Le Vagabond des étoiles/XXIII

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 251-267).

CHAPITRE XXIII

À L’INSTAR DE ROBINSON

Après Oppenheimer et Morrell, qui pourrissaient comme moi dans ces années de ténèbres, j’étais considéré comme le plus dangereux prisonnier de San Quentin. Et plus qu’eux encore, j’étais jugé réfractaire aux pires châtiments, réputé tenace et têtu.

Plus terribles étaient les tortures employées par mes bourreaux pour me briser, plus j’encaissais, sans fléchir. « La dynamite ou la mort ! » tel avait été l’ultimatum du gouverneur Atherton. Ce ne fut, finalement, ni l’un ni l’autre. Je ne pouvais produire la dynamite et le gouverneur était incapable de me tuer. Et cette endurance m’était venue, elle aussi, de mes existences passées. Ce sont elles qui m’ont fait plus dur que l’acier.

De l’une de celles-ci, permettez-moi, pour la preuve irréfutable qu’elle comporte, de vous parler brièvement encore. Et ce sera tout, avant qu’on me pende. Je ne m’en souviens que comme un interminable cauchemar.

Je me trouvais sur une petite île rocheuse, battue par les lames, et si basse sur la mer que, durant les grandes tempêtes, les embruns la recouvraient de leur poussière humide et salée. J’y vivais au milieu de mille souffrances, privé de feu et ne me nourrissant que de viande crue. Je n’avais un peu de joie que quand le soleil brillait. Alors je réchauffais à ses rayons mes membres glacés.

Ma seule distraction était un aviron et mon couteau de poche. Avec le couteau, je m’évertuais à marquer sur l’aviron une entaille nouvelle, pour chaque semaine qui s’écoulait, et à y tracer des lettres minuscules qui me servaient d’aide-mémoire, sur mon île déserte. Lettres et encoches étaient nombreuses. J’aiguisais mon couteau sur une pierre plate, et aucun barbier ne fut jamais plus jaloux que moi de l’entretien de sa lame favorite d’acier brillant. Ce couteau était pour moi un trésor sans prix.

Sur mon aviron, je gravai notamment cette inscription :

« Ceci est pour faire connaître à la personne dans les mains de qui cet aviron pourra tomber que Daniel Foss, né à Elkton, dans l’État de Maryland, aux États-Unis d’Amérique, s’embarqua au port de Philadelphie, en 1809, à bord du brick Negociator et à destination des Îles Amies. Il fut, le mois de février suivant, rejeté sur cette terre désolée, où il se construisit une hutte et vécu un certain nombre d’années, se nourrissant de phoques. Il est le seul survivant de l’équipage de ce brick, qui rencontra une banquise et coula bas, le 25 novembre 1809. »

De ce naufrage, du craquement du brick contre la banquise, en pleine nuit, et comment il coula, j’avais conservé le souvenir terrible. Le vent soufflait en tempête et, sous la lune qui par moments émergeait du creux des nuages, les voiles, les cordages et toute la mâture du brick qui sombrait, apparaissaient frangés de glaçons. La grande chaloupe, au prix de mille difficultés, avait pu être mise à la mer, et tout l’équipage, sauf quelques hommes qui se noyèrent, dans leur précipitation, y embarqua. Il faisait un froid épouvantable. Tandis que notre capitaine Nicoll tenait la barre, je n’arrêtais pas de me frotter le nez, d’une main ou de l’autre, pour l’empêcher de geler.

Nous fîmes voile vers le nord-est. Mais dans la chaloupe, entièrement découverte, la mort ne tarda pas à sévir. L’un d’entre nous fut, un beau matin, dans l’aurore grise, trouvé couché, plié en deux, à l’avant du bateau, complètement gelé et déjà raide. Un des mousses, le plus âgé, mourut le second. Puis l’autre mousse, au bout de dix à douze jours. D’autres hommes, suivirent.

Cinq semaines s’écoulèrent ainsi. Il ne restait plus à bord que, le capitaine, le chirurgien du bord et moi-même. Le froid était tel que bière et eau gelèrent à bloc. Il nous fallait les briser, pour nous en partager les morceaux, que nous sucions ensuite jusqu’à ce qu’ils fondissent.

