Le Théâtre en Italie/04

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LE
THÉÂTRE EN ITALIE.

IV.
Les quatre Masques du Théâtre.[1]

Les quatre masques du théâtre italien forment la transition naturelle des types populaires de la comédie dell’ arte aux personnages de la comédie de caractère. Chacun de ces masques, en effet, représente un caractère tranché comme son costume. Pantalon, Arlequin, Brighella et le Docteur bolonais sont ces quatre nouveaux personnages. D’où vient que Polichinelle et Scaramouche ont fait bande à part, et n’ont pas été rattachés à ce petit groupe ? L’analogie entre ces bouffons est si grande, et leurs habitudes dramatiques se ressemblent sous tant de rapports, que nous avons peine à trouver les motifs de cette exclusion. À vrai dire, il n’en existe peut-être qu’un seul, l’absence du masque. Les pièces dans lesquelles jouent les quatre masques sont, en général, des pièces à canevas, qui ne se distinguent des farces populaires de Florence, Rome ou Naples, que par des nuances difficiles à apprécier. La fidélité avec laquelle chacun de ces personnages conserve son caractère est la plus essentielle de ces différences. Le Pantalon vénitien et le Docteur bolonais sont les personnages comme il faut, les pères nobles de cette nouvelle branche de la famille des bouffons italiens ; Arlequin et Brighella, appelés dans les états vénitiens les deux Zani, sont les gens du commun, les valets.

Pantalon est d’ordinaire un bon négociant qui fait son commerce honnêtement, qui a des mœurs simples et un extérieur un peu lourd. Il a presque toujours deux jeunes et jolies filles à garder, et il est fort rare qu’il ne soit pas trompé par un nombre au moins égal d’amoureux, qui mettent dans leurs intérêts sa servante ou son valet. Il n’est pas étonnant que Pantalon se mêle de négoce, car il est originaire de Venise, ville commerçante par excellence. Son costume est le même aujourd’hui qu’il y a deux siècles ; il a conservé l’ancien habit vénitien, le caleçon servant de culottes, la grande robe noire ou en indienne, le gros bonnet de laine, les bas cramoisis et les pantouffles turques. Pantalon, déjà fort peu prodigue lors de l’époque florissante du commerce vénitien, est devenu, avec le temps et quand les affaires de la république ont mal tourné, rangé, avare, et ne s’est plus laissé aussi facilement tromper. Il est masqué comme l’étaient tous ses compatriotes au temps de son bel âge et de sa prospérité.

Le Docteur a, comme Pantalon, des prétentions à la gravité et aux manières nobles ; il est de plus savant et homme de loi ; il doit donc être de Bologne. Cette ville a, de tout temps, ambitionné le premier rang dans la science ; elle a même reçu au moyen-âge l’épithète caractéristique de docte. Le docteur s’appelle Graziano. Le poète Lucio, le premier, le transporta de la légende populaire sur la scène vers 1560. Le docteur est nécessairement fort pédant ; il sait peu ou sait mal, et croit savoir beaucoup et bien. Son ignorance rend son pédantisme très amusant. Il cite à tout propos, mais toujours hors de propos, des textes latins qu’il estropie ou des traits de la fable qu’il dénature, changeant Cyparisse en fontaine, Biblis en cyprès ; faisant trancher par les trois Graces le fil de nos destinées et présider les Parques à la toilette de Vénus, et cela avec un aplomb sans pareil et toute l’intrépidité de la sottise. Le docteur, comme tous les gens satisfaits d’eux-mêmes, se permet volontiers la satire ; mais la méchanceté ne lui réussit pas plus que l’érudition ; il n’était que burlesque, il devient odieux : on le voit berner avec un double plaisir.

Devenu avocat, ser Graziano ne voit clair que dans les affaires dont on ne l’a pas chargé. Ses plaidoyers rappellent ceux de l’Intimé ; ils sont fort courts, parce que personne ne veut les entendre.

Le docteur a conservé le costume des professeurs et des avocats de Bologne. Comme Pantalon, il est accusé de lésinerie, et le masque qui lui couvre le nez et le front a été imaginé pour rappeler une énorme tache de vin qui s’étendait sur le visage d’un jurisconsulte du temps ; c’est du moins l’explication traditionnelle que les annalistes de la comédie populaire nous ont conservée. Depuis plus d’un siècle, le docteur a bien passé de mode ; Venise et Milan l’ont à peu près banni de leurs théâtres ; c’est à Bologne, sa ville natale, qu’il s’est réfugié ; c’est là qu’on le voit encore.

Le Docteur et Pantalon, malgré la morgue et le sérieux qu’ils affectent, ont, de tout temps, prêté à rire à leurs concitoyens. Les Bolonais et les Vénitiens se moquent de leur avarice, et les appellent pince-mailles, claque-dents, docteur rince-pot, Pantalon pleure-pain ; ils les représentent, lorsqu’ils se mettent en débauche, assis à une table rase, mangeant de la soupe de lévrier, buvant du vin clairet puisé à la fontaine du coin, et se régalant d’un œuf de canne dont ils gardent le jaune pour eux, donnant le blanc à leur femme et l’eau lactée à leurs enfans, repas qui, à ce qu’ils assurent, n’engendre ni crudités ni pesanteurs de l’estomac. Les mauvais plaisans racontent en outre plusieurs folles histoires dont ces deux masques ont été les héros, ou plutôt les victimes. Pantalon surtout joue particulièrement de malheur. Pantalon a tous les petits préjugés, et, sous certains rapports, toute l’ignorance de ses concitoyens du quai des Esclavons, qui se hasardent si rarement sur la terre ferme, et pour lesquels un arbre, une voiture, un cheval, sont autant de merveilles. Pantalon a cependant roulé souvent d’une ville à l’autre, en compagnie des bateleurs, ses confrères, dans quelque mauvais carrosse de louage ; mais il n’est jamais monté qu’une seule fois à cheval, et quand, par des circonstances indépendantes de sa volonté, il s’est trouvé au beau milieu de la route étendu sur le dos, il a juré par saint Marc qu’on ne l’y reprendrait plus. Cette seule promenade à cheval, terminée d’une façon si malencontreuse, fut remplie d’incidens curieux, que les habitans de la terre ferme racontent avec un sourire goguenard, et qu’ils se plaisent sans doute à embellir. La rosse d’emprunt que Pantalon montait ce jour-là s’était arrêtée tout court ; Arlequin, son valet, lui donna une telle volée de coups de bâton, que le pacifique animal, poussé à bout, lui allongea une terrible ruade dans le ventre. Arlequin, furieux, ramassa une pierre et la jeta au cheval ; mais le maladroit ajusta si mal, qu’au lieu de toucher la bête, cette pierre frappa son maître au milieu du dos. Pantalon se retournait en maugréant, lorsqu’il vit Arlequin qui le suivait à distance, en se tenant le ventre. — Quelle bête vicieuse on nous a donnée là ? lui criait-il d’un air consterné ; croirais-tu qu’en même temps qu’elle t’a frappé au ventre elle m’a allongé à moi un coup de pied au milieu du dos ?

Bergame, cette jolie ville bâtie en amphithéâtre sur le dernier contrefort des Alpes de la Valteline et de l’Italie, est la patrie des deux valets Brighella et Arlequin ; Bergame a toujours été le point de mire des beaux esprits moqueurs du reste de l’Italie, qui traitent ses bourgeois à l’écorce rude d’ignorans et de lourdauds. Les Bergamasques cependant ne sont ni plus spirituels ni plus bêtes que les Milanais et les Vénitiens leurs voisins. Deux anecdotes nous feront connaître, quoique d’une façon indirecte, les deux valets comiques dont Bergame est la patrie.

