Pulcinella. Ces hommes si près de la nature jouissent de ces folies en vrais enfans, applaudissant, criant, riant à se tordre. Le spectacle du parterre et des galeries est peut-être plus amusant pour un étranger que celui de la scène. Ces pièces sont intriguées de la manière la plus vive, et, comme nous l’avons dit, tournent à l’imbroglio ; celles du vieux répertoire sont encore les meilleures. Il en est qui ont le privilège de faire rire le peuple depuis plus d’un siècle et dans lesquelles le même acteur s’est distingué pendant soixante et dix ans ; don Procolo est de ce nombre. Le sujet de cette bouffonnerie est tiré d’une nouvelle de Straparole, mais avec de nombreuses variantes et une broderie de fraîche date, qui en fait tout le mérite.

Don Procolo est un vieux professeur de belles lettres qui a épousé une jeune femme et qui compte sur ses agrémens personnels et son esprit pour s’en faire aimer et la rendre fidèle. Don Procolo, malgré son âge, affecte les manières d’un jeune homme ; sa démarche est sautillante, son œil vif et son toupet bien frisé. Il explique de préférence à ses élèves les élégies de Tibulle et l’Art d’aimer d’Ovide ; et comme depuis qu’il a une jolie femme, il se croit un modèle de galanterie, il joint de curieux commentaires à la théorie du poète, et se met dans la tête d’enseigner à ses auditeurs la pratique de cette gaie science, en un mot, de leur apprendre à faire l’amour. Pulcinella, le plus spirituel et le plus avancé de ses écoliers, a bonne envie de mettre ses leçons à profit. Don Procolo, enchanté de ses dispositions, l’encourage. — Vous êtes jeune, lui dit-il, et si vous n’êtes pas des plus beaux garçons de la ville, du moins votre tournure est originale ; vous avez le mérite de ne ressembler à personne, ce qui, auprès des femmes, a bien son prix. Mettez-vous en quête, trouvez une belle, et je vous réponds que, si vous voulez suivre mes avis, vous lui plairez, et que vous serez heureux.

L’écolier se met aussitôt en campagne. Le lendemain il vient trouver don Procolo à son cours, et lui raconte qu’il a vu à l’église une femme ravissante.

— Est-elle jeune ? — C’est un enfant. — Est-elle jolie ? — Comme Vénus. — Connaissez-vous sa demeure ? Pas encore. — C’est bien ; alors suivez la dame, sachez où elle habite, et avec un peu d’adresse et de persistance il ne vous sera pas difficile de vous introduire chez elle et d’arriver à votre but. Adressez-vous d’abord à quelques-unes de ces femmes adroites qui, moyennant un petit présent, se chargent d’arranger ces sortes d’affaires, qui portent les billets, sollicitent les rendez-vous. Tenez, je me rappelle qu’avant mon mariage la signora Smeraldina, cette aimable marchande de rubans de la rue de Tolède, était renommée pour son adresse. Elle m’a rendu bien des petits services de ce genre, ajoute-t-il en se rengorgeant, et en redressant coquettement la tête de façon à faire voler autour de lui la poudre de sa perruque. Son commerce lui donne occasion de fréquenter les maisons de nos jeunes femmes, et, pour peu qu’un cavalier soit libéral, elle se charge volontiers de toutes ses galantes commissions.

— Je ne demanderais pas mieux que d’être libéral, mon cher maître ; mais mon père est un vieil avare, et ma bourse est peu garnie.

— Qu’à cela ne tienne, mon ami, je puis mettre à votre disposition quelques ducats : n’êtes-vous pas mon élève de prédilection ? ne pratiquez-vous pas d’après mes conseils ?

Pulcinella remercie son cher professeur, et détache la Smeraldina vers sa belle. Celle-ci porte les billets et les demandes de rendez-vous ; mais elle rencontre une résistance inattendue. Le pauvre Pulcinella est désolé ; il s’adresse encore à son professeur, car il a grand besoin, sinon de ses avis, du moins de ses consolations. Celui-ci relève son courage.

— Le fruit qui a de la saveur tombe-t-il de l’arbre à la première secousse ? lui dit-il. Per Dio ! mon cher, vous êtes un heureux mortel, vous aurez découvert quelque attrayante novice, une véritable rareté. Du courage, mon enfant, du courage ! laissez maltraiter votre ambassadrice ; que les injures, les soufflets même ne la rebutent pas, et vous verrez qu’à la fin la sauvage s’apprivoisera. Les meilleures citadelles ne capitulent qu’après un siége dans toutes les formes.