Le 27 février, une terrible tempête de neige se déchaîna. Nos vivres étaient complètement épuisés. Le chirurgien, qui avait accepté l’idée de la mort, était résigné à tout, et le capitaine était bien près de l’imiter. J’étais au gouvernail, mes deux compagnons gisant comme deux cadavres, lorsque j’aperçus la terre. C’était une petite île de rochers, que battaient les flots. Je gouvernai vers elle. À quelques yards de la côte, la chaloupe échappa à mon contrôle. Elle fut retournée, en un clin d’œil, et je sentis que l’eau salée m’entrait dans la gorge et me suffoquait.

Je ne revis jamais mes deux compagnons. Moi, je pus surnager et m’agripper à un aviron, tandis qu’au même instant un coup de mer me lançait au loin, par-dessus la ligne des récifs côtiers. Je me relevai tout meurtri, mais sans blessures graves. Seule, la tête me tournait, par suite de mon extrême faiblesse. Je fus capable, cependant, de me traîner sur le ventre, un peu plus loin de la côte et à l’abri des lames qui m’eussent infailliblement remporté.

Je me relevai, en un instant, sachant que j’étais sauvé et remerciant Dieu. Je n’ignorais pas que la chaloupe avait été certainement brisée en mille pièces, et je devinais combien affreusement avaient dû être broyés les corps du capitaine Nicoll et du chirurgien. Puis je chancelai et m’évanouis.

Je demeurai, toute la nuit, à demi mort, dans une sorte de stupeur de tout mon être, sentant confusément l’humidité et le froid dont j’étais la proie.

Le matin, en me montrant le lieu sinistre où j’avais échoué, m’apporta un renouveau d’effroi. Aucune plante, pas un brin d’herbe ne poussaient sur ce bout de sol désolé, sur cette excroissance rocheuse de l’océan. Sur un quart de mille en largeur et un demi-mille de long, ce n’étaient que rocs entassés.

Je ne pouvais rien découvrir qui fût susceptible de sustenter mon épuisement. Je mourais de soif, et il n’y avait pas d’eau douce. En vain je tentais de boire à chaque cavité rocheuse que je rencontrais. Les embruns de la tempête avaient salé l’eau de pluie qui avait pu s’y amasser, et je ne fis qu’attiser ma soif. Toute la journée, je me traînai sur les mains et sur mes genoux saignants, dans la recherche vaine d’une goutte d’eau potable. Quant à la chaloupe, rien n’en subsistait que l’unique aviron auquel je m’étais cramponné et qui était venu à terre avec moi.

Le second jour, mon état empira. Moi qui n’avais pas mangé depuis si longtemps, je me pris à enfler démesurément. Mes jambes, mes bras, tout mon corps gonflèrent. Mes doigts s’enfonçaient d’un pouce dans ma peau, et les dépressions qu’ils y formaient étaient longues à disparaître. Malgré toutes mes peines, je continuais à lutter pourtant, décidé à accomplir jusqu’au bout la volonté de Dieu, qui était que je vive. Soigneusement, je vidai avec mes mains toute l’eau salée que contenaient les trous des rochers, dans l’espoir que les averses prochaines les rempliraient d’eau douce.

Effectivement je fus réveillé, au cours de la nuit, par le battement d’une averse. Je rampai de trou en trou, lapant la pluie, ou la léchant sur les rochers. Cette eau était saumâtre encore, mais tolérable. Elle me sauva. Je me rendormis et quand, au matin, je me réveillai, une sueur abondante me trempait et j’étais délivré de tout délire.

Cette profusion d’eau saumâtre me rendit étonnamment heureux. Lorsque j’eus découvert le cadavre d’un phoque, que les lames avaient, comme moi-même, projeté dans l’île, par-dessus les brisants de la côte, et qui gisait là depuis plusieurs jours, mon bonheur n’eut plus de bornes. Pas un marchand dont les navires reviennent à bon port, d’un long voyage prospère, dont les magasins s’emplissent jusqu’au toit de denrées précieuses, dont le coffre-fort se bonde d’un afflux de dollars, ne s’estima jamais, j’en suis certain, aussi riche que je me jugeai l’être désormais. Je me jetai à genoux, pour remercier Dieu derechef. Dieu, j’en étais de plus en plus persuadé, avait décidé, dès la première heure, que je ne devais pas mourir.