Un fermier de Bergame avait chargé Girolamo, son valet, d’acheter sept ânes. Girolamo se rendit à pied au marché de la bourgade voisine, acheta les ânes, les paya, et, pour retourner à la ferme, monta sur l’une des bêtes dont il venait de faire l’acquisition, chassant les six autres devant lui. De retour au logis, avant de mettre pied à terre et de frapper à la porte de la ferme, Girolamo compte ses ânes et n’en trouve que six. « Le septième se sera égaré en chemin, » se dit-il, et le voilà reparti en toute hâte pour le marché où il a fait son achat, cherchant la bête qui lui manque et sur laquelle il est monté. Il traversa la bourgade dans tous les sens, parcourut les environs, s’informa auprès de chaque passant et ne put retrouver l’animal qu’il croyait perdu ; il passa le reste du jour et toute la soirée dans ces recherches, si bien qu’à la fin le pauvre âne qu’il montait, à demi mort de fatigue et de faim, refusa net de marcher. Girolamo, tiré de sa préoccupation par cet acte de résistance, se frappe le front : « Imbécille que je suis, s’écrie-t-il ; mon âne que je cherchais, le voilà ! c’est sur son dos que je me promène ! »

Ce valet simple d’esprit, ce balourd distrait, c’est Arlequin. Dans d’autres occasions, il ne manque cependant ni de finesse ni de ruses.

Quand les moqueries dirigées contre les compatriotes d’Arlequin étaient par trop fortes, et que les Florentins, ces marchands parvenus, ces républicains qui visaient à la dictature de l’intelligence, se mettaient à la tête des railleurs insolens et les accablaient d’un feu roulant d’épigrammes, les Bergamasques leur répondaient par le récit tout simple qu’on va lire.

Un jour que les Florentins avaient été plus méchans encore que de coutume, et que leurs railleries avaient poussé à bout les habitans de Bergame, ceux-ci résolurent de se venger d’une façon qui leur fît honneur. Ils envoyèrent donc une députation à Florence, chargée d’un singulier cartel. Cette députation, s’étant rendue dans la salle de l’académie, parla en ces termes à ses membres convoqués : « Vous nous traitez d’imbécilles et vous vous croyez plus savans que nous ; eh bien ! nous venons vous proposer une joûte d’esprit en champ clos ; Bergame sera le lieu du combat, les Vénitiens et les Bolonais seront nos juges. » Les Florentins relevèrent avec un mépris qu’ils ne s’efforçaient pas même de dissimuler le gant jeté par les Bergamasques. Il fut convenu qu’une députation de savans florentins se rendrait à Bergame et y disputerait sur les matières les plus subtiles, sur les points de la science les plus délicats, avec un nombre égal de savans de cette ville.

La veille du jour fixé pour le combat, et lorsqu’on sut que les docteurs florentins étaient en chemin, les Bergamasques, qui avaient proposé le défi, réunirent toutes les personnes les plus instruites de leur ville, toutes celles qui parlaient latin ou grec. Ils firent prendre aux uns des habits de paysans, aux autres des costumes de valets, de cabaretiers ; les jeunes gens qui n’avaient pas encore de barbe au menton, s’habillèrent en servantes d’auberges. Sur ces entrefaites, on annonce que les Florentins vont arriver. Tous nos comédiens improvisés, parfaitement au courant de leurs rôles, se portent sur la route, dans les cabarets et les hôtelleries, et remplissent les premières auberges de la ville.

Les Florentins, richement vêtus et montés sur des mules fringantes, cheminaient déjà vers Bergame. L’un d’eux voit au bord de la route un gros paysan qui bêchait la terre. — Combien de milles y a-t-il encore d’ici à la ville ? lui demande-t-il d’un ton moqueur, en contrefaisant de son mieux l’idiome pesant des Bergamasques. — Trois milles, lui répond le paysan en excellent latin. Arrivés en vue de Bergame, les députés font halte dans un village peu distant des faubourgs, avec l’intention de se rafraîchir et de se reposer quelques instans avant de faire leur entrée dans la ville. Ils frappent à la porte d’une petite auberge ; l’hôte s’empresse d’ouvrir, leur fait ses complimens en style cicéronien, et cite Horace et Anacréon en remplissant leurs verres. Le garçon d’écurie, auquel ils donnent leurs mules à garder, leur répond en latin ; la servante, qu’un des jeunes savans lutine et veut embrasser, s’enfuit en laissant échapper quelques imprécations dérobées à une héroïne de Sénèque. Les Florentins, ébahis se regardaient l’un l’autre. — Si la canaille de Bergame s’exprime ainsi, que sera-ce donc lorsqu’ils vont avoir affaire aux savans de profession ? — Ils persistent néanmoins, remontent sur leurs mules, et se présentent aux portes de la ville. Leur étonnement redouble lorsque la sentinelle de faction à la porte les salue avec un vers de l’Odyssée. Mais lorsque, descendus à l’hôtel préparé pour les recevoir, ils entendirent les valets et les portefaix s’exprimer en latin dans les termes les plus choisis, lorsque après les avoir accueillis avec un magnifique compliment en prose grecque, l’hôte les conduisit dans la salle à manger, où le cuisinier vint leur offrir ses services dans un langage fleuri qui eût fait honneur au maître d’hôtel d’Apicius, la consternation chez eux succéda à l’étonnement. Ils ne songèrent plus qu’à éviter la honte d’une défaite publique, refusèrent le combat sous le premier prétexte venu, et se hâtèrent de reprendre le chemin de Florence, jurant par Hercule que Bergame, loin d’être ignorante, comme on le disait bien à tort, méritait certainement, plus encore que Bologne, l’épithète de savante.

On a prétendu qu’un de ces valets improvisés, si spirituels et si malins, ayant trouvé bon le vin du cabaret, a pris goût au métier, et que ce drôle n’est autre que Brighella, le rusé compère, qui depuis a oublié son latin.

Ces deux nuances du caractère bergamasque font mieux connaître qu’une longue analyse les deux valets Arlequin et Brighella, aussi différens de costumes que de manières et d’esprit. Brighella est aussi adroit et rusé qu’Arlequin est simple et nigaud. L’habit de Brighella, valet fripon et intrigant, figure une espèce de livrée baroque ; son masque est de couleur brune ; on a voulu de cette façon caractériser la couleur basanée des habitans de ces collines du Bergamasque, dépouillées de verdure et brûlées par le soleil. Scapin, Fenocchio et Fiqueto sont des dérivations ou des transformations du personnage de Brighella.

Arlequin a des prétentions à la malice, mais il est toujours naïf jusqu’à la balourdise. Son costume est très bigarré, comme on sait. C’est celui d’un valet de médecin, pauvre diable qui ramassait tous les morceaux d’étoffe qu’il trouvait dans la rue pour boucher les trous de son habit ; son chapeau plat, tout râpé et de forme quasi militaire, est le chapeau d’un mendiant qui a hérité du tricorne usé d’un soldat ; la queue de lièvre qui le décore est tout à la fois l’emblème du courage de ce personnage et la parure habituelle des paysans de Bergame.

