Le Vagabond des étoiles/XXVII

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 284-290).

CHAPITRE XXVII

UNE CHAUVE-SOURIS DANS LA LUMIÈRE

Le temps qui me reste à vivre est de plus en plus court ! Ce manuscrit, que j’achève d’écrire, sortira en contrebande de la prison, par les soins d’un homme sûr. Il ira dans les mains d’une autre personne, en qui je puis avoir également toute confiance, et qui veillera à sa publication.

Je ne suis plus au Quartier ordinaire des Assassins, mais dans la cellule de la Mort, où j’ai été transféré.

On a placé près de moi, pour m’épier, la garde de la Mort. Elle veille, nuit et jour, sans s’éloigner, et sa fonction paradoxale est de s’assurer que je n’attente pas à mes jours. Je dois être conservé vivant pour la pendaison. Autrement le public serait dupé, la loi bafouée, et une mauvaise note en viendrait au gouverneur de cette prison, dont le premier devoir est d’avoir soin que les condamnés soient dûment et proprement pendus. Il y a des hommes, et je les admire, qui ont une singulière façon de gagner leur vie.

Cette séance, où j’écris, est la dernière. L’heure a été fixée à demain matin. Quoique la Ligue contre la Peine de Mort soit occupée, en ce moment, à fomenter en Californie un important mouvement contre cette peine, le gouverneur de la prison de Folsom a refusé, tant de me gracier, que de surseoir seulement à l’exécution.

Déjà les reporters sont assemblés. Je les connais tous. S’il en est parmi eux qui sont mariés, la description de l’exécution du professeur Standing, et de la façon dont il est mort au bout d’une corde, paiera les souliers et les livres d’école de leurs enfants. Bizarre ! Bizarre ! Je parierais qu’une fois l’affaire faite, ils en seront plus malades que moi.

Tandis qu’assis dans cette cellule, je médite sur toutes ces choses, j’entends, hors de ma cage, monter et descendre, dans le corridor, le pas régulier de mon gardien. Lorsqu’il passe devant le guichet, je vois son œil méfiant rivé sur moi.

J’ai vécu tant de vies que je suis las, par moments, de cet éternel recommencement. Que de tracas sur cette terre ! Ce que je souhaiterais, dans ma prochaine réincarnation, c’est d’occuper tout bonnement le corps, non plus d’un professeur, mais d’un simple et paisible fermier.

De grandes prairies d’alfa ; un bon bétail de vaches jersiaises ; des pâturages couvrant les pentes de collines broussailleuses et venant border des champs labourés ; une eau abondante, qu’au moyen d’une digue j’amasserais dans un bassin profond, d’où je la dirigerais ensuite vers mes champs, par des canaux d’irrigation… Car, observez ceci. L’été, qui est long et sec en Californie, constitue un grand obstacle à une culture intensive. Un terrain convenablement irrigué pourrait facilement, au contraire, fournir, avec de bons engrais, trois récoltes par an… Voilà, oui, quel serait désormais mon rêve.

Je viens de subir, je dis bien « subir », une visite du gouverneur de la prison. Il est tout à fait différent du gouverneur Atherton de San Quentin.

Récemment promu dans sa fonction, il était très ému, très énervé, et c’est moi qui ai dû l’inviter à parler. C’est sa première pendaison. Il me l’a franchement avoué. Moi, pour tâcher de le dérider de mon mieux, je lui ai spirituellement répondu que c’était aussi la première fois qu’on me pendait. Mais j’en fus pour mes frais, et il demeura morne et triste.

C’est, au surplus, un homme qui a des ennuis domestiques. Il a deux enfants, une fille qui suit les cours de l’École Secondaire, et un fils, étudiant de première année à l’Université de Stanford. Il ne possède pas de fortune personnelle et n’a que son traitement pour vivre. Sa femme est infirme, et lui-même est d’une santé médiocre. Il a essayé de contracter une assurance sur la vie. Mais les médecins de la Compagnie ont estimé qu’il constituait un risque indésirable. C’est lui qui m’a confié tous ses tracas.

