Le bracelet de fer/17

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Éditions Édouard Garand (29p. 30-32).

Chapitre XII

LES YEUX D’ANGE


Paul, lorsqu’il essayait, plus tard, de se rappeler les incidents qui accompagnèrent son évanouissement, ne pouvait se souvenir que fort confusément de ce qui s’était passé.

Il savait bien qu’il avait perdu connaissance, et que sa tête était devenue en contact avec le rocher aigu, mais cet évanouissement n’avait pas duré longtemps. Il sembla s’éveiller comme on s’éveille, lentement, des effets d’un anesthésique, car, quoiqu’il ne se sentit pas la force d’ouvrir les yeux, il avait parfaitement conscience d’une chose : c’était qu’on lui prodiguait des soins.

— Réjanne ! pensait-il. Elle n’a pu m’en vouloir longtemps ; elle est trop véritablement intelligente et bonne !

Sa fiancée était revenue ! Il savait qu’elle humectait d’eau froide son visage et ses mains… Chère, chère Réjanne !

Allons ! Un petit effort ! S’il pouvait ouvrir les yeux, un instant, un seul, pour sourire à la jeune fille !… Ah !…

Ses yeux s’ouvrirent, mais pour un moment seulement, et ce qu’il crut voir, c’était que des « yeux d’ange » le regardaient avec compassion… Il lui sembla apercevoir aussi un coin du ciel bleu, sur lequel flottaient de légers nuages, des nuages d’or, ondulés, comme une luxuriante chevelure…

Puis ses yeux se refermèrent… Réjanne ?… Il ne l’avait pas aperçue… Mais il savait qu’elle était là… N’était-ce pas sa main délicate qui venait de soulever sa tête blessée pour la déposer sur un coussin de mousse ; cette mousse, elle avait dû l’arracher au flanc d’un rocher… Ces soupirs… ces sanglots… Pauvre, pauvre Réjanne !… Elle devait être mortellement inquiète !… S’il avait donc la force d’ouvrir les yeux une bonne fois ! S’il pouvait donc parvenir à lui adresser la parole, afin de la rassurer un peu !…

Enfin, sa connaissance lui revint tout à fait, et il ouvrit grands les yeux. Bien vite il regarda autour de lui… Il était seul !… Réjanne ?… Où était-elle ?… Il ne pouvait douter qu’elle lui eut prodigué des soins, car il sentait, sous sa tête, le coussin de mousse ; de plus, ses mains et son front étaient encore humides… Il essaya d’appeler sa fiancée :

— Réjanne !

Mais l’écho seul lui répondit.

La jeune fille l’avait donc abandonné, aussitôt qu’elle s’était aperçue qu’il allait reprendre connaissance ?… Alors, ce serait qu’elle ne pouvait oublier l’incident du bracelet de fer, et qu’elle ne voulait pas fournir à Paul la chance de lui donner des explications ? Impossible ! Réjanne était aussi juste que noble et belle…

Mais… on venait… Des pas légers s’approchaient… C’était Réjanne enfin ! Oh ! de quelle reconnaissance le cœur du jeune homme fut inondé ! Chère, chère Réjanne ! Il la rendrait si parfaitement heureuse, qu’elle en oublierait vite l’incident de tout à l’heure !

Les pas s’approchaient de plus en plus… et soudain, apparut, venant de la grève, une enfant d’une extraordinaire beauté ; elle tenait, à deux mains, un chapeau bleu, en feutre, duquel dégoûtait de l’eau. La fillette, (du moins, elle paraissait n’avoir que quatorze ou quinze ans) était entièrement recouverte d’une mante bleue, couleur du firmament ; sur cette mante tombait une chevelure d’or, ondulée ; Paul n’avait jamais vu rien de pareil de sa vie. Ces cheveux tombaient plus bas que les genoux. La chevelure de l’enfant était retenue d’un côté seulement, par un ornement qui ne devait pas être d’une grande valeur, mais qui ressortait vivement sur la teinte de ses cheveux : c’était un oiseau bleu, aux ailes largement ouvertes. Les yeux d’azur de la petite étaient grands, profonds, d’une douceur infinie et ombragés de longs cils, presque bruns. Dans ses joues légèrement teintées de rose se creusaient deux admirables fossettes. Sa bouche mignonne, aux lèvres bien dessinées, semblait inviter aux baisers. On pouvait comparer ses dents à un collier de perles fines.

