Le chevalier de Mornac/06

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Typographie de L’Opinion Publique (p. 31-41).

CHAPITRE VI.

souvenirs du passé.

Lorsque vous sortez du bassin de Saint-Thomas de Montmagny et que vous remontez le fleuve en longeant la côte du Sud, vous apercevez, à peu près une demi-lieue en avant, une humble rivière qui traîne ses eaux vaseuses jusqu’au Saint-Laurent. C’est la rivière à Lacaille près de l’embouchure de laquelle s’élevait jadis le premier village de Saint-Thomas.

De cet établissement primitif qui portait le nom de Pointe-à-Lacaille, à peine reste-t-il, à demi enfouies au pied de la falaise, quelques pierres qui firent autrefois partie des murailles de la vieille église bâtie et bénite en 1686, sur un terrain concédé par le sieur Guillaume Fournier au missionnaire de l’endroit, messire Morel.[1]

Le lecteur curieux de connaître l’histoire de la vieille église peut se renseigner en lisant les jolies pages que M. Eugène Renault a consacrées, dans les Soirées Canadiennes de 1864, à ces ruines que les flots rongeurs ont fini par entraîner avec eux dans le lit du fleuve.

Pour moi, comme l’époque où j’ai placé le présent récit me reporte à vingt ans avant la construction de la vieille église, je ne m’occuperai pas davantage des souvenirs qui se rattachent à ses ruines. Il me suffira de dire qu’un siècle après l’érection du petit temple de la Pointe-à-Lacaille, les habitants du lieu voyant que les flots avaient, depuis cent ans, rongé une douzaine d’arpents de la falaise, et menaçaient d’envahir bientôt et la chapelle et les habitations du hameau, abandonnèrent tout à fait un endroit si dangereux, et s’en allèrent, une demi-lieue plus bas, construire une autre église et de nouvelles demeures sur les lieux où s’élève aujourd’hui le grand village de Saint-Thomas. J’allais dire la petite ville de Montmagny, mais j’ai craint que mon titre d’enfant de la place ne me fit taxer d’orgueil.

J’ai déjà dit, je crois, qu’il n’y avait à la Pointe-à-Lacaille, en 1664, que deux ou trois maisons d’assez pauvre apparence. C’est qu’en effet l’établissement commençait à peine, et qu’il devait bien s’écouler une quinzaine d’années, après la venue des premiers colons, lorsqu’on crut devoir y tenir des registres, en 1679.

Selon l’opinion de M. l’abbé Tanguay, et c’est la plus naturelle, le nom qui désignait la Pointe-à-Lacaille, lui vient de M. Adrien d’Abancour dit Lacaille, noyé en 1640 dans les îles situées en face. M. d’Abancour aurait été le premier propriétaire de la pointe et de la petite rivière qui portent encore le surnom de Lacaille.

D’abord la propriété de M. de Montmagny auquel le roi l’avait cédée le 5 mai 1646, (voir Bouchette’s Topography of Canada) la seigneurie de Saint-Luc, aujourd’hui Saint-Thomas, appartint ensuite à Noël Morin qui, en 1680, mourut chez son fils Alphonse, lequel s’était établi à la Pointe-à-Lacaille. Leurs nombreux descendants portent le nom de Morin-Valcourt.

Le gendre de Noël Morin, Gilles Rageot, notaire royal et garde-notes à Québec, devint, après son beau-père, seigneur du fief de Saint-Luc, Rivière-à-Lacaille. Le sieur Louis Couillard de L’Espinay, fils de Guillaume Couillard et de Guillemette Hébert, succéda, vers la fin du dix-septième siècle aux droits des trois premiers seigneurs.

Ceux qui sont familiers avec notre histoire savent quelle était l’organisation qui présidait à l’établissement des paroisses dans la colonie naissante de la Nouvelle-France. Le roi y cédait un fief à celui de ses sujets qu’il en jugeait digne et qui, en retour, devait à la couronne foi et hommage, avec l’aveu, le dénombrement et le droit de quint, etc., à chaque mutation. Ce seigneur divisait son fief en fermes qu’il concédait lui-même à raison d’un ou de deux sols par arpent et d’un demi-minot de blé pour la concession entière. Les censitaires devaient, en échange, faire moudre leur grain au moulin du seigneur auquel ils donnaient la quatorzième partie de la farine pour droit de mouture, et payer, pour lods et ventes, le douzième du prix de leur terre.

Bien qu’à l’origine les seigneurs possédassent au Canada le redoutable droit de haute, moyenne et basse justice, ils ne l’exercèrent que rarement et l’histoire n’en mentionne aucun abus. À vrai dire, nos seigneurs étaient plutôt des fermiers du gouvernement que les représentants de ces feudataires et tyrans du moyen-âge qui traitaient le peuple comme un vil troupeau d’esclaves taillables et corvéables à merci. Aussi bien, comme le disait Frontenac en 1673, le roi entendait-il qu’on ne les regardât plus que comme des engagistes et des seigneurs utiles. Partant de là et considérant les résultats obtenus, l’on peut dire que ce système de colonisation était l’un des meilleurs que l’on pouvait mettre en usage à cette époque, vu que les seigneurs avaient le plus grand intérêt à attirer des colons sur leur fief et à les bien traiter pour en augmenter rapidement le nombre.

