Le Vieillard des tombeaux/34

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 315-319).



CHAPITRE XXXIV.

exécution militaire.


Sonnez, sonnez le clairon, soufflez dans le fifre ; annoncez à tout l’univers qu’une heure d’une vie glorieuse et bien remplie vaut un siècle sans gloire.
Anonyme.


Après cette lutte sanglante, Claverhouse ordonna à ses soldats d’emporter les cadavres, de prendre du repos eux et leurs chevaux, et de se préparer à repartir le lendemain de grand matin. Ensuite il s’occupa de Morton : il y avait de la politesse, de la bonté morne dans le ton avec lequel il lui parla.

« Vous auriez évité les dangers que vous avez courus des deux côtés, monsieur Morton, si hier vous m’aviez fait l’honneur de prêter quelque attention à mes conseils ; mais je respecte vos motifs. Vous êtes prisonnier de guerre, à la disposition du roi et du conseil ; du reste, vous serez traité avec égards : donnez-moi seulement votre parole de ne pas chercher à vous échapper. »

Morton lui donna sa parole ; Claverhouse le salua avec civilité, et, se détournant, il appela son sergent-major : « Combien de prisonniers, Holliday ? combien de tués ? — Trois tués dans la maison, monsieur, deux dans la cour, et un dans le jardin… six en tout : quatre prisonniers. — Armés ou sans armes ? demanda Claverhouse. — Trois étaient armés jusqu’aux dents, répondit Holliday ; l’autre était sans armes, il a l’air d’un prédicateur. — Oui, un trompette de cette troupe ignorante, à ce que je suppose, » répliqua Claverhouse en promenant un regard de mépris sur les restes de ses victimes ; « je lui parlerai demain. Conduisez les trois autres dans la cour, rangez vos hommes sur deux rangs, et commandez le feu. Ah ! écoutez : mentionnez sur le livre d’ordres, trois rebelles pris les armes à la main et fusillés, avec la date du jour et le nom du lieu : c’est Drumshinnel, je crois, qu’on le nomme… Gardez le prédicateur jusqu’à demain ; comme il n’était pas armé, il faudra lui faire subir un petit interrogatoire ; ou, ce qui serait mieux peut-être, je le ferai conduire devant le conseil privé. Il devrait bien me soulager d’une partie de cette besogne dégoûtante… Qu’on traite M. Morton avec respect… Veillez à ce que vos hommes pansent leurs chevaux ; que mon domestique lave le dos de Wildblood avec du vinaigre : la selle l’a un peu blessé. »

Ces différents ordres furent donnés par Claverhouse sur le même ton et avec une tranquillité si parfaite, qu’il n’avait pas l’air de regarder l’un comme plus important que l’autre.

Les caméroniens qui, si peu d’instants auparavant, méditaient une sanglante exécution, étaient maintenant sur le point d’en subir eux-mêmes une semblable ; ils semblaient également préparés pour l’un comme pour l’autre de ces terribles rôles. Aucun d’eux ne laissa paraître le moindre signe d’effroi quand on leur ordonna de sortir de la chambre pour marcher à la mort. Leur sauvage enthousiasme les soutint dans ce moment si redoutable, et ils partirent avec un regard intrépide et en silence : un seul d’entre eux, en quittant la chambre, regarda en face Claverhouse, et lui dit d’une voix sévère et ferme : « La vengeance tombera sur l’homme violent. » Graham ne lui répondit que par un sourire de mépris.

Aussitôt qu’ils furent sortis, Claverhouse prit quelque nourriture qu’un ou deux de ses soldats avaient préparée à la hâte ; il invita Morton à suivre son exemple, remarquant que la journée avait été très fatigante pour eux. Morton ne put manger : la révolution soudainement opérée dans son sort, ce passage inespéré du bord de la tombe à la vie, avait causé en lui une violente secousse, mais il avait une soif dévorante, et il demanda à boire.

« Je vous ferai raison de tout mon cœur, dit Claverhouse, car voici un pot plein d’ale, et elle doit être bonne : les whigs ne manquent jamais de découvrir la meilleure. À votre santé, monsieur Morton, » dit-il en remplissant un verre pour lui tandis qu’il en présentait un autre à son prisonnier.

Morton portait le verre à la bouche quand une décharge de mousqueterie, suivie d’un profond et douloureux gémissement deux ou trois fois répété et plus faible à chaque fois, annonça que les trois hommes qui venaient de sortir recevaient le coup de la mort. Il tressaillit, et remit le verre sur la table sans y goûter.

« Vous êtes encore jeune pour ces sortes de choses, monsieur Morton, » dit Claverhouse après avoir tranquillement vidé le sien ; « et je ne vous en estime pas moins, malgré cet excès de sensibilité. Mais l’habitude, le devoir, la nécessité, nous accoutument à tout. — Rien, je l’espère, dit Morton, ne m’habituera jamais à de pareilles scènes. — Vous aurez peine à croire, répliqua Claverhouse, que quand j’entrai au service, j’éprouvais plus d’horreur que n’en éprouva jamais personne en voyant couler le sang ; il me semblait que ce sang coulât de mes propres veines. Et pourtant, si vous en croyez ces whigs, ils vous diront que, chaque matin, je bois un verre de sang avant mon déjeuner[1]. Mais, en réalité, monsieur Morton, pourquoi nous inquiéterions-nous tant de la mort, qui à tout instant frappe sur nous ou autour de nous ? Des hommes meurent chaque jour : il n’y a pas d’heure qui ne soit la dernière de quelqu’un d’entre nous. Pourquoi donc hésiterions-nous à abréger le nombre de jours des autres, ou prendrions-nous tant de peine à prolonger ici-bas les nôtres ? Ce n’est qu’une loterie… À minuit vous deviez mourir ; minuit a sonné, vous êtes vivant, et ceux qui devaient vous égorger sont morts. La douleur de mourir ne vaut pas la peine qu’on y songe, car elle doit nécessairement arriver un jour ou l’autre ; elle peut arriver à chaque moment… C’est la mémoire que le soldat laisse derrière lui, semblable à la longue traînée de lumière qui brille à l’horizon après le coucher du soleil, c’est là l’unique chose qui vaille la peine qu’on y pense, celle qui distingue le trépas du brave et celui du lâche. Quand je réfléchis à la mort, monsieur Morton, comme à un événement digne qu’on y réfléchisse, c’est dans l’espérance de la rencontrer sur un champ de bataille vaillamment défendu et glorieusement conquis, et de mourir au milieu des champs de victoire… Voilà ce qui vaut la peine de vivre, et plus encore la peine d’avoir vécu. »

