Le chevalier de Mornac/05

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Typographie de L’Opinion Publique (p. 26-31).

CHAPITRE V.

le voyage.

Le lendemain matin, sur les neuf heures, vis-à-vis le Magasin et dans une chaloupe que la vague berçait doucement à quelques pieds du rivage, un homme se tenait debout. Au soin qu’il prenait de ne pas laisser échouer l’embarcation, à l’impatience qu’il manifestait en jetant de fréquents regards dans la rue Sous-le-Fort, il était évident qu’il avait quelqu’un à prendre à son bord et qu’il attendait. Cet homme, trapu, aux traits énergiques mais non pas sans indices de bonté d’âme, s’appuyait sur une longue gaffe en s’y retenant de ses mains larges et calleuses. Il s’appelait Baptiste Joncas, et cultivait, à titre de fermier, la terre que Mme Guillot possédait à la Pointe-à-Lacaille et qu’elle tenait de son père, feu M. d’Abancour. Cet homme avait pratiqué plusieurs métiers. D’abord il était venu au Canada comme marin ; puis il s’était fait trappeur, coureur des bois, interprète et enfin cultivateur.

À quelques pas de là, sur la plage, un second personnage, compagnon du premier, s’appuyait sur la pince d’un canot d’écorce à moitié tiré à sec sur la rive. C’était un Sauvage de haute stature, à la peau luisante et couleur de cuivre, au regard perçant et fier. Il était à demi-nu et le vent du matin gonflait par derrière le manteau de peau de castor qui recouvrait négligemment ses épaules et laissait découverts la poitrine et les bras.

— Mon frère ! lui cria Joncas, ne crois-tu pas que la marée commence à monter ?

— Oui, camarade, répondit le Renard-Noir, dont le regard se glissa comme un trait sur le fleuve.

— Et nos gens qui n’arrivent pas ! Je leur ai pourtant bien dit que nous n’aurions pas trop de tout le montant pour nous rendre afin de pouvoir entrer dans la rivière à Lacaille au commencement du baissant et avant que les battures soient trop découvertes. Le vent ne donne pas mal ; mais il n’aurait qu’à tomber… Ah ! les voilà, je crois.

Joncas regardait vers le haut de la rue Sous-le-Fort. Il aperçut un groupe de personnes qui descendaient de la haute-ville et s’approchaient.

— Oui, reprit-il, c’est madame et sa suite.

Un instant après apparurent Mme Guillot, qui se retenait au bras de son fils Louis Jolliet, et Mlle de Richecourt, s’appuyant sur l’avant-bras galamment arrondi du chevalier de Mornac. Derrière eux venait le sombre Vilarme, qui jetait des regards farouches sur Jeanne et son cavalier. Enfin suivait Jean Couture, l’un des garçons de ferme de Mme Guillot. Il était chargé de paniers et d’effets. Chacun, à l’exception des deux femmes, était armé d’un mousquet. Mornac et Vilarme avaient en outre des pistolets à la ceinture.

C’était chose sérieuse, à cette époque, qu’un voyage d’une dizaine de lieues. On dit même que les bons bourgeois de Québec ne s’embarquaient jamais pour les Trois-Rivières ou Montréal sans s’être confessés avant leur départ et avoir fait leur testament. Les temps ont un peu changé, Dieu merci !

— Embarque ! embarque ! cria Joncas d’aussi loin qu’il se put faire entendre.

— Ce bon Baptiste est pressé, à ce qu’il paraît, dit Mme Jolliet en hâtant le pas.

Comme ils arrivaient sur le rivage, les apprêts de l’embarquement occasionnèrent quelque va-et-vient. Mlle de Richecourt en profita pour dire rapidement à l’oreille de Mornac, car il semblait frémir d’impatience :

— Je vous en prie, mon cousin, ne faites pas maintenant d’esclandre ! Laissez ce vilain homme nous accompagner. Nous n’aurions pas pu converser à notre aise dans la chaloupe, en supposant même que ce Vilarme n’eût pas été avec nous. Une fois là-bas, je me charge de le tenir à distance. Je me sentirai forte à côté de vous. Alors nous causerons. Mais, d’ici là je vous en supplie !…… Et surtout pas de duel ! S’il allait vous tuer, je resterais seule et sans défense, moi !

Le long regard suppliant qui les accompagna persuada pour le moins autant Mornac que les paroles de sa belle cousine.

Vilarme n’osait se rapprocher trop brusquement des jeunes gens et ne pouvait les entendre. Mais il fixait sur eux des yeux de vipère.

