Le Vieillard des tombeaux/14

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 152-161).



CHAPITRE XIV.

la marche.


Mes chiens peuvent tous courir sans maître, mes faucons voler d’arbre en arbre, mon seigneur s’emparer de mes terres de vasselage, car là je ne dois jamais revenir.
Vieille Ballade.


Nous avons laissé Henri Morton avec ses trois compagnons de captivité, voyageant sous l’escorte d’un petit corps de soldats, qui formait l’arrière-garde de la colonne que commandait Claverhouse ; ils étaient sous les ordres immédiats du sergent Bothwell. Leurs pas se dirigeaient vers les collines où l’on disait que les presbytériens insurgés étaient en armes. Ils avaient à peine fait un quart de mille, que Claverhouse et Evandale passèrent au galop, suivis de leurs hommes d’ordonnance, afin de prendre leur place dans la colonne qui était devant eux. Ils ne furent pas plus tôt passés, que Bothwell fit faire halte au corps qu’il commandait, et débarrassa Morton de ses fers.

« Le sang royal doit tenir parole, dit le dragon : je vous ai promis de vous traiter avec politesse autant qu’il serait en mon pouvoir. Tenez, caporal Inglis, mettez ce gentilhomme à côté de l’autre jeune garçon qui est prisonnier, et vous pouvez leur permettre de se parler à volonté, à voix basse ; mais ayez soin qu’ils soient gardés par deux hommes, la carabine chargée ; s’ils tentent de s’échapper, faites-leur sauter la cervelle. Vous ne pouvez pas appeler cela de l’impolitesse, » continua-t-il en s’adressant à Morton, « ce sont les lois de la guerre ; vous le savez. Et, Inglis, accouplez la vieille femme avec le prédicateur : ils se conviennent mieux l’un l’autre, et du diable si une seule file ne suffit pas pour les garder. S’ils disent un seul mot d’hypocrisie ou de niaiserie fanatique, donnez-leur les étrivières avec un baudrier. On peut espérer de voir étouffer un prêtre à qui on fait garder le silence ; si on ne lui permet pas de parler, sa doctrine traîtresse est capable de le faire crever. »

Ayant ordonné ces dispositions, Bothwell se plaça à la tête de sa troupe, et Inglis avec six dragons ferma la marche. Puis ils se mirent tous au trot afin de rejoindre le régiment.

Morton, accablé par la diversité de ses sensations, était tout à fait indifférent aux divers arrangements qu’on faisait pour s’assurer de lui, et même au soulagement qu’on lui avait procuré en lui ôtant ses fers. Il éprouvait ce vide du cœur qui suit l’orage des passions, et, n’étant plus soutenu par l’orgueil et le sentiment de droiture qui dictaient ses réponses à Claverhouse, il contemplait avec une tristesse profonde les bosquets qu’il traversait, dont chaque détour lui rappelait son bonheur passé et son amour déçu. L’éminence qu’il montait alors était celle d’où partaient toujours son premier et son dernier regard vers la vieille tour quand il s’en approchait et quand il la quittait ; et il est inutile d’ajouter qu’il avait l’habitude de s’arrêter là pour contempler avec la curiosité d’un amant ces créneaux qui, s’élevant de loin au-dessus de la cime du bois, indiquaient la demeure de celle qu’il espérait voir bientôt ou qu’il venait de quitter. Il tourna la tête involontairement pour jeter un dernier regard sur une scène naguère si chère ; il poussa aussi un profond soupir, auquel répondit par un gémissement son compagnon d’infortune dont les yeux, guidés probablement par de semblables réflexions, avaient pris la même direction. Ces accents de sympathie de la part du captif furent proférés sur un ton plus grossier que sentimental ; ils étaient néanmoins l’expression d’une âme affligée, et sous ce rapport ils s’accordaient avec le soupir de Morton. En tournant la tête, leurs yeux se rencontrèrent, et Morton reconnut la physionomie rustique de Cuddie Headrigg portant une empreinte de tristesse, où le chagrin de son propre sort se mêlait à la douleur que lui inspirait celui de son compagnon.

