Le Vieillard des tombeaux/20

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 203-209).



CHAPITRE XX.

préparatifs de défense.


Le geste libre, l’esprit bien calme, il se rendait à cheval au nord de la plaine. Qu’il soit au milieu de la plus terrible bataille, ou qu’il soit vainqueur, son regard est le même.
Hardyksute.


Le colonel Graham de Claverhouse rejoignit la famille assemblée dans la salle de la tour, avec la même sérénité et la même politesse qui le distinguaient le matin. Il avait eu la délicate attention de faire disparaître le désordre de ses vêtements, et d’effacer de ses mains et de son visage le sang et la poussière ; enfin, tout son extérieur était aussi calme que s’il venait d’une promenade du matin.

« Je suis affligée, colonel Graham, » dit la vénérable dame, tandis que les larmes coulaient le long de ses joues, « profondément affligée. — Et moi aussi, ma chère lady Marguerite, reprit Claverhouse, car ce malheur va rendre votre séjour à Tillietudlem dangereux pour vous ; votre récente hospitalité envers les troupes du roi, votre loyauté bien connue, peuvent vous être extrêmement nuisibles ; et je venais ici principalement pour vous prier, ainsi que miss Bellenden, d’accepter mon escorte, si vous ne dédaignez pas celle d’un pauvre fuyard, jusqu’à Glasgow, d’où je vous ferai conduire en sûreté, à votre choix, au château d’Édimbourg ou à celui de Dumbarton. — Je vous suis fort obligée, colonel Graham, reprit lady Marguerite ; mais mon frère, le major Bellenden, a pris sur lui le soin de défendre cette maison contre les rebelles ; et s’il plaît à Dieu, ils ne chasseront jamais Marguerite Bellenden de son propre château, tant qu’il se trouvera un brave disposé à la défendre. — Est-il vrai que le major Bellenden entreprendra cette tâche ? » dit précipitamment Claverhouse, tandis qu’un éclair de joie partit de son œil noir en jetant un regard sur le vétéran. « Mais pourquoi en douterais-je ? ceci s’accorde avec le reste de sa vie… En avez-vous les moyens, major ? — Tout, hormis les hommes et les provisions, dont nous sommes mal fournis, répondit le major. — Quant à des hommes, dit Claverhouse, je vous laisserai quinze à vingt drôles qui tiendraient sur la brèche contre le diable en personne. Vous nous rendrez le plus grand service si vous pouvez défendre cette place pendant huit jours, et d’ici là nous viendrons sûrement vous relever. — Je vous en réponds pour ce temps, colonel, reprit le major, si vous me laissez vingt-cinq bons soldats et des munitions, quand la faim devrait nous faire ronger la semelle de nos souliers ; mais j’espère que nous trouverons des provisions dans le pays. — Colonel Graham, si j’osais vous faire une demande, dit lady Marguerite, je vous supplierais de nous donner le sergent Francis Stuart pour commander les troupes auxiliaires que vous avez la bonté d’ajouter à notre garnison : cela lui donnera droit à un avancement : sa noble naissance m’engage à lui porter intérêt. — Les guerres du sergent sont finies, madame, dit Graham d’un ton calme, et il n’a plus besoin maintenant de l’avancement que peut offrir un maître terrestre. — Pardonnez-moi, » dit le major Bellenden en prenant Claverhouse par le bras, et en l’emmenant loin des dames, « mais je suis inquiet pour mes amis, je crains bien que vous n’ayez fait d’autres pertes plus importantes. Je remarque que l’étendard est porté par un autre officier que votre neveu. — Vous avez raison, major Bellenden, » répondit Claverhouse avec fermeté, « mon neveu n’est plus. Il est mort en faisant son devoir, ainsi qu’il convenait. — Grand Dieu ! s’écria le major, quel malheur !