Au moyen du canot d’écorce, Mme Guillot s’était déjà rendue à bord de la chaloupe, à l’arrière de laquelle elle avait pris place.

— Allons ! mademoiselle Jeanne, c’est votre tour ! lui cria Joncas.

La jeune fille s’assit dans le canot, afin que le Renard-Noir la transportât à bord de la chaloupe.

Comme le canot d’écorce pouvait encore contenir une personne, Vilarme fit un mouvement pour prendre place avec Mlle de Richecourt. Mais celle-ci dit vivement à Mornac :

— Asseyez-vous ici, mon cousin, devant moi et bien au fond, pour ne point faire chavirer le canot.

Vilarme, qui manœuvrait ainsi pour se placer, dans la chaloupe, auprès de Jeanne, se mordit la lèvre et resta blême de colère sur la grève.

Si tous ces préparatifs de départ n’eussent pas absorbé l’attention de nos personnages, ils auraient peut-être pu voir, en ce moment, au coin d’une des maisons les plus rapprochées de la rue Sous-le-Fort, un homme qui semblait épier les voyageurs. Son corps était caché, mais son épaule droite et sa tête, au sommet de laquelle se balançaient des plumes d’aigle, dépassaient l’angle de la maison.

C’était Griffe-d’Ours, le chef iroquois.

Un quart d’heure auparavant, lorsque Mlle de Richecourt, Mme Guillot et ses hôtes avaient traversé la place-d’armes pour se rendre à la basse-ville, Griffe-d’Ours et ses guerriers sortaient du château Saint-Louis. D’un coup d’œil, l’Iroquois avait reconnu cette belle jeune fille qui lui avait échappé, la veille au soir.

— La vierge blanche ! s’était-il dit.

Puis il avait glissé quelques mots rapides à l’oreille de ses compagnons, et avait suivi Jeanne et ses amis, sans être remarqué. Les guerriers iroquois avaient modéré le pas, et descendu la côte en se tenant à distance de leur chef, qui les précédait.

Oh ! si Jeanne et ceux qui l’accompagnaient avaient pu remarquer cette attention dont ils étaient l’objet de la part de Griffe-d’Ours, quels malheurs n’auraient-ils pas pu éviter !

Mais tout entiers aux apprêts du départ, ils ne pouvaient rien voir.

Quand Vilarme, Jolliet et le garçon de ferme eurent pris place à bord de la chaloupe, Joncas planta les mâts dans l’ouverture pratiquée au milieu des bancs, fixa les balestons pour tendre les voiles à la brise et borda les écoutes, tandis que Louis Jolliet tenait la barre du gouvernail.

— Mon frère n’embarque donc pas ? dit Joncas au Renard-Noir.

— Un chef préfère son canot, répondit le Huron, qui, assis au fond et à l’arrière de sa pirogue, se mit à jouer hardiment de l’aviron en suivant l’autre embarcation de près.

La brise qui soufflait du sud-ouest gonflait les voiles blanches de la chaloupe, qui, coquettement inclinée à tribord, prit, en suivant l’ondulation de la vague, sa course dans la direction de l’île d’Orléans.

À mesure que les deux embarcations s’éloignaient de la rive, Griffe d’Ours, après avoir quitté son poste d’observation, se rapprochait de la plage. Longtemps il y resta debout et immobile, le regard fixé sur un seul point qui décroissait de seconde en seconde.

Quand il vit les deux voiles de la chaloupe se perdre dans l’éloignement, entre l’île d’Orléans et la Pointe-Levi, et ne sembler plus raser l’eau que comme l’aile d’un goéland, le chef agnier courut rejoindre ses compagnons qui l’attendaient au Cul-de-Sac, en fumant à côté de leurs canots.

Il parla quelques instants à ses guerriers. Ceux-ci donnèrent leur assentiment à sa demande et mirent avec empressement leurs canots à flot. Puis ils s’agenouillèrent dans leurs pirogues qu’ils lancèrent d’un commun élan vers le haut du fleuve, c’est-à-dire dans une direction tout à fait opposée à celle que Mme Guillot et ses hôtes venaient de prendre. Mais ce n’était qu’une feinte de sauvage pour laisser croire aux habitants de la ville, attirés sur le rivage par le départ des Iroquois, que les ambassadeurs retournaient au pays des Cinq Cantons. Lorsque les fourbes eurent assez doublé le Cap-aux-Diamants pour n’être plus aperçus de la ville, ils traversèrent brusquement le fleuve, qu’ils redescendirent aussitôt en rasant le rivage de la Pointe-Lévi. Peut-être vit-on de la ville ces trois canots qui, du côté de Lévi, descendaient le fleuve, mais on ne dut pas y faire grande attention.