Aux temps difficiles où se reporte cette histoire, chaque petit bourg avait son fort où l’on se réfugiait en cas d’alerte pour résister aux bandes d’Iroquois qui rôdaient continuellement par toute la colonie. Ce fort consistait en une enceinte de pieux et occupait habituellement le centre du bourg. Il entourait assez souvent la demeure seigneuriale et, quelquefois, était défendu par de petites pièces de canon dont les Sauvages avaient grand’peur.

En 1664, il n’y avait pas encore de seigneur résidant au petit établissement de la Pointe-à-Lacaille et M. Louis Couillard de l’Espinay ne devait se faire construire un manoir aux abords du bassin de Saint-Thomas que plusieurs années après ; de sorte que la demeure de Mme Guillot, qui se trouvait la plus ancienne et la plus grande, était protégée par une enceinte de palissades hautes d’une quinzaine de pieds et qui entourait à la fois la maison, la grange et leurs dépendances, toutes situées sur la rive gauche de la Rivière-à-Lacaille.[2]

Les détails qui précèdent laissent voir, en peu de mots, comment se formaient les paroisses dans les premiers temps de la colonie.

Nous rejoignons nos personnages dans l’habitation de Mme Guillot, sur les six heures du soir, avant le souper. Tandis que la maîtresse de céans s’occupe à ranger des assiettes sur une grande table carrée, au milieu de la cuisine, et que la femme de Joncas, est à moitié enfouie sous le haut manteau de la cheminée où la flamme pétille gaiement et rougit le frais visage de la jeune fermière qui surveille avec recueillement la cuisson d’une omelette au lard, Jeanne de Richecourt, Mornac et Jolliet, debout devant les deux fenêtres de la cuisine qui regardent sur le côté du nord, assistent silencieusement au coucher du soleil.

Aussi le spectacle qui attirait leur attention est-il propre à captiver des âmes jeunes et passionnées.

Globe de flamme incandescente, le soleil s’inclinait à l’occident vers la cime des Laurentides derrière laquelle il allait bientôt disparaître. Éclairé fortement par les derniers rayons de l’astre, le sommet du Cap Tourmente se découpait ainsi qu’un immense diadème aux dentelures d’un or ardent comme celui de la Guinée, pendant que le reste du cap reposait à demi effacé dans l’ombre. On aurait dit le grand génie du fleuve, agenouillé sur les bords de son empire et la tête perdue dans les nuages roses du couchant. Sur le parcours de six lieues qui sépare en cet endroit les deux rives, une immense traînée de flamme étreignait le fleuve dont les eaux paraissaient bouillonner sous ce brûlant contact. À l’horizon, au-dessus du soleil et des montagnes, de grands nuages rouges frangés de brillantes teintes cuivrées se déployaient dans l’espace, comme de longs drapeaux de pourpre et d’or, dont les reflets coloraient en rose la tête des monts et le dos rugueux des îles que l’on aurait cru voir flotter au milieu du Saint-Laurent. Ainsi éclairés, ces îlots semblaient être de gigantesques cétacés rougeâtres, qui seraient surgis brusquement des eaux pour contempler ce merveilleux spectacle du roi de la nature, se couchant au milieu de sa cour et environné des splendeurs de sa gloire. À la fin du jour ainsi qu’à l’aurore, la nature entière tressaille d’une telle exubérance de vie que les objets, même inanimés, nous semblent s’agiter comme pour saluer l’astre puissant chargé par Dieu de féconder la terre.

La main droite appuyée sur l’épaule de son cousin Mornac, la tête légèrement inclinée, ses grands yeux bruns animés par cette scène grandiose, Jeanne de Richecourt se laissait doucement bercer au roulis extatique de sa rêverie. La lumière rouge du couchant jetait sur sa figure de fauves reflets qui, plus accentués encore sur les ondes luisantes de sa chevelure noire où ils ruisselaient comme des traits de feu, faisaient ressembler la jeune fille à ces brunes madones que le soleil chaud de leur beau pays inspirait aux artistes de l’Espagne.

Accoudé sur une autre fenêtre, à quelques pieds de Jeanne, Louis Jolliet pensait en soupirant :

— Qu’elle est belle, ô mon Dieu !… Et jamais pour moi !…

— Sandious ! tout beau, mon cœur ! se disait Mornac en contemplant sa belle parente, je crois que vous palpitez plus vite qu’à l’ordinaire. Ah çà ! chevalier, mon ami, allez-vous donc vous énamourer sottement d’une cousine que vous connaissez à peine, vous autrefois la terreur des belles ?… Après tout, mon gentilhomme, savez-vous qu’elle est furieusement gentille, votre parente ! Oui, mordious !…

Dans l’ombre, à quelques pas en arrière, la figure sombre comme celle de Méphistophélès auprès de Faust et de Marguerite, Vilarme examinait les jeunes gens et fronçait ses épais sourcils roux.

