Le bracelet de fer/43

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Éditions Édouard Garand (29p. 73-75).

Chapitre VI

QUAND LE VENT SOUFFLE


La chaloupe « L’Oiseau Bleu » était terminée depuis trois semaines et Nilka était au comble de ses désirs, car elle savait manier parfaitement les avirons maintenant, ce qui lui permettrait de faire de longues et solitaires promenades sur le lac. Tout d’abord, elle s’était contentée de naviguer autour de L’Épave, mais bientôt, sans perdre le bateau complètement de vue, elle s’en éloignait quelque peu, ce qui n’était pas sans inquiéter excessivement Joël.

Mlle Nilka, lui dit-il un jour, ne vous éloignez pas trop de L’Épave, lorsque vous vous promenez en chaloupe. Le lac St-Jean est un lac étrange, dit-on ; on prétend même qu’il est un tant soit peu traître, car, ses vagues vous bercent doucement, pour un moment, puis, soudain, elles s’élèvent, ces vagues, en montagnes, qui menacent de vous écraser.

— Mais, Joël, avait répondu Nilka, lorsque le firmament est bleu comme il l’est aujourd’hui, comme il l’était hier, il n’y a rien à craindre, ce me semble !

— Qui sait, Mlle Nilka, qui sait ?… Souvent, un petit nuage, gros comme un poing d’enfant, est un signe précurseur de l’orage ou de la tempête. À ce petit nuage à l’air si innocent se joignent bientôt d’autres nuages ; à eux tous, ils cachent le soleil, puis le tonnerre gronde ou le vent souffle ; c’est l’orage, la tempête !

— Si, au moins je savais nager ! fit la jeune fille.

— Je vous donnerai des leçons, quand vous le désirerez, Mlle Nilka, dit Joël. En attendant, je vous le demande en grâce, ne vous éloignez pas trop de L’Épave !

La chaloupe « L’Oiseau Bleu » était de la même nuance que les vagues du lac St-Jean ; de loin, elle se confondait avec les ondes, ce qui fait que les superstitieux eurent beau jeu pour créer des contes. Ils prétendaient que la « Demoiselle de L’Épave », était un être étrange, qu’on pouvait la voir flotter très au large, en effleurant l’eau à peine. Combien de fois aussi on l’avait entendu chanter, telle une sirène ! Alors, elle agitait ses bras, comme si elle eut voulu attirer ceux qui passaient, afin de les entraîner avec elle, sans doute, sous les flots. Inutile de le dire, Nilka, lorsqu’elle agitait ses bras ainsi, c’était en maniant les avirons, bleus, eux aussi, et qu’on ne pouvait distinguer, à une certaine distance. Mais les pêcheurs et les Sauvages ne naviguaient plus que très au large de L’Épave. Le pêcheur se signait, et le Sauvage baisait l’amulette qu’il portait à son cou, en apercevant le bateau, craignant de voir surgir des flots, soudain, « l’étrange Demoiselle de L’Épave, aux allures de sirène. »

Un après-midi, Nilka partit en chaloupe. Le temps était splendide. Cependant, si la jeune fille eut observé attentivement le firmament, elle eut vu un nuage « gros comme un poing d’enfant », vers l’ouest. Joël, occupé dans son atelier, n’eut pas connaissance du départ de la chaloupe.

Heureuse de naviguer sur les flots bleus, Nilka ne s’aperçut pas qu’elle s’éloignait de L’Épave, et qu’elle s’en éloignait beaucoup. Soudain, elle eut conscience d’une chose, c’est que le soleil ne se mirait plus dans le lac ; que celui-ci reflétait plutôt des nuages menaçants d’aspect, puis, sans qu’elle en eut été avertie d’aucune manière, « L’Oiseau Bleu » se mit à subir d’assez brusques balancements.

— Qu’est-ce donc ? se demanda-t-elle.

Elle observa l’horizon et ce qu’elle vit la combla d’une grande frayeur : le lac St-Jean n’était plus une plaine unie ; au contraire, des montagnes liquides s’élevaient de partout. L’Épave n’était plus visible, et Nilka comprit qu’elle s’était égarée, et que bientôt, elle et son embarcation seraient englouties sous les énormes lames qui accouraient vers elle, de toutes part. Elle fut prise d’une terrible panique.

— Au secours ! cria-t-elle.

Mais, n’était-ce pas tout à fait inutile d’appeler ?… Elle était loin de toute assistance ; d’ailleurs, le bruit que faisaient les vagues en déferlant couvraient sa voix. Que peut la voix humaine, en effet, contre la voix infiniment plus puissante de la nature en furie ?

Nilka voulut virer de bord, croyant ainsi pouvoir retrouver la direction de L’Épave. Alors, il arriva ce qui devait arriver ; sa chaloupe chavira et elle fut précipitée dans le lac…

Le lac St-Jean n’est pas très profond, prétend-on ; cependant, lorsqu’il est agité sous l’impulsion du vent, il est terrible ; il devient un gouffre immense, dont la pensée seule fait frémir.

La jeune fille sentit les vagues la rouler et la rouler. Elle plongea jusqu’au fond du lac, une fois, deux fois, et elle se dit qu’elle était perdue…

Pourtant, malgré l’extrême frayeur dont elle était envahie, elle ne perdit pas connaissance ; même, lorsqu’elle sentit qu’elle allait plonger pour la troisième fois, elle fit son acte de contrition… C’était fini !…

Une main, alors, saisit sa longue chevelure, qu’elle portait, plus souvent qu’autrement, flottant sur ses épaules, puis elle sentit qu’on la saisissait par la taille et qu’on la déposait ensuite dans une embarcation quelconque…

Elle ouvrit les yeux… Elle était couchée dans le fond d’une pirogue et un jeune Sauvage maniait les avirons, essayant de lutter contre les vagues envahissantes. Ce Sauvage portait un complet brun ; il était vêtu comme le sont les blancs, et, hors les signes distinctifs de sa race, il était joli garçon. Il sourit à Nilka et lui dit :

— Ne crains rien, Lys Blanc ; je vais te ramener chez toi… Tu es la « Demoiselle de L’Épave » n’est-ce pas ?