Occupée à tenir le chapeau de feutre dans ses mains délicates, la fillette ne s’aperçut pas que Paul la regardait ; c’est seulement lorsqu’elle fut tout près de lui qu’elle le vit.

— Oh ! s’écria-t-elle, en laissant choir sur le sol son bidon improvisé, (c’est-à-dire son chapeau). Vous êtes donc mieux, Monsieur ?

— Enfant, dit Paul, est-ce vous qui m’avez prodigué des soins ?

— Oui, Monsieur, répondit-elle. Je passais en chaloupe, au pied de ce promontoire, quand je vous ai vu tomber… Ciel ! fit-elle, en se couvrant les yeux de ses mains. J’ai bien cru que vous alliez vous tuer !

— Vous… vous n’avez vu personne dans les environs… au moment où je suis tombé, n’est-ce pas, mignonne ?

— Personne, Monsieur. Oh ! c’était si terrible, vous savez ! J’ai entendu le bruit produit par le contact de votre tête avec le rocher ! s’exclama la fillette, et Paul la vit pâlir légèrement.

— Et vous êtes venues à mon secours…

— Mais… sans doute !

— Comment vous remercier, enfant ! Sans vous… Mais, je me sens mieux, beaucoup mieux… Je crois que je puis me lever et continuer mon chemin, dit Paul, en posant sa main sur un rocher, afin de pouvoir se relever à l’aise, car il se sentait encore un peu faible.

— Appuyez-vous sur mon épaule, Monsieur, dit la jeune inconnue, et ne craignez rien ; je suis beaucoup plus forte que je parais l’être.

Paul ne put s’empêcher de sourire ; cette frêle enfant lui servant de support, à lui, qui était d’un si respectable poids ! Pourtant, il détourna la tête, afin que sa jeune compagne ne le vit pas sourire, car il n’eut pas voulu l’offenser ou la peiner pour tout au monde la charitable fillette. Même, pour lui faire plaisir, et lui faire croire qu’elle l’aidait véritablement ; il appuya avec assez de force sa main droite sur l’épaule de sa petite infirmière, ayant soin cependant de s’aider lui-même au moyen de sa main gauche, car il était encore un peu étourdi de sa chute.

— Vous ne pourrez jamais remonter le promontoire ! dit la fillette ; vous êtes encore trop faible !

Elle avait raison ! Rien qu’à la pensée de se risquer sur les rochers glissants du petit cap, cela lui donnait le vertige.

— Ma chaloupe est en bas ; si vous le désirez, je vous ramènerai par eau.

— C’est une charmante idée ! répondit Paul.

Bientôt, tous deux naviguaient sur le Saint-Laurent, et comme Paul ne voulait pas arriver au « château » accompagnée de sa gentille infirmière, ce qui eut effrayé son oncle, il se fit débarquer à un quart de mille environ de chez lui.

— Enfant, dit-il, au moment de la quitter, comment puis-je vous remercier pour votre extraordinaire bonté ?

— Mais… je n’ai rien fait de bien extraordinaire ! répondit-elle en souriant. Je passais, je vous ai vu tomber, et je suis allée à votre secours ; voilà tout.

— Tout de même, je vous fais mes plus sincères mercis, fit Paul, puis il ajouta : Demeurez-vous dans les environs ? C’est la première fois que je vous vois.

— Je ne suis dans la banlieue que depuis quelques jours. Mon père travaille, dans les environs ; nous retournons chez-nous demain. Adieu, Monsieur !

— Est-ce « adieu » vraiment ? Pourquoi pas « au revoir » ? Qui sait si nous ne nous reverrons pas ? Parfois, la vie a de ces hasards heureux.

— Ce n’est guère probable que nous nous rencontrions, répondit-elle, avec un ravissant sourire. Encore une fois, adieu !

Paul fut tenté de la prendre dans ses bras et lui donner un baiser. Elle n’était qu’une enfant, en fin de compte, et elle venait de lui rendre un réel service ; mais, quelque chose… un je ne sais quoi, qu’il vit dans les yeux de la jeune inconnue, le retint. Seulement, prenant dans ses mains une touffe épaisse de ses cheveux blonds, il les couvrit de baisers. Elle rit, secoua la tête, et s’enfuit, à force d’avirons.