— Regardez-vous tant que vous voudrez, mes agneaux, grommelait-il en dedans ; mais je suis près de vous et tant que j’y resterai, vous pourrez difficilement échanger vos confidences. Quant à toi, pauvre petit Jolliet, tu peux, si cela te plaît te crever le ventre de tes soupirs. Je ne te crains pas, car elle ne se doute même point de ton sot amour d’écolier.

Déjà, cependant, le soleil descend et disparaît en arrière des montagnes qui, peu à peu, se sont assombries. Seuls les nuages rouges et dorés qui drapent l’horizon reçoivent encore, grâce à leur élévation, le reflet des rayons du soleil, et ont conservé leurs brillantes couleurs. Mais à mesure que l’astre s’enfonce dans les régions alors inconnues du nord-ouest, les nues ainsi éclairées passent par gradation du rouge pourpre au rose, du rose pâle au jaune clair, et leurs derniers lambeaux d’un blanc lumineux vont s’éteindre à côté de la première étoile dont la sereine lumière s’allume au fond du firmament dans l’ombre de la nuit tombante.

— Allons ! mademoiselle et messieurs, le souper est servi, fit Mme Guillot en se frappant les mains pour tirer ses hôtes de leurs rêveries. Et tous vinrent se placer autour de la table à chaque bout de laquelle fumaient de riches omelettes aux paillettes dorées et croustillantes.

Comme bien on le pense, l’appétit ne fit pas défaut à nos voyageurs et l’entrain augmentant à mesure que la faim se satisfaisait, la causerie devint bientôt générale et très animée. Mme Guillot se piquait d’amuser ses hôtes, Mornac faisait de l’esprit, Jeanne, toute heureuse de sentir à côté d’elle un sûr appui, n’avait pas été si gaie depuis longtemps et Jolliet influencé par l’animation commune avait, par moment, d’heureuses saillies. Seul, Vilarme aurait pu faire une ombre trop prononcée dans ce gai tableau ; mais, sentant combien sa position deviendrait gênante et ridicule s’il continuait à garder ses funèbres airs de croque-mort, il s’efforçait d’être aimable.

L’heure du souper s’écoula donc rapide et enjouée.

Lorsqu’on sortit de table, le jour avait fait place à la nuit qui s’étendait sereine et calme sur les sauvages régions d’alentour.

En se levant de table, Jolliet porta sa chaise auprès du mur et tout à côté de l’une des fenêtres qui regardaient sur le nord ; puis il se rapprocha vivement de la croisée en s’écriant :

— Oh ! venez donc voir la belle aurore boréale !

On accourut aux fenêtres et chacun put contempler la scène féerique offerte ce soir-là, par le ciel à la terre.

D’abord d’une teinte égale et uniforme, une grande lueur blanche, qui s’élevait du côté du nord et montait dans l’espace, se fendit en millions de striures lumineuses et frangées comme les innombrables stalactites suspendues à la voûte de grottes merveilleuses, et sur lesquelles la lumière des torches se réfléchit avec des scintillations infinies.

Ces grands courants, d’un blanc éclairé, commencèrent à se mouvoir, à courir avec rapidité sur le fond du ciel sombre. Tantôt avec la vitesse de la fusée qui part, ils se déroulaient dans le firmament comme d’immenses rubans de satin blanc et moiré qui ondoyaient sur l’obscurité de la nuit avec des reflets argentés. Puis, comme secoués par un souffle mystérieux, ils se balançaient un moment au-dessus de la terre assombrie et se repliaient soudain sur eux-mêmes avec la promptitude d’un éclair qui s’éteint.

Reprenant après leur nuance égale et primitive, ils allaient se développer au-dessus de l’horizon comme un large turban, enroulé sur la tête du globe, et qui faisait miroiter dans l’infini son céleste tissu piqué, ça et là, de fils d’or figurés par les étoiles scintillant au travers de ces vaporeuses clartés.

Tantôt ils se séparaient distinctement, et, ainsi qu’une folle troupe d’esprits titaniques, ils couraient aux quatre coins de l’horizon, formaient une gigantesque chaîne et dansaient autour des mondes la ronde la plus fantastique et la plus échevelée.