« Hélas ? monsieur, » s’écria le ci-devant laboureur des domaines de Tillietudlem, « n’est-ce pas une triste chose que d’honnêtes gens soient conduits ainsi à travers le pays, comme s’ils étaient une des merveilles du monde ? — Je suis fâché de vous voir ici, Cuddie, » dit Morton, qui, même dans son malheur, ne perdait rien de sa sensibilité pour celui des autres. — Et moi aussi, monsieur Henri, répondit Cuddie, autant pour vous que pour moi ; mais notre chagrin commun ne nous servira guère, à ce que je puis voir. Certes, quant à moi, » continua le villageois captif, qui soulageait son cœur en parlant, quoiqu’il sût bien qu’il n’en serait pas plus avancé ; « certes, quant à moi, je n’ai pas mérita d’être ici, car je n’ai jamais dit un mot ni contre le roi ni contre le prêtre ; mais ma mère, pauvre femme ! ne pouvait retenir sa vieille langue, et il paraît que je dois payer pour nous deux.

— Votre mère est leur prisonnière aussi ? » demanda Morton, sachant à peine ce qu’il disait. — En vérité, oui, à cheval là derrière, comme une mariée, avec cette vieille tête de ministre qu’ils appellent Gabriel Kettledrummle[1]. Du diable s’il n’aurait pas mieux valu qu’il fût dans le fond d’une chaudière ou d’un tambour ! c’est ce que je souhaiterais bien pour ma part. Voyez-vous, nous ne fûmes pas plus tôt chassés des portes de Milnwood, que votre oncle et la femme de charge nous avaient fermées au nez et avaient barricadées derrière nous, comme si nous avions eu la peste, que je dis à ma mère : Comment allons-nous faire maintenant ? le moindre trou, la moindre tanière du pays nous sera interdite à présent que vous avez résisté à la vieille lady, et laissé prendre le jeune Milnwood par les cavaliers. Alors elle me répondit : Ne t’afflige pas, mais ceins-toi pour la grande œuvre du jour, et donne ton témoignage comme un homme sur la montagne du Covenant. — Et alors vous allâtes sûrement à un conventicule ? dit Morton. — Vous allez voir, continua Cuddie. Ne sachant trop que faire, je l’accompagnai chez une vieille bonne femme comme elle, où l’on nous donna de l’eau et des gâteaux d’avoine ; elles dirent bien des prières ennuyeuses, et chantèrent bien des cantiques, et elles me laissèrent aller coucher, car j’étais à moitié mort d’ennui. Eh bien ! elles me firent lever au petit jour, et je vis qu’il fallait aller avec elles, bon gré mal gré, à une grande assemblée de leurs gens aux Miry-Sikes ; et là, notre homme, Gabriel Kettledrummle, s’époumonait en leur criant d’élever leur témoignage, et d’aller à la bataille de Ramoth-Gilead, ou quelque endroit semblable. Oh, monsieur Henri ! vous pouvez m’en croire, le rustre leur prêchait sa doctrine avec une telle force que vous l’auriez entendu à la distance d’un mille sous le vent. Il beuglait comme une vache dans le loaning[2]. Mais me disais-je moi-même, il n’y a pas d’endroit dans ce pays qu’on appelle Ramoth-Gilead, il faut que ce soit quelque partie des marais de l’ouest ; et quand nous serons là, je m’échapperai avec ma mère, car je ne veux pas fourrer mon cou dans un nœud coulant, pas pour tous les Ketlledrummle du pays. Eh bien, » continua Cuddie, qui se soulageait en racontant ses malheurs, sans s’inquiéter beaucoup du degré d’attention que son compagnon prêtait à son récit, « au moment où je m’ennuyais le plus de ne point voir la fin de la prédication, on vint dire que les dragons arrivaient. Les uns couraient, les autres criaient : Debout ! les autres : À bas les Philistins ! Je pressais ma mère de s’en aller avant que les habits rouges arrivassent ; mais il m’eût été aussi difficile de faire marcher notre vieux bœuf de devant sans l’aiguillon. Du diable si elle voulut bouger d’un pas. Eh bien, après tout, le vallon où nous nous trouvions était étroit, le brouillard devenait épais, et sans doute nous aurions échappé aux dragons si nous eussions su retenir notre langue ; mais, comme si le vieux Kettledrummle lui-même n’avait pas fait assez de sabbat pour réveiller les morts, ils se mirent à brailler un psaume que vous auriez entendu de Lanrik ! Enfin, pour abréger une longue histoire, arrive mon jeune lord Evandale, sautant aussi vite que son cheval pouvait trotter, et vingt habits rouges derrière lui. Deux ou trois hommes voulurent se battre absolument, le pistolet d’une main et la bible de l’autre, et ils furent massacrés ; cependant il n’y a pas eu beaucoup de sang répandu, car Evandale criait toujours qu’on nous dispersât, mais qu’on nous laissât la vie. — Et n’avez-vous fait aucune résistance ? » dit Morton, qui sentait probablement qu’à ce moment il lui aurait fallu beaucoup moins de raisons pour lui faire attaquer Evandale. — Non