Griffe-d’Ours dirigeait le premier canot et se disait, entre deux coups d’aviron.

— La vierge pâle sera bientôt la femme d’un grand chef.

Dans la chaloupe de Joncas et assis à côté de Mlle de Richecourt, Mornac disait à Mme Guillot, placée en face d’eux, à l’arrière de l’embarcation :

— Les environs de la ville sont donc bien peu sûrs, madame, qu’il faille s’armer jusqu’aux dents pour faire une douzaine de lieues hors de Québec ?

— Oh ! M. de Mornac, on voit bien que vous êtes arrivé d’hier au pays pour me poser pareille question. Mais ne savez-vous pas que, pour peu qu’on s’éloigne hors de la portée des canons du fort Saint-Louis, on court risque d’être massacré par les Iroquois ?

— Vraiment ! je vous avouerai que je n’ai pas été médiocrement surpris quand, ce matin, l’un de vos domestiques est venu m’apporter, de votre part, une arquebuse avec six mèches toutes neuves, ainsi qu’un fourniment pourvu d’autant de cartouches qu’il en peut contenir. Quand le valet ajouta que vous me faisiez dire encore de ne pas oublier mes pistolets : Parbleu ! me suis-je écrié, mais il n’en faut pas plus à un soldat pour se bien équiper et mettre en campagne !

— Et le soldat qui s’arme en guerre a peut-être bien moins besoin de ses armes pour sauver sa vie, que nous ici pour aller visiter un voisin. Tenez, je vais vous donner une idée de l’audace de ces Iroquois, à l’endroit desquels je vous souhaite de garder longtemps et toujours l’heureuse ignorance que vous possédez encore.

La chaloupe arrivait en ce moment vis-à-vis le Bout-de-l’Île.

— Voyez-vous cette petite baie ? Nous l’appelons l’Anse-du-Fort. Il y a huit ans, les restes de la malheureuse nation huronne, chassés des grands bois d’en haut, commençaient à respirer en paix sur les bords de cette anse, où ils étaient venus se réfugier. Ils étaient si près de Québec qu’ils se croyaient à l’abri de l’animosité de leurs vainqueurs. Avec cette imprudente confiance qui a causé la perte de la nation entière, ils ne prenaient même plus la peine de se garder. Bien mal leur en prit. L’on était au temps des semailles de 1656. Les Hurons, après avoir entendu la messe, comme ils en avaient l’habitude, s’étaient dispersés dans leurs champs, là, sur les hauteurs. Soudain, des Agniers qui, durant la nuit, s’étaient tenus cachés dans les bois voisins, fondirent sur les travailleurs épars et sans armes ; ils en massacrèrent plusieurs sur place, et emmenèrent plus de soixante prisonniers. Après cet acte de perfidie et de cruauté, les traîtres eurent l’effronterie de ranger leurs canots en ordre de bataille, et de passer ainsi en plein jour devant Québec, en poussant des cris de triomphe.[1]

— Mais, s’écria Mornac, on ne donna pas la chasse à ces bandits !

— Les habitants le voulaient bien, mais M. de Lauzon, le sénéchal de la Nouvelle-France, avec plus de prudence que d’énergie, s’y opposa dans la crainte de compromettre le sort de la colonie. De sorte que nous fûmes contraints de dévorer en silence le chagrin que nous causait un pareil affront. C’est à la suite de ce massacre que ces pauvres Hurons ne se croyant plus, et certes avec raison, en sûreté dans l’île, vinrent planter leurs cabanes auprès du fort Saint-Louis. Vous les y avez vues.

— J’avoue que c’est un trait d’audace dont je n’avais aucune idée ; mais enfin, il y a huit ans qu’il s’est produit. Vous devez être plus tranquilles et moins exposés depuis cette époque. La barbarie a dû reculer devant la civilisation croissante.

