Le bracelet de fer/42

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Éditions Édouard Garand (29p. 71-73).

Chapitre V

DE BONS AMIS


Tout l’avant-midi encore, la pluie ne cessa de tomber ; mais vers les deux heures de l’après-midi, une brise légère souffla, chassant les nuages, et découvrant le soleil, qui aussitôt, brilla dans tout son éclat. Alors, les canaris se mirent à chanter dans leurs cages dorées, et Carlo, sur l’arrière-pont, faisait aussi des siennes en aboyant, et essayant de poursuivre les oiseaux, qui voltigeaient autour de L’Épave.

— Qu’il est beau le soleil du bon Dieu, Joël ! s’écria Nilka, mise en joie par l’apparition de l’astre du jour.

Vers les quatre heures de l’après-midi, Joël annonça à Nilka qu’il allait aller à la pêche.

— C’est demain vendredi, vous savez, Mlle Nilka ! Du poisson frais pour le diner, ce ne sera pas à dédaigner, pour sûr !

— J’aimerais à t’accompagner, Joël, fit la jeune fille.

— C’est bien, Mlle Nilka. Aussitôt que vous serez prête, nous partirons.

On partit, ne s’éloignant pas trop de L’Épave. Carlo était de la partie, et il était évident que ce n’était pas la première fois qu’il « allait à la pêche », car il savait parfaitement où se placer pour ne pas nuire, et il se gardait bien d’aboyer, afin de ne pas effrayer les poissons.

C’est Nilka qui prit le premier poisson, ce dont elle se montra toute fière car c’en fut un de belle apparence qu’elle amena dans la chaloupe. Joël prit deux poissons, puis on retourna au bateau, car on ne tenait pas à se livrer à un inutile massacre : trois poissons de belle taille, ce serait suffisant pour le diner du lendemain, et même, il en resterait pour le repas du soir probablement.

Trois jours plus tard (c’était un dimanche) vers les onze heures de l’avant-midi, alors que Nilka venait de confectionner un dessert pour le diner, Joël, qui faisait le ménage sur l’avant-pont, vint lui dire :

Mlle Nilka, une chaloupe se dirige de ce côté ; elle semble s’acheminer droit sur L’Épave. Je crois que…

— Une chaloupe, Joël ? Oh ! C’est peut-être celle des Brisant !

— J’en suis presque certain, répondit le domestique.

Nilka accourut sur l’avant-pont. Une chaloupe, qui paraissait venir droit de Roberval, se dirigeait, en effet, vers L’Épave. À l’aide d’une puissante lunette marine qu’on avait trouvée dans la chambre du pilote, la jeune fille put distinguer deux personnes dans l’embarcation.

— Oui, ce sont eux, j’en suis sûre ! s’écria t-elle. Joël, reprit-elle, je voudrais aller au devant de M. et Mme Brisant. Descends une des chaloupes vite, et viens me conduire à leur rencontre.

— Certainement, Mlle Nilka.

— Bientôt, la chaloupe de L’Épave accourait au devant de celle des Brisant. On se fit des signes de la main, de loin, puis on fut assez près pour échanger quelques paroles. Enfin les deux chaloupes furent bord à bord.

— Oh ! M. Brisant ! fit Nilka. Chère, chère Mme Brisant ! Quelle charmante idée vous avez eue de venir nous rendre visite !

— Il y a bien des jours que nous nous proposons de venir vous voir, Mlle Lhorians ! dit Mme Brisant ; mais ce n’est qu’aujourd’hui que nous avons pu mettre notre projet à exécution.

— Vous êtes les bienvenus, chers bons amis, mille et mille fois les bienvenus !

— Merci, Mlle Lhorians ! répondit Cédulie. Vous avez l’air d’être bien portante, quoiqu’un peu pâle peut-être, ajouta-t-elle.

— Ma santé est excellente, ainsi que celle de père et de Joël, Mme Brisant, répondit Nilka.

— Et vous vous plaisez sur L’Épave ? demanda Raphaël.

— Certes ! répondit la jeune fille. Tenez, continua-t-elle, voyez, père vous attend ; il vous fait des signes de la main.

Alexandre Lhorians fut parfait envers les Brisant. Pour une fois, il se montra moins distrait, moins absorbé dans son idée fixe ; il fut même très empressé auprès de ces braves gens, qui prenaient la peine de venir leur rendre visite.

Un qui manifesta bruyamment sa joie, ce fut Carlo ; il avait été bien traité chez les Brisant et il ne l’avait pas oublié.

Lorsque Mme Brisant mit pied sur l’arrière-pont de L’Épave, on s’aperçut qu’elle portait un panier et divers paquets, et quand Nilka se mit en frais de préparer le diner, Cédulie lui dit :

Mlle Lhorians, n’allez pas vous mettre martel en tête pour la préparation du diner, je vous prie !

— Mais, Mme Brisant, répondit la jeune fille, il faut que nous mangions. Même sur L’Épave, nous devons prendre trois repas par jour, vous savez ! ajouta-t-elle, en riant. Le poisson sera notre plat de résistance, il est vrai ; mais, on me dit que je l’accommode bien et…

— Sans doute ! Sans doute, chère enfant ! Cependant, c’est moi qui fais les frais du diner, cette fois. Tenez, dans ce panier, vous trouverez deux grasses volailles, rôties à point et farcies aux fines herbes ; il n’y aura qu’à les réchauffer sur un feu doux.

— Oh ! Mais ! C’est trop de bonté, chère Mme Brisant ! s’écria Nilka.