… ce jeune homme si beau, si brave, si plein de feu ! — Il était effectivement tout ce que vous dites, reprit Claverhouse ; le pauvre Richard était pour moi un fils, la prunelle de mes yeux, et mon héritier ; mais il est mort en faisant son devoir ; et moi… moi… major Bellenden, » ajouta-t-il en serrant fortement la main du major, « je vis pour le venger. — Colonel Graham, » dit le vétéran d’un ton affectueux, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes, « je suis fort aise de vous voir supporter ce malheur avec tant de courage. — Je ne songe pas à moi seul, reprit Claverhouse, quoique puisse dire le monde ; je ne suis égoïste ni dans mes espérances, ni dans mes craintes, ni dans ma joie, ni dans mon chagrin. Je n’ai pas été sévère, avide, ambitieux dans mon intérêt personnel. Le service de mon maître et le bien de mon pays m’ont seuls guidé. J’ai peut-être poussé la sévérité jusqu’à la cruauté ; mais j’ai fait ce que je croyais le mieux, et maintenant je ne veux pas plus m’attendrir sur mes afflictions que je n’ai été sensible à celles des autres. — Je suis étonné du courage que vous montrez en de si pénibles circonstances, poursuivit le major. — Oui, reprit Claverhouse, mes ennemis dans le conseil rejetteront ce malheur sur moi… je méprise leurs accusations. Ils me calomnieront auprès de mon souverain… je saurai repousser leurs calomnies… L’ennemi public se réjouira de ma fuite… le temps viendra où je lui prouverai qu’il s’est réjoui trop tôt. Ce jeune homme qui a péri se trouvait placé entre un parent avide et mon héritage, car vous savez que mon mariage a été stérile ; mais, que la paix soit avec lui ! le pays peut mieux se passer de James Graham que de votre ami lord Evandale, qui, après avoir montré beaucoup de valeur, a, je le crains bien, succombé aussi. — Quelle fatale journée ! s’écria le major. On m’a fait un rapport de tout ceci, puis on l’a contredit ; on ajoutait que l’impétuosité de ce pauvre jeune lord avait causé la perte de cette malheureuse bataille. — Non pas, major, dit Graham ; que ceux qui ont survécu portent le blâme, s’il y en a, et que les lauriers fleurissent dans toute leur gloire sur le tombeau des braves. Je ne puis cependant affirmer la mort de lord Evandale ; mais je crains bien qu’il ne soit ou tué ou prisonnier. Quoi qu’il en soit, il était hors de la mêlée la dernière fois que nous nous parlâmes. Nous étions sur le point de quitter le champ de bataille avec une arrière-garde de vingt hommes au plus : le reste du régiment était dispersé. — Ils se sont ralliés, » dit le major en regardant par la fenêtre d’où il voyait les dragons qui donnaient à manger à leurs chevaux et se rafraîchissant près du ruisseau. — Oui, reprit Claverhouse, mes coquins étaient peu tentés de déserter, ou de rester en arrière plus qu’ils n’y avaient été poussés par leur première frayeur. Il y a peu d’amitié et de courtoisie entre eux et les paysans de ces contrées ; chaque village qu’ils traversent est prêt à se soulever contre eux, de sorte que les drôles sont repoussés vers leur drapeau par la terreur bien naturelle que leur inspirent les broches, les piques, les fourches et les manches à balai… Mais parlons un peu de nos plans et de nos besoins, ainsi que de nos moyens de correspondance. À vous dire vrai, je doute que je puisse rester longtemps à Glasgow, même quand j’aurai rejoint milord Ross ; car le succès passager et accidentel de ces fanatiques fera soulever tous les comtés de l’ouest. »

Ils discutèrent alors les moyens de défense du major Bellenden, et convinrent d’un plan de correspondance, au cas où l’insurrection deviendrait générale, comme ils s’y attendaient. Claverhouse répéta son offre de conduire les dames en lieu de sûreté ; mais, toutes choses mûrement considérées, le major pensa qu’elles étaient aussi bien au château de Tillietudlem.