Je recueillis aussi quelques brassées d’algues marines, que je fis sécher au soleil, et qui, le soir, étendues sur le roc, me servirent de matelas, au grand soulagement de mon pauvre corps meurtri. Pour la première fois depuis de longues semaines, mes vêtements n’étaient plus mouillés. Si bien que je m’endormis d’un profond sommeil, fruit à la fois de mon épuisement et de la santé qui revenait.

Lorsque, cette bonne nuit passée, je me réveillai, j’étais un autre homme. Le soleil s’était a nouveau caché. Mais je ne m’en affectai pas et j’appris très vite que Dieu, qui ne m’avait pas oublié pendant mon sommeil, m’avait préparé d’autres et merveilleux bonheurs.

Aussi loin que pouvait porter la vue, les rochers côtiers étaient jonchés de phoques, qui s’y étalaient paresseusement. J’en écarquillai mes yeux, je me les frottai de la main, afin de m’assurer que je n’avais pas la berlue. Ils étaient là des milliers, et d’autres encore, non moins nombreux, folâtraient dans la mer. De leurs gorges sortaient des sons rauques, dont l’ensemble formait un vacarme prodigieux et étourdissant. Ma première pensée fut que c’était de la viande qui s’offrait à moi, de la viande pour une douzaine d’équipages.

Je saisis aussitôt mon aviron, qui était la seule arme que je possédais, et je m’avançai, avec prudence, vers cette immense provende. Mais je compris bientôt que tous ces êtres marins ignoraient l’homme. Ils ne trahissaient aucune crainte à mon approche, et ce fut pour moi un jeu d’enfant de leur asséner sur la tête des coups redoublés de mon aviron.

J’en tuai un, deux, trois, quatre, cinq, et je continuai à frapper et à tuer, en proie à une vraie démence.

Cet acharnement au meurtre n’avait ni rime ni raison. Deux heures durant, je m’épuisai à ce massacre, jusqu’à ce que je tombasse de fatigue. Les phoques me laissaient faire, comme hébétés. Puis soudain, comme à un signal donné, tous les survivants regagnèrent l’eau et s’y précipitèrent, pour y disparaître en un clin d’œil.

Le nombre de phoques que j’avais assommés dépassait deux cents. Lorsque je repris mes esprits, je fus scandalisé et effrayé, tout en même temps, de la folie de meurtre qui m’avait possédé. J’avais sottement gaspillé ce que Dieu m’avait offert. Et, pour utiliser du moins le fruit de mes exploits, je me mis au travail sans tarder.

Non sans m’être agenouillé, une fois de plus, et sans avoir renouvelé mes remerciements à l’Être Suprême dont la miséricorde ne se lassait point, je dépouillai les phoques. Puis, de mon couteau, je découpai leur viande en longues bandes, que je mis à sécher sur la surface des rochers, au soleil heureusement reparu. Je découvris aussi, dans des fissures des rocs, de petits dépôts de sel, formés par la mer. Je recueillis ce sel et en frottai la viande, pour la conserver.

Cette besogne me demanda quatre jours entiers et, lorsque j’eus terminé, je songeai, avec une légitime fierté, que Dieu devait être satisfait de moi. Pas une bribe de la viande qu’il m’avait donnée ne serait perdue. Ce labeur me fit, en outre, le plus grand bien. Il ramena dans mon corps une saine circulation et j’eus le plaisir de pouvoir bientôt, sans inconvénient, manger à ma faim. Jamais, durant les huit années que je passai sur cet îlot, le temps ne fut aussi régulièrement clair et ensoleillé que je le trouvai, après ce massacre, pour faire sécher mes bandes de viande. Et je ne manquai pas d’y voir la une preuve renouvelée de la Providence de Dieu.