— Pas beaucoup, mon cousin, interrompit Mlle de Richecourt. Écoutez plutôt. Il n’y a pas plus de trois ans, en 1661, nous apprîmes à Québec qu’un parti d’Agniers descendus à Tadoussac où ils avaient tué quelques Français et failli prendre les pères jésuites Doblon et Druillette, venaient, en remontant, de tuer huit personnes à la côte Beaupré et sept dans l’île d’Orléans. À la nouvelle de ces massacres, M. Jean de Lauzon voulut porter secours aux habitants de l’île et avertir du danger le sieur Couillard de Lespinay, son beau-frère, qui était parti pour faire la chasse dans les petites îles du voisinage. Dans une chaloupe, avec sept hommes, il longeait, comme nous en ce moment, la côte méridionale de l’île, lorsque, arrivé à la hauteur de la rivière Maheust, que nous allons bientôt dépasser, il voulut s’assurer si les personnes qui habitaient la maison de René Maheust s’étaient retirées ailleurs. Il met à terre et envoie deux hommes pour reconnaître l’état de l’habitation. Celui qui ouvre la porte jette un cri de terreur en se voyant en face de quatre-vingts Iroquois qui se jettent sur lui, le tuent et s’emparent de son compagnon. Comme un torrent qui rompt ses digues les Agniers bondissent ensuite hors de la maison et courent vers la chaloupe en remplissant l’air de leurs hurlements.

Par malheur, le reflux a fait échouer l’embarcation de M. de Lauzon qui s’efforce, avec les siens, de la remettre à flot. Vains efforts, la chaloupe enfoncée dans la vase et le sable reste immobile. Le désespoir au cœur, les nôtres voient que la fuite est impossible et qu’il leur faut mourir. Tous se recommandent à Dieu, et font face à l’ennemi. Trois fois les Iroquois les somment de se rendre, en leur promettant la vie sauve ; mais nos gens qui savent bien le peu de confiance que l’on doit reposer sur de pareilles propositions, répondent à coups de fusil. Que vous dirais-je de plus ? Tous tombèrent sous le tomahawk des Sauvages, à l’exception d’un seul qui, blessé au bras et à l’épaule, fut fait prisonnier. Le sénéchal que les Iroquois désiraient prendre en vie, se défendit si vigoureusement jusqu’au dernier soupir qu’on dit qu’il eut les bras hachés en morceaux pendant le combat.[2]

— Mordious ! s’écria Mornac échauffé par ce récit, c’était un brave ! Mais dites-moi, belle cousine, ces dangers sont-ils encore aussi fréquents ? Dans ce cas, vous auriez bien mieux fait, ainsi que Mme Guillot de rester à la ville.

— Je vous avouerai, mon cher chevalier, que nous n’avons pas eu de ces catastrophes, aux environs de la capitale, depuis ce temps-là. Mais, en fin de compte, sachez que nous, femmes de ce pays, nous sommes aguerries et que nous apprenons, par la fréquence du danger, à vendre chèrement notre vie. Ainsi, outre que Mme Guillot et moi savons passablement manier l’arquebuse, voici un bijou que je porte toujours sur moi et avec lequel je saurais fort bien me défendre contre un ennemi.

Mlle de Richecourt entrouvrit un des plis de sa robe et tira de sa ceinture un petit poignard à manche d’argent incrusté de perles et de pierreries, longue de six pouces et fort étroite, mais aiguë comme une aiguille. Elle en fit miroiter au soleil la lame brillante et damasquinée et jeta un regard de côté à Vilarme qui, assis en avant, baissa les yeux. Il avait compris.

— Certes ! ma cousine, dit Mornac qui, devant Mme Guillot feignit ne pas avoir saisi l’allusion secrète cachée sous la menace de la jeune fille à l’adresse de Vilarme, certes, je reconnais bien en vous ce sang généreux des comtes de Richecourt dont je m’honore d’être le très humble parent !

Ce Gascon de Mornac !

Cependant le vent tenait bon et la chaloupe courait allègrement par le milieu du chenal, entre l’île d’Orléans, à gauche, et la côte de Beaumont déserte alors, et dont les feuillages jaunis ondulaient à droite, sur le ciel clair du matin, et prenaient des teintes dorées sous les vifs rayons du soleil.

Après avoir remis le poignard dans le ceinturon qui emprisonnait sa taille, Mlle de Richecourt se tourna presque entièrement du côté de Mornac ; et là, pensive, la tête à demi inclinée, les longues torsades de ses cheveux bruns effleurant l’épaule du chevalier, elle laissa traîner le bout de ses ongles dans l’eau fugitive qui, ravie d’aise de baiser une aussi belle main, se prit à babiller aussitôt et à pousser de joyeux petits rires.