— Oui, je suis la « Demoiselle de L’Épave », répondit Nilka en s’asseyant dans le fond de la pirogue. Tu m’as sauvé la vie, continua t-elle. Comment te nommes-tu ?

— Je me nomme Towaki-dit-Fort-à-Bras… pour te servir, Lys Blanc.

— Ma chaloupe… « L’Oiseau Bleu »… murmura-t-elle.

— Elle est remorquée à ma pirogue, répondit Towaki. Regarde !

S’étant retournée, elle vit, en effet, sa chère chaloupe, que remorquait la pirogue.

— Merci, Towaki-dit-Fort-à-Bras ! fit-elle.

— Je me dirige vers L’Épave. Ne crains rien, dit le Sauvage.

Towaki se dirigeait-il véritablement vers L’Épave, ainsi qu’il venait de l’affirmer ?… Nilka fut saisie d’une grande crainte soudain ; si, au lieu de la conduire chez elle, Towaki la conduisait à quelque réserve de Sauvages, à la Pointe Bleue, ou à la Pointe des Sauvages par exemple !… Une sueur froide inonda son visage, à cette pensée.

— Ô mon Dieu, protégez-moi ! pria-t-elle tout bas.

— Pourquoi as-tu peur, Lys Blanc ? demanda, tout à coup le Sauvage, comme s’il eut deviné les pensées de la jeune fille. Que crains-tu ?… Ne t’ai-je pas dit que je te ramenais à L’Épave ?… Eh ! bien, L’Épave est là ! Si tu veux seulement tourner la tête, tu vas l’apercevoir.

Les craintes de Nilka avaient été, en effet, mal fondées, car elle aperçut, quoique confusément encore, les contours de L’Épave, à laquelle la pirogue finit par accoster, quoiqu’à grand peine.

Mlle Nilka ! cria Joël, en apercevant sa jeune maîtresse. Oh ! Que Dieu soit béni ! Vous voilà enfin ! J’allais me lancer à votre recherche.

En effet, Nilka vit qu’une des chaloupes de L’Épave avaient été munie de ses avirons et qu’elle était prête à prendre la mer… ou plutôt le lac.

— C’est ce jeune homme qui m’a sauvé la vie, Joël, répondit Nilka, en désignant Towaki de la main.

— Tu es un brave ! fit Joël, en tendant la main au Sauvage.

— Nilka ! s’exclama, à ce moment, Alexandre Lhorians, accourant sur l’arrière-pont. Comment as-tu pu me causer tant d’inquiétude !

— Je le regrette, répondit la jeune fille, en donnant un baiser à son père, et je promets que je ne recommencerai plus, petit père, ajouta-t-elle, avec un sourire un peu fatigué.

— Vous êtes trempée jusqu’aux os, Mlle Nilka ! s’écria Joël tout à coup. Seriez-vous tombée à l’eau, par hasard ?

— « L’Oiseau Bleu » a chaviré, Joël, répondit Nilka, d’un ton très las. Je crois que je vais me retirer dans ma chambre et me reposer, jusqu’à l’heure du souper, dont tu voudras bien t’occuper, n’est-ce pas ?

— Assurément oui ! répondit Joël, et je vous apporterai un bol de bouillon bien chaud, tout à l’heure, Mlle Nilka… Si, au moins, vous ne pouvez pas avoir pris froid !

— Prendre froid, par cette chaleur ! s’écria Nilka, avec un sourire. Tu n’y songes pas, mon bon Joël ! D’ailleurs, tu le sais bien, je ne prends jamais froid.

— Tout de même, vous feriez bien d’enlever vos habits tout trempés, Mlle Nilka, fit le domestique.

— Oui, j’y vais, Joël. Père, ajouta-t-elle, en indiquant le Sauvage, je vous confie Towaki-dit-Fort-à-Bras ; c’est lui qui m’a sauvé la vie, ne l’oubliez pas !

— Viens, mon jeune ami, répondit Alexandre Lhorians, en s’adressant au Sauvage. Nous te devons plus que nous ne pourrons jamais te payer. Je t’offre l’hospitalité de grand cœur. Tu es le bienvenu, sur L’Épave ! Viens !

L’horloger était au comble de ses joies : pouvoir expliquer son horloge de cathédrale à quelqu’un, quand ce n’était qu’un Sauvage, rien ne pouvait lui être plus agréable.

Mais Joël avait froncé les sourcils… Vraiment, ce cuivré… Cependant, ainsi que l’avait dit Nilka, sans lui, sa chère petite maîtresse se serait noyée ; il ne fallait pas l’oublier, ni se montrer ingrat, n’est-ce pas ?

Et Joël ne l’était pas ingrat… Il savait apprécier, à sa valeur, ce que le Sauvage avait fait. Pourtant, le fidèle domestique n’avait pas été sans remarquer les regards chargés d’admiration que Towaki avait, plus d’une fois, jetés sur Nilka, et cela lui avait déplu fort.

— Je veillerai ! se dit-il, en regardant Towaki-dit-Fort-à-Bras se diriger vers l’avant-pont, en compagnie d’Alexandre Lhorians.