Pulcinella suit encore les conseils de don Procolo, et obtient enfin un rendez-vous. Lorsqu’il revoit son professeur, il est ivre de joie. Il se jette à son cou, fait mille folies. — Ce soir il doit être le plus heureux des hommes, sa chère Lucinda a cédé enfin à ses instances, et promet de le recevoir. — Don Procolo, en entendant le nom de Lucinda, est attéré ; son visage a pâli et a pris la couleur jaune du parchemin de ses bouquins, Lucinda !… c’est le nom de ma femme, se dit-il à part lui, en se grattant le front. Il a bonne envie d’éclaircir ses doutes sur-le-champ, mais il craint de donner l’éveil à son élève. Celui-ci le serre de nouveau dans ses bras ; c’est à lui seul, à ses excellens avis qu’il devra son bonheur. Il s’éloigne en gambadant, sans que le pauvre homme ait pu tirer de lui aucun éclaircissement.

Don Procolo cependant commence à se douter de son infortune. C’est contre lui-même qu’il a travaillé ; c’est le séducteur de sa femme qu’il a si bien dirigé, qu’il a même aidé de sa bourse. La jalousie l’étouffe ; il veut savoir à quoi s’en tenir et se rend chez sa femme quelques instans après l’heure indiquée pour le rendez-vous, lorsqu’il suppose que le galant doit être entré. Mais les amans entendent le bruit des pas du mari. Où fuir, où se cacher ? Pulcinella se jette bravement dans un grand baquet plein d’eau, et la jeune femme lui couvre la tête d’un linge mouillé ; on ne viendra pas le chercher au milieu d’une lessive, et ce bain donnera à Pulcinella, toujours plaisant, l’occasion de faire une foule de grimaces et de débiter mille lazzi. Le mari cherche, ne trouve rien, et sort furieux. Pulcinella rejette le linge qui le couvrait, et, du fond de son baquet, adresse mille tendres protestations à sa belle. L’eau a fait sur son cœur brûlant l’effet de l’huile, elle a activé le feu. Il n’ose cependant en sortir, car il craint d’être consumé vivant. Lucinda lui répond d’une manière plus naturelle. — Viens, mon ami, viens te sécher, viens te réchauffer dans mes bras. — Elle accompagne ses mots de l’œillade la plus expressive, tend la main à son amant, et le rideau tombe.

Pulcinella n’a pas reconnu son professeur ; le lendemain il n’a rien de plus pressé que de lui faire le récit de son aventure. Don Procolo est furieux, mais il dissimule. Il apprend que Lucinda a donné à son amant un nouveau rendez-vous pour le soir même, et il jure, par Vulcain, de se venger de sa mésaventure. Il guette les amans et arrive cette fois tellement à l’improviste, que Pulcinella n’a que le temps de se jeter dans une armoire. Don Procolo l’a vu entrer, il querelle sa femme, met la clé de l’armoire dans sa poche, et sort pour chercher les parens de Lucinda et la confondre en leur présence. C’est encore la vieille histoire de George Dandin. Mais la fine commère trouve une double clé. Elle fait sortir son amant, et met à sa place le chien de sa voisine. Ici la pièce tourne à la bouffonnerie. Les parens arrivent ; ils ne peuvent croire qu’une femme aussi modeste que Lucinda ait trompé son mari et cache ses amoureux dans son armoire. — Vous doutez encore, s’écrie don Procolo, eh bien ! quand vous allez voir le galant de madame, peut-être serez-vous convaincus. Il ouvre la porte en criant : Le voici, et un gros caniche s’élance au milieu de la chambre en aboyant. Confusion de don Procolo qui commence à croire à la sorcellerie. Il battrait le chien s’il n’avait peur de se faire mordre. Tous les assistans se moquent de lui, les plus proches parens de Lucinda lui reprochent son indigne conduite ; mais celle-ci implore son pardon : — Excusez le pauvre homme, leur dit-elle, l’étude et la science lui auront troublé la cervelle. Dans ce moment arrivent les élèves de l’université que Pulcinella a malicieusement convoqués. Ils viennent complimenter don Procolo sur son admission dans la grande académie des Incoronati ; et, comme toutes les comédies de ce genre, la pièce finit par une parade dont Pulcinella et don Procolo sont les héros ; le tout est entremêlé de danses grotesques, de couplets grivois, de lazzi incroyables, sur la ville de Gragnano, fondée par des ânes, et dont les habitans ne font pas mentir l’origine ; sur les femmes de Portici, qui ont le tempérament du Vésuve, qu’il ne faut pas enfermer entre quatre murailles, mais entre quatre rideaux, et dont le sang bout encore après la mort, comme celui du grand saint Janvier, quand un joli garçon passe aux environs de leur tombe. Ces saillies sont accueillies par les rires inextinguibles et par les acclamations multipliées du parterre. Il faut convenir aussi que les acteurs jouent avec une verve incroyable, et qu’au milieu de toutes ces folies, le caractère du peuple napolitain, sa colère et sa joie criardes, sa pétulance et sa belle humeur, sa triviale philosophie, en un mot, toutes les nuances tranchées de son caractère sont parfaitement exprimées.