Plusieurs années devaient s’écouler, en effet, avant que ces animaux, effarés, ne revinssent visiter mon île. Mais je me gardai bien de dormir sur mes lauriers. Je me bâtis une hutte de pierres et, attenant à la hutte, un magasin pour recevoir ma viande salée. Je recouvris ma hutte avec la plus grande partie des peaux des phoques et en rendis ainsi la toiture imperméable. Chaque fois que la pluie battait mon toit, je songeais avec admiration que toutes ces peaux qui si humblement, servaient de protection à un pauvre homme, abandonné sur une île déserte, eussent représenté, au marché aux fourrures de Londres, la rançon d’un roi.

Une de mes premières préoccupations fut de m’ingénier à trouver un moyen quelconque qui me permit le calcul du temps. Sans quoi je perdrais bientôt la notion, non seulement des mois et des années, mais même des jours de la semaine et, ce qui était le plus fâcheux de tout, de celui qui était consacré au Seigneur.

Je m’efforçai donc de rappeler à mon esprit, avec le plus de précision possible, le nombre de jours qui s’étaient écoulés depuis le naufrage de la chaloupe, où le capitaine tenait, à sa façon, registre du temps. Quand je m’y fus bien retrouvé, j’établis, à l’aide de sept pieux placés près de ma hutte, mon calendrier hebdomadaire. Puis je fis, sur mon aviron, dorénavant, une encoche pour chaque semaine écoulée, et une autre pour les mois, en ayant bien soin d’ajouter à mon décompte des quatre semaines les jours supplémentaires.

Par ce procédé, je fus en mesure d’observer et sanctifier dignement le saint jour du Sabbat. Je composai et gravai sur mon aviron un petit Cantique approprié à ma situation, et que je ne manquais pas de chanter chaque dimanche. Dieu ne m’avait pas oublié. Par un juste retour de bons procédés, je ne l’oubliai jamais, ni le dimanche, ni aux fêtes établies.

On ne saurait croire quelle somme de travail est nécessaire à l’homme demeuré seul, pour satisfaire aux besoins les plus élémentaires de l’existence. En vérité, je n’eus guère de loisirs au cours de cette première année. La construction de la hutte, qui n’était au total qu’une sorte de caverne, me demanda six semaines de labeur. Pendant des mois et des mois, je dus surveiller mes conserves et renouveler les couches de sel. Puis aussi, gratter et assouplir, au prix de peines infinies, un certain nombre de peaux de phoques, afin de pouvoir, le cas échéant, m’en fabriquer des vêtements.

La question de l’eau douce me donna également, bien des tracas. Les trous des rochers, où je la conservais manquaient de profondeur. J’entrepris, en usant par frottement une pierre plus tendre avec une pierre plus dure, de me confectionner une jarre pouvant contenir, à vue de nez, un gallon et demi[1]. Ce fut l’œuvre ardue de cinq semaines. Plus tard, par le même procédé, je fabriquai une autre jarre, plus grande, de quatre gallons. J’y trimai durant neuf semaines. J’en fis aussi à temps perdu, plusieurs plus petites. Une très grande, que j’avais entreprise, et qui devait contenir huit gallons, se fêla après sept semaines de travail.

Au bout de quatre ans écoulés, et comme je m’étais fait à l’idée de passer sur mon île le reste de ma vie, je réussis mon chef-d’œuvre. Ce fut une jarre étroite et longue, très profonde, d’une capacité de trente gallons. J’y engloutis huit mois de labeur et de patience. Mais quand j’eus heureusement terminé ce superbe récipient, qui était vraiment fort élégant, j’en oubliai mon humilité coutumière et fus pris d’un blâmable excès d’orgueil, que je me hâtai de réfréner pour ne pas déplaire à Dieu.

Ce ne fut, par contre, qu’un jeu pour moi, de fabriquer un petit vase, d’un quart de gallon, qui me servait à recueillir l’eau dans les trous de rochers et à la transporter jusqu’à mes jarres, où je la gardais en réserve. J’ajouterai, afin de renseigner exactement mon lecteur, que ce petit vase pesait dans les vingt-cinq à trente livres. Et jugez par là de la fatigue que représentaient pour moi son maniement, et les allées et venues nécessaires.