vraiment, reprit Cuddie : je restai toujours devant la vieille femme, et je criais miséricorde pour elle et pour moi ; mais deux des habits rouges arrivèrent, et l’un d’eux allait frapper ma mère avec le plat de son sabre… alors je levai mon bâton sur eux, et je leur dis que je leur en rendrais autant. Eh bien, ils se retournèrent sur moi pour me frapper de leurs sabres, mais je défendis ma tête avec ma main aussi bien qu’il me fut possible, jusqu’à ce que lord Evandale arrivât, et alors je lui criai que j’étais un serviteur de Tillietudlem… vous savez vous-même qu’on a toujours cru qu’il courtisait notre jeune lady… et il me dit de jeter mon bâton, et ainsi ma mère et moi nous nous rendîmes prisonniers. Je pense qu’on nous aurait laissés nous échapper, si Kettledrummle n’avait pas été pris avec nous… Il était monté sur le cheval d’Andrews Wilson, qui avait appartenu long-temps à un dragon ; plus Kettledrummle le pressait pour fuir, plus l’animal entêté se mit à courir vers les dragons dès qu’il les aperçut. Eh bien, quand ma mère et lui se réunirent, ils se mirent à apostropher les soldats à leur manière : « Bâtards de la fille de Babylone ! » étaient les plus douces paroles de leur colère. Ainsi le four s’échauffa encore une fois, et ils nous emmenèrent tous trois avec eux pour nous faire servir d’exemple, ainsi qu’ils le disent. — Quelle oppression infâme et intolérable ! » se dit Morton à lui-même : « voici un pauvre garçon bien paisible, dont le seul motif en se rendant au conventicule était un sentiment de piété filiale, et il est enchaîné comme un voleur et un assassin, et probablement il souffrira la même mort, sans avoir le privilège d’un jugement dans les formes, que nos lois accordent au plus grand malfaiteur ! Être témoin d’une pareille tyrannie, et surtout en souffrir soi-même, suffirait pour faire bouillir le sang de l’esclave le plus soumis. — Sans doute, » dit Cuddie qui avait entendu et compris en partie ce que Morton avait laissé échapper dans son ressentiment, « il n’est pas convenable de mal parler des grands… La vieille lady le disait, et elle avait bien droit de le dire, occupant elle-même un rang élevé ; et vraiment je l’écoutais bien patiemment, car elle nous donnait toujours un coup d’eau-de-vie ou une soupe, ou quelque autre chose ; quand elle nous avait fait une leçon sur nos devoirs. Mais au diable l’eau-de-vie et la soupe ! ces lords d’Édimbourg, avec leurs belles proclamations, ne nous donneraient seulement pas un verre d’eau : ils envoient des cavaliers nous pendre, nous décapiter, et nous traîner à la queue de leurs chevaux ; ils prennent notre bien et notre propriété comme si nous étions des proscrits. Je ne puis dire que je trouve cela aimable. — Il serait étrange que vous le trouvassiez tel, » reprit Morton en réprimant son émotion. — Et ce que j’aime le mieux de tout cela, continua Cuddie, ce sont ces enragés d’habits rouges, qui viennent parmi les filles, et nous enlèvent nos maîtresses. Mon cœur était bien malade quand je passai dans les plaines de Tillietudlem ce matin vers l’heure du déjeuner, et que je vis la fumée sortir du haut de ma cheminée ; je savais que c’était une autre que ma vieille mère qui était assise près du foyer. Mais je crois que mon cœur fut encore plus malade quand je vis cet infernal troupier, Tom Holliday, embrasser Jenny Dennison devant mes yeux. Je ne conçois pas que les femmes aient assez d’impudence pour faire des choses semblables ; mais elles sont toutes pour les habits rouges. Moi-même j’ai pensé un jour à me faire soldat, afin de plaire à Jenny. Cependant je ne veux pas trop non plus la blâmer, car peut-être était-ce pour l’amour de moi qu’elle se laissait ainsi dire des douceurs par Tom. — Pour l’amour de vous ? » dit Morton qui ne pouvait s’empêcher de prendre quelque intérêt à une histoire qui avait une ressemblance si singulière avec la sienne. — Assurément, Milnwood, reprit Cuddie ; car la pauvre fille obtint la permission d’approcher de moi, grâce à ce qu’elle avait parlé avec ce coquin. Maudit soit-il ! Alors elle me souhaita que Dieu me fût en aide, et elle voulut me glisser de l’argent dans la main… c’était certainement toute une moitié de ses gages et de ses profits, car elle a dépensé l’autre moitié en rubans et en perles pour aller nous voir l’autre jour au tir du perroquet. — Et l’avez-vous pris, Cuddie ? dit Morton. — Non vraiment, Milnwood ; j’ai été assez sot pour le refuser. Mon cœur était trop chagrin pour vouloir lui devoir quelque chose, quand j’avais vu ce gueux la flatter et l’embrasser. Mais je m’en repens bien ; car il m’aurait été utile ainsi qu’à ma mère, et elle le dépensera en frivolités. »