Pendant que Graham exprimait ainsi ses sentiments, et que ses yeux brillaient de cet enthousiasme guerrier qui distinguait si éminemment son caractère, une figure sanglante, qui semblait sortir de terre, se plaça droit devant lui, et offrit à ses regards la hideuse personne et les traits sauvages du prédicateur frénétique si souvent nommé dans notre récit. Son visage, couvert de taches de sang, était horriblement pâle, car la main de la mort était sur lui. Il fixa sur Claverhouse ses yeux dans lesquels brillait encore le sombre feu de ce délire fanatique qui bientôt allait s’éteindre pour toujours, et s’écria, avec sa véhémence ordinaire : « Te fieras-tu à ton arc, à ta lance, à ton coursier, à ta bannière, et Dieu ne te visitera-t-il pas à cause du sang innocent ?… Te glorifieras-tu de ta sagesse, de ton courage, de ta puissance, et le Seigneur ne te jugera-t-il pas ?… Regarde les princes pour lesquels tu as vendu ton âme à l’ennemi des hommes, ils seront renversés de leur trône, bannis dans d’autres pays, et leur nom sera un sujet de désolation, d’étonnement, de raillerie, de malédiction. Et toi qui as bu à la coupe de la fureur et t’en es enivré jusqu’au délire, le souhait de ton cœur sera exaucé pour ta perte, et l’espérance de ton orgueil fera ta ruine. Je te somme, John Graham, de comparaître devant le tribunal de Dieu pour répondre de ce sang innocent et de celui que tu as, avant ce jour, fait couler par flots. »

Il passa sa main droite sur son visage sanglant, et la leva au ciel en prononçant ces mots d’une voix très haute ; puis il ajouta plus bas : « Combien de temps encore, Dieu de justice et de vérité, tarderas-tu à juger et à venger le sang de tes saints ? »

En achevant ces derniers mots, il tomba à la renverse sans chercher à se retenir ; et il était mort avant que sa tête eût touché la terre.

Morton fut singulièrement frappé de cette scène extraordinaire et de la prophétie de cet homme mourant, qui s’accordait d’une manière si merveilleuse avec le désir que Claverhouse venait d’exprimer. Il y pensa plus d’une fois dans la suite, lorsque ce désir parut avoir été accompli. Deux des dragons qui étaient dans la chambre, tout endurcis qu’ils étaient par l’habitude des scènes sanglantes, ne purent sans un certain effroi voir cette apparition soudaine, cette fin si prompte, et entendre les paroles qui l’avaient précédée. Claverhouse seul ne laissa paraître aucune émotion : à l’instant où Habakkuk se leva de terre, il mit la main sur ses pistolets, mais lorsqu’il vit que ce malheureux était couvert de blessures, il la retira sur-le-champ et écouta avec un grand sang-froid ses sinistres prophéties.

« Comment cet homme est-il venu ici ? » demanda-t-il du ton le plus calme dès que le mourant fut tombé à terre. « Réponds donc, coquin, » ajouta-t-il en s’adressant au dragon qui se trouvait le plus près de lui, « si tu ne veux que je te prenne pour un poltron à qui les morts font peur. »

Le dragon fit le signe de la croix, et répondit en bégayant qu’ils n’avaient pas vu ce cadavre quand ils avaient emporté les autres, parce qu’il était couvert de deux ou trois manteaux.

« Emporte-le donc maintenant, au lieu de rester là la bouche béante, et prends garde qu’il ne te morde pour donner un démenti au vieux proverbe… Voilà du nouveau, monsieur Morton : les morts se lèvent pour venir nous faire des sermons… Je veillerai à ce que mes coquins affilent mieux leurs sabres ; ils n’ont pas coutume de si mal faire leur besogne… Mais nous avons eu une terrible journée, et leurs lames se sont émoussées dans ce long travail. Je crois, monsieur Morton, que vous avez aussi besoin que moi de quelques heures de repos. »

En parlant ainsi, il prit un flambeau qu’un soldat avait placé auprès de lui, salua Morton avec courtoisie, et se dirigea vers l’appartement qui lui avait été préparé.

Morton eut aussi pour la nuit une chambre à part. Lorsqu’il se trouva seul, son premier soin fut d’adresser des actions de grâces au ciel qui avait fait servir à son salut ceux mêmes qui semblaient ses plus redoutables ennemis. Il demanda aussi, du fond du cœur, à la divine Providence, de le guider à travers ces temps si remplis de périls et d’erreurs. Ayant ainsi, par la prière, élevé son âme vers le grand Être, il se livra au repos dont il avait un si pressant besoin.



  1. L’auteur n’est pas sûr qu’on ait jamais dit cela de Claverhouse ; mais on disait communément de sir Robert Grierson de Lagg, un autre des persécuteurs, qu’un verre de vin qu’il tenait dans sa main se changea en sang caillé.