Ainsi je rendais ma solitude aussi confortable que possible. Afin de protéger ma hutte contre les grands vents qui, aux équinoxes, redoublaient de fureur (et, dans ces moments, la pauvre hutte ne pesait pas plus qu’un pétrel dans la mâchoire de l’ouragan), je construisis autour d’elle un mur de pierre, de trente pieds de long, de douze pieds de haut. Je ne jugeai pas, quand j’eus terminé, avoir perdu ma peine. Mon mur brisait à merveille la violence du vent et je demeurais calme, dans ma hutte, par-dessus laquelle passaient, ruisselants, les embruns.

Les phoques avaient, un beau jour, reparu. Ils abordaient toujours du même côté de l’île, mais se défiaient maintenant. Je construisis deux autres murs, qui encadraient la passe de rochers par laquelle ils parvenaient sur la terre ferme. De cette façon, je leur coupais facilement la retraite et les assommais sans qu’ils pussent fuir à droite ni à gauche. Si bien que j’avais toujours en réserve, devant moi, pour six mois de vivres séchés et salés.

Bien que privé du droit de goûter la société d’aucune créature humaine, ni même celle d’un chien ou d’un chat, j’acceptais mon sort avec beaucoup plus de résignation que ne font des milliers d’hommes. Tout d’abord, ma conscience était pure, ce qui est beaucoup. Et souvent je songeais combien de criminels, traînant dans une cellule de détention le poids d’une infamie, dont le remords, sans aucun doute, les brûlait sans cesse comme un fer rouge, étaient mille fois plus malheureux que moi. Je ne doutais pas, d’ailleurs, que la Providence, qui avait déjà tant fait en ma faveur, n’envoyât, un jour, quelqu’un pour ma délivrance.

Tout sevré que j’étais du commerce de mes frères et des commodités coutumières de la vie, je devais bien admettre, à la réflexion, que ma situation comportait de notables avantages. Mon île était petite, mais j’en étais le maître incontesté. Il était bien peu probable que personne, sauf les bêtes de l’océan, m’en contestât jamais la tranquille jouissance.

D’autre part, l’île étant inaccessible, mon repos n’était troublé, la nuit, par aucune crainte, et je n’avais rien à redouter d’une invasion de cannibales ou de bêtes féroces.

Mais l’homme est une créature étrange, que quelque désir nouveau tourmente sans cesse. Moi qui, si longtemps, n’avais demandé à la bonté de Dieu qu’un peu de viande putréfiée pour me rassasier et, pour me désaltérer, une goutte d’eau saumâtre, je ne fus pas plus tôt en possession d’une réserve d’excellente viande salée et d’une provision assurée d’eau douce, que je commençai à ronchonner. Je voulais du feu, et sentir dans ma bouche la saveur de la viande cuite. De là à souhaiter quelques-unes des excellentes friandises dont je me régalais à la table familiale, il n’y avait qu’un pas. Il fut vite franchi et je voyais flotter dans mes rêveries une foule de mets délicieux, auxquels je me promettais de faire largement honneur, si jamais Dieu me tirait de mon île.

C’était alors, j’en suis persuadé, le vieil Adam qui reparaissait en moi, ce père lointain qui se révolta, le premier, contre les Commandements du Seigneur. Une perpétuelle révolte est dans l’homme. Elle tourmente, d’inutiles désirs et d’efforts vains, son esprit inquiet, son cœur opiniâtre et mauvais. Croiriez-vous que j’en étais, par moments, à me désespérer de n’avoir plus mon tabac ? Cette pensée revenait me torturer jusque dans mon sommeil, et je voyais, jusqu’au matin, danser devant mes yeux clos des ballots entiers de tabac, des magasins de tabac, des cargaisons de tabac, des plantations entières de tabac !

Mais je refrénais rapidement ces pensées mauvaises et ne tardais pas à reprendre la maîtrise de moi. D’un cœur humble, j’offrais à Dieu toutes les souffrances de ma chair, tous ses désirs inassouvis.

Au cours de la troisième année, j’entamai la construction d’une tour ou, si vous préférez, d’une pyramide à quatre faces, qui allait en s’élargissant vers la base, en s’effilant vers le sommet. Ce fut un rude travail d’empiler, à moi tout seul, tous ces blocs, sans l’aide d’aucune corde ou poulie, d’aucun échafaudage. La forme inclinée de mon édifice me permit seule de surmonter cette difficulté. J’atteignis quarante pieds, à la pointe extrême de ma pyramide, et, si l’on considère que l’île, à son point culminant, comptait la même hauteur au-dessus des flots, on reconnaîtra comme moi que je me trouvais ainsi en avoir doublé l’altitude.