— Pas du tout ! Pas du tout ! répondit Cédulie. Il ne reste qu’à faire cuire des pommes de terre et le diner sera prêt, car, pour le dessert, je vous apporte des fraises de notre jardin ; de fait, les premières, cette année. Il y aussi des légumes en quantité, ainsi que deux douzaines d’œufs que mon homme a levés, hier et aujourd’hui.

Des larmes vinrent aux yeux de Nilka.

— Oh ! Chère bonne Mme Brisant ! fit-elle. Pourquoi vous être chargés de tant de choses exquises pour nous ! C’est vraiment trop de gentillesse et de générosité de votre part !

— Tut ! Tut ! s’exclama Cédulie. Ce sont de bien modestes cadeaux, en fin de compte, vous savez, Mlle Lhorians !

— Que vous êtes bonne et que je vous aime ! s’écria la jeune fille, entourant de ses bras le cou de Cédulie. Ces cadeaux, je vous en suis fort reconnaissante à tous deux, reprit-elle, en souriant aussi à Raphaël Brisant, qui venait de pénétrer dans la salle à manger, suivi de Joël.

— Voyez-vous, Mlle Lhorians, c’est que nous vous aimons tout plein ma femme et moi, répondit Raphaël, d’un ton ému.

— Alors, si vraiment vous m’aimez « tout plein » M. Brisant, dit l’aimable enfant, il faut que vous et Mme Brisant cessiez de m’appeler « Mlle Lhorians »… Je me nomme Nilka, vous savez.

— C’est un nom si joli, si rare ! fit Cédulie. Eh ! bien oui, continua-t-elle, vous serez « Nilka » dorénavant, pour nous.

— « Mlle Lhorians » c’est si froid ! dit Raphaël, et « Nilka » c’est si beau, si doux ! C’est entendu, nous vous nommerons par votre prénom désormais, Mlle Nilka.

— Vous êtes les plus nobles cœurs qui soient ! s’exclama la jeune fille et votre amitié m’est fort précieuse ; elle me console, dans l’isolement où je suis condamnée à vivre.

Alexandre Lhorians avait prêté une certaine attention à la conversation entre sa fille et les Brisant ; mais bientôt, il se retira sur l’avant-pont et, penché sur des catalogues d’horloges, dont il possédait toute une cargaison, il se mit à prendre des notes, sans plus s’occuper de ce qui se passait autour de lui.

Tandis que, sur l’arrière-pont, Joël expliquait, ou plutôt démontrait à Raphaël Brisant un système de poulies qu’il avait établi et au moyen duquel on pouvait, en cas de tempête, hâler les chaloupes de L’Épave sur le pont ; dans la salle à manger, Nilka et Mme Brisant préparaient le repas du midi, tout en causant ensemble.

— C’est magnifique L’Épave ! disait Cédulie.

— N’est-ce pas ? fit Nilka. Je voudrais changer le nom de ce bateau ; j’aimerais le nommer : « Le Palais Flottant » ; c’est là le nom qui lui conviendrait ce me semble. « L’Épave » c’est si, si…

— Sinistre, oui, je sais ; cependant un nom ça ne signifie rien, on sait cela… Vous connaissez M. Fiermont, je suppose, Nilka ?

— Non, Mme Brisant, je ne le connais pas. Père l’a connu ; c’est-à-dire que M. Fiermont était venu à notre magasin, à Québec, déjà… Seulement, père… mon pauvre père… ne se souvient pas de lui ; il ne le reconnaîtrait même pas, s’il le revoyait, dit tristement Nilka. Mais j’ai connu Mlle Fiermont, la tante du propriétaire de ce bateau…

— Ah ! oui ! La bonne « tante Berthe » dont M. Paul parle si souvent ! fit Mme Brisant.

— Vous connaissez bien M. Fiermont, Mme Brisant ?

— Certes ! Depuis qu’il avait l’âge de huit ans et que son oncle Delmas l’avait emmené dans ces régions… Raphaël, mon mari, et moi, il n’y a rien au monde que nous ne serions prêts à faire pour rendre service à M. Paul, Nilka… Mais, vous disiez que vous avez connu Mlle Fiermont ?…

— Oui. Père et moi avons passé douze jours au « château ».

— Au « château » ! Vraiment ! s’écria Cédulie. Moi, je n’ai jamais vu le « château » Fiermont, mais mon mari y a passé trois jours, il y a cinq ans ; c’est merveilleux, parait-il ?

— Merveilleux ! Vous l’avez dit, Mme Brisant !

— Mais, alors, si vous avez passé douze jours au « château », Nilka, comment se fait-il que vous n’ayez pas rencontré M. Paul ?

— Il était absent, dans le temps. On dit qu’il voyage beaucoup… Père était allé régler les horloges du « château » et je l’accompagnais. Vous savez, sans doute, Mme Brisant, que M. Delmas Fiermont était collectionneur d’horloges ?

— Oui, je sais. Et comment Mlle Fiermont vous a-t-elle reçus, Nilka ?

— Comme si nous avions été des invités ; de fait, elle nous a fait une réception vraiment princière.

À cinq heures, les Brisant se disposèrent à retourner chez eux. On aurait bien aimé les garder à souper, mais ils avaient de nombreuses occupations qu’ils ne pouvaient négliger, et ils durent partir, malgré le désir qu’ils avaient de rester.

Cette visite de M. et Mme Brisant fit du bien à Nilka ; elle ne se sentait plus aussi isolée, grâce à ce brave couple, qui l’aimait véritablement, et au dévouement duquel elle pourrait toujours faire appel.