Assis derrière elle, à la barre, Louis Jolliet qui aurait craint de regarder trop longtemps la jeune fille en face, la contemplait maintenant d’un air rêveur et triste. Entre les boucles épaisses de la chevelure de Jeanne, il apercevait la courbe gracieuse de sa joue fraîche et veloutée, la naissance de son cou blanc, avec les cheveux follets qui se tordaient capricieusement sur la nuque, ainsi que de mignons fils de soie bronzée.

— Mon Dieu ! qu’elle est belle et que je l’aime ! se dit Jolliet.

Car il adorait Jeanne comme un fou, ce pauvre enfant, avec toute l’ardeur de ses dix-huit ans et de sa pure jeunesse, avec cette passion craintive de son âge, sentiment tout éthéré qui ne redoute rien tant qu’un aveu.

Tous, nous avons savouré ce premier et délicieux amour qui survit à toutes les affections d’un âge plus avancé, et illumine les beaux jours de l’adolescence comme la pure lumière d’un phare lointain dans une nuit calme de printemps. Béni soit Dieu de nous octroyer au matin de la vie ces divins mais trop courts moments d’extase dont le seul souvenir nous fait encore tressaillir de bonheur alors que, le cœur meurtri par les déceptions de l’âge mûr, nous avons vu s’évanouir, une à une, nos plus chères illusions.

Il y avait deux ans que Louis aimait Mlle de Richecourt, c’est-à-dire, depuis le jour où son cœur s’éveillant à la vie des passions, lui avait révélé qu’il existe un autre amour, plus vif, plus ardent, plus extatique que celui d’un bon fils pour sa mère. Eh ! comment ne l’aurait-il pas aimée, cette belle jeune fille, dont le hasard avait fait sa compagne de chaque jour. Depuis deux ans il adorait Jeanne qui ne s’en doutait pas. Car lorsque le pauvre garçon se prenait à songer qu’il osait, lui, presque enfant, lui, peu fortuné, jeter des yeux de convoitise sur la riche et brillante demoiselle de Richecourt, il se sentait pris d’effroi, et sa passion lui semblait d’une telle folie qu’il se jurait de ne la laisser jamais deviner à celle qui en était l’objet. Il s’était tenu parole ; jamais un mot, un regard, un geste ne l’avait trahi. Pourtant, il sentait bien que du jour où Jeanne laisserait le toit de Mme Guillot pour suivre un époux qui ne serait pas lui, il sentait que son cœur se briserait.

Oh ! qu’il en est de jeunes filles qui effleurent ainsi, sans le savoir, un sentiment vrai, généreux, brûlant. Elles n’auraient qu’à tendre la main, qu’à pencher une joue rougissante en attirant avec adresse, sur des lèvres qui n’ont jamais su mentir aux élans du cœur, l’aveu de ce sincère amour qui ne se rencontre que chez les très jeunes gens, et elles verraient le bonheur escorter leur vie entière. Mais non, elles passent indifférentes et froides auprès de ce jeune homme franc et noble encore, et s’en vont plus loin mendier les regards et les promesses d’un homme de trente ans qui ne croit plus à l’amour mais songe à s’établir et passe, surtout, pour en avoir les moyens. Celui-ci, du moins est mûr pour le mariage… Quelques mois après, elles pleurent leurs beaux rêves à jamais envolés !

Louis Jolliet regardait donc la jeune fille et sentait une larme rouler dans ses yeux.

— Oh ! que n’ai-je cinq ans de plus ! se disait-il. Que ne suis-je gentilhomme avec une belle et brillante lame au côté, avec une grande plume ondoyante à mon feutre, comme cet heureux chevalier de Mornac. Oh ! je lui dirais alors en tombant à ses genoux : — Jeanne, je vous aime comme un insensé ! Je suis pauvre, je n’ai rien à vous offrir que mon cœur et mon épée. Veuillez en accepter l’offrande, et je me relève radieux, et je cours là où se trouvent et gloire et fortune. Dans un an, dans trois ans je reviendrai glorieux et digne, peut-être, de vous. — Mais, hélas !…

Le pauvre garçon se sentit si misérable qu’un gros soupir vint se briser dans sa gorge. Telle fut la douleur qu’il en ressentit, qu’il ne put étouffer une espèce de sanglot que tous entendirent, à l’exception de Vilarme et de Joncas.