Nous sommes loin, sans aucun doute, de citer ces pièces comme des chefs-d’œuvre, et à cet égard nous avons déjà fait nos réserves ; nous répéterons néanmoins ici ce que nous avons déjà dit en commençant cette étude des théâtres populaires et des divers types nationaux italiens : aujourd’hui, à Naples comme à Rome et à Florence, la seule et vraie comédie, celle qui peint franchement les ridicules et les habitudes du peuple, c’est la comédie a soggeto, la comédie dell’arte, improvisée en partie. Nous savons parfaitement que dans ce genre de comédies l’auteur est trop souvent obligé de s’effacer pour faire place aux caprices et à la verve de l’acteur, que l’art du poète est sacrifié à l’art du comédien, et que la langue et la décence ne sont pas toujours assez respectées, soit par les auteurs qui donnent les canevas de ces pièces, soit par les acteurs qui sont chargés de les remplir ; toujours est-il qu’elles seules intéressent et font rire, nous dirons plus, qu’elles seules instruisent. Quelles pièces, en effet, les partisans du genre noble peuvent-ils opposer à l’amusant répertoire de Camerana, si long-temps acteur et auteur à San-Carlino ? celles de Giulio Genoino ? mais ces pièces, destinées à l’éducation du jeune âge, ne sont que de froides imitations de Berquin et de Mme de Genlis. C’est la perfection du genre ennuyeux et du genre plat. D’autre part, les comédies de caractère du Piémontais Alberto Nota, qu’on a essayé de naturaliser à Naples et de célébrer naguères à Paris, manquent absolument d’originalité. On y sent trop l’imitation gênée de Goldoni et du théâtre français. Ces comédies sont telles que pourrait les écrire un garçon rangé, qui ne voudrait déplaire à personne ; elles sont très raisonnables, très morales, mais parfaitement insipides, et il faut avoir une prodigieuse bonne volonté pour y trouver le plus petit mot pour rire. Alberto Nota ne manquait cependant ni d’observation ni de talent ; mais que voulez-vous que fasse, en Italie, un pauvre auteur qui veut plaire au gouvernement et faire de la peinture de mœurs ? Nota fut l’homme prudent par excellence, et cependant peu s’en fallut que, malgré tous ses ménagemens et ses précautions timorées, il n’eût, comme le malheureux Pellico, la gloire du martyre. En 1817, il avait fait jouer à Naples la Donna ambiziosa, pièce qui rappelle les Deux Gendres, et qui eut peu de succès. Il voulut se venger par un double triomphe à Turin, et donna successivement la Lusinghiera, la coquette, et la Costanza rara. Ces deux ouvrages obtinrent une sorte de succès d’estime, et Alberto Nota, complimenté par son souverain était en passe d’arriver aux premiers honneurs littéraires, lorsque l’ambassadeur russe découvrit dans la seconde de ces innocentes comédies une de ces énormités qu’un gouvernement fort ne saurait pardonner. Un des personnages de la pièce, qui était Français, ne s’avisait-il pas de dire que les glaces du Nord avaient été de moitié au moins dans le désastre de Moscou ! L’ambassadeur moscovite demanda raison de cette vérité insolente, et sur-le-champ on s’empressa de le satisfaire. La pièce fut interdite, l’auteur et le directeur du théâtre furent sévèrement réprimandés, et peu s’en fallut même qu’Alberto Nota ne fût puni de son audace par une retraite d’une couple d’années dans une forteresse. Que l’on s’étonne, après cela, de la dégradation des grands théâtres et de l’insipidité du répertoire moderne.

Alfieri, vers la fin de sa carrière, s’écria un jour : — Jeune homme, je pleurais ; maintenant que me voilà vieux, je veux rire !

Giovine piansi ; or, vecchio omai, vo’ ridere !

Et il composa six comédies tout d’une haleine. Mais en croyant restaurer la comédie comme il avait restauré la tragédie, ce bilieux de génie se trouva seulement avoir dramatisé la satire. Son rire n’est jamais franc, son dialogue manque de naturel et de gaieté, et dans tout son recueil on ne rencontre pas une situation vraiment comique. En revanche, les plaisanteries cruelles, les sarcasmes amers, les virulentes tirades, y abondent. C’est de la comédie misantropique, comédie triste, où la passion politique, la colère impuissante, le désespoir même, percent à chaque scène, et où le poète semble s’être moins proposé d’égayer le spectateur que de lui faire partager sa mauvaise humeur. La conclusion de ces comédies d’Alfieri est curieuse et montre toute l’amertume de la pensée qui les a dictées. L’auteur s’adresse au public et lui dit : — Maintenant, sifflez tant que vous pourrez ; sifflez l’auteur, sifflez les acteurs, sifflez l’Italie, sifflez-vous vous-même, car vos vertus ne méritent que des sifflets ! — Ces comédies n’ont jamais été jouées ; la censure des gouvernemens italiens s’est toujours opposée à la représentation.