Ils allaient, tournant si vite, qu’à les regarder, l’œil se sentait pris de vertige, quand tout à coup, ce grand cercle mouvant se resserre, se rétrécit encore, s’amincit vers son centre et s’arrête immobile, mais toujours lumineux, au milieu du ciel où il forme un soleil énorme dont les rayons sans nombre dardent en dehors leurs traits pâles et tremblotants. Sombre d’abord, le centre de cet astre éphémère prend bientôt une couleur rougeâtre qui devient pourpre en un moment, tandis qu’un brillant météore s’allume au sein de ce soleil étrange, éclate, tombe vers la terre, en laissant à sa suite une fugitive traînée tricolore, jaune, verte et rouge, et va s’abîmer au loin vers le bas du fleuve qui s’empourpre un instant d’une teinte enflammée, puis rentre dans l’obscurité.

Et, comme si c’était un signal de retraite, le cercle aux rayons agités là-haut se brise, et les courants de lumière diaphane se dispersent et s’éteignent dans l’air, poursuivis par la lueur sanglante du centre, laquelle grandit, s’épaissit, s’étend victorieusement dans l’insondable coupole du ciel qui longtemps, durant la nuit, garda cette couleur d’un rouge effrayant.[3]

Les spectateurs de cette scène grandiose restèrent silencieux tout le temps qu’elle dura.

Quand le météore s’éteignit dans le fleuve, Mornac s’écria :

— Voilà, sandis ! qui est magnifique !

— Ce spectacle est en effet terriblement beau, repartit Mlle de Richecourt. Il me rappelle ceux qui précédèrent le tremblement de terre de l’hiver dernier. Dieu nous garde, cette année, de semblables agitations.

— Ce fut donc bien effrayant ? demanda Mornac en accompagnant cette question d’un regard brûlant qui fit baisser les longs cils noirs de Mlle de Richecourt.

— Oh ! oui ! répondit Jeanne.

— Mais veuillez alors m’en faire le récit ?

— Bien volontiers, mon cousin. Sachez d’abord que, durant l’automne de 1662, le ciel sembla nous donner des avertissements par des phénomènes pareils à ceux d’aujourd’hui et plus terribles encore. « Au milieu du mouvement rapide et brillant des aurores boréales, des météores ignés, sous la forme de serpents embrasés, s’enlaçaient les uns dans les autres et volaient par les airs, portés sur des ailes de feu. Tout le monde put voir à Québec un grand globe de flammes qui faisait un assez beau jour pendant la nuit, si les étincelles qu’il dardait de toutes parts n’eussent mêlé de frayeur le plaisir qu’on prenait à le voir. Les habitants de la côte de Beaupré en remarquèrent un semblable s’étendant au-dessus de leurs champs comme une grande ville dévorée par l’incendie. Leur terreur fut extrême, car ils crurent qu’il allait tout embraser. Un même météore parut sur Montréal ; mais il semblait sortir du sein de la lune, avec un bruit qui était celui des canons et des trompettes, et s’étant promené trois lieues en l’air, fut se perdre enfin derrière la grosse montagne dont cette ville porte le nom. » [4]

Ces phénomènes continuèrent de se faire voir durant une partie de l’hiver, lorsque arriva le lundi gras qui était le cinquième jour de février. « La journée avait été belle et sereine. Bien des gens avaient commencé à célébrer le carnaval par les amusements ordinaires, lorsque, vers les cinq heures et demie du soir, on sentit dans toute l’étendue du pays un frémissement de la terre, suivi d’un bruit ressemblant à celui que feraient des milliers de carrosses lourdement chargés et roulant avec vitesse sur des pavés. Bientôt cent autres bruits se mêlèrent à ces deux premiers : tantôt l’on entendait le pétillement du feu dans les greniers, tantôt le roulement du tonnerre, ou le mugissement des vagues se brisant contre le rivage ; quelquefois on aurait dit une grêle de pierres tombant sur les toits ; le sol se soulevait et s’affaissait d’une manière effrayante ; les portes s’ouvraient et se fermaient avec bruit ; les cloches des églises et le timbre des horloges sonnaient ; les maisons étaient agitées comme des arbres, lorsque le vent souffle avec violence ; les meubles se renversaient, les cheminées tombaient, les murs se lézardaient ; les glaces du fleuve, épaisses de trois ou quatre pieds, étaient soulevées et brisées comme dans une soudaine et violente débâcle. Les animaux domestiques témoignaient leur crainte par des cris et des hurlements ; les poissons eux-mêmes étaient effrayés, et, au milieu de tous les sons discordants, l’on entendit les rauques soufflements des marsouins aux Trois-Rivières où jamais on n’en avait entendu auparavant. »

— En effet, ce devait être effrayant, dit Mornac avec un sourire. Mais passant par votre bouche charmante, ces détails sont ravissants.

— Ne raillez pas, chevalier, car tout brave que vous soyez, vous auriez eu frayeur comme tous ceux qui furent témoins de ce bouleversement. « Bien que personne ne fût blessé, ni aucune maison renversée, la pensée que la fin du monde arrivait, s’était emparée des esprits ; aussi se croyant aux portes de l’éternité, chacun se préparait au jugement dernier. Le mardi gras et le mercredi des cendres ressemblèrent au jour de Pâques, par le grand nombre de personnes qui s’approchèrent de la sainte table, et tout le temps du carême continua de présenter le spectacle le plus édifiant. » [5]

— Et vous pensez que les phénomènes célestes qui apparurent l’automne précédent, étaient des signes précurseurs du tremblement de terre ?

