Le Vieillard des tombeaux/33

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 306-314).




CHAPITRE XXXIII.

la délivrance.


Il demande au ciel le cœur du lion, l’âme du tigre et leur férocité.
Fletcher.


Le soir était venu, et depuis deux heures Morton et son fidèle serviteur n’avaient vu aucun de leurs infortunés compagnons, quand ils atteignirent une bruyère et aperçurent une grande ferme isolée, située à l’entrée d’une ravine sauvage et loin de toute autre habitation.

« Nos chevaux, dit Morton, ne peuvent nous mener plus loin, sans avoir pris un peu de repos et quelque nourriture : il faut tâcher d’obtenir l’un et l’autre ici. »

En parlant ainsi, il s’approcha de la maison. Tout annonçait qu’elle était habitée. Une fumée épaisse sortait de la cheminée, et on voyait autour de la porte la trace récente des pas de plusieurs chevaux. Ils entendirent des voix humaines dans la maison ; mais toutes les fenêtres étaient soigneusement fermées, et quand ils frappèrent à la porte on ne leur répondit point. Après avoir vainement demandé, supplié même qu’on leur ouvrît, ils allèrent vers une écurie ou un hangar, dans l’intention d’y mettre leurs chevaux avant d’aviser aux moyens de se faire ouvrir la porte ; ils y trouvèrent dix ou douze chevaux dont l’air de fatigue, les selles et l’équipement militaire fort en désordre, montraient assez que leurs maîtres étaient des insurgés fugitifs aussi bien qu’eux-mêmes.

« Cette rencontre est de bon augure, dit Cuddie ; nous aurons ici un morceau de bœuf à manger, cela est certain, car voici une peau qui était encore sur le dos de l’animal il n’y a pas une demi-heure ; elle est encore chaude. »

Encouragés par ces apparences, ils retournèrent à la maison, en s’annonçant comme des membres du même parti que ceux qui s’y trouvaient, et ils demandèrent à grands cris à être reçus.

Après un long et obstiné silence, une voix lugubre répondit par la fenêtre : « Qui que vous soyez, ne troublez pas ceux qui, pleurant sur la désolation et la captivité du peuple, recherchent les causes de la colère divine et de la trahison, afin que les pierres d’achoppement contre lesquelles nous nous sommes heurtés soient écartées de notre chemin. — Ce sont des whigs enragés de l’ouest, » dit Cuddie à son maître d’une voix basse ; « je les reconnais à leur langage. Je ne saurais me résoudre à entrer dans la compagnie de ces gens-là. »

Morton n’en continua pas moins à s’adresser à ceux qui occupaient la maison et à leur demander asile. Ses prières n’étant point écoutées, il força un des contrevents, poussa brusquement la fenêtre qui n’était pas très-solide, et sauta dans la vaste cuisine d’où la voix était sortie. Cuddie le suivit, murmurant entre ses dents, tout en avançant la tête par la croisée, qu’il espérait bien qu’il n’y avait pas de marmite de soupe bouillante sur le feu. Le maître et le valet se trouvèrent donc alors dans la compagnie de dix ou douze hommes armés, rangés en demi-cercle autour du feu sur lequel cuisait leur souper, et occupés, en apparence du moins, de leurs dévotions.

À la sombre lueur du foyer qui se reflétait sur leurs visages, Morton reconnut plusieurs de ces fanatiques qui s’étaient le plus distingués par leur opposition intempestive à toutes les mesures modérées, et avec eux leurs chefs avoués, le fougueux Éphraïm Macbriar et l’insensé Habakkuk Mucklewrath. Les caméroniens n’adressèrent ni un geste ni une parole de bienvenue à leurs frères d’infortune ; ils continuèrent d’écouter la prière que Macbriar récitait à voix basse pour que le Tout-Puissant levât les mains sur son peuple et qu’il ne l’anéantît pas au jour de la colère. Ils ne paraissaient s’apercevoir qu’ils étaient instruits de la présence de leurs hôtes que par les regards d’indignation qu’ils leur lançaient.