Une chose surprenante, c’est que notre siècle, qui a, sinon tout détruit, du moins tout changé, n’a pu arracher le masque d’aucun des quatre bouffons italiens. Ils ont bravé l’inconstance du public, les caprices des auteurs, la tyrannie de la mode. Ils ont vu mourir cette aristocratie vénitienne qui les méprisait. Ils ont survécu à la république, au conseil des dix ; Pantalon, Brighella et Arlequin, les trois masques de Venise, ont enterré les trois inquisiteurs d’état. Qui donc les a sauvés au milieu de ces révolutions et de ces catastrophes ? leur popularité. S’ils plaisent toujours à la masse de la nation ; si, après avoir si long-temps diverti les pères, ils amusent encore les enfans, nous devons en conclure que les Vénitiens sont bien routiniers dans leurs plaisirs, et qu’au fond le caractère du peuple a peu changé.

Ce fut vers le milieu du siècle dernier que ces représentans de la vieille comédie dell’ arte eurent à soutenir le combat le plus rude, lorsque Goldoni, cédant aux influences françaises, tenta cette réforme du théâtre qu’il ne put jamais accomplir. Momolo Cortesan, comédie de caractère, dans laquelle il flattait la noblesse vénitienne, et il Prodigo, furent les deux ouvrages dans lesquels il essaya de créer un nouveau genre. Dans ces deux pièces, Goldoni substituait au canevas de l’ancienne comédie un dialogue écrit en partie, et remplaçait les masques par des personnages empruntés à la vie réelle. Ces pièces eurent du succès, et néanmoins Goldoni dut, presque vers le même temps, céder aux réclamations du public et des acteurs, et donner deux grandes comédies selon l’ancienne manière (les Trente-deux infortunes d’Arlequin et la Nuit critique), dans lesquelles Arlequin et Pantalon reparaissaient avec tout leur éclat, et réjouissaient le public de leurs prouesses ordinaires. Goldoni ne put même ôter le masque à ces personnages qu’il employait à contre-cœur. Le masque, disait-il avec raison, fait toujours tort à l’action de l’acteur ; qu’il soit joyeux ou triste, amoureux, colère ou plaisant, c’est toujours le même visage froid et immobile, le même cuir. L’acteur a beau gesticuler, changer d’attitudes, et varier ses inflexions ; il ne fait connaître que les traits généraux, les teintes grossières de la passion, il n’en peut exprimer les nuances. Ces raisons, qui ne manquaient pas de justesse, furent sans effet ; Pantalon, Brighella, Arlequin et le Docteur gardèrent le masque ; et, tout en hasardant quelques comédies de caractère, accueillies avec plus ou moins de succès, Goldoni se résigna à travailler dans un genre qu’il méprisait, et à faire jouer tous les mois quelque bonne grosse comédie à canevas, dont il n’espérait pas grand honneur, mais qui, du moins, remplissait sa bourse. Goldoni cependant se trompait : ces pièces qu’il fit en se jouant, et qu’il jetait au public avec un véritable dédain, celles surtout dont il esquissa le dialogue et dans lesquelles il employa de préférence le dialecte vénitien, sont encore, parmi ses comédies, celles qui obtiennent la plus grande vogue, et qui ont le plus contribué à sa gloire.

Goldoni, chez les Italiens, est à Machiavel et à l’Arioste, poètes comiques, ce que chez nous Picard est à Molière et à Regnard. Sa fécondité incroyable le met néanmoins hors de ligne. Goldoni s’engageait, par exemple, avec le public, lors de la clôture d’une saison, à lui donner seize pièces nouvelles dans la saison qui devait suivre ; et en effet, décidé, comme il le dit, à tenir parole au public ou à crever dans l’espace de quelques mois, il composait et faisait jouer seize pièces en trois actes, durant chacune trois heures, et en donnait même une dix-septième par-dessus le marché[2].

Arlequin, dans ces pièces de Goldoni, n’est déjà plus l’imbécille qui se croit mort, commande son cercueil, et se propose d’assister à son propre enterrement ; le niais qui, dans un moment de désespoir, veut se pendre, jusqu’à ce que son chagrin soit passé ; le nigaud qui, entendant crier sa femme en mal d’enfant, lui promet, pour la consoler, qu’une autre fois il accouchera à sa place ; le stupide faiseur de pointes qui, à cette question de Brighella : — Chi e quel rè che ha la più grande corona del mondo ? répond résolument : — Quello che ha la testa più piccola[3]. Sa balourdise est moins grossière, sa niaiserie moins franche, ses lazzi sont moins plats et moins crus. Il ne ment pas non plus avec la même impudence, n’est plus si rustre, et se sert de sa batte avec plus de modération. C’est toujours ce grand enfant qui, dans la même minute, rit et pleure, se fâche et s’apaise, et, comme un jeune chat, égratigne et fait patte de velours. Sans avoir encore atteint à cette bêtise naïve et délicate, à cette malice tendre, qui, grace à l’aimable Florian, l’ont fait si long-temps goûter des spectateurs français, Arlequin néanmoins est devenu plus intéressant[4]. Dans ces innombrables canevas de Goldoni et de son rival Gozzi, Arlequin a pu modifier quelque peu son caractère, mais il a toujours gardé son habit, et son agilité est restée la même. Va-t-il la nuit à un rendez-vous d’amour, et sa maîtresse, après avoir écouté sa sérénade entr’ouvre-t-elle sa jalousie, Arlequin fait toujours le plus plaisamment du monde la culbute en tenant pittoresquement à la main sa chandelle allumée ; Brighella se permet-il avec lui quelque insolence, Arlequin lui donne lestement un soufflet avec le pied, et dans ses momens de contrition, il dit son mea culpa en se frappant la poitrine avec le talon. Pantalon, las d’être volé par ce mauvais garnement de valet, met-il les sbires à ses trousses, Arlequin disparaît inévitablement par le trou du souffleur, et s’échappe en faisant le tour de la salle sur la balustrade des loges. Brighella est toujours son antagoniste et Pantalon sa victime. Comme Brighella, Arlequin a eu des imitateurs et des copistes : les Truffaldins et les Trucagnins sortent de son école, et l’on prétend que lui-même s’est quelquefois caché sous les noms de Gradelin et de Mezzelin, conservant, comme Brighella-Scapin, son caractère original sous un nom d’emprunt. Pantalon et le Docteur, personnages plus graves, tiennent à leur nom, et ne l’ont jamais quitté. Le reproche le plus sérieux qu’on puisse leur faire, c’est d’avoir quelquefois abandonné le masque ; c’est moins à eux qu’on doit s’en prendre, il est vrai, qu’à Goldoni, le mobile et impuissant novateur qui, plus d’une fois, les a si étourdiment compromis ; mais aussi pourquoi lui faisaient-ils tant d’agaceries ?