Quand je fus arrivé à cet étonnant résultat, j’eus un scrupule, je l’avoue. Le bon chrétien qui était en moi se demanda, avec inquiétude, si, en modifiant ainsi la structure apparente de cet îlot sur lequel Dieu m’avait recueilli, je n’avais pas offensé Dieu. Il avait fait cette terre toute plate, sur l’océan. Et maintenant elle se projetait vers le ciel et vers les nuages. Je méditai longtemps sur ce problème troublant, et finis par me convaincre que, par le travail de mon dos qui avait porté les pierres, de mes mains qui les avaient ajustées, je n’avais fait, au contraire, que parfaire, avec son approbation, le plan primitif du Seigneur Tout-Puissant.

La sixième année, je surélevai ma pyramide. Au bout de huit mois de travail, elle était de cinquante pieds au-dessus de l’île. Évidemment, ce n’était pas encore la Tour de Babel. Mais elle répondait aux deux buts que je m’étais assignés. En premier lieu, me fournir un poste d’observation, me permettant de scruter bien loin l’océan, afin d’y découvrir un navire qui passerait au large. Ensuite, augmenter, pour ce même navire, la possibilité de remarquer mon île, qu’apercevrait peut-être le regard errant de quelque matelot.

J’avais continué, en outre, à entretenir par ce travail ma bonne santé, physique et morale, et à déjouer les pièges de Satan. Pendant mon sommeil seul, il persistait à me tourmenter, par de vaines visions de succulentes nourritures et de cette herbe pernicieuse appelée tabac.

Le 18 juin de la sixième année, je perçus au loin un navire. Mais la distance à laquelle il voguait, sous le vent, était trop grande pour qu’il pût me discerner. Loin d’en éprouver du désappointement, cette apparition fugitive me fut un réconfort. Je ne pouvais plus douter, comme il m’était arrivé de le faire, que les navires des hommes ne labourassent parfois ces parages.

Je continuai donc à attendre patiemment les événements. Lassé sans doute de voir qu’il n’avait sur moi aucune sérieuse emprise, Satan abandonna la partie et cessa, presque complètement, de me tarabuster par des désirs alléchants, mais superflus.

J’occupais mes loisirs à graver sur mon aviron le récit des événements les plus notoires qui m’étaient advenus, depuis mon départ des paisibles rivages de l’Amérique. Afin de ménager la place dont je disposais sur le bois, je m’appliquais à une écriture la plus menue possible. Ma peine était telle à ce travail que parfois cinq à six lettres représentaient la besogne de toute une journée. Peut-être, si je ne revoyais jamais les miens, cet aviron leur parviendrait-il un jour et les mettrait-il, au moins, au courant de ma déplorable destinée.

Aussi, lorsqu’il fut couvert de mon écriture, me devint-il, on le conçoit, plus précieux encore que par le passé. Ne voulant plus l’utiliser à assommer les phoques, je me fabriquai, pour le remplacer, une massue de pierre, qui me rendit les meilleurs services. Afin de préserver mon aviron des intempéries, je lui confectionnai une gaine de peau de phoque. Je ne l’en sortais que pour le hisser, par beau temps, au sommet de ma pyramide, après l’avoir muni, en guise de pavillon, d’une banderole, toujours en peau de phoques.

Au cours de l’hiver qui suivit, j’eus à souffrir d’une tempête particulièrement effroyable. Elle se déchaîna vers neuf heures du soir, annoncée par d’énormes nuages noirs et par un vent frais du sud-ouest qui, vers les onze heures, devint furieux, accompagné de coups de tonnerre incessants et d’éclairs d’une incroyable longueur. Je ne fus pas sans crainte pour ma sûreté. Les flots déchaînés couvrirent entièrement l’île et, si je n’eusse grimpé au sommet de ma pyramide, nul doute que je n’eusse été noyé. Elle seule me sauva. Ma hutte fut entièrement submergée et toute ma provision de viande de phoque emportée et réduite à rien.