Morton, voyant qu’il s’était introduit dans une société fort mal disposée pour lui, songea à la retraite. Mais, en tournant la tête, il s’aperçut non sans alarme que deux hommes vigoureux se tenaient en silence à côté de la fenêtre par laquelle il était entré. Une de ces sentinelles de mauvais augure dit tout bas à Cuddie : « Fils de la sainte femme Mause Headrigg, ne cause pas ta ruine en restant plus long-temps avec ce fils de la trahison et de la perfidie… Continue ta route, car le vengeur du sang est derrière toi. »

En même temps il lui montra la fenêtre, par laquelle Cuddie sauta sans hésitation : car l’avis qu’il venait de recevoir signifiait clairement qu’en restant il eût couru quelque danger.

« Les fenêtres me portent malheur : » telle fut sa première réflexion quand il se trouva en plein air ; la seconde fut relative au sort qui attendait son maître. « Ils vont le tuer, les féroces assassins, et ils croiront avoir fait une bonne œuvre. Il faut que je retourne à Hamilton : je trouverai sans doute quelques-uns de nos gens, et je les amènerai ici assez à temps pour le secourir. »

En parlant ainsi, Cuddie entra dans l’écurie, sella le meilleur cheval qu’il pût trouver, car le sien était épuisé de fatigue, et prit au galop la route d’Hamilton.

Le bruit des pas de ce cheval troubla un instant les fanatiques dans leur dévotion. Mais bientôt il cessa de se faire entendre ; et Macbriar ayant achevé sa prière, ses auditeurs quittèrent leur posture inclinée, levèrent sur Morton leurs yeux que jusque-là ils avaient tenus baissés, et lui lancèrent de sombres regards.

« Vous me faites un singulier accueil, messieurs, leur dit-il. Je ne sais en quoi je puis l’avoir mérité. — Malédiction sur toi ! malédiction sur toi ! » s’écria Mucklewrath en se levant brusquement. « La parole que tu as méprisée deviendra un roc pour t’écraser et t’anéantir : la lance que tu voudrais avoir brisée te percera le sein : nous avons prié, nous avons gémi, nous avons demandé au ciel de nous envoyer une victime à offrir en holocauste afin d’expier les péchés de la congrégation ; et voilà que la tête même du coupable est remise entre nos mains. Il s’est introduit par la fenêtre comme un voleur ; c’est un bélier trouvé dans le bois, dont le sang sera une offrande agréable pour racheter l’Église de la vengeance, et ce lieu sera à l’avenir appelé Jehovah Jirah, car le sacrifice est résolu. Allons, liez la victime avec des cordes aux coins de l’autel. »

Il se fit un mouvement parmi ces hommes, et Morton, en ce moment, regrettait bien la précipitation imprudente avec laquelle il s’était aventuré dans leur compagnie. Il avait pour toute arme son épée, ses pistolets étant restés à l’arçon de sa selle ; et comme les whigs étaient tous munis d’armes à feu, il ne pouvait guère espérer de pouvoir leur résister avec succès. Cependant l’intercession de Macbriar le sauva pour un moment.

« Attendez encore un moment, mes frères ; ne tirons pas le glaive avec précipitation, de peur que le sang innocent ne retombe sur nos têtes !… Approche, » dit-il en s’adressant à Morton, « nous compterons avec toi avant de venger la cause que tu as trahie. Ne t’es-tu pas, dans toutes les assemblées de l’armée, montré sourd comme la pierre à la parole de vérité ? » — Oui, oui, » murmurèrent d’une voix sombre les assistants. — Il a toujours conseillé la paix avec les mécréants, dit l’un. — Et plaidé pour le noir et abominable crime de l’indulgence, dit un autre. — Et il aurait voulu livrer l’armée aux mains de Montmouth, ajouta un troisième. Il a été l’un des premiers à abandonner l’honnête et brave Burley quand il défendait encore le passage. Je l’ai vu dans la plaine, les flancs de son cheval ensanglantés par l’éperon, long-temps avant que le feu eût cessé près du pont. — Messieurs, dit Morton, si vous avez résolu de m’intimider par vos clameurs et de me condamner sans m’entendre, cela est peut-être en votre pouvoir ; mais vous répondrez de ce meurtre devant Dieu et devant les hommes. »

De nouveaux murmures accueillirent cette réponse.