— Pourquoi pas ?

— Alors ceux de ce soir nous annonceraient donc aussi quelque malheur ? reprit l’incrédule Mornac en souriant.

— Tenez, mon cousin, si vous voulez m’en croire, répondit Jeanne avec un air plus sérieux, ne badinez pas là-dessus.

— Non, Seigneur ! s’écria soudain la femme de Joncas qui allumait une chandelle. Non, Monsieur, ne vous moquez pas de ces choses-là. Cela nous porterait malheur.

— C’est vrai ! fit Mme Guillot en jetant un regard de tendresse sur son fils.

Mornac s’apercevant que son esprit railleur paraissait affecter péniblement les dames, dit d’un ton plus sérieux au Renard-Noir qui, les yeux encore fixés sur le ciel rouge, n’avait pas prononcé un mot depuis le souper :

— Et vous, chef, que pensez-vous de ces choses-là ?

Après un moment de silence, le Huron répondit :

— Le pauvre Sauvage n’a pas toute la science d’un homme blanc, et ses croyances, bien qu’il soit aussi chrétien, sont différentes des tiennes sur beaucoup de choses. Tu ne vois, sans doute, dans ces signes que des effets produits par une cause naturelle. Mais mes pères à moi m’ont appris, et je respecte à ce sujet leurs enseignements, que ces brillants esprits qui courent ainsi le soir, dans le territoire des nuages, sont les âmes de nos ancêtres qui s’agitent là-haut pour avertir leurs petits-fils d’un danger prochain. Lorsque nous fûmes chassés par nos ennemis des bords du grand lac, où blanchissent maintenant les os desséchés de tous ceux qui nous furent chers, nos tribus en reçurent longtemps d’avance, l’avertissement par de pareils signes. Mais le Grand-Esprit avait frappé ses fils d’aveuglement. Comme des vieillards qui, sur le soir de la vie, ne peuvent plus distinguer la lumière du feu de leur cabane, nous étions frappés d’aveuglement. Bien loin d’être sur leurs gardes, mes frères, malgré mes conseils et ceux de quelques anciens, se laissèrent surprendre par l’ennemi et la grande nation huronne fut écrasée, le peu qui en restait arraché du pays aimé de ses pères et dispersé au loin comme les feuillages de la forêt sous le souffle puissant des vents de l’automne.

— J’ai entendu parler, en effet, des malheurs de votre race, dit Mornac qui ne raillait plus. Mais j’en aimerais bien entendre le récit de la bouche même de l’un des acteurs de cette tragédie. Cependant j’ai peur de réveiller vos douleurs en vous priant de me les raconter.

Le Huron réfléchit et dit :

— Le guerrier vaincu doit songer quelquefois à ses défaites pour en savoir éviter de nouvelles, et penser aux maux que lui ont fait ses ennemis pour ne pas oublier que la vengeance est douce au cœur de la victime tant qu’il lui reste encore un battement de vie. Mon fils est jeune et la parole d’un guerrier, qui pourrait être son père par l’âge et l’expérience, lui sera d’un enseignement utile en lui exposant la ruine d’une nation autrefois maîtresse de ces contrées.

Durant cet échange de paroles entre le Huron et Mornac, les dames étaient allées s’asseoir auprès du feu qui flambait dans la cheminée, Jeanne à côté de Mme Guillot. Toutes deux s’occupaient à des travaux d’aiguille, tandis que la femme de Joncas, après avoir tout rangé dans sa cuisine, s’asseyait auprès de son rouet à quelque distance de sa maîtresse et se mettait à filer.

Mornac, pour ne pas paraître poursuivre sa belle parente, s’adossa contre la fenêtre, à côté de Jolliet, et Vilarme auprès d’eux. Joncas, qui venait d’allumer sa pipe avec un des tisons de l’âtre, fumait en silence à côté de sa femme, un peu perdus tous les deux dans l’ombre.

Quant au Renard-Noir, il alla s’appuyer contre l’un des pans de la cheminée. Là, debout, la figure à demi éclairée par les lueurs du foyer, regardant ses auditeurs en face, il commença d’une voix profonde et grave :

— La forêt avait reverdi seulement quatre fois au-dessus de ma jeune tête, lorsque le grand chef des blancs, qu’ils appelaient Champlain, vint établir, sur le cap de Stadaconna, la vaste bourgade que nous avons quittée au commencement du jour qui vient de s’éteindre. Depuis ce temps-là, l’hiver a soixante fois blanchi les branches des bois.