Une fois parti, il ne s’arrêtait plus, et ne s’apercevait pas qu’il me rasait, avec toutes ses histoires. J’ai dû interrompre poliment l’entretien. Sans quoi, il serait encore là.

Mais je m’aperçois que j’ai, moi-même, omis de vous conter exactement comment je me trouve ici.

Délivré de la camisole, je passai encore, dans ma cellule d’isolement de San Quentin, deux années déprimantes et mélancoliques. Ed. Morrell, comme je l’ai dit, après avoir été tiré de sa cellule, fut, par une chance inattendue de lui-même, nommé homme de confiance en chef de la prison. Il succéda à Hutchins dans cet emploi, qui valait à son titulaire un bénéfice net de trois mille dollars par an.

Quand il ne fut plus là, je me trouvai bien seul. Jake Oppenheimer, qui pourrissait depuis tant d’années dans son cachot, s’était, à la longue, aigri le caractère. Il en voulait à l’univers entier. Pendant huit mois, il refusa de parler à personne, pas même à moi.

C’est une chose incroyable que la rapidité avec laquelle les nouvelles se répandent dans une prison. Un peu plus lentement, mais infailliblement, elles arrivent jusqu’aux cellules mêmes d’isolement. C’est ainsi que j’appris, un beau jour, que Cecil Winwood, le faussaire-poète, le froussard, le traître et le mouchard, était revenu à San Quentin, afin d’y purger une nouvelle condamnation, pour un autre faux qu’il avait commis.

On se souvient qui était ce Cecil Winwood, qui avait fabriqué de toutes pièces l’histoire de la dynamite, reçue soi-disant par moi et que j’avais cachée. C’est lui qui était responsable de tout mon malheur.

Je décidai de tuer Cecil Winwood.

Vous comprenez la situation. Morrell était parti ; Oppenheimer, comme je l’ai dit, était devenu muet. Cela lui dura jusqu’au jour où, ayant fortement malmené un de nos gardiens, qu’il frappa avec le couteau à pain, il s’en alla, à son tour, mais pour être pendu, comme je vais l’être moi-même. Il y avait un an que j’étais seul. Il fallait bien que je m’occupe à quelque chose.

Je me reportai donc à l’époque lointaine où j’étais Adam Strange et où, patiemment, je couvai, quarante ans durant, l’espoir de, ma vengeance. Ce qu’Adam Strange avait fait, je pouvais le refaire, en refermant à nouveau mes mains sur la gorge de Cecil Winwood.

Je me procurai quatre aiguilles. Comment, n’espérez pas que je vous le dise. C’étaient de toutes petites aiguilles, bonnes à coudre de la batiste. J’étais tellement amaigri qu’il me suffirait de scier les quatre barreaux de mon guichet pour que mon corps pût passer au travers.

Je sciai ces barreaux. Pour chacun d’eux, c’est-à-dire pour deux coupures, une en haut, une autre en bas j’usai une aiguille. Et chaque coupure me demanda un mois de travail. Il me fallut donc huit mois, au total, pour me frayer un chemin. Malheureusement, je brisai la quatrième aiguille sur le dernier barreau, avant d’en avoir terminé, et il me fallut attendre trois mois encore, avant de pouvoir me procurer une cinquième aiguille. Finalement, j’achevai mon œuvre et réussis à sortir.

J’avais tout calculé. La chance certaine que j’avais était de rencontrer Cecil Winwood au réfectoire, à l’heure du déjeuner. J’attendis donc le moment où Jones Face-de-Tourte prendrait, à midi, son service. Face-de-Tourte, vous le savez, était ce gardien qui dormait continuellement. Il faisait chaud et il ne tarda pas, en effet, à ronfler. J’achevai de faire sauter mes barreaux et me faufilai à travers le guichet, en me comprimant fort, opération à laquelle la camisole m’avait habitué, Après quoi, je passai devant Face-de-Tourte, atteignis l’extrémité du corridor et me trouvai libre… dans la prison.