Mme Guillot examinait, depuis quelques instants, son fils à la dérobée. Son cœur se serrait. Avec ce regard profond d’une mère, elle devinait tout et pouvait à peine retenir une larme. Car elle sentait qu’il se détachait de son sein comme un lambeau sanglant de l’affection de son fils. Il allait aimer une autre femme ! Toutes les mères ressentent cette douleur jalouse et beaucoup ne la peuvent cacher. Inutile de dire que ce sentiment de jalousie se développe encore davantage à l’égard du gendre ou de la bru qui, depuis près de six mille ans, succombent chaque jour dans leur lutte impuissante contre la perfide influence des belles-mères.

— Eh bien ! qu’avez-vous donc, mon jeune ami ? demanda Mornac à Jolliet, pour rompre le silence qui régnait depuis quelques minutes.

— Rien… un peu de rhume causé, je crois, par la fraîcheur du matin, répondit Jolliet en rougissant jusqu’aux yeux.

Vilarme tournait le dos, et, pour se donner quelque contenance, causait avec Baptiste Joncas. Celui-ci, à moitié couché sur un banc, regardait prosaïquement s’enfuir les côtes boisées de l’île d’Orléans. Vilarme lui parlait pêche et chasse et le questionnait spécialement sur les différentes espèces de gibier qui gîtent dans les îles situées en face de la Pointe-à-Lacaille. Joncas répondait de son mieux, tout en se disant que la figure de son interlocuteur ne lui allait en aucune sorte.

Pendant ce temps, le Renard-Noir nageait hardiment à l’arrière de son canot. Manié par le bras musculeux du Sauvage, l’aviron coupait la vague, montait et redescendait avec une puissante régularité. Aussi la pirogue glissait-elle avec la rapidité d’un saumon sur la surface de l’eau. Tout occupé que fût le bras du Huron, son œil ne l’était pas moins. Ses regards allaient sans cesse d’un rivage à l’autre, sondant chaque anse, scrutant chaque pointe, interrogeant les rochers et les buissons qui bordaient la grève de l’île d’Orléans et celle de la côte du Sud. Il regardait ainsi pour ne pas être surpris et pour se garder de tomber dans une embuscade iroquoise.

Mais les deux rives étaient silencieuses et désertes et nul être vivant n’en troublait la solitude, à l’exception, toutefois, de quelque goéland dont le blanc plumage se dessinait sur le fond bleu de l’eau et qui, perché sur une roche isolée, s’envolait au passage des voyageurs qu’il saluait de son cri moqueur et strident. Quelques bandes de canards et d’outardes sauvages, qui nageaient en plein fleuve, se levaient bien aussi de ci et de là, avec un grand bruissement d’ailes et de cris pour aller s’abattre et continuer un peu plus loin leurs ablutions matinales et leurs ébats sur l’eau profonde.

À part ces quelques bruits de la nature, la solitude était complète. L’œil des voyageurs, frappé de ce grand silence qui pesait sur une région presque vierge encore, suivait rêveur et surpris le faîte onduleux et jaunissant des forêts primitives mirant leurs énormes troncs moussus sur les bords de la rive droite du fleuve qui roulait majestueusement ses grandes eaux à leurs pieds séculaires.

Dans l’éloignement, à gauche, les hautes Laurentides dressaient dans le ciel pur leurs flancs bleuâtres et leurs cimes tourmentées. De ce côté, elles bornent fièrement l’horizon et dominent de leurs masses imposantes le Saint-Laurent qui semble reconnaître son impuissance à rompre jamais cette digue gigantesque, et baise, en passant, leurs pieds comme un esclave soumis.

Là-bas, en avant des embarcations, émergeait du sein de l’onde un groupe d’îles qui, dans un parcours de plus de dix lieues, élèvent au-dessus de l’eau leurs têtes curieuses comme pour regarder couler les flots.

Enfin, tout au fond, vers le golfe, l’eau seulement, rien que l’eau, avec le ciel au-dessus ; l’immensité et Dieu.

Il pouvait être une heure de l’après-midi et le soleil resplendissant de ce beau jour d’automne commençait à incliner du côté de l’Occident. Les deux embarcations se trouvaient vis-à-vis de l’endroit sauvage alors, où s’élève aujourd’hui le joli village de Saint-Michel.[3] À bord de la chaloupe, la conversation languissait. Chacun y suivait le cours de ses pensées, regardait l’eau s’enfuir et se laissait bercer, avec ses rêveries, au doux roulis des lames.