« Écoutez ce jeune homme, je vous le dis, reprit Macbriar ; car le ciel sait que nos entrailles se sont émues de compassion sur lui : nous voudrions qu’il pût apprendre à connaître la vérité et à employer ses forces pour la défendre. Mais il est aveuglé par ses connaissances mondaines, et il a dédaigné la lumière quand elle brillait devant lui. »

Morton ayant obtenu silence, leur expliqua les motifs qu’il avait eus pour conseiller de traiter avec Montmouth, et ce qui s’était passé dans leur courte entrevue ; enfin il leur fit voir la part active qu’il avait prise au combat.

« Je ne puis, messieurs, » dit-il en terminant cette apologie, « convenir, comme vous le prétendez, que j’aie voulu tyranniser les consciences ; car personne ne tient plus que moi à assurer notre légitime liberté. Je n’ai pas besoin non plus de prouver que si les autres avaient été de mon avis dans le conseil, ou s’étaient tenus à mon côté dans le combat, notre armée, au lieu d’être défaite et dispersée, aurait obtenu aujourd’hui une utile et honorable paix, ou se serait signalée par une victoire décisive. » — Il a dit le mot, s’écria un des assaillants ; il a avoué ses vues personnelles et charnelles et son érastianisme ! Qu’il meure d’une mort exemplaire ! — Paix ! dit Macbriar ; je veux l’interroger encore… N’est-ce pas grâce à toi que le réprouvé Evandale a échappe deux fois à la mort et à la captivité ? N’est-ce pas par toi que Miles Bellenden et sa garnison de coupe-gorges ont échappé au tranchant du glaive ? — Je suis fier de ces actions que vous semblez me reprocher comme des crimes, répondit Morton. — Vous l’entendez ! s’écria Macbriar ; sa bouche l’a dit une seconde fois… Et n’est-ce pas par amour pour une femme madianite, un des enfants du prélatisme, un appât trompeur qui sert d’amorce au piège dressé par l’ennemi, n’est-ce pas pour l’amour d’Édith Bellenden que tu t’es rendu coupable ? — Vous êtes incapable, répondit fièrement Morton, d’apprécier mes sentiments pour cette jeune dame ; mais tout ce que j’ai fait, je l’aurais fait quand même elle n’eût jamais existé. — Tu es un rebelle endurci à la vérité, » dit un autre homme au visage sombre. « Mais en sauvant la vieille Marguerite Bellenden et sa petite-fille, ton but n’était-il pas de faire avorter les sages projets de John Balfour de Burley, qui avait déterminé Basile Olifant à se mettre en campagne en lui assurant la propriété des biens terrestres de ces femmes ? — Je n’ai jamais entendu parler d’un tel projet, par conséquent je ne pouvais vouloir m’y opposer. Mais votre religion vous permet-elle d’employer des moyens aussi peu honnêtes, aussi immoraux, pour vous faire des partisans ? — Paix ! » dit Macbriar un peu déconcerté ; » ce n’est pas à toi d’instruire les directeurs des consciences, ni d’interpréter les obligations du Covenant. Au surplus, tu as avoué assez de péchés et de criminelles trahisons pour attirer la défaite sur une armée, fût-elle aussi nombreuse que les grains de sable qui sont sur le bord de la mer ; et voici notre jugement : Nous ne sommes pas libres de ne pas t’ôter la vie, car la Providence t’a livré dans nos mains quand nous disions avec le pieux Josué : Pourquoi Israël a-t-il tourné le dos devant ses ennemis ? C’est alors que tu es arrivé au milieu de nous, comme envoyé par le Très-Haut, pour subir le châtiment que mérite celui qui a porté le désordre dans Israël. Écoute donc bien mes paroles : c’est aujourd’hui le sabbat, et notre main ne se lèvera pas sur toi pour répandre ton sang dans un tel jour ; mais quand minuit sonnera, ce sera ta dernière heure. Prépare-toi donc au dernier jugement, car le temps passe rapidement. Mes frères, saisissez le prisonnier et ôtez lui ses armes. »