Le colonel prit alors congé de lady Marguerite et de miss Bellenden, les assurant que, quoiqu’il fut obligé de les quitter dans des circonstances aussi dangereuses, néanmoins, dès qu’il en aurait les moyens, il rachèterait sa réputation de bon et vrai chevalier, et qu’elles pouvaient être assurées de recevoir promptement de ses nouvelles ou de le revoir bientôt.

Remplie de doutes et de frayeur, lady Marguerite était peu en état de répondre convenablement à une promesse qui s’accordait si bien avec ses sentiments ; elle se contenta de dire adieu à Claverhouse, et de le remercier des secours qu’il avait promis de leur laisser. Édith brûlait d’impatience de s’informer du sort de Henri Morton, mais elle ne put trouver aucun prétexte : elle espéra seulement qu’il avait fait le sujet d’une partie de la longue conversation que son oncle avait eue en particulier avec Claverhouse. Néanmoins elle se trompait ; car le vieux cavalier était si occupé des devoirs de son service, qu’il avait à peine adressé un seul mot à Claverhouse qui ne concernât pas le service militaire, et probablement il se fût montré aussi indifférent, se fût-il agi du sort de son fils au lieu de celui de son ami.

Claverhouse descendit de la colline sur laquelle était bâtie la tour, afin de remettre sa troupe en marche, et le major Bellenden l’accompagna pour recevoir le détachement qui devait rester au château. « Je vous laisserai Inglis, dit Claverhouse ; car, dans la situation où je suis, je ne puis me passer d’aucun de mes officiers. Tout ce que nous pouvons faire, par nos efforts réunis, c’est de tenir nos hommes en bon ordre. Mais si quelqu’un de nos officiers absents reparaissait, je vous autorise à le retenir ici ; car mes drôles ont peine à se soumettre à une autre autorité que la mienne. »

Lorsque ses soldats eurent pris leurs rangs, Claverhouse en appela seize par leurs noms, et les remit au commandement du caporal Inglis, qu’il fit sergent sur le lieu même.

« Écoutez-moi, » leur dit-il en les quittant, « je vous laisse pour défendre la maison d’une dame, et sous les ordres de son frère, le major Bellenden, fidèle serviteur du roi. Vous vous conduirez bravement, sobrement, régulièrement et avec obéissance, et à mon retour chacun sera bien récompensé ; en cas de mutinerie, de lâcheté, de négligence dans vos devoirs, ou du moindre excès, le maréchal prévôt et la corde en feront justice. Vous savez que je n’oublie ni de punir ni de récompenser. »

Il porta la main à son chapeau pour leur dire adieu, et serra cordialement celle du major Bellenden.

« Adieu, dit-il, mon vieil et brave ami ! que le bonheur soit avec vous, et un meilleur temps viendra pour nous deux. »

Grâce aux efforts du major Allan, les escadrons s’étaient reformés ; et quoique leurs habits fussent moins brillants et couverts de boue, ces hommes avaient un air plus martial et plus régulier en quittant pour la seconde fois la tour de Tillietudlem que quand ils y étaient arrivés après leur déroute.

Le major Bellenden, abandonné maintenant à ses propres ressources, fit partir plusieurs vedettes, soit pour obtenir des provisions, et surtout de la farine d’avoine, soit pour reconnaître les mouvements de l’ennemi. Toutes les nouvelles semblaient prouver que les insurgés avaient intention de passer la nuit sur le champ de bataille. Mais eux aussi avaient fait partir leurs détachements et leurs gardes avancées pour recueillir des provisions, et les fermiers n’étaient pas peu embarrassés en recevant des ordres contraires, ici au nom du roi, là au nom de l’Église ; l’un leur ordonnant d’envoyer des provisions au château de Tillietudlem, l’autre leur enjoignant d’en faire parvenir au camp des pieux partisans de la vraie religion, qui étaient maintenant sous les armes pour la réforme et le covenant, à Drumclog, près de Loudon-Hill. Chaque ordre se terminait par la menace de mort ou d’incendie, s’ils ne s’empressaient d’y répondre ; car ni l’un ni l’autre des partis ne se fiait assez à la loyauté ou au zèle de ceux à qui l’on s’adressait, pour s’attendre à les voir se séparer de leur bien à d’autres conditions : de sorte que les pauvres gens ne savaient plus de quel côté se tourner ; et en effet, plus d’un ménagea les deux partis.