Seul dans son canot le Renard-Noir allait ramant toujours. Mais depuis quelques minutes il se retournait fréquemment pour regarder en arrière. Il semblait inquiet. Rien pour le préoccuper en avant. Les rives y étaient désertes. Mais là-bas, sur le chemin déjà parcouru, quelque chose, un point noir entrevu sur l’eau, l’avait troublé. Il avait cru voir, à plus d’une lieue en arrière, un canot qui les suivait de loin. Maintenant son œil se lassait en vain d’interroger la surface du fleuve. Une éblouissante traînée de lumière, produite par la réverbération des rayons du soleil, s’épandait sur l’eau tranquille et empêchait le Sauvage d’embrasser entièrement en arrière toute la largeur du fleuve. À deux ou trois reprises, il lui avait bien semblé entrevoir encore cette tache noire et mobile au milieu de la gerbe lumineuse qui, dans un vaste parcours, faisait miroiter l’eau. Mais son œil ébloui par l’éclat de ces innombrables scintillations se fermait aussitôt malgré ses efforts.

Enfin le canot, qui les suivait de loin, après être sorti de cet éblouissant foyer de lumière, lui apparut soudain se dirigeant du côté de l’île d’Orléans près des rives de laquelle il disparut bientôt.

L’attention du Renard-Noir se trouvait tellement concentrée sur ce seul point, qu’il ne remarqua pas deux autres canots qui, sur une ligne parallèle au premier, suivaient aussi de loin nos voyageurs, en longeant la côte du Sud.

Après avoir constaté que le canot suspect gagnait l’île, le Sauvage pensa qu’il n’y avait rien à craindre, et reprit sa quiétude première en continuant à ramer de l’avant.

— Si nous mangions quelque chose, dit tout à coup Mme Guillot.

— Mais c’est une fort heureuse idée, répliqua Mornac.

— Oui, le grand air m’a ouvert l’appétit, dit Jolliet pour se donner un peu de contenance ; car il n’avait presque point parlé depuis le départ.

Mme Guillot se fit passer le panier aux provisions. Il contenait un frugal repas : du pain, du beurre, du lard et du fromage, accompagnés, je dois le dire, d’une bonne bouteille de vin d’Espagne.

Ce goûter, pris sur le pouce, mit fin au silence et l’on se remit à causer en mangeant. On allait dépasser bientôt la pointe de Berthier. La marée commençait à baisser.

— Si le vent tient toujours du sorouet, dit Joncas, nous serons arrivés dans une heure.

— Nous ne sommes donc pas loin de la Pointe-à-Lacaille, dit Mornac après avoir avalé, avec évidente satisfaction, un demi gobelet d’un vin rouge et généreux.

— Nous n’avons plus qu’une couple de lieues à faire, répondit Joncas en allumant sa pipe, brûle-gueule tout noirci par l’usage.

— Comment nommez-vous ces îles qui s’étendent à notre gauche, demanda Mornac à sa cousine qui grignotait de ses dents blanches une croûte de pain dorée.

— Nous avons passé, tout à l’heure, l’île Madame. Celle que vous voyez là-bas, un peu enfoncée vers la côte du Nord, est l’île Patience. En deçà, et en avant de nous sont l’île aux Beaux et la Grosse-Île, l’île Sainte-Marguerite les suit. Après viennent plusieurs petits îlots, puis l’île aux Grues, et la dernière que vous apercevez là-bas, en avant, l’île aux Oies. Ces deux dernières sont seules habitées par deux ou trois familles. Est-ce bien cela, monsieur Joncas ?

— Oui, mademoiselle, mais il faut, tout de même, que vous ayez une fière mémoire, puisque vous n’êtes venue ici que deux fois et qu’il y a plus de deux ans que je vous ai donné ces noms-là.

— C’est dans le voisinage d’une de ces îles, remarqua Mme Guillot d’un air attristé, que mon pauvre père, M. Adrien d’Abancour, se noya avec M. Étienne Sevestre, le 2 mai 1640.

Ils étaient allés chasser de compagnie dans ces parages et l’on suppose que leur canot chavira. Un an plus tard, mon premier mari, feu M. Jean Jolliet, trouva les ossements de mon père sur le rivage d’une de ces îles, et les apporta à Québec où la sépulture en fut solennellement faite.[4]

— Ces deux ou trois taches blanches que vous apercevez tout là-bas, presque à fleur d’eau, sur le bout de l’île aux Oies, repartit Jeanne, pour chasser les tristes souvenirs de Mme Guillot, sont l’habitation et les bâtiments qui appartiennent à la famille Moyen, avant qu’elle n’eût été massacrée par les Iroquois.

— Y a-t-il longtemps de cela ? demanda Mornac.

