Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 17

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 92-100).

CHAPITRE XVII.

La vertu ne résiste guère à une longue et douce tentation.

Mon unique étude était le bonheur réel de mes enfants ; aussi les assiduités de M. Williams me plaisaient fort ; car il était à son aise, sage et franc. On eut bien peu de frais à faire pour réveiller son ancienne passion. M. Thornhill et lui se rencontrèrent un soir ou deux chez nous, et s’examinèrent quelque temps d’un air de dépit. Mais Williams ne devait pas de loyer à son propriétaire et, partant, s’inquiétait peu de sa mauvaise humeur.

Olivia, de son côté, joua parfaitement la coquette, si on peut appeler un jeu ce qui, au fond, était son caractère ; elle feignit de prodiguer sa tendresse à son nouvel amant. Évidemment déconcerté de cette préférence, M. Thornhill prit congé d’un air pensif. J’étais, j’en conviens, un peu étonné de le voir triste, ainsi qu’il semblait l’être, quand il lui était si facile d’écarter la cause de son chagrin en déclarant d’honnêtes intentions.

Mais, si vive que parût sa douleur, on le voyait sans peine, les angoisses d’Olivia étaient bien autrement poignantes. Après toutes les entrevues entre ses deux amants, car il y en eut plusieurs, elle avait l’habitude de se retirer pour être seule et se livrer à sa douleur. Ce fut dans cet état que je la trouvai à la fin d’une soirée où elle avait affecté une gaieté folle. « Tu le vois, mon enfant, lui dis-je, ta confiance dans la passion de M. Thornhill n’était qu’un songe. Il peut, par une déclaration franche, s’assurer mon Olivia ; il le sait, et il souffre un rival, son inférieur de tous points. — Oui, père ; mais il a ses raisons pour ce retard ; il les a, je le sais. La sincérité de ses regards et de ses paroles m’est un sûr garant de son estime réelle. Quelques jours encore !… et toute la générosité de ses sentiments va se révéler, et vous allez reconnaître que mon opinion sur lui est plus juste que la vôtre. — Olivia, ma chère !… toutes nos manœuvres jusqu’ici pour l’amener à une déclaration, c’est toi-même qui les as proposées, qui les as conduites !… La moindre violence à ton égard, tu ne peux du moins me la reprocher. Mais, dans ta malencontreuse passion, il ne faut pas, mon enfant, attendre toujours de ma part tolérance et complicité de la mystification de son honnête rival. Tout le temps que tu crois nécessaire pour amener ton prétendu adorateur à une déclaration, je te l’accorde ; mais, ce terme venu, s’il ne s’explique point, j’insiste pour que l’honnête M. Williams reçoive le prix de sa fidélité. Le caractère dont je suis revêtu dans ce monde m’en fait un devoir, et ma tendresse comme père ne me fera jamais manquer à ma probité comme homme. Prends ton jour ; prends-le aussi éloigné que tu le jugeras convenable, et, en même temps, arrange-toi pour que M. Thornhill sache l’époque précise à laquelle je suis bien résolu de t’accorder à un autre. Si réellement il t’aime, son bon sens l’avertira qu’il n’y a, pour lui, qu’un moyen de ne pas te perdre à toujours. » Cette proposition ne pouvait manquer de lui paraître juste ; elle l’accepta sans hésiter. Elle me renouvela la promesse formelle d’épouser Williams, si M. Thornhill persistait dans son indifférence ; et, à la première occasion, en présence de M. Thornhill, son mariage avec le rival du Squire fut fixé à un mois.

Cet acte de vigueur parut redoubler l’anxiété de M. Thornhill. Mais ce qui se passait réellement dans l’âme d’Olivia me donnait de l’inquiétude. Dans cette lutte entre la sagesse et la passion, sa vivacité l’abandonna. Toutes les occasions d’être seule, elle les recherchait, elle les employait à fondre en larmes. Une semaine s’écoula ; mais pas un effort de M. Thornhill pour arrêter le mariage. La semaine suivante, même assiduité ; mais pas un mot. La troisième, ses visites cessèrent. Je m’attendais à voir ma fille montrer du dépit ; elle sembla conserver un calme rêveur que je pris pour de la résignation. Je fus, quant à moi, sincèrement heureux de l’idée que ma chère Olivia allait continuer à jouir de son modeste bien-être et de son repos ; j’applaudissais souvent à cette courageuse préférence du bonheur à un vain éclat.