Ici il y eut une longue pause. Cuddie était probablement occupé du regret d’avoir rejeté les bontés de sa maîtresse, et Henri Morton à considérer par quels motifs ou à quelle condition miss Bellenden avait réussi à faire intervenir lord Evandale en sa faveur.

« Ne serait-il pas possible, » se disait-il dans son nouvel espoir, « que j’eusse trop précipitamment jugé de son influence sur lord Evandale ? Dois-je la censurer sévèrement, si, consentant à dissimuler pour l’amour de moi, elle a permis au jeune lord d’entretenir des espérances qu’elle n’a nulle envie de réaliser ? Peut-être a-t-elle fait un appel à cette générosité qu’on attribue à lord Evandale, et a-t-elle engagé son honneur à protéger un rival favorisé ? »

Néanmoins, les paroles qu’il avait entendues lui revenaient toujours à l’esprit, et leur aiguillon était semblable à celui d’une vipère.

« Rien qu’elle puisse lui refuser !… Était-il possible de faire une déclaration de prédilection plus étendue ? le langage de l’amour, de celui qui peut s’allier à la modestie virginale, ne pouvait avoir une plus forte expression. Elle est perdue pour moi entièrement, et pour toujours ; et il ne me reste rien maintenant que la vengeance de mes propres injures et de celles qu’on prodigue sans cesse à mon pays. »