" Ces temps funestes feront tourner la tête au plus sage, dit Niel Blane, l’hôte prudent de la taverne ; « mais j’ai toujours soin de conserver mon sang-froid. Jenny, combien y a-t-il de farine d’avoine dans la grande caisse ? — Quatre boisseaux de farine d’avoine, deux boisseaux d’orge, et deux de pois, répondit Jenny. — C’est bien, ma chère, » continua Niel Blane en soupirant profondément ; « que Bauldy conduise le pois et la farine d’orge au camp de Drumclog. Il est républicain, et était le garçon de charrue de notre défunte ménagère. Les gâteaux d’orge conviendront bien à leurs estomacs grossiers. Il faut qu’il dise que c’est la dernière once de farine qu’il y a dans la maison, ou s’il répugne à dire un mensonge, ce qui ne serait pas raisonnable quand il s’agit de l’intérêt de son maître, il faut qu’il attende que Duncan Glen, le vieil ivrogne de cavalier, soit revenu de Tillietudlem, où il est allé porter la farine d’avoine et offrir mes services à milady et au major, si bien qu’il ne m’en restera pas de quoi faire ma bouillie. Si Duncan se tire bien d’affaire, je lui donnerai une tasse de whisky qui fera sortir une flamme bleue de sa bouche. — Et que faudra-t-il que nous mangions nous-mêmes, mon père, demanda Jenny, quand nous aurons envoyé toute la farine d’avoine qui est dans le coffre et dans la grande caisse ? — Il faudra que nous mangions pendant un temps de la farine de froment, » dit Niel d’un ton de résignation ; ce n’est pas une mauvaise nourriture, quoiqu’elle soit loin d’être aussi saine et aussi agréable pour un estomac écossais que la vraie farine d’avoine : les Anglais s’en nourrissent ; et certes leurs estomacs gloutons ne trouvent rien de meilleur. »

Tandis que les hommes prudents et paisibles cherchaient, comme Niel Blane, à se ménager entre les deux camps, les plus fanatiques commençaient à prendre les armes de tous côtés. Les royalistes n’étaient pas nombreux, mais ils étaient respectables par leur fortune et par leur influence, étant presque tous des propriétaires d’ancien lignage, qui avec leurs frères, cousins et dépendants depuis la neuvième génération, ainsi que leurs domestiques, formaient une espèce de milice capable de défendre leurs maisons contre les corps détachés des insurgés, de résister à toutes leurs réquisitions, et d’intercepter les convois qui pourraient être envoyés au camp presbytérien. La nouvelle que la tour de Tillietudlem était en état de défense inspirait beaucoup de courage à ces volontaires féodaux, qui la considéraient comme une forteresse où ils se réfugieraient s’il leur devenait impossible de soutenir la guerre partielle dans laquelle ils allaient s’engager.

D’une autre part les villes, les villages, les fermiers et les petits propriétaires, envoyaient de nombreuses recrues au camp presbytérien. Ces hommes étaient ceux qui avaient le plus souffert de l’oppression. Leurs esprits étaient aigris et poussés au désespoir par les contributions qui leur étaient imposées et les cruautés qu’ils avaient souffertes, et quoiqu’ils ne fussent nullement d’accord entre eux sur le but de cette insurrection formidable, ou sur les moyens d’en atteindre le but, la plupart la considéraient comme une voie que le ciel leur offrait pour obtenir la liberté de conscience dont ils étaient privés depuis long-temps, et pour secouer le joug d’une tyrannie qui paralysait le corps et l’âme. Un grand nombre de ces hommes prit donc les armes, et, selon la devise du temps et du parti, se prépara à unir son sort à celui des vainqueurs de Loudon-Hill.