Quatre jours environ avant le mariage projeté, ma petite famille était, un soir, réunie autour d’un feu magnifique, contant des histoires du temps passé et devisant de l’avenir ; chacun formait mille projets, et tous de rire à chaque folie qui leur passait par la tête. « Voyons, Moïse, dis-je, nous allons bientôt, mon enfant, avoir une noce dans la famille. Quelle est, en gros, ton opinion sur tout ceci ? — Mon opinion, père, est que toutes choses sont au mieux, et, à l’instant même, je me disais que, sœur Livy une fois mariée au fermier Williams, il nous prêtera, pour rien, son pressoir à cidre et ses chaudières à brasser. — Sans doute, Moïse, et, par-dessus le marché, il nous chantera, pour nous divertir, la Mort et la Dame. — Il vient d’apprendre cette chanson à Dick qui s’en tire, je crois, très-joliment. — En vérité ; eh bien ! qu’il nous la chante !… Où est le petit Dick ? allons, et surtout de l’aplomb ! — Dick, répondit Bill, le plus jeune de mes enfants, vient de sortir avec sœur Livy ; mais M. Williams m’a aussi appris deux chansons, et je vais vous les dire, père. Laquelle aimez-vous le mieux ?… Le Cygne mourant, ou l’Élégie sur la mort d’un chien enragé. — L’élégie, mon enfant, pour tous les motifs ! je ne l’ai jamais entendue. Et vous, Déborah, ma chère ! vous le savez, la douleur altère ; une bouteille de votre meilleur vin de groseilles pour soutenir notre gaieté ! J’ai tant pleuré récemment, à toute espèce d’élégies, que, sans un petit verre de quelque chose de vivifiant, celle-ci, je suis sûr, va me bouleverser ! Toi, ma bonne Sophie, prends ta guitare et accompagne un peu ce garçon ! »



ÉLÉGIE SUR LA MORT D’UN CHIEN ENRAGÉ.


« Bonnes gens de toutes sortes, écoutez tous ma chanson : et si elle vous semble bien courte, elle ne vous tiendra pas longtemps.


« À Islington, il y avait un homme dont le monde pouvait bien dire que, toutes les fois qu’il allait à l’église, c’était pour faire ses dévotions.


« Pour tous, amis comme ennemis, c’était bien le cœur le plus tendre ! Tous les matins, il couvrait la nudité du pauvre, en mettant son habit.


« Dans cette ville il se trouva un chien, un chien comme il y en a tant, métis, roquets, limiers, dogues de bas étage.


« Le chien et l’homme furent d’abord amis ; mais survint une pique, et le chien, pour en venir à son but, prit la rage et mordit l’homme.


« De toutes les rues du voisinage, voisins d’accourir étonnés !… Mordre un si brave homme !… Assurément ce chien a perdu l’esprit.


« Pour tout œil chrétien la blessure était profonde et grave. Bien sûr, criaient-ils tous, le chien a la rage !… Bien sûr aussi l’homme en mourra.


« Mais voilà qu’il se fit un miracle, qui prouva à tous ces drôles-là qu’ils mentaient. L’homme guérit de sa blessure : ce fut le chien qui creva. »


« Le bon garçon que Bill, sur ma parole ! Voilà une élégie qu’on peut bien appeler tragique. Allons ! mes enfants, à la santé de Bill ! Puisse-t-il un jour devenir évêque !

— De tout mon cœur, répondit ma femme ; et pour peu qu’il prêche aussi bien qu’il chante, je ne suis pas en peine de lui. Toute la famille, du côté de ma mère, chantait à merveille. C’était, chez nous, chose bien connue ; impossible aux Blenkinsop de regarder droit devant eux ; aux Hugginson, de moucher une chandelle. Des Grogram, pas un qui ne pût chanter une chanson ; des Marjoram, pas un qui ne pût conter une histoire ! — Quoi qu’il en soit, la plus pauvre ballade me plaît mieux que ces belles odes d’aujourd’hui et ces chefs-d’œuvre qui nous pétrifient dès la première strophe ; fatras qu’on déteste tout à la fois et qu’on admire !… Passe le verre à ton frère, Moïse… Le grand tort de ces faiseurs d’élégies est de se désespérer pour des douleurs qui touchent fort peu, dans ce monde, les gens sensés. Milady perd son manchon, son éventail ou son bichon… Voilà notre imbécile de poëte courant chez lui pour mettre en vers ce grand désastre !