Là encore, cependant, ma bonne étoile ne m’abandonna pas. La mer, en se retirant, avait semé la surface de l’île d’une multitude de poissons, de l’espèce des mulets, ou approchant. Je ne ramassai pas moins de douze cent dix-neuf de ces poissons, que je me hâtai d’ouvrir, de saler et de mettre à sécher au soleil, comme on fait de la morue. Ce changement heureux dans mon menu vint fort à point pour me réveiller l’appétit. Mais je me rendis coupable de gloutonnerie et mangeai tellement que, la nuit suivante, je faillis en trépasser.

Au début de ma septième année de séjour sur l’île, au mois de mars exactement, une seconde tempête, non moins formidable, eut lieu. Lorsqu’elle se fut apaisée, ce fut, cette fois, le cadavre frais d’une gigantesque baleine que je découvris sur les rochers, où les vagues l’avaient projetée. Et vous comprendrez ma joie quand je vous dirai que je trouvai, profondément encastré dans les entrailles du monstre, un harpon, muni encore de sa corde, d’une longueur de plusieurs brasses. Mon courage et mon espoir en un avenir meilleur en furent derechef réconfortés. Mais, à la vue de la nourriture exquise que m’offrait cette baleine, je retombai dans le péché de gourmandise et tellement me gavai, que je manquai encore en mourir.

La chair du gros cétacé me fournit pour une année de vivres et alterna désormais, à mes repas, avec celle des mulets et des phoques. De sa graisse, j’exprimai, dans une de mes jarres, une huile exquise et parfumée, où je trempais, en les mangeant, mes tranches de viande ou de poisson. J’aurais pu même me fabriquer une mèche avec la guenille qui me servait de chemise, et, la trempant dans l’huile, l’allumer, en faisant jaillir le feu du heurt d’un silex contre l’acier du harpon. Mais j’estimai que cette lampe eût constitué pour moi un luxe superflu, et j’abandonnai aussitôt cette idée. Je n’avais aucun besoin de lumière quand les ténèbres de Dieu descendaient sur moi et je m’étais habitué à dormir, hiver comme été, du coucher du soleil à son lever.

Moi, Darrell Standing, qui écris ces lignes dans la prison de Folsom, je me permets de placer ici une réflexion personnelle. Après avoir vécu, dans une existence antérieure, la rude vie que je viens de raconter, et toute cette torture de mon corps, toutes ces privations de mon estomac, comment, oui, aurais-je pu m’émouvoir des tourments que m’infligeait le gouverneur Atherton ? Ma vie actuelle est une structure construite, à travers les siècles, par mes vies passées. Que pouvaient bien être pour moi, gouverneur imbécile, dix jours et dix nuits de camisole ? Pour moi qui, lorsque j’étais Daniel Foss, avais patiemment croupi, huit ans durant, sur un îlot rocheux, perdu sur l’océan !

La huitième année se terminait. On était en septembre, et j’avais élaboré le plan audacieux de surélever ma pyramide, à soixante pieds au-dessus du sol. Mais, comme je me réveillais un matin, j’aperçus un navire qui tirait des bordées, en semblant inspecter le rivage. Il était presque à portée de ma voix.

Afin d’être vu, je grimpai sur ma pyramide et agitai en l’air mon aviron et son oriflamme. Puis je courus sur les rochers côtiers, criant et dansant, employant, bref, tous les moyens pour prouver aux nouveaux arrivants que j’étais bien en vie. Je fus aperçu, et je distinguai le capitaine et son second qui, debout sur le gaillard d’arrière, m’examinaient avec leurs longues-vues.

En réponse à mes signaux, ils donnèrent l’ordre à leurs hommes, qui étaient au nombre d’une douzaine, de manœuvrer sur la pointe ouest de l’île, vers laquelle je me dirigeai en hâte. Comme je devais l’apprendre par la suite, c’était ma pyramide qui avait, de loin, attiré tout d’abord leur attention et excité leur curiosité. Ils s’étaient avancés afin de se rendre compte de ce que pouvait être, sur cette île, cet étrange monument qui s’y dressait.