Un jour, par exemple, un gros garçon d’humeur joviale frappe à la porte du poète, devenu momentanément avocat. — Qui êtes-vous ? — Je suis Darbes. — Comment, M. Darbes, le fils du directeur de la poste du Frioul, qu’on a cru perdu ? — Lui-même. — Et que faites vous maintenant ? — Darbes se lève, et frappant du plat de la main sur son énorme ventre : — Monsieur Goldoni, lui dit-il d’un ton plein de fierté plaisante, je suis comédien, et sans vanité, je puis dire que, si Garelli est mort, Darbes l’a remplacé ; mais, à vous parler franchement, si je fais mon éloge à un auteur, c’est que j’ai besoin de lui. — Vous avez besoin de moi ? — Oui, monsieur Goldoni, et je viens vous demander une comédie. J’ai promis à mes camarades une pièce de Goldoni, je l’aurai et je gagnerai ma gageure. — J’ai des occupations, je ne puis… — Qu’à cela ne tienne, faites ma pièce quand vous voudrez. — Et tout en causant, Darbes s’empare de la tabatière de Goldoni, prend une prise de tabac, laisse tomber dans la boîte quelques pièces d’or, et la rejette sur la table, accompagnant son action de lazzi qui la font comprendre. Goldoni ouvre la boîte et ne veut pas se prêter à la plaisanterie. — Ne vous fâchez pas, lui dit Darbes, c’est un petit à-compte pour le papier. — Goldoni résiste, Darbes insiste, devient pressant, referme la tabatière, fait la révérence, gagne la porte et s’en va.

Goldoni, engagé de cette façon, écrit à Darbes et lui promet une pièce ; Darbes lui répond : « J’aurai donc une comédie de Goldoni… Je suis jeune, mais maintenant j’irai défier tous les Pantalons de Venise, Rubini à Saint-Luc, Corrini à Saint-Samuel ; j’irai attaquer Ferramonti à Bologne, Pasini à Milan, Bellotti à Florence, Golinetti dans sa retraite et Garelli dans son tombeau. » On voit, par ce dénombrement des Pantalons, que cette époque devait être celle de leur plus grande prospérité.

Tonin belia gracia (Toinet le gentil) était le titre de la pièce que Goldoni avait composée pour Darbes, qui jouait sans masque le rôle de Pantalon ; elle tomba à plat. Le pauvre acteur était très mortifié : Goldoni lui donna sur-le-champ l’occasion de prendre sa revanche dans l’Homme prudent, où Darbes reparut avec le masque traditionnel. Une rapide analyse de cette comédie, qui eut beaucoup de succès, nous montrera Pantalon agissant, et nous donnera en même temps une idée du bon goût de l’époque.

Pantalon, riche négociant de Venise, a fait fortune ; il s’est retiré à Sorrente, dans la baie de Naples, et quoiqu’il ait déjà deux enfans d’un premier mariage, M. Octave et Mlle Rosaure, il a épousé en secondes noces donna Beatrice, fille d’un commerçant napolitain. Pantalon et donna Beatrice ne tardent pas à faire mauvais ménage. Pantalon, cependant, est sage et d’un caractère accommodant ; mais sa nouvelle femme est coquette, méchante, vindicative, et de plus elle a des sigisbés. La conduite des enfans augmente encore le désordre de la maison : Octave est un libertin, Rosaure une sotte ; Octave a des maîtresses et Rosaure un amant. Pantalon est raisonnable, il sermonne donc tour à tour chacun des membres de sa famille, qui l’injurient ou font la sourde oreille. Comme il est fort prudent, ce n’est qu’après avoir vainement essayé de la douceur qu’il a recours à des moyens plus efficaces : après avoir grondé, il menace ; mais ses menaces ne produisent pas plus d’effet que ses représentations. On s’en irrite ou l’on s’en moque ; mère, fille et fils sont déchaînés contre le pauvre Pantalon, qui leur cède la place et s’enfuit.

Beatrice, que les menaces de son mari ont mise hors d’elle-même, et qui prête l’oreille aux conseils d’un sigisbé fripon, cherche à se venger, c’est-à-dire à se défaire de Pantalon. Elle voudrait avoir pour complices son beau-fils et sa belle-fille, mais Octave seul est décidé à la seconder ; Octave achète donc du poison, et sa belle-mère se charge de le faire prendre à son mari. Elle saisit le moment où le cuisinier de la maison a le dos tourné, pour jeter le poison dans un potage destiné à l’homme prudent. Ici la farce tourne au tragique, mais la tragédie retombe aussitôt dans la farce. En effet, tandis que le potage empoisonné cuit à petit feu, la chienne favorite de Rosaure, par l’odeur alléchée, aboie aux fourneaux. Rosaure, pour régaler sa chienne, n’hésite pas à écorner le déjeuner paternel. L’animal mange quelques cuillerées de potage, tombe dans des convulsions et meurt. Tandis que Rosaure se désole, arrive son amant. C’est un Napolitain rusé qui devine sur-le-champ d’où le coup est parti, et comme il pense fort judicieusement qu’en faisant pendre Octave et Beatrice, il se débarrassera à la fois d’un beau-frère futur et d’une future belle-mère, et que l’héritage de Rosaure s’accroîtra d’autant, il va tout aussitôt dénoncer le crime à la justice. À peine est-il parti, que Pantalon, à la recherche de son déjeuner qui se fait attendre, arrive et trouve Rosaure, qui lui fait part de son agréable découverte. L’homme prudent se décide naturellement à se passer de déjeuner ; il fait plus, il jette la marmite et le potage par la fenêtre. Sur ces entrefaites, les sbires se présentent et s’emparent de Béatrice et d’Octave. Nous assistons ensuite à leur procès, et c’est alors que la générosité de l’homme prudent brille de tout son éclat. Pantalon refuse, en effet, de charger les accusés ; il fait plus, il se porte leur défenseur. Goldoni, dans cette occasion, se souvient que la veille il était avocat, et met dans la bouche de Pantalon une longue harangue pathétiquement burlesque. L’effet de la péroraison est surtout irrésistible : l’orateur, évoquant un nouveau témoignage à l’appui de l’innocence de sa femme et de son fils, fait tout à coup sortir de dessous sa robe une chienne vivante, absolument semblable à celle qui est morte du poison ; l’animal s’élance au milieu de la salle en aboyant ; le tribunal ne résiste plus à cette bruyante éloquence, il se déclare suffisamment éclairé, et absout les accusés. Pantalon triomphe, l’honneur de la famille est sauvé ; mais comme il ne s’appelle pas l’homme prudent pour rien, il se promet bien de ne jamais manger de potage le matin et de mettre toujours le dernier la main au plat.

La réussite de pareils ouvrages fait peu d’honneur au public vénitien du siècle dernier, et donne une haute idée des acteurs qui les faisaient valoir. Quelle prodigieuse dépense de verve et d’esprit ne devaient pas faire les Golinetti, les Darbes, les Sacchi, pour rendre supportables et même intéressantes les drôleries d’Arlequin, les grossièretés de Brighella et les lourdes et grotesques tirades du moraliste Pantalon ! Le charmant patois vénitien venait, il est vrai, en aide aux auteurs et aux acteurs ; c’est le plus doux et le plus gracieux des dialectes de l’Italie : Goldoni, qui l’employa de préférence à tout autre, en convient dans ses Mémoires. — La prononciation, dit-il, en est claire, délicate et facile ; les mots sont expressifs, et pour nommer chaque chose, les termes abondent et semblent composer à souhait des phrases spirituelles et harmonieuses. — L’amour du plaisir, l’insouciance aimable et la douce gaieté formaient dans le dernier siècle le fonds du caractère vénitien ; il ne faut donc pas s’étonner si le langage du peuple se prête si admirablement à la plaisanterie. Goldoni n’est jamais plus vraiment, plus franchement comique, que lorsqu’il peint naïvement les mœurs vénitiennes et qu’il se sert du langage national. S’il a quelque chose du laisser-aller du génie, c’est surtout lorsqu’il se renferme dans cette précieuse spécialité ; il cesse d’être original et tombe souvent au-dessous du médiocre, quand il emploie sa merveilleuse facilité à combiner de longs et pénibles imbroglios, ou de lourdes comédies de caractère. Sans doute, pour que l’inspiration vienne, il faut s’avancer à sa rencontre ; mais si on la sollicite à toute heure, elle s’éloigne, devient ombrageuse et finit par délaisser les importuns sans retour.