— Il est possible, dit Moïse, que ce soit la mode pour la haute poésie ! Mais les Ranelaghs qui viennent jusqu’à nous sont on ne peut plus simples et tous jetés au même moule. Collin rencontre Dolly ; ils causent ensemble ; il lui donne, pour orner ses cheveux, un ruban qu’il vient d’acheter à la foire voisine ; elle lui offre un bouquet, ils vont ensemble à l’église, et avis aux jeunes bergers et aux jeunes nymphes de se marier le plus tôt possible.

— Excellent avis, repris-je, et je me suis laissé dire qu’il n’y a pas d’endroit au monde où avis puisse être mieux placé que là ; car, avec le conseil de prendre femme, on y donne une femme ; et assurément c’est un excellent marché, mon enfant, que celui où on nous dit ce qui nous manque, et où, quand il nous manque, on nous le fournit.

— Oui, père, et je ne connais en Europe que deux de ces marchés aux femmes ! le Ranelagh, en Angleterre, et Fontarabie, en Espagne. Le marché espagnol ne tient qu’une fois par an ; mais nos femmes anglaises sont en vente tous les soirs.

— Tu as raison, mon enfant, répondit sa mère ; la vieille Angleterre est, dans ce monde, le pays qui convient le mieux aux maris pour prendre femme… — Et aux femmes, répondis-je, pour mener leurs maris. Si on jetait un pont sur la mer, toutes les femmes du continent le passeraient pour prendre exemple des nôtres ; c’est un proverbe outre-mer ; et, au fait, il n’y a pas, en Europe, de femmes comme les nôtres… Mais, allons, Déborah, une seconde bouteille ! ma chère ; et toi, Moïse, une bonne chanson ! Que de grâces nous devons au ciel qui nous donne repos, santé, aisance ! Moi, je me trouve, en ce moment, plus heureux que le premier potentat de la terre ; il n’a pas un coin de feu comme celui-ci, entouré de charmantes figures qui font plaisir à regarder. Nous nous faisons vieux, Déborah ! mais le soir de notre vie sera, je crois, heureux. Descendus d’aïeux sans reproches, nous laisserons, après nous, une bonne et vertueuse lignée ; vivants, elle sera notre soutien et notre joie ; morts, elle transmettra, sans tache, notre honneur à la postérité. Eh bien ! mon fils, nous attendons une chanson. Allons, tous en chœur ! Mais où est donc ma chère Olivia ? sa petite voix de chérubin est toujours la plus douce dans le concert !… »

Au même instant, Dick entra en courant : « Père ! père ! elle est partie ! elle est partie !… sœur Livy est partie pour toujours. — Partie ! mon enfant ! — Oui, partie avec deux gentlemen dans une chaise de poste ! et l’un l’a embrassée et lui a dit qu’il mourrait pour elle ; et elle a beaucoup crié, elle !… et elle a voulu revenir ; mais il l’a une seconde fois décidée, et elle est montée dans la chaise, et elle a dit : « Mon pauvre père !… Oh ! que deviendra-t-il quand il va me savoir perdue ! » — Ah ! mes enfants, m’écriai-je ; malheur, malheur à nous ! car pour nous désormais pas une heure de joie !… Oh ! puisse la colère du ciel être à tout jamais sur lui et sur son complice ! Me ravir ainsi mon enfant ! Bien sûr, il sera puni de m’avoir enlevé cette chère innocente que je menais au ciel !… Mon enfant ! elle… si naïve ! Oui ! c’est fait de notre bonheur sur la terre. Oui, mes enfants : misère, infamie pour nous ! Je sens mon cœur brisé… — Père ! dit mon fils, est-ce là votre courage ? — Du courage ! mon enfant, oh ! il verra que j’ai du courage ! Mes pistolets !… Je veux le poursuivre ; je le poursuivrai tant qu’il sera sur la terre. Tout vieux que je suis, il verra, le perfide ! que je puis encore l’atteindre… Le scélérat ! oh ! le scélérat ! »