Une embarcation fut mise à la mer et tenta d’aborder. Mais les brisants rendaient tout accostage impossible et, après plusieurs tentatives infructueuses, ceux qui la montaient me firent signe qu’ils devaient s’en retourner au navire.

Jugez de mon désespoir ! Je me saisis de mon aviron (que j’avais décidé, depuis longtemps, d’offrir au Muséum de Philadelphie, si je m’échappais jamais) et, en sa compagnie, je piquai une tête dans les vagues écumantes. Ma bonne étoile, mon énergie et mon habileté, et la protection de Dieu, firent que je réussis à gagner l’embarcation.

Quant au navire, il avait été, durant ce temps, emporté si loin à la dérive, que nous ne pûmes le rallier et monter à bord qu’après avoir ramé pendant une bonne heure.

Ma première impulsion fut de me livrer à un de mes anciens et plus chers penchants. Je mendiai, sur-le-champ, au second, un morceau de tabac à chiquer, de ce tabac dont j’avais été sevré pendant huit ans. Il fit mieux et me tendit sa pipe, préalablement bourrée, à mon intention, d’excellent tabac de Virginie.

Je me mis à fumer. Mais, au bout de cinq minutes, la tête me tourna et je fus bientôt violemment malade. Rien de surprenant à cela. Mon organisme s’était entièrement purifié du fatal poison, lequel opérait en moi comme il fait chez tout jeune homme qui en est à sa première cigarette.

Je rendis la pipe et renonçai, de ce jour, à tout jamais, à la plante funeste, bien guéri et remerciant Dieu de ce dernier bienfait qu’il m’avait accordé.

Moi, Darrell Standing, je dois maintenant compléter le récit de cette existence, revécue par moi dans la camisole de force de la prison de San Quantin, en ajoutant que je me suis souvent demandé, en me réveillant dans ma cellule, si Daniel Foss avait été fidèle à sa résolution de déposer son aviron au Muséum de Philadelphie.

Il est difficile à un prisonnier, surveillé comme je l’étais, de communiquer avec le monde extérieur. Pourtant, je confiai un jour, à un gardien, une lettre que j’avais écrite, à ce sujet, au Conservateur du Muséum de Philadelphie. La lettre ne parvint pas à destination, en dépit des promesses que j’avais reçues.

Mais un temps arriva où, par un étrange retour du sort, Ed. Morrell, sa peine de cellule terminée, fut, à la suite de sa conduite exemplaire, nommé homme de confiance dans la prison. Je lui remis une autre lettre, qui fut plus heureuse. Voici la réponse que je reçus et qu’Ed. Morrell me délivra en contrebande :

« Il est exact qu’il se trouve dans notre Muséum un aviron tel que vous le décrivez. Peu de personnes le connaissent, car il n’est pas exposé dans les salles publiques. Moi-même, qui suis en fonctions depuis dix-huit ans, j’ignorais son existence.

Après avoir consulté nos anciens registres, j’ai trouvé mention du dit aviron, qui nous avait été offert par un certain Daniel Foss, originaire de Elkton, État de Maryland, en l’an 1821. Ce ne fut qu’après de longues recherches que je réussis à retrouver cet objet, dans un cabinet de débarras abandonné, situé sous les combles du Muséum. Les entailles et les inscriptions sont gravées sur le bois, exactement telles que vous me les décrivez.

J’ai retrouvé également, dans nos archives, une brochure qui nous avait été donnée par le même Daniel Foss, et qui avait été écrite par lui et publiée à Boston, par la librairie N. Coverly fils, en 1834. Cette brochure raconte huit années de la vie d’un homme jeté sur une île déserte. Il apparaît évident que ce matelot, devenu vieux et pressé par le besoin l’offrait à acheter, dans la rue, aux personnes charitables.

Il m’intéresserait de savoir comment vous avez eu connaissance de cet aviron, dont tout le monde ignorait l’existence. Ai-je raison de supposer que la petite brochure, publiée par ce Daniel Foss, vous est un jour, par hasard, tombée entre les mains et que vous l’avez lue ? Je serais heureux d’être à ce sujet renseigné par vous et je prends les dispositions nécessaires pour que l’aviron et la brochure soient à nouveau exposés.

Hosea Salsburty. »

  1. Environ cinq litres.