Cet ordre fut donné si inopinément, et si promptement exécuté par ceux qui peu à peu s’étaient approchés de Morton et l’avaient environné, qu’il fut saisi, désarmé, et qu’on lui passa une sangle de cheval autour des bras avant qu’il pût faire aucune résistance. Il se fit alors un morne et profond silence ; les fanatiques se rangèrent autour d’une table de chêne, et placèrent au milieu d’eux Morton chargé de chaînes, en face de l’horloge qui mesurait le temps qui lui restait à vivre. On servit le souper sur la table, et ils en offrirent une part à leur prisonnier ; mais on croira sans peine qu’en ce moment il avait peu d’appétit. Le repas achevé, les puritains se remirent en prières. Macbriar, chez qui son fanatisme féroce n’étouffait peut-être pas tout sentiment d’humanité et de miséricorde, adressa une prière à la Divinité pour lui demander un témoignage visible que le sanglant sacrifice qui se préparait lui était agréable. Les yeux et les oreilles de ses auditeurs épiaient tout ce qui pouvait être interprété comme signe d’approbation, et de temps à autre leurs sombres regards se tournaient sur le cadran pour voir les progrès que faisait l’aiguille vers l’heure fixée pour l’exécution.

L’œil de Morton prenait souvent la même direction, et il réfléchissait tristement que sa vie ne se prolongerait pas au-delà du temps que l’aiguille mettrait à parcourir la petite partie du cadran avant d’arriver à l’heure fatale. Su confiance religieuse, l’inébranlable fermeté de ses principes d’honneur, la conscience de son innocence, lui donnèrent la force de passer cet intervalle terrible avec moins d’agitation qu’il ne s’y serait attendu si cette situation affreuse lui eut été prédite. Cependant il n’était pas soutenu par ce sentiment qui inspire tant de résolution et d’intrépidité, le sentiment de ses droits légitimes et naturels, qui lui avait été d’un si puissant secours lorsqu’il se trouvait au pouvoir de Claverhouse. Alors il savait que, parmi les spectateurs, il en était beaucoup qui plaignaient son sort, et quelques-uns qui approuvaient sa conduite. Mais maintenant, à la merci de ces sombres fanatiques prêts à contempler son exécution non-seulement avec indifférence, mais avec triomphe ; sans un ami pour lui adresser un mot de sympathie ou d’encouragement ; attendant que l’épée destinée à le frapper sortît lentement du fourreau ; condamné à boire goutte à goutte la coupe amère de la mort, il n’est pas étonnant qu’il fût moins calme que dans un danger précédent. Ceux qui dans un moment allaient se constituer ses bourreaux lui apparaissaient comme des spectres, tels qu’en croit voir un homme dans le délire de la fièvre ; leurs figures devenaient plus grandes, leurs physionomies plus affreuses ; et comme son imagination troublée effaçait à ses yeux la réalité des objets, il se croyait entouré plutôt par une bande de démons que par des êtres humains. Il lui semblait que le sang dégouttait des murs, et le léger bruit de l’horloge produisait sur son oreille une impression aussi distincte et aussi pénible que si chacun de ses mouvements eût été un coup de poignard.