Goldoni a fait école en Italie, et c’est surtout sa mauvaise manière qu’on a copiée. La plupart de ces misérables faiseurs, ne pouvant peindre la société, qu’ils n’ont jamais vue, s’attaquent à des travers qu’ils imaginent, ou peignent des mœurs si basses, que l’on est plutôt porté à prendre en pitié leurs originaux qu’à s’égayer à leurs dépens. Un poète, pour eux, est toujours un pauvre diable un peu timbré, qui ne fait jamais une visite à un ami sans lui emprunter un écu. Un négociant est un coquin qui vend à faux poids, et qui se vante de sa friponnerie comme d’une adroite spéculation. Les juges acceptent de toutes mains, et donnent gain de cause à celui dont la bourse est la mieux garnie ; les avocats plaident à tant l’heure, et sont toujours prêts à soutenir dans la même séance le pour et le contre. Les médecins parlent encore le latin de Molière, tuent effrontément leurs malades, ou, s’ils les laissent vivre, c’est pour subsister eux-mêmes aux dépens de la maladie. Les militaires sont toujours insolens et n’ont de bravoure qu’en paroles ; comme le matamore de Corneille, ils disent au rival qui marche sur leurs brisées et courtise leur maîtresse :

Je te donne le choix de trois ou quatre morts :
Je vais d’un coup de poing te briser comme verre,
Ou t’enfoncer tout vif au centre de la terre,
Ou te fendre en dix parts d’un seul coup de revers,
Ou te jeter si haut au-dessus des éclairs,
Que tu sois dévoré des feux élémentaires.
Choisis donc promptement, et pense à tes affaires.

Mais si ce rival, au lieu de tourner les talons, leur répond résolument :

Pas tant de bruit,
J’ai déjà massacré dix hommes cette nuit[5].

Ils se soucient peu de compléter la douzaine, battent prudemment en retraite, et au besoin font même les honneurs de leur maîtresse à ce rival qui leur tient tête.

Ce qui manque à ces pauvres auteurs, c’est moins le savoir-faire et la verve que l’esprit et la connaissance du monde. C’est là ce qui les rend si grossiers et si faux, et ce qui, pour nous autres Français du moins, détruit en grande partie l’intérêt de leurs ouvrages, de ceux surtout dans lesquels ils se proposent de peindre la société. Mais revenons aux quatre masques du théâtre.

Ces personnages ont perdu un peu de leur vogue d’autrefois. Le Docteur est relégué à Bologne ; et, dans toute la Lombardie, à Bergame comme à Milan, Meneghino a remplacé Arlequin et Brighella. Meneghino est l’enfant gâté des Milanais, le héros du théâtre de la Stadera ; son talent consiste surtout dans une espèce de gaucherie adroite, dans la façon plaisante avec laquelle il se heurte contre les murailles et trébuche contre les saillies du parquet sans jamais tomber ni sans rien perdre de son sang-froid. Enfin Pantalon lui-même est accueilli à Venise avec indifférence, je dirais presque avec froideur : le bonhomme, ainsi que ses valets, ne défraie plus que le répertoire des théâtres du troisième ordre.

Arlequin cependant est toujours ce maladroit plein de souplesse, ce malicieux imbécille que nous connaissons. Si, par exemple, il veut vendre sa maison, il dit à l’homme avec lequel il est en marché, en tirant un moellon de sa poche : Comme je n’ai pas voulu vous déranger pour si peu de chose, je vous ai apporté un échantillon de la marchandise. — Un jour il arrive avec son casaquin tout en lambeaux, il est aussi gueux que possible, et il demande l’aumône. Pantalon, à qui il s’adresse, en disant comme les Napolitains : Fate mi ben per voi ? lui donne une pièce de six sous, et lui en redemande cinq. Arlequin fouille long-temps dans ses poches et ne trouve rien. — J’aurai oublié, dit-il, ma monnaie en changeant d’habit, — et il escamote la pièce entière. Pantalon se résigne et veut se venger par des railleries. — Combien as-tu de pères ? lui demande-t-il d’un ton goguenard. — Mais je n’en ai qu’un, excellence. — Comment, drôle, tu n’as qu’un père. Voyons, cherche bien, tu en trouveras sans doute quelque autre ? — Arlequin, après avoir réfléchi un moment : — J’ai beau chercher, je ne trouve rien ; c’est que, voyez-vous, M. Pantalon, je ne suis qu’un pauvre homme ; si j’étais riche comme vous, peut-être aurais-je aussi trente-six pères.

Arlequin est souffrant, le docteur lui ordonne de prendre un bain ; puis, quand il le revoit, il lui demande comment il a trouvé ce bain ? — Bien humide, lui répond le malade. Le docteur réclame ensuite son salaire ; Arlequin n’a pas le sou et refuse net de payer. Le docteur l’appelle Birbante et le fait assigner. Lorsqu’ils sont devant le juge, Arlequin prend la parole : — Que le docteur dépose au greffe ma maladie, dit-il, je suis prêt de mon côté à déposer la santé qu’il m’a rendue ; chacun de nous reprendra ce qui lui appartient, et partant nous serons quittes. — Arlequin donne aussi son petit coup de patte à la noblesse. — Quel dommage qu’Adam ne se soit pas fait nommer baron ! dit-il, nous serions tous nobles.

Pantalon charge son valet Arlequin de porter à un de ses amis une cruche de vin de Chypre ; mais comme il se méfie du drôle, qu’il connaît pour une mouche de cuisine des plus gourmandes, il a grand soin de cacheter le bouchon qui ferme la cruche. Arlequin fait un trou par-dessous, vide à moitié la cruche et la rebouche. L’ami à qui la cruche était adressée, l’ouvre et s’aperçoit aussitôt du déchet ; il regarde le fond de la cruche et aperçoit un trou. — Ah ! coquin, dit-il à Arlequin, c’est toi qui as fait un trou par-dessous la cruche et qui as bu le vin. — Vous n’en croyez rien, monsieur, reprend naïvement le fripon, car vous voyez bien que ce n’est pas par-dessous, mais par-dessus que le vin manque.

Parmi les farces où figure Arlequin, les plus vieilles sont encore les meilleures. Arlequin empereur dans la lune est une de ces anciennes bouffonneries qui ont fait le tour de l’Europe, et dont en Italie, quand vient le carnaval, les troupes de comédiens du second ordre ne manquent jamais de régaler leurs habitués. Cette pièce, qui n’est guère qu’un canevas que chacun remplit à sa guise, est pleine d’un bout à l’autre de folies plus ou moins divertissantes, et les grossièretés y abondent. Cependant, au fond de toutes ces scènes de parade, dignes des tréteaux de la foire, on rencontre par instans de ces coups de pinceau inattendus, de ces traits de satire philosophique qui distinguent la plupart des vieilles farces populaires, et qu’on croirait dérobés à Machiavel ou à Rabelais : témoin ce dialogue d’Arlequin empereur et du Docteur.


Le docteur. — Oserais-je demander à votre hautesse de quelle humeur sont vos sujets ?