Apparemment que Cuddie avait des idées tout à fait analogues, quoique moins épurées ; car il demanda tout à coup à Morton à voix basse : « Serait-ce mal agir que de sortir des mains de ces hommes si l’on pouvait y réussir ? — Pas le moins du monde, dit Morton ; et si l’occasion s’en présentait, soyez persuadé que moi tout le premier je ne la laisserais pas échapper. — Je suis bien aise de vous entendre parler ainsi, dit Cuddie ; je ne suis qu’un pauvre garçon sans esprit, mais je ne puis penser qu’il y aurait du mal à s’échapper par ruse ou par force si l’on trouvait moyen de le faire. Je ne craindrais pas de me battre s’il était nécessaire ; mais notre vieille lady appellerait cela résister à l’autorité royale. — Il n’y a pas d’autorité sur terre à laquelle je ne résistasse, dit Morton, lorsqu’elle envahit tyranniquement mes droits d’homme libre, protégés par la charte ; et je suis décidé à ne pas me laisser injustement traîner en prison ou sur l’échafaud, si je puis m’échapper de leurs mains par adresse ou par force. — Eh bien, c’est justement mon opinion, toujours en supposant que nous en trouvions la possibilité. Mais vous parlez d’une charte : ce sont de ces choses qui n’appartiennent qu’à des personnes semblables à vous, qui êtes un gentilhomme, et il est possible que je n’y aie pas de droits, moi qui ne suis qu’un mercenaire. — La charte dont je vous parle, dit Morton, est pour le moindre Écossais : c’est cet affranchissement des liens et de l’esclavage que réclamait l’apôtre saint Paul, ainsi que vous pouvez le voir dans l’Écriture sainte, et que tout homme né libre doit défendre pour l’amour de lui-même et pour l’amour de ses concitoyens. — Ah ! grand Dieu ! reprit Guddie, il se serait passé bien du temps avant que milady Marguerite ou ma mère eussent découvert dans la Bible une doctrine aussi sage ! La vieille dame disait toujours qu’il faut payer le tribut à César, et ma mère m’étourdissait de son whiggisme. Je me suis perdu tout en écoutant ces deux vieilles bavardes de femmes ; mais si je trouvais un gentilhomme qui voulût me prendre pour son domestique, je suis bien sûr que je deviendrais un tout autre homme ; et j’espère que Votre Honneur penserait à ce que je lui dis, si nous étions une fois hors de cette maison de servitude et que vous me prissiez pour votre valet de chambre. — Mon valet de chambre, Cuddie ? répondit Morton ; hélas, ce serait un triste poste quand même nous serions libres. — Je sais à quoi vous pensez… vous vous dites qu’ayant été élevé au cœur du pays, je vous causerais des disgrâces devant le monde ; mais il est bon que vous sachiez que je me connais aux belles manières ; il n’est rien de ce qu’on peut faire avec les mains que je n’aie appris facilement, excepté lire, écrire, calculer ; mais il n’y en a pas comme moi pour jouer au ballon, et je puis jouer du sabre tout aussi bien que le caporal Inglis. Je lui aurais déjà cassé la tête, s’il n’y avait pas tant de gens à cheval derrière nous… Et puis, vous n’allez pas rester dans le pays ?… » dit-il en s’arrêtant et en s’interrompant. — Il est probable que non, reprit Morton. — Eh bien, je ne m’en inquiète pas le moins du monde. Voyez-vous, je ferais cadeau de ma mère à sa vieille grondeuse de sœur, ma tante Meg, qui demeure dans Gallowgate de Glasgow, et alors j’espère qu’on ne la brûlerait pas comme sorcière, qu’on ne la laisserait pas mourir faute de nourriture, et qu’on ne la pendrait pas comme vieille républicaine ; car on dit que le prévôt a beaucoup d’égards pour les pauvres gens. Et alors vous et moi nous irions chercher fortune, comme les gens dans les vieux contes de Jak le tueur de géants, et Valentin et Orson ; et quand nous reviendrions dans la gaie Écosse, comme dit la chanson, je me remettrais à la charrue, et je ferais de tels sillons dans les bonnes terres de Milnwood, que leur vue seule ferait autant de plaisir qu’une pinte de bon vin. — Je crains, dit Morton, qu’il n’y ait bien peu de chance, mon bon ami Cuddie, que nous reprenions nos anciennes occupations. — Comment, monsieur… comment ! reprit Cuddie. Il est toujours bon de se tenir le cœur ferme et joyeux… On a vu des navires bien avariés arrivés au port… Mais qu’est-ce que j’entends ? Que je meure, si ma vieille mère ne s’est pas remise en train de prêcher ! Je connais bien le son de sa voix : il est tout comme celui du vent qui souffle dans l’espace ; et voilà Kettledrummle qui se remet à l’ouvrage aussi… Bon Dieu ! si les soldats se fâchent, ils les tueront, et nous aussi de compagnie !

Leur conversation fut interrompue par un bourdonnement derrière eux, dans lequel la voix du prédicateur envoyait, conjointement avec celle de la vieille femme, des sous semblables à ceux des notes d’un basson, mêlées au râclement d’un violon fêlé. D’abord, les deux vieilles victimes s’étaient contentées de s’adresser leurs condoléances, et d’exprimer à voix basse leur indignation ; mais le sentiment de leurs injures devint plus vif à mesure qu’ils se les communiquaient, et enfin il leur fut impossible de réprimer leur courroux.