Ce fut avec douleur qu’il sentit son esprit chanceler sur les limites de l’autre monde ; il fit un violent effort pour se recueillir et se livrer à des méditations religieuses ; mais incapable, durant cette terrible lutte de la nature, d’exprimer ses propres sentiments avec des paroles convenables, il eut recours, comme à son insu, à une prière pour demander sa délivrance et la résignation : cette prière se trouve dans le rituel de l’Église anglicane. Macbriar, dont la famille appartenait à cette secte, reconnut les paroles que l’infortuné prisonnier prononçait à demi-voix.

« Il ne manquait plus que cela, » dit-il, (et la colère anima son visage naturellement pâle) « pour étouffer toute répugnance à répandre son sang. C’est un prélatiste qui s’est glissé dans le camp, déguisé en érastien ; tout ce qu’on a dit de lui, et plus encore, doit être vrai. Que son sang retombe sur sa tête, l’imposteur ! qu’il aille à Tophet, tenant à la main droite le bouquin hideux qu’il appelle un livre de prières ! — J’élève ma voix contre lui, s’écria le frénétique Habakkuk. Comme le soleil recula de dix degrés sur le cadran pour annoncer la guérison du saint roi Ézéchias, ainsi il avancera aujourd’hui, pour que l’impie soit enlevé du milieu du peuple, et le Covenant établi dans toute sa pureté. »

Et il s’élança sur une chaise, comme un furieux, pour avancer le fatal moment en poussant l’aiguille de l’horloge. Plusieurs des fanatiques préparaient déjà leurs épées, quand la main de Mucklewrath fut arrêtée par un de ses compagnons.

« Silence ! dit-il, j’entends un bruit éloigné. — C’est, répondit un autre, le bruit du ruisseau qui coule sur les cailloux. — C’est le bruit du vent qui souffle à travers les bruyères, répliqua un troisième. — C’est le galop d’un cheval, » se dit à lui-même Morton, à qui le danger où il se trouvait donnait une plus grande finesse d’ouïe. « Plaise à Dieu que ce soient des libérateurs ! »

Le bruit approchait rapidement, et devint de plus en plus distinct.

« Ce sont des chevaux ! cria Macbriar ; regardez dehors et dites-nous qui vient là. — C’est l’ennemi, » dit celui qui, conformément à cet ordre, avait ouvert la fenêtre.

Un moment après, on entendit autour de la maison des pas de chevaux et des voix d’hommes. Les caméroniens se levèrent, quelques-uns pour s’échapper, les autres pour se défendre ; les portes et les fenêtres furent forcées au même instant, et les uniformes rouges des dragons parurent dans l’appartement.

« En avant sur ces rebelles sanguinaires ! rappelez-vous le cornette Graham, » cria-t-on de tous côtés.

Les lumières furent renversées ; mais, à la lueur douteuse du feu, les royalistes continuèrent le combat. Plusieurs coups de pistolet partirent : le whig qui se tenait à côté de Morton fut frappé d’une balle ; il tomba sur le prisonnier, l’entraîna dans sa chute, et resta étendu mourant sur son corps. Cet accident sauva probablement Morton des périls qu’il aurait courus dans une telle mêlée, où, pendant plus de cinq minutes, les coups d’épée et de pistolet se succédèrent sans interruption.

« Le prisonnier est-il sauvé ? » s’écria la voix bien connue de Claverhouse. « Qu’on le cherche, et qu’on me dépêche ce chien de whig qui est là à gémir. »

Ces deux ordres furent exécutés : un coup de sabre imposa silence aux gémissements du blessé ; et Morton, débarrassé du poids de ce cadavre, se trouva bientôt debout et dans les bras de Cuddie, qui ne put contenir sa joie quand il sut que le sang dont son maître était couvert n’avait point coulé de ses veines. Ce dévoué serviteur, tout en délivrant Morton de ses liens, lui expliqua, par quelques mots dits à l’oreille, commuent il se faisait que ce secours inattendu lui était arrivé si à propos.