Arlequin. — Mes sujets, ils sont quasi sans défauts, si ce n’est que l’intérêt et l’ambition seuls les gouvernent.

Le docteur. — C’est tout comme ici.

Arlequin. — Chacun tâche de s’établir du mieux qu’il peut aux dépens d’autrui ; et la première des vertus dans mes états, c’est d’avoir beaucoup d’argent.

Le docteur. — C’est tout comme ici. Et dans votre empire, seigneur, fait-on bonne justice ?

Arlequin. — On l’y fait à peindre.

Le docteur. — Les juges ne se laissent donc pas un peu corrompre ?

Arlequin. — Les femmes comme ailleurs les sollicitent, leur font parfois de petits présens ; leur conscience sait ce qu’il en advient ; mais, à cela près, tout se passe dans l’ordre.

Le docteur. — C’est encore tout comme ici !…


Au commencement de la pièce, Arlequin, qui n’a pas encore eu l’heureuse idée de se faire empereur de la lune, apprend que le Docteur veut marier Colombine, sa servante, à un fermier ; il se désole dans un fameux monologue, qui est le triomphe et la pierre d’achoppement des acteurs qui jouent ce rôle.

« Malheureux que je suis ! le docteur veut marier Colombine à un fermier, et je vivrais sans Colombine ! non, je veux mourir. Docteur ignorant ! ingrate et inconstante Colombine ! misérable fermier ! déplorable Arlequin ! oui, je veux mourir ; je veux qu’on lise dans l’histoire ancienne et moderne : Arlequin est mort pour Colombine. Allons dans ma chambre ; j’attacherai une corde au plafond, je monterai sur une chaise, je me passerai un nœud coulant autour du cou, je donnerai un coup de pied à la chaise, et me voilà pendu. Ouf ! (Il prend la posture d’un pendu.) — Mais fi donc, Arlequin, vous tuer pour une fille ! ce serait une grande sottise. — D’accord, mais cette fille trahit un honnête homme, c’est une grande scélératesse. — Soit ; mais quand vous seriez pendu, en seriez-vous plus gras ? — Non, certes, et j’en deviendrai même beaucoup plus maigre. — Alors, pourquoi vous pendre ? — Parce que je le veux. — Vous ne vous pendrez pas. — Je me pendrai. — Je vous assure que non. — Je vous jure que oui. — Vous ne vous pendrez pas, vous dis-je. — Attends, drôle, je saurai bien me délivrer de ton importunité. (Il tire sa batte, s’en donne de grands coups sur le dos, et se met à courir.) Ah ! voilà notre raisonneur parti ; maintenant, allons nous pendre. (Il fait quelques pas, et s’arrête tout court.) Mais non, se pendre, c’est bien commun, cela ne me ferait pas honneur : cherchons quelque mort extraordinaire, héroïque, quelque mort digne d’Arlequin. »

Il essaie tour à tour divers genres de mort, soit en retenant sa respiration, soit en se tenant les jambes en l’air, et la tête en bas ; mais il ne peut réussir : il a beau se boucher le nez et fermer la bouche, il ne vient pas à bout de mourir. — Il faut que le vent s’échappe par quelque issue. — Imbécille que je suis ! Ah ! j’ai trouvé ! — Et il indique par une pantomime expressive quelle peut être cette issue. Il se tourne alors vers le parterre, qui rit aux éclats.

— Vous riez, vous autres : hé bien ! je parie que vous n’êtes pas plus malins que moi, et qu’il n’y a pas un seul d’entre vous qui voulût me servir de modèle et me montrer, par son exemple, comment je dois m’y prendre pour mourir ? Mais votre gaîté me donne une idée : j’ai lu dans les histoires que des hommes étaient morts à force de rire ; si je pouvais mourir en riant ; essayons, ce serait drôle. Comme je ne suis guère joyeux, je vais me chatouiller : de cette façon je serai bien obligé de rire.

Il se chatouille en effet, tombe à terre en riant aux éclats et faisant mille folies et mille tours d’adresse ; il est sur le point de se pâmer, quand un ami arrive, le console et l’emmène. C’est à la suite de ces tentatives de suicide qu’il se fait passer d’abord pour un envoyé de l’empereur de la lune, puis pour l’empereur lui-même, et qu’enfin il épouse la servante du Docteur, auquel il escroque sa belle bague ornée d’un brillant et six pièces d’or, lui donnant en revanche la place du scorpion dans le zodiaque.

Sous toutes ces bouffonneries, on retrouve encore, comme il est aisé de le voir, la lutte du matérialisme et de l’intelligence, du corps et de l’esprit ; c’est l’esprit qui, dans le monologue comique d’Arlequin résolu à se pendre, bâtonne le corps, et cependant c’est le corps qui finit par avoir le dessus, regagnant tout à coup, par un détour et à l’aide d’une flatterie, le terrain qu’il vient de perdre.

Arlequin, dans ses pièces renouvelées de l’ancien répertoire et dans d’autres pièces plus modernes, cherche toujours à tirer parti de son agilité. Il joue habituellement le rôle de valet dans les comédies, et celui de niais dans les monstrueux mélodrames empruntés au théâtre allemand ; mais il n’est jamais plus à son aise que dans ces petites comédies bouffonnes qu’au moment du carnaval on daigne parfois composer pour lui, et qui, dans leur genre, sont des chefs-d’œuvre, surtout lorsque des gens d’esprit comme Antonio Cesari, Carlo Porta ou Anelli, le fameux faiseur de libretti, se sont donné la peine de les rimer. Anelli, pendant vingt ans, a eu le talent de se moquer tour à tour des Français et des Allemands, sans que ni les uns ni les autres aient pu s’en fâcher. Dans l’Italiana in Alghieri, il eut même l’audace de se moquer de la nullité du sénat milanais, qu’il caractérisa par ce vers devenu proverbial :

Mangiar, bere e lasciar fare.

Comme la pièce faisait fureur, on eut le bon esprit de ne pas paraître comprendre l’épigramme et de laisser faire.

L’analyse d’une de ces pièces bouffonnes, en montrant ces masques en action, fera connaître ce genre de comédie populaire mieux qu’une longue appréciation. Nous choisirons, comme nous l’avons fait jusqu’ici, la pièce qui a toujours obtenu le plus grand succès. C’est une imitation du Macco d’Antonio Cesari : cette pièce a pour titre : les Trois Poltrons.