En même temps j’avais saisi mes pistolets, quand ma pauvre femme, dont les passions n’étaient pas aussi violentes que les miennes, me serrant dans ses bras : « Cher époux ! cher époux ! me dit-elle, la Bible est la seule arme qui convienne à votre main affaiblie par l’âge ; ouvrez ce saint livre, mon ami ; cherchons-y la force contre nos tourments ; car elle nous a indignement trompés !… — Oui, père, reprit mon fils après une pause, votre fureur va trop loin. Vous devriez consoler ma mère, et c’est vous qui augmentez sa douleur. Il est mal à vous, mal à votre vénérable caractère, de maudire ainsi votre plus grand ennemi ; vous n’auriez pas dû le maudire, tout infâme qu’il est ! — Je ne l’ai pas maudit, mon enfant : l’ai-je maudit ? — Oui, vous l’avez maudit, et maudit deux fois. — Eh bien ! que le ciel me pardonne et à lui aussi, si je l’ai maudit. Ô mon fils, je le sens en ce moment, elle était plus qu’humaine cette bonté qui, la première, nous a appris à bénir nos ennemis. Béni soit son saint nom pour tout le bien qu’elle m’a donné et pour tout celui qu’elle m’a repris !… Mais ce n’est pas, oh ! ce n’est pas une faible douleur que celle qui peut arracher des larmes à ces yeux desséchés par la vieillesse, et qui n’avaient pas pleuré depuis tant d’années. Mon enfant ! oh ! perdre ma fille chérie !… Malédiction sur !… Pardon, mon Dieu ; qu’allais-je dire !… Rappelle-toi, ma chère, comme elle était bonne, comme elle était charmante avant ce honteux moment ! comme son unique soin était de nous rendre heureux !… Si elle n’était que morte !… mais elle est partie ; mais l’honneur de notre famille est souillé ; mais il n’y a plus pour moi de bonheur qu’en un monde autre que celui-ci !… Dick, tu les as vus partir ; il l’a peut-être entraînée de force. Oh ! si elle a cédé à la force, elle peut être innocente encore. — Non, père ; tout bonnement il l’a embrassée, il l’a appelée son ange ; elle a beaucoup pleuré, elle s’est appuyée sur lui, et ils sont partis comme le vent ! — C’est une ingrate créature, reprit ma femme, à qui ses larmes permettaient à peine de parler, de s’être ainsi conduite envers nous ! elle n’a jamais été le moins du monde contrariée dans ses affections. L’infâme a honteusement quitté ses parents sans motif aucun, pour mettre au tombeau vos cheveux blancs, et je ne tarderai pas à vous suivre !… »

Ce fut ainsi que cette nuit, la première de nos réelles infortunes, se passa en plaintes amères et en vains éclats de fureur. Toutefois, mon parti était pris de trouver, quelque part qu’il fût, le misérable qui avait abusé de notre bonne foi, et de lui reprocher son infamie.

Le lendemain, notre malheureuse fille manquait au déjeuner où, tous les jours, elle nous apportait la vie et la gaieté. Ma femme essaya, comme la veille, de se soulager le cœur par des reproches : « La misérable ! elle a flétri notre famille ! mais elle ne souillera plus cette innocente retraite ; je ne l’appellerai plus ma fille ; qu’elle vive, la coureuse, avec son infâme séducteur ! elle peut nous déshonorer, elle ne nous trompera plus jamais.

— Femme, lui dis-je, pas tant de rigueur dans vos paroles ! J’ai pour son crime autant d’horreur que vous ; mais cette maison et ce cœur seront toujours ouverts à une pauvre pécheresse ramenée par le repentir. Plus elle se hâtera de revenir de son égarement, plus je l’accueillerai avec joie. Le plus sage peut errer une fois ; la ruse peut entraîner, la nouveauté peut séduire. La première faute est fille de l’inexpérience ; les autres sont enfants du crime. Oui, toujours, la malheureuse !… elle sera la bienvenue dans ce cœur, dans cette maison, fût-elle souillée de mille vices ! J’écouterai encore sa voix si douce ; mes bras la presseront encore avec amour, si je trouve en elle le repentir !… Mon fils, donne-moi ma Bible et mon bâton ; j’irai la chercher en quelque lieu qu’elle soit ; et, si je ne puis la sauver de la honte, je puis l’empêcher de persister dans son iniquité. »