« En cherchant quelques soldats de notre parti pour vous délivrer des mains de ces whigs, je tombai dans la troupe de Claverhouse : j’étais entre le diable et la mer. Je pensai qu’il valait mieux amener Claverhouse avec moi, parce qu’il devait être fatigué d’avoir tué toute la journée et une partie de la soirée : il sait que lord Evandale vous doit la vie, et d’ailleurs les dragons assurent que Montmouth donne quartier à tous ceux qui le demandent. Reprenez donc courage, nous pouvons encore être heureux[1]. »

  1. L’incident principal du chapitre précédent m’a été suggéré par une anecdote à peu près pareille, qui me fut racontée par un employé des douanes, aujourd’hui décédé. Se trouvant, dans son service d’inspecteur en chef sur la côte de Galloway à l’époque où les immunités de l’île de Man rendaient la contrebande très-fréquente en ce pays, il eut le malheur, par le zèle qu’il déployait dans ses fonctions, de s’attirer la haine des principaux chefs des contrebandiers. Plus d’une fois sa vie fut en danger. Un soir d’été voyageant à cheval après le coucher du soleil, il tomba tout à coup au milieu d’une troupe des plus hardis contrebandiers de la contrée ; ils l’entourèrent sans lui faire violence, mais se montrèrent prêts à on user en cas de résistance : ils lui donnèrent à entendre qu’ayant eu l’avantage de les rencontrer, il devait passer avec eux le reste de la soirée. Le douanier se soumit de bonne grâce, et demanda seulement d’envoyer un enfant du pays à sa femme et à sa famille pour leur annoncer qu’il serait retenu plus long-temps qu’il n’avait compté. Comme il donna ce message à l’enfant en présence des contrebandiers, il ne pouvait espérer qu’il contribuât à sa délivrance, à moins que le jeune garçon n’eût deviné la position embarrassante où il était, ou bien que la tendresse de sa femme ne lui fît concevoir des inquiétudes. Au contraire, si ce message était transmis dans les termes dont il s’était servi, comme les contrebandiers s’y attendaient, il devait probablement suspendre les alarmes de sa famille au sujet de son absence, et faire différer les recherches jusqu’au moment où elles seraient inutiles. Il se résigna donc à donner ses instructions à son messager, qui se mit sur-le-champ en route. Pour lui, avec une bonne volonté apparente, il accompagna les contrebandiers dans un de leurs repaires habituels. Il se mit à table avec eux ; ils commencèrent à boire et à se livrer à une joie grossière, tandis que comme Mirabelle dans l’Inconstant, leur prisonnier était réduit à subir leurs insolences comme des traits d’esprit, à répondre à leurs outrages avec gaieté, et à éviter les querelles dans lesquelles ils voulaient l’engager afin d’avoir un prétexte pour le maltraiter. Il y réussit pendant quelque temps, mais il comprit bientôt qu’ils avaient l’intention de l’assassiner ou de le battre jusqu’à le laisser presque mort. Par respect pour la sainteté du sabbat, qui était religieusement observé par ces hommes féroces, tout habitués qu’ils étaient à violer les lois divines et humaines, ils suspendirent l’exécution de leur crime jusqu’à ce que ce jour fût écoulé. Ils étaient assis auteur de leur prisonnier en proie à la plus vive inquiétude, échangeant entre eux à voix basse des mois dont le sens le glaçait d’effroi, et tournant fréquemment les yeux sur l’aiguille de l’horloge. L’heure à laquelle, dans leurs préjugés, le meurtre devenait légitime allait sonner, quand leur victime entendit dans l’éloignement un bruit semblable à celui du vent à travers les feuilles desséchées. Le bruit approcha, et devint semblable au murmure d’un ruisseau grossi frappant la rive ; il approcha encore davantage, et l’on put distinguer clairement le galop de plusieurs chevaux. Mistress…, effrayée de l’absence de son mari et du rapport du jeune garçon sur l’air suspect des hommes parmi lesquels il l’avait laissé, avait envoyé chercher à la ville voisine une troupe de dragons : ils arrivaient à propos pour sauver l’officier de la douane des plus mauvais traitements ; peut-être même de la mort.