Ambrogio Burlamatti, noble Véronais, et plusieurs de ses amis Vénitiens, sont en villégiature dans l’un des jolis casinos de la Brenta. L’automne est arrivé ; c’est la saison des tempêtes dans ces provinces de l’Italie situées au pied des Alpes. Il pleut, il vente, il tonne. La chasse, la pêche, la promenade, divertissemens favoris de ces jeunes gens oisifs, ne leur sont plus permises, et, s’ils ne trouvent quelque autre façon de passer le temps, nos prisonniers vont mourir d’ennui. Burlamatti et Stefano son ami se creusent la tête et ne peuvent rien imaginer. Tout à coup Ambrogio pousse un cri de joie, et s’adressant à Stefano : — Sois tranquille, mon ami, lui dit-il, nous voilà désensorcelés ; nous ne mourrons pas encore cette fois, je puis même t’assurer que cette nuit nous allons rire. — Tant mieux, car j’aimerais tout autant digérer mon ennui entre deux draps qu’autour d’une table de jeu où l’on se ruine. — Écoute-moi : tu sais que Meneghino, mon sommelier, est mort ce matin ; eh bien ! c’est à cette occasion que nous allons nous divertir. — Comment, à l’occasion d’un mort ? — Précisément. Tu sais que dans ce pays il est d’usage de faire veiller le mort par quelqu’un de ses compagnons ; eh bien ! je compte donner à celui-ci pour veilleur un personnage qui ne peut manquer de nous amuser, Pantalon, ce rustre, fils d’un marchand de Venise qui s’est ruiné, et que j’ai pris à mon service. Ce monstrueux personnage, de sept pieds de haut, a l’encolure et la pesanteur d’esprit d’un bœuf ; c’est un maladroit si renforcé, qu’un poisson cuit s’échapperait de ses mains. C’est lui qui, cette nuit, veillera le mort. — Je ne vois pas qu’il y ait là rien de si divertissant. — Écoute-moi encore. Le balourd se prétend un hercule de courage, que sais-je ? un Ferragus, un Roland, toujours prêt à pourfendre ou à assommer ; au fond, c’est le plus grand poltron que je connaisse, et, quand il fait nuit, sa main droite, je crois, a peur de sa main gauche. Je me propose donc de mettre son grand courage à l’épreuve. — Et comment cela ? — Arlequin, mon valet de chambre, prendra la place du mort dans le lit, et je me fie assez à son adresse et à son humeur joviale, pour croire qu’il nous donnera quelque bonne comédie ; de cette fenêtre, nous verrons tout ce qui se passera dans la chambre du mort.

Ambrogio fait sur-le-champ venir Pantalon. Celui-ci raconte en arrivant qu’il était à panser le cheval de son excellence, qui a les amygdales enflées. Il a passé plus de deux heures à cette occupation fatigante ; il n’en peut plus. — Je n’ai nul besoin de savoir cela. — Et moi, j’ai besoin de vous le dire, pour que vous sachiez quel homme vous avez à votre service. — D’accord ; mais, à propos, aurais-tu peur des morts ? — Peur des morts ! vous voulez rire. Comment aurais-je peur des morts, moi qui n’ai jamais redouté les vivans ? — Voilà qui est parler. Aussi, mon brave Pantalon, n’ai-je jamais mis ton courage en doute. Écoute-moi donc. Tu sais que Meneghino est mort ce matin ? — Hélas ! oui, excellence ; le docteur l’a tué. — Tu as raison ; mais ce qui est fait est fait. Je sais que tu étais l’ami du défunt, et j’ai décidé que tu le veillerais cette nuit. — Pantalon prend un air piteux et commence à trembler. — Je veillerais le mort ? — Eh quoi ! n’aurais-tu pas le courage qu’il faut pour cela ? — Pantalon, se redressant : — Le courage ! est-il besoin de courage pour veiller un mort ? J’en veillerais dix mille s’il le fallait. — Alors c’est une chose convenue. À l’heure de l’Ave Maria, tu iras t’établir dans la chambre du mort et tu y resteras toute la nuit jusqu’à ce que le prêtre vienne demain enlever le corps ; tu entends ? Ainsi donc, à ce soir. — À ce soir. — Et Pantalon, qui a peine à cacher son émotion, s’éloigne l’oreille basse. Dès qu’il est dehors, le comte appelle Arlequin et le met au courant. — Tu transporteras le corps de Meneghino dans quelque caveau, lui dit-il, et tu prendras sa place dans le lit. Tu sais ensuite ce que tu auras à faire quand tu te trouveras en tête-à-tête avec Pantalon, ton veilleur ; mais je te préviens d’une chose, c’est que nous voulons rire. — Vous rirez, et comme vous n’avez jamais ri ; moi-même j’en ai déjà mal à la rate.

Le comte ne s’arrête pas en si beau chemin ; il veut, comme il le dit, prendre trois dindons avec la même noix. Deux dindons sont déjà trouvés ; Brighella, son homme d’affaires, sera le troisième. — J’ai quelque part dans mes greniers la défroque d’un diable : tête de lion, museau de crocodile, peau de bouc, pied de satyre, queue d’âne, rien n’y manque ; Brighella, mon ami, tu endosseras ce costume, et tu descendras par une fenêtre dans la chambre où Pantalon sera occupé à veiller Meneghino. Ton arrivée causera certainement une agréable émotion à ce brave Pantalon, et cette émotion ne peut manquer de nous divertir tous, et toi le premier. — Brighella est ravi du rôle qu’on lui donne ; il se frotte les mains en songeant au bon tour qu’il va jouer à Pantalon, son rival, et à la belle peur qu’il va lui faire. Le comte, de son côté, rit sournoisement dans sa barbe, car il s’est bien gardé de dire à Brighella qu’Arlequin devait prendre la place du mort et de prévenir Arlequin que Brighella devait compléter la comédie et jouer le rôle du diable. Il est si content, il se promet tant de plaisir de la merveilleuse combinaison qu’il vient d’imaginer, qu’il embrasse Stefano, et que tous deux chantent en chœur de vifs et joyeux couplets qui terminent ces premières scènes.