Ce qui fait le succès des théâtres populaires où se joue la comédie bouffonne, la comedia dell’arte, c’est que par son essence cette comédie est plus libre et plus vraie. Improvisée en partie, et par conséquent variable et fugitive comme la parole, elle échappe à la censure et fraude facilement ces douanes de la pensée. Il n’y a pas de milieu, il faut lui laisser une certaine liberté d’allure ou l’interdire absolument, et les gouvernemens ne l’oseraient pas. Stentarello, Cassandrino et Pulcinella ont, chacun chez lui, droit de bourgeoisie. Ils ont des amis, des partisans, une nombreuse clientelle, et jouissent des priviléges de tout citoyen. Ils ne peuvent donc être brusquement condamnés et mis à mort, sans que les sympathies populaires ne se soulèvent en leur faveur. Les proscrire, ce serait du même coup étouffer une dernière étincelle de liberté et frapper le peuple dans l’objet de ses vieilles et joyeuses affections ; que sais-je ? ce serait peut-être provoquer une émeute et braver une révolution, car, nous n’en doutons pas, de si chères victimes auraient des vengeurs.

Mais d’où naît cette vive affection de la nation pour ces bizarres personnages ? De leur bonne humeur d’abord, et puis de leur manière de vivre et de leurs goûts sympathiques. Sortis du sein du peuple et créés à son image, ils ont ses passions et ses faiblesses, ils s’agitent dans le même milieu et vivent de sa vie.

Stentarello, Cassandrino, Pulcinella, et toutes ces créations bouffonnes et typiques des Italiens, doivent à cette ressemblance avec le peuple et à cette parité de sentimens un sens moral tout particulier. C’est au moment où s’écroulaient les mystiques croyances du moyen-âge, au fort de la lutte du sensualisme moderne contre le mystérieux spiritualisme des siècles précédens, que leur physionomie actuelle s’est dessinée, que leur caractère se montra dans toute sa naïveté ; comme Falstaff en Angleterre et Panurge en France, ils sont l’expression quelque peu grossière du sensualisme triomphant.

Tous ces types populaires de l’Europe se ressemblent donc. Nés à diverses époques, ils adoptent tous, vers le même temps, la même philosophie positive et égoïste. L’exaltation religieuse, la poésie, le platonisme de l’amour, la haute ambition, le courage, le dévouement, la vertu, leur sont inconnus. Ils n’aspirent qu’aux prosaïques jouissances de la matière. Bien vivre, aimer sensuellement, soigner son corps, acquérir à tout prix, se tirer d’affaire en risquant le moins possible, et se moquer un peu de tout sans trop se compromettre, telles sont leurs communes règles de conduite. Personnifications bouffonnes du peuple italien tel qu’il est aujourd’hui avec un souvenir lointain et goguenardement exprimé de ce qu’il a été autrefois, ces types, convenons-en, ne nous sont pas non plus absolument étrangers ; ils nous font merveilleusement connaître le noble idéal que se proposent nos sociétés matérialistes, le but vers lequel nous tendons.


Frédéric Mercey.
  1. Cette poétique de Torrès-Naharro se trouve en tête de sa Propaladia, ou recueil de ses comédies. Ces comédies, contemporaines de la Mandragore de Machiavel et des pièces de l’Arétin, furent représentées devant Léon X, qui, ainsi que nous l’apprend M. Scribe, avait aussi honoré la Mandragore de sa présence, ce qui, ajoute-il, prouve un grand libéralisme de sa part. La Soldadesca, la Trophea et la Yemenea sont les meilleures de ces pièces, spirituelles, licencieuses, et d’une grande hardiesse. Elles furent imprimées à Naples en 1517.
  2. À Anghiari, on combattit quatre heures entières avec le plus grand acharnement ; le pont d’Anghiari fut emporté à diverses reprises par les deux armées, et cependant il n’y eut de tué qu’un seul homme qui tomba de cheval et fut écrasé par la gendarmerie.
  3. Pullicinella, de pullus gallinaceus ou de pulleiaceus.
  4. Voir le bronze antique trouvé à Rome en 1727, et conservé dans le museum du marquis Capponi. Ce bronze a été rapporté par Ficoroni. Voir aussi le petit buste rapporté par Caylus, dans ses Antiquités, tom. III, pag. 75.
  5. MM. Ramolini, Gualandi, Louis Frank, etc., etc.