« Notre nation, celle des Ouendats que les blancs ont nommés Hurons, était la plus puissante de toutes les tribus qui couvraient les terres de chasse du Canada. Les armes et le nombre de ses guerriers la faisaient respecter au loin. La petite peuplade des Iroquois osait pourtant croiser ses tomahawks avec les nôtres et ne craignait même pas de nous attaquer. Ses guerriers étaient moins nombreux, mais plus unis, plus vigilants, plus rusés, plus cruels que les nôtres portés à préférer les expéditions de chasse aux courses continuelles dans les sentiers de guerre. Que mes frères blancs ne croient pas que nos guerriers, une fois au combat, fussent moins braves, moins forts, moins agiles que ceux des Cinq Cantons. Mes frères se tromperaient. Mais ce qui finit par causer la perte de ma nation, c’est que le Grand-Esprit a toujours donné à ses enfants hurons des cœurs plus doux et des yeux moins épris de la vue du sang que ceux de nos ennemis. Tandis que les Iroquois ne craignaient point de venir se cacher aux environs de nos villages pour enlever quelques chevelures, nos guerriers, qui rêvaient de grandes chasses aux caribous, se laissaient quelquefois surprendre jusque dans leurs cabanes.

« Nous étions encore les plus nombreux et les plus forts, lorsque dans l’été qui suivit l’arrivée du puissant chef blanc, mon père Darontal, qui était le grand capitaine de notre nation, pria le vôtre d’accompagner, avec quelques soldats blancs, nos hommes de guerre dans une expédition contre les Cinq Cantons iroquois. Vos armes merveilleuses et terribles, alors inconnues aux enfants de la forêt, devaient nous aider beaucoup en frappant nos ennemis d’épouvante. Ce qui arriva. Dès que les Iroquois eurent vu les éclairs, entendu le tonnerre sortir de vos armes et jeter la mort dans leurs rangs, ils se sauvèrent dans les bois où nos guerriers les poursuivirent bien loin. Je me souviens d’avoir entendu raconter cette victoire par mon père lorsque, à son retour, il suspendit au poteau du ouigouam, les scalps des ennemis qu’il avait tués. »

Au souvenir des exploits de son père, la figure bronzée du Renard-Noir s’anima d’un noble orgueil. Ses yeux, où les lueurs du foyer venaient se réfléchir, semblaient lancer des flammes. Après quelques instants de silence il reprit :

« — J’avais continué de croître et mes yeux avaient vu dix fois la neige fondre autour de nos cabanes, lorsque le grand chef blanc vint passer un hiver sous le ouigouam de mon père Darontal.[6] C’était à la suite d’une seconde expédition contre nos ennemis les Iroquois. Elle avait été moins heureuse que la première, et les nôtres avaient été obligés de s’en revenir au pays, après avoir tué pourtant beaucoup d’ennemis. La saison des neiges était proche et nos guerriers n’avaient pas voulu se hasarder à escorter votre capitaine jusqu’à Stadaconna. Ils l’avaient décidé à passer l’hiver dans une de leurs bourgades. Votre chef choisit celle de Carhagouba parce que mon père, qui était son ami, l’habitait. C’était le plus grand village des Attignaouantans.

« C’est alors que je le vis, cet illustre capitaine qui savait toutes les choses que le Grand-Esprit peut donner aux hommes de connaître. Depuis longtemps le bruit de son nom et de sa puissance avait frappé l’oreille des femmes, des enfants et des vieux de notre nation, qui ne l’avaient pas encore vu. Toutes les familles de la bourgade allèrent au-devant de lui. Des coureurs nous avaient annoncé d’avance sa prochaine arrivée. Quand il parut nos yeux n’étaient pas assez grands pour le regarder et chacun admirait sa bonne mine, ses armes étranges et terribles et ses riches vêtements.

« Pendant l’hiver qu’il passa sous le ouigouam de mon père, il me prit en amitié, m’apprit à comprendre votre langue, et le soir, à la lueur du feu de la cabane, il commença à m’initier au secret de deviner dans vos livres les signes visibles de la pensée. En retour, je le suivais partout, je prenais soin de ses armes et l’accompagnais à la chasse où je lui étais utile en portant ses munitions et le gibier qu’il tuait.

« Je m’attachai tant à lui que je demandai à mon père d’accompagner le grand capitaine à Stadaconna quand le printemps fut revenu. Ce qui me fut permis lorsque le chef blanc eut dit à Darontal qu’il consentait à m’emmener et à me garder avec lui tout le temps que je voudrais.

« Quand la glace qui couvrait les grands lacs se fut en allée, je descendis la longue rivière avec l’escorte qui accompagnait les blancs.

« Durant bien des lunes je demeurai à Stadaconna auprès du savant capitaine. J’achevai d’apprendre à lire, et, instruit dans votre religion par les robes noires, j’eus la tête lavée par l’eau qui rend chrétien. J’assistai à l’agrandissement du village de Québec et pris part aux travaux que dirigeait le grand maître qui portait bien son nom puisque celui-ci veut dire champ fertile.