À peine la chaloupe la contenant eut-elle disparu à un coude de la rivière, que Paul se dit qu’il avait eu bien tort de ne pas lui avoir demandé son nom ; elle le lui eut dit, bien sûr… Mais il était trop tard maintenant… En lui-même, et lorsqu’il penserait au service qu’elle lui avait rendu, il la nommerait : « l’Oiseau Bleu », à cause de l’ornement qu’elle portait, dans ses cheveux d’or.

Arrivé sur la terrasse du « château », Paul vit son oncle et le notaire Schrybe, qui se promenaient, de long en large. Il aurait de beaucoup préféré ne pas rencontrer son oncle de si tôt ; mais il n’y avait qu’à jouer son rôle le mieux possible. Il ne fallait pas que, ce soir du moins, son oncle se doutât de ce qui venait de se passer entre lui, Paul, et Réjanne. Pauvre oncle Delmas ; il pourrait en mourir de peine !… Demain, l’ex-fiancé de Mlle Trémaine aviserait… Bien sûr, il essayerait d’attendre au dernier moment pour annoncer à son oncle qu’il n’y aurait pas de mariage, le 30 du mois courant !

— Il en fera une maladie, j’en suis sûr d’avance ! se disait Paul. Lui qui aime tant Réjanne ! Lui qui, depuis tant d’années, rêve une union entre la fille de son meilleur ami et son neveu ! Pauvre oncle !

(Chose singulière, dans le moment, du moins, Paul se désolait plus à cause de son oncle qu’à cause de lui-même ; c’était lui, pourtant qui était la victime… Plus tard, il devait se rappeler cette… particularité).

Delmas Fiermont et le notaire venaient de se retourner ; ils aperçurent le jeune homme et lui firent un signe de la main, auquel notre ami répondit, puis, hâtivement, il s’avança au-devant d’eux.

— Eh ! bien, Paul, mon garçon ?… commença Delmas, puis d’un ton fort inquiet, il s’écria : Mais !… Tu es malade, mon pauvre enfant ?

— Pas du tout ! Pas du tout, mon oncle ! répondit Paul en souriant.

— Tu… tu as la tête enveloppée d’un bandeau…

— Ce n’est rien, rien qui vaille la peine d’être mentionné seulement, oncle Delmas. Imaginez-vous que, lorsque j’eus quitté Réjanne, tout à l’heure, je voulus revenir ici en passant par le petit promontoire… J’ai, maladroitement, glissé sur un rocher… et je me suis fait une… égratignure à la tête ; voilà tout.

— Un médecin…

— Un médecin, pour une égratignure !… Ô mon oncle, vous n’y pensez pas ! Je vais aller faire un brin de toilette, et je serai prêt à me mettre à table avec vous et le notaire, dans moins d’un quart d’heure. Vous n’avez pas encore dîné, n’est-ce pas ?

— Non, bien sûr, Paul ! Nous t’attendions.

— Au revoir, alors ! À tout à l’heure !

— Attends, Paul ! fit Delmas Fiermont. Tu ne me parles pas de Réjanne ?… Était-elle bien fatiguée, la pauvre enfant ?

— Oui, Réjanne se sentait un peu fatiguée ; mais elle est parfaitement satisfaite du succès de sa fête champêtre. Elle m’a chargé de saluts, pour vous mon oncle, et pour le notaire Schrybe.

— La charmante enfant ! s’écrièrent les deux hommes ensemble.

Quoique Paul souffrit beaucoup du mal de tête, ce soir-là, il n’en fit rien voir. Mais il se coucha de bonne heure. Cependant, le sommeil fut lent à venir. Sans cesse, il pensait à Réjanne et au malencontreux incident du bracelet de fer…

Enfin, il parvint à s’endormir. Le dernier souvenir qui lui revint, au moment de fermer les yeux, ce fut celui d’une voix argentine lui disant :

— Appuyez-vous sur mon épaule, Monsieur, et ne craignez rien ; je suis beaucoup plus forte que je parais l’être.