« Malheur, malheur, trois fois malheur à vous, persécuteurs violents et sanguinaires ! s’écria le révérend Gabriel Kettledrummle… malheur, trois fois malheur à vous, même au jour où l’on rompra le grand sceau, où la trompette sonnera et où l’on videra les urnes ! — Oui… oui… un sombre avenir les attend, et ils ne se trouveront plus sous le vent au grand jour ! » répéta la haute-contre aiguë de Mause qui semblait faire le refrain d’une chanson. — Je vous dis, continua l’homme de Dieu, que vos alignements, vos cavalcades… les hennissements et les courbettes de vos coursiers… vos cruautés sanguinaires, inhumaines et barbares… vos systèmes pour engourdir, étourdir et corrompre la conscience de pauvres créatures par des serments impies et contradictoires, se sont élevés de la terre vers le ciel comme un cri hideux de parjure qui doit hâter la colère à venir… Oh ! oh ! oh ! — Et je dis, » s’écria Mause du même ton et presque en même temps, « qu’avec mon souffle de vieillesse, et qui est bien cassé par l’asthme et ce trot brusque… Que le diable les fasse donc galoper, dit Cuddie, quand ce ne serait que pour lui faire retenir sa langue ! » — Avec ce souffle de vieillesse, continua Mause, je témoignerai contre l’apostasie, les défections, les défalcations et le relâchement de ce pays… contre les griefs et les causes de courroux ! — Paix, je t’en prie, paix ! bonne femme, » dit le prédicateur qui venait de se remettre d’une violente quinte de toux, et qui voyait que le souffle plus solide de Mause l’emportait sur son propre anathème ; « paix ! et n’ôte pas la parole à un serviteur de l’autel… Je dis que j’élève ma voix et que je vous annonce qu’avant que la pièce soit jouée… oui, même avant ; que ce soleil soit descendu, vous apprendrez que ni un Judas, exaspéré comme votre Sharpe, qui est allé où il méritait d’être envoyé ; ni un Holopherne sacrilège, comme votre sanguinaire Claverhouse ; ni un ambitieux Diotrèphes, comme ce jeune Evandale ; ni un Demas envieux et mondain, comme celui qu’ils appellent le sergent Bothwell, qui s’approprie tout l’argent et la farine de chacun ; ni vos carabines, ni vos pistolets, ni vos sabres, ni vos chevaux, ni vos selles, ni vos brides, ni vos ceintures, ni vos muselières, ni vos martingales, ne résisteront aux flèches aiguisées pour vous, et aux arcs tendus contre vous ! — Quant à cela, je suis bien sûre que non, répéta Mause ; ils sont tous des réprouvés… des balais de destruction, qui ne sont bons qu’à être jetés au feu quand ils ont balayé l’ordure du temple… des fouets, de petites cordes nouées pour châtier ceux qui aiment leur bien et leur bonheur terrestre plus que la croix du covenant ; mais quand ils ont fait leur besogne, ils ne servent qu’à faire des courroies pour les sabots du diable. — Que le diable m’emporte ! » dit Cuddie en s’adressant à Morton, « si je ne trouve pas que notre mère prêche aussi bien que le ministre !… C’est dommage qu’il soit enroué, car la toux lui arrive tout juste quand il en est au plus curieux, et la longue harangue qu’il a faite ce matin lui est bien contraire… Du diable si je ne souhaiterais pas qu’il criât plus fort qu’elle, afin de la faire taire, car alors il serait seul pour répondre de tout… Heureusement que la route est pierreuse et que le bruit des pieds des chevaux empêche les cavaliers d’entendre ce qu’ils disent ; mais que nous arrivions sur une terre battue et nous aurons des nouvelles de tout ceci. »

Les conjectures de Cuddie n’étaient que trop vraies. Les paroles des prisonniers n’avaient guère été entendues tant qu’elles avaient été couvertes par le bruit des pieds des chevaux sur un chemin inégal et pierreux ; mais alors ils entraient dans les terres marécageuses, où la prédication des deux zélés captifs n’avait plus cet accompagnement ; et par conséquent, dès que leurs chevaux eurent commencé à fouler la bruyère et la verdure, Gabriel Kettledrummle éleva encore la voix en disant : « Ainsi s’élève ma voix comme celle du pélican dans le désert… — Et moi, disait Mause, comme le moineau sur le toit de la maison… — Holà, ho, s’écria le caporal à l’arrière-garde, « bridez vos langues ; que le diable les brûle, ou j’y accrocherai une martingale. — Je n’obéirai pas aux ordres des profanes, dit Gabriel. — Ni moi non plus, dit Mause, à la requête d’un tesson de terre, quand il serait peint aussi rouge qu’une brique de la tour de Babel, et qu’il s’appellerait un caporal. — Holliday, s’écria le caporal, tu n’aurais pas un bâillon sur toi, mon homme ?… il faut que nous arrêtions leurs langues, de peur d’en être assourdis. » Avant qu’on eût eu le temps de lui répondre, ou qu’on eût pu exécuter la menace du caporal, un dragon vint au galop au-devant du sergent Bothwell, qui devançait de beaucoup sa petite troupe. Après avoir reçu les ordres qu’on lui apportait, Bothwell retourna vers sa troupe, lui ordonna de serrer les rangs, de doubler le pas, et d’avancer en silence et avec précaution, attendu qu’ils seraient bientôt en présence de l’ennemi.



  1. Mot qui littéralement signifie cymbale ; séparément kettle veut dire chaudière, et drum, tambour. L’interlocuteur joue ici sur un mot. a. m.
  2. Endroit où l’on trait les vaches en Écosse. a. m.