— Il y a, je crois, neuf ans, mon cousin, que ce funeste événement eut lieu. Le sieur Moyen, bourgeois de Paris, qui était établi avec sa famille, dans l’île aux Oies, fut surpris dans sa maison par des Agniers, pendant que ses serviteurs étaient absents. Il fut tué avec sa femme ; ses enfants, ainsi que ceux du sieur Macard, furent emmenés captifs. L’aînée des deux demoiselles Moyen se maria, deux ans plus tard, avec le brave sergent-major, Lambert Closse, le héros du Montréal qui a été tué aux environs de cette ville, il y a deux ans, dans un combat contre les Iroquois.[5]

Tout en devisant ainsi, on arriva, sur les deux heures et demie à la Pointe-à-Lacaille qui avançait dans le fleuve ses quelques arpents de rochers boisés.

Quand on l’eut dépassée d’une centaine de perches, le jeune Jolliet remit à Joncas la barre du gouvernail, car il fallait ne pas manquer l’embouchure et le chenal de la petite rivière à Lacaille, manœuvre assez difficile, vu la longueur des battures et le peu de profondeur de l’eau.

L’embarcation inclina à droite en gagnant la rive sud, basse, plate et partout boisée à l’exception, toutefois, d’une centaine d’arpents carrés qui étaient défrichés et ensemencés, et où s’élevaient trois ou quatre maisons de bois blanchies à la chaux, dont la plus grande et la plus rapprochée, sur la rive ouest de la petite rivière à Lacaille, appartenait à Mme Guillot.

À l’une des croisées de cette habitation flottait une banderolle bleue pour signifier aux arrivants qu’ils n’avaient rien à craindre et que tout aux environs était tranquille.

En entrant dans la rivière à Lacaille, aux acores basses, garnies d’ajoncs et de broussailles, le Renard-Noir jeta un dernier coup d’œil en arrière. Mais il ne remarqua rien d’insolite. L’éloignement l’empêchait de distinguer un canot d’écorce qui, à deux lieues au large, venait de s’arrêter vis-à-vis de nos voyageurs et près de l’île Sainte-Marguerite avec les bords de laquelle il se confondait facilement pour quiconque ignorait, en ce lieu, la présence de la pirogue. D’un autre côté, si la Pointe-à-Lacaille ne se fût pas interposée entre les regards du Huron et le rivage de Berthier, il aurait certainement distingué deux canots qui faisaient force des rames en rasant de près la côte du Sud. Ces derniers, suivant la manœuvre du canot isolé qui venait de s’arrêter près de l’île Sainte-Marguerite, et qu’une attention soutenue et prévenue permettaient à leurs yeux de lynx d’entrevoir au large, arrêtèrent aussi leur course à peu près une demi-lieue au-dessus de la Pointe-à-Lacaille.

Ceux qui montaient ces deux derniers canots débarquèrent sur le rivage et s’enfoncèrent dans le bois plein d’ombre et de silence où ils firent halte, après avoir emporté leurs pirogues avec eux.

De l’autre côté, le canot de l’île Sainte-Marguerite venait aussi de disparaître tout à fait.

Pendant ce temps-là, nos connaissances, réjouies d’être arrivées sans encombre, mettaient pied à terre à quelques pas de l’habitation de Mme Guillot, où la jeune femme de Joncas reçut ses maîtres avec un joyeux empressement.


  1. M. Ferland.
  2. Voir « les Relations, le Journal des Jésuites, et les lettres de la Mère de l’Incarnation ».
  3. À l’époque qui nous occupe (1664) les paroisses suivantes ne devaient pas exister sur la côte du sud, entre Lévi et la Pointe-à-Lacaille, inclusivement, puisqu’elles ne commencèrent à tenir des registres : Beaumont qu’en 1692, Saint-Michel 1708, Saint-Vallier 1713 et Berthier 1728 seulement.
  4. Dictionnaire généalogique de M. Tanguay, au mot d’Abancour.
  5. « L’île aux Oies avait été concédée par la compagnie de la Nouvelle-France à M. de Montmagny, qui visitait souvent ce lieu, pour y jouir du plaisir de la chasse. Après le départ de M. de Montmagny, son procureur en vendit la moitié au sieur Louis Théandre Chartier de Lotbinière, et l’autre moitié au sieur Moyen qui y conduisait des travaux considérables lorsqu’il y fut tué. » M. Ferland (Archives du greffe de Québec, actes de Jean Durand, Notaire, 1654.)