« J’avais vu l’été réchauffer vingt-quatre fois la terre, lorsque d’autres blancs, ennemis des vôtres, [7] s’en vinrent déclarer la guerre à nos amis qui, en plus petit nombre et affaiblis par la faim, se rendirent prisonniers aux Yangees[8] qui les emmenèrent tous sur leurs grands canots par-delà le vaste lac salé.

« Privé de mon second père, le grand capitaine blanc, et plein de haine contre les étrangers nouveaux venus dont je ne comprenais pas le langage, je m’échappai sur un canot et m’en retournai au pays des Ouendats.

« Ce fut alors que la belle Fleur-d’Étoile[9] se trouva sur le sentier de ma jeunesse. Nous chassions près des bords du lac Ouentaron[10], lorsque la jeune fille m’apparut un soir sur le rivage. Elle venait de se baigner et l’eau ruisselait sur son beau corps, que rougissaient les rayons du soleil couchant. J’avais déjà remarqué Fleur-d’Étoile entre toutes les vierges du village de Teanaustayé, et chaque fois que je l’avais rencontrée mon cœur avait battu plus vite. Je m’approchai d’elle et lui dis : « Fleur-d’Étoile veut-elle être la femme du Renard-Noir ? » Elle sourit et me répondit : « Fleur-d’Étoile sera bien heureuse d’habiter le même ouigouam que le Renard-Noir, si le jeune guerrier peut se rendre à la nage jusqu’à l’autre côté du lac et revenir de même sans s’arrêter. Fleur-d’Étoile aime les hommes braves et forts. »

« Je regardai la distance à parcourir. Elle était longue ; mais Fleur-d’Étoile était si belle ! Je me jetai dans le lac en nageant vers la rive opposée de l’anse où nous étions. La jeune fille battit des mains. Mes forces s’en accrurent.

« Le soleil venait de tomber derrière les grands arbres, et la nuit s’élevait de la terre vers les cieux encore éclairés. Je nageai longtemps et quand j’atteignis l’autre rive, les ailes du soir planaient au-dessus du lac. Je n’entrevoyais plus Fleur-d’Étoile à l’endroit où je l’avais laissée, mais je me guidai sur sa voix pour revenir. Dès qu’elle avait cessé de me voir, elle avait commencé un chant vif et sonore dont les notes légères, traversant l’espace, venaient frapper joyeusement mon oreille et augmenter ma vigueur.

« Je nageais depuis longtemps. Mes forces commençaient à faiblir, et j’étais encore à quelque distance du rivage et de Fleur-d’Étoile que je commençais d’entrevoir, lorsque son chant cessa tout à coup ; et le bruit d’un corps tombant dans l’eau parvint jusqu’à moi. Inquiet, je me hâtais et fendais l’eau de toutes les forces qui me restaient, lorsque je sentis un corps souple et frais se glisser près du mien. Une main légère s’appuya sur mon épaule, et Fleur-d’Étoile me dit doucement : « Je serai ta femme. » Nous gagnâmes ainsi la rive.

« Un même ouigouam abritait le lendemain le Renard-Noir et Fleur-d’Étoile, et comme la mort de mon père, Darontal, ne me retenait plus au village de Carhagouba, je me fis adopter par mes frères de Teanaustayé, bourgade que ma femme, Fleur-d’Étoile, habitait.

« Quatre années plus tard, j’appris que le grand chef blanc, l’ami de notre nation était revenu avec les Français et que les Yangees avaient quitté le pays. Mon désir était de revoir le fameux capitaine : mais je ne pus descendre le fleuve cet été-là. On disait que les Iroquois nous guettaient au passage. Il fallut attendre la prochaine saison. Hélas ! quand je parvins à Québec le grand chef se mourait. Il apprit que son fils, le Renard-Noir demandait à le voir et me fit venir auprès de lui. Il me parla longtemps — « Écoute-moi bien, mon fils, me dit-il. Je t’ai instruit dans la religion chrétienne et t’ai appris bien des choses que tes frères ignorent. C’est à toi de continuer mon œuvre auprès d’eux. Pour tirer les tiens de l’ignorance où ils croupissent, des missionnaires iront s’établir dans vos bourgades et enseigneront aux Hurons la religion et les coutumes des blancs. Toi, tu en connais tous les avantages et tu devras aider les robes noires dans leurs efforts et faire accepter leur présence au milieu de vos guerriers. »

« Il me parla plusieurs fois ainsi et me fit jurer de lui obéir. Après quoi, le grand capitaine parut plus content et son âme partit paisible pour le pays des ombres.[11]

« Je lui tins parole. Les robes noires vinrent demander l’hospitalité à mes frères auxquels je persuadai de laisser s’établir les missionnaires au milieu de nous. Ce ne fut pas sans peine. Les sorciers de la nation qui prévoyaient la perte de leur autorité, employèrent tous les moyens possibles pour chasser les robes noires. Mais les efforts de quelques chrétiens qu’il y avait déjà parmi nous et le courage des missionnaires finirent par faire dominer la religion chrétienne dans nos bourgades.