L’acte suivant se passe dans la chambre de Meneghino. Arlequin, enveloppé d’un grand drap et tout barbouillé de blanc, est couché sur le lit du mort ; il n’est rien moins que rassuré, il a même très peur, et, par momens, il se tâte pour s’assurer que réellement il n’est pas mort. Du reste, il se propose bien de se venger tout à l’heure de sa peur sur le pauvre Pantalon, dont la présence le rassurera. Cependant, comme Pantalon tarde à venir, il se livre à des réflexions philosophiques que lui inspire son étrange position. — Aujourd’hui, dit-il, je fais le mort pour rire, mais un jour viendra où je le ferai au naturel ; ce jour-là on me portera au cimetière pour engraisser les raves ; encore si je pouvais les manger… — Sur ces entrefaites Pantalon arrive. — Va-t-en, dit-il à un homme qui l’a accompagné jusqu’à la porte ; c’est à moi seul de garder ce mort ; ceux qui viendraient pour l’enlever auraient de bons bras s’ils en venaient à bout. Je le défendrais, s’il le fallait, contre une batterie de canons. — Pantalon, resté seul, s’assied cependant le plus loin qu’il peut du mort, et pose soigneusement à côté de lui un fiasco rempli de vin du Frioul. — C’est là dedans qu’est la vie, dit-il, et l’on a grand besoin de la vie dans la maison de la mort. En achevant cette réflexion philosophique, il s’approche du lit du mort avec précaution. — Ce pauvre Meneghino, le voilà donc. Comme il est blanc… Un autre en aurait peur… Moi… moi… je… je… je… n’ai pas peur. — En disant cela, il tremble de tous ses membres. — Mais le temps s’est bien refroidi… Je sens comme un frisson, mon sang se fige, et il me semble que j’éprouve par tout le corps comme un petit ressentiment fébrile… comme un faible commencement d’inquiétude. La nuit sera bien longue ; si j’appelais un camarade pour jouer aux dés ou à la morra ?… Fi donc ! on dirait demain que Pantalon a eu peur. Qu’ai-je besoin, d’ailleurs, d’un compagnon ? n’ai-je pas là une excellente compagne ? — Il prend la bouteille. — À la bonne heure ! voilà ce qui réconforte, cela redonnerait la vie à un mort. — Un peu raffermi par cette réflexion, il chante à demi-voix des couplets burlesques dans lesquels il défie le diable et la mort en personne. Il remplit ensuite son verre ; mais, au moment où il l’approche de sa bouche, Arlequin pousse un long soupir et se retourne sur le ventre. Pantalon laisse tomber son verre et veut fuir ; ses jambes flageolent et refusent de le porter ; il regarde le mort à la dérobée. Arlequin fait le saut de carpe et reprend sa première position. À cette vue, Pantalon tombe à genoux, joint les mains, et lorsqu’il pense que le mort ne peut le voir, il essaie de se glisser dans cette position vers la porte ; Arlequin se dresse lentement sur le lit ; Pantalon tombe à plat ventre. Dans ce moment on entend un grand bruit de chaînes à l’extérieur. Arlequin se recouche lestement ; Pantalon reste immobile, regardant tantôt le lit, tantôt la porte. Le bruit approche ; Arlequin ne fait plus de culbutes ; il est maintenant presque aussi terrifié que Pantalon. C’est alors que Brighella, dans son costume de diable et une torche à la main, paraît sur le seuil de la porte. À cette vue, Pantalon se redresse ; il veut fuir. Brighella le repousse ; et tandis qu’il est occupé à lui griller le poil avec sa torche, on entend Arlequin, que la peur cloue sur le lit, murmurer d’une voix éteinte des plaintes entrecoupées. — Miséricorde ! où suis-je venu me fourrer ? C’est Satan lui-même… Satan en personne, qui vient pour enlever Meneghino… Me trouvant à sa place, il va me prendre pour lui et m’emporter tout vivant !… Si je pouvais, m’échapper ? — Il se soulève lentement, et, se glissant le long du mur, tâche de gagner la porte, lorsque tout à coup Brighella, toujours occupé à échauder Pantalon, se trouve nez à nez avec lui. — Satan ! Le mort ! — Et tous deux tombent à la renverse. — C’en est fait de moi, s’écrie Pantalon, et il tombe entre les deux. Mais bientôt tous trois se relèvent et courent par la chambre, comme des insensés, s’évitant, s’entre-choquant et se culbutant les uns les autres. — À moi, mes camarades, au secours ! au mort ! au diable ! au revenant ! — Quel diable est-ce là ? s’écrie Arlequin. — Qu’est-ce qu’un pareil mort ? reprend Brighella. À la fin, les trois braves s’arrêtent chacun dans un coin, à demi morts de fatigue, et se regardent d’un air consterné. Pantalon beugle, Arlequin gémit, le diable hurle. Dans ce moment, le comte Ambrogio, suivi de ses amis, ouvre la porte, et s’élance au milieu de la chambre en riant aux éclats. — Taisez-vous, poltrons, dit-il, taisez-vous, ou je vous fais tous bâtonner.


Brighella. — Je suis mort !

Arlequin. — Je n’ai plus ni jambes ni rate !

Pantalon (se tenant le ventre). — Miséricorde, quelle colique !

Arlequin. — Voyez le mort !

Brighella. — Voyez le diable !

Pantalon. — Voyez-les tous deux.

Le comte. — Encore un coup, taisez-vous, misérables poltrons, ou je vous fais taire avec ce gourdin. Qui croirait jamais qu’un mort fasse peur au diable, et que le diable fasse peur à un mort ? Et toi, intrépide Pantalon, qu’as-tu donc fait de ton courage ?

Pantalon. — Vous en parlez bien à votre aise, seigneur comte ; j’aurais voulu vous voir entre un diable et un mort.


Il est impossible de faire comprendre par une analyse toute la folie de cette scène, qui rappelle d’une manière éloignée l’entrevue des deux ours dans l’excellente farce de l’Ours et le Pacha. Jouée par ces acteurs un peu grossiers, mais pleins de verve, que l’on rencontre à chaque pas en Italie, elle est toujours accueillie par un fou rire, et met le spectateur en belle humeur pour toute la soirée. Le dialogue qui accompagne la reconnaissance des trois masques est aussi fort comique. Ils s’en veulent l’un l’autre de la peur qu’ils se sont réciproquement faite, au point qu’ils en vont venir aux mains. Ils s’injurient, se menacent, et le comte est obligé d’interposer son autorité. — Vous tairez-vous, bavards, s’écrie-t-il de nouveau ; ces drôles-là ont autant de langue qu’ils ont peu de cœur. Or ça, messieurs les poltrons, je pense qu’il ne serait pas hors de propos de vous administrer quelques remèdes pour prévenir les suites de la peur que vous vous êtes faite les uns aux autres. Ces remèdes, les voici : on va défoncer sous le vestibule un baril de vin, on vous apportera deux grands poulets d’Inde et un gros jambon, vous mangerez et vous boirez à discrétion, et, quand vous serez bien repus, la Nicolosa, la Brunetta, la Tancia, la Tina, et toutes ces drôlesses qui jouent si bien de l’escarpin, vont arriver en gambadant, et alors vive la danse et vive la joie ! Meneghino sera content de ses funérailles. Arlequin, Pantalon et Brighella, que ces dernières paroles ont tout à la fois rassurés et reconfortés, remercient le comte Ambrogio, et tous trois chantent en chœur des couplets d’une expression et d’une harmonie admirablement bouffonnes.

Si nous avons analysé cette bagatelle avec quelque détail, c’est que chez nous ce genre de comédie n’a pas d’analogue. Ce n’est, à proprement parler, ni de la comédie, ni du vaudeville, ni de l’opéra bouffe. Ce sont des parades pleines de caprices, écrites souvent en vers charmans, et mêlées parfois de danses et de chants. C’est un genre tout-à-fait italien, comme le fut autrefois la comédie pastorale, si complètement abandonnée de nos jours ; genre que l’on fait remonter à l’Anfiparnasso, d’Orazio Vecchi, qui fut représentée vers 1595. Dans cette comédie mêlée de musique, Pantalon, Arlequin, Brighella, et le capitan Cardon, matamore espagnol, jouent déjà chacun leur rôle. Ces personnages parlent castillan, italien, bolonais, bergamasque et même hébreu. Si ces joyeux masques ont survécu aux Myrtils, aux Tircis et aux Sylvio de la comédie pastorale, c’est à leur belle humeur inaltérable et à leur robuste gaieté qu’ils doivent leur existence prolongée. Ces joyeux boute-en-train ont une constitution bien autrement vigoureuse que les mélancoliques au cœur tendre. Pantalon, Arlequin et Brighella, sans être accueillis avec le même empressement qu’autrefois, n’ont donc pas encore lassé la constance du public italien, et sont encore aujourd’hui fort vivans. Quand mourront-ils ? Dieu le sait.

  1. Voyez les livraisons du 15 mars, 15 avril et 15 juin ; cet article complète et termine la série.
  2. Voici les titres des pièces composées par Goldoni dans une saison : — le Théâtre comique, les Femmes pointilleuses, le Café, le Menteur, l’Adulateur, l’Antiquaire, Paméla, l’Homme de goût, le Joueur, la Feinte malade, la Femme prudente, l’Inconnue, l’Honnête aventurier, la Femme changeante, et les Caquets.
  3. « Quel est le roi qui a la plus grande couronne du monde ? — Celui qui a la tête la plus petite. »
  4. Voir les Trente-deux infortunes d’Arlequin, — Arlequin perdu et retrouvé, — la bonne Femme, — les Cent quatre accidens, etc.
  5. Corneille, l’Illusion comique, acte III, scène X.