Mais alors advint la seule chose que je n’avais pas prévue. Il y avait cinq ans que j’étais enfermé dans ma cellule d’isolement. J’étais effroyablement et hideusement faible. Mon poids était tombé à soixante-quatre livres. Mes yeux étaient presque aveugles.

Je fus soudain, en me trouvant dehors, frappé d’agoraphobie. L’espace qui m’environnait m’épouvanta. Cinq années dans cette cage étroite m’avaient rendu incapable de descendre la pente vertigineuse de l’escalier qui s’ouvrait devant moi.

Je l’essayai cependant, et y réussis. Ce fut l’acte le plus héroïque que j’eusse accompli dans toute ma vie. Et j’arrivai ainsi à l’une des cours intérieures de la prison.

La cour, à cette heure, était déserte. Le soleil éblouissant y dardait en plein ses rayons. Par trois fois, je tentai de la traverser. Mais la tête me tourna et je dus chercher une protection dans l’ombre que projetait un de ses murs.

Un peu remis, je raidis derechef mon courage et renouvelai mon essai. Mes pauvres yeux chassieux, médusés comme ceux d’une chauve-souris, me firent tressauter d’effroi, à la vue de mon ombre qui s’étendait, devant moi, sur les pavés. Je m’efforçai d’éviter mon ombre, trébuchai, puis tombai sur elle. Alors, comme un homme prêt à se noyer, qui fait effort pour atteindre le rivage, je rampai sur les genoux et sur les mains, vers l’abri du mur sauveur.

Je m’y accotai et me pris, là, à pleurer. Il y avait bien des années que je n’avais versé de larmes. Je me souviens encore d’avoir senti, dans cette ultime détresse, la tiédeur de mes pleurs, qui roulaient sur ma joue, et la saveur salée qu’en les atteignant ils mirent à mes lèvres.

Un frisson me saisit, semblable à un accès de fièvre intermittente, et, en dépit de la chaleur torride du soleil, dans cette cour étroite, je me mis à trembler de tous mes membres. Je reconnus que traverser la cour constituait un exploit dont j’étais incapable et, toujours pantelant, j’entrepris de la contourner, accroupi contre le mur et m’y appuyant des mains.

C’est dans cette position que le gardien Thurston, qui m’épiait depuis quelques instants, vint s’emparer de ma personne. Je le vis, déformé par mes yeux chassieux, espèce de monstre énorme et bien nourri, démesurément grossi, qui fonçait sur moi avec une vitesse vertigineuse. Il était, en réalité, qu’à quelque vingt pieds de moi, et il me parut qu’il surgissait de l’Infini.

Il pesait dans les cent soixante-dix livres, et l’on se rend facilement compte de ce que, dans les conditions où nous étions, pouvait être une lutte entre nous. C’est au cours de ce bref combat qu’il prétendit avoir reçu de moi un coup de poing sur le nez, coup de poing si terrible que le sang coula.

Toujours est-il qu’étant un condamné à vie et que, pour un condamné à vie qui se livre à des voies de fait, la loi de Californie prévoit comme châtiment la peine de mort, je fus ainsi déclaré coupable et frappé par le Jury. Celui-ci ne pouvait, légalement, ne point tenir compte des affirmations solennelles du gardien Thurston, auxquelles se joignirent celles des autres chiens pendeurs de la prison, qui ne se firent point faute de me charger. L’arrêt était inévitable.

Durant tout le trajet que je dus parcourir en sens inverse pour regagner ma cellule, et notamment au cours de la remontée du vertigineux escalier, je fus gentiment roué de coups, tant par Thurston, que par la nuée d’auxiliaires accourus pour lui prêter main-forte. Coups de pieds, coups de poings et soufflets. Il en pleuvait.

Si le nez de Thurston a véritablement saigné, ce que je me garderais d’affirmer, ce dut être, probablement, au cours de la mêlée, du fait d’un de ces acolytes trop zélés, qui cognaient à tort et à travers. J’en dégage pleinement ma responsabilité. Mais le prétexte n’en était pas moins excellent pour me pendre !