« Beaucoup de lunes et d’années s’écoulèrent et l’aîné de mes onze fils avait vu dix-huit printemps, lorsque mes guerriers me proposèrent de descendre aux Trois-Rivières pour y faire la traite des pelleteries. Il y avait longtemps que nous n’y étions descendus, car depuis la mort de mon second père Champlain, les Iroquois étaient devenus, par leurs fréquentes victoires, la terreur des nôtres.

« Nous partîmes deux cent cinquante guerriers dont j’étais le premier capitaine. Nous descendîmes la rivière sans rencontrer un seul ennemi. Comme nous approchions du fort des Trois-Rivières, nous poussâmes nos canots au milieu des joncs du rivage pour faire notre toilette de fête et rafraîchir nos tatouages avant de paraître devant les Français. Tandis que nous étions occupés ainsi, nos sentinelles jetèrent le cri de guerre. Un grand parti d’Iroquois venait nous attaquer. Nous saisîmes nos armes, et après un engagement rapide, les Iroquois prirent la fuite. Nous les poursuivîmes et en fîmes beaucoup prisonniers. Un grand nombre avait été tué.[12]

« Nous échangeâmes nos pelleteries aux Trois-Rivières et repartîmes pour notre pays, triomphants et joyeux, et nos ceintures chargées des scalps de la victoire. Hélas ! nous devions bientôt apprendre que nous aurions mieux fait de rester dans notre bourgade pour défendre nos familles. »

Ici le Renard-Noir s’arrêta quelques instants. On eut dit qu’il voulait rassembler ses forces pour raconter les choses pénibles qu’il lui restait à dire.

Depuis quelques instants Mornac semblait distrait. Il se retournait fréquemment pour regarder par la fenêtre près de laquelle il était assis. Avant la pause que le Renard-Noir venait de faire, le chevalier s’était penché vers Jolliet et lui avait dit rapidement à l’oreille :

— Regardez donc du côté des palissades qui entourent la maison. Il me semble apercevoir quelque chose comme une tête d’homme qui s’agiterait au-dessus de la pointe des pieux.

— Chut ! fit Jolliet. Prenons garde d’effrayer les dames. Examinons en silence et à la dérobée.

En ce moment deux gros chiens de garde qui dormaient dans la cour se mirent à aboyer.

Les femmes se regardèrent en frissonnant.

— Sentiraient-ils quelque ennemi ? demanda Mme Guillot qui ne put s’empêcher de pâlir.

— Bah ! repartit Joncas, tout est tranquille aux environs. Les chiens jappent à la lune qui se lève.

Le croissant de la lune argentait en effet le champ azuré de la nuit, au-dessus des grands arbres muets.

— Je ne vois plus rien, reprit Mornac à voix basse. La tête a disparu.

— Vous vous trompiez, fit Jolliet sur le même ton.

Les chiens n’aboyaient plus, mais grondaient sourdement.

— Veuillez continuer, chef, dit Jolliet à voix haute pour chasser la crainte qui commençait à saisir les femmes. En supposant qu’il y aurait des Iroquois aux environs, la grande peur qu’ils ont des chiens les forcerait de se tenir à quelque distance de la maison.

Pendant que Mornac à demi tourné vers la fenêtre continuait à regarder négligemment au dehors, le Renard-Noir reprit son récit.

— Nous étions encore à une journée de marche de Teanaustayé ou Saint-Joseph qui était la principale bourgade de la nation et celle que j’habitais avec Fleur-d’Étoile et mes fils, lorsque, en mettant pied sur le rivage pour y passer la nuit, nous trouvâmes un pauvre vieux guerrier de notre village. Il était blessé gravement et se traînait à peine. À notre vue il se mit à pousser des gémissements lamentables. « Mes fils, s’écria-t-il, semblent être dans la joie quand ils devraient pleurer ! » Nous crûmes que ses esprits s’étaient égarés par suite de l’affaiblissement où il se trouvait. Il s’en aperçut et nous dit : « Pleurez, ô mes fils ! pleurez vos femmes et vos enfants massacrés ; pleurez les vieillards de la nation disparus ! Teanaustayé n’est plus ! Les Iroquois ont brûlé nos cabanes après en avoir surpris et tué tous les habitants ! Blessé moi-même j’ai pu m’échapper et m’enfuir jusqu’ici, où depuis plusieurs jours je me traîne en mourant à chaque pas ! »

« Un long hurlement de douleur, suivi d’un morne silence, accueillit ces nouvelles horribles.

« Voici ce que le blessé nous apprit quand nos oreilles purent l’écouter.

« Quelques jours auparavant, [13] tandis que le soleil du matin dorait les champs de maïs qui entouraient le village paisible, et que des groupes de jeunes filles babillaient à l’ombre des ouigouams, que les vieilles femmes pilaient le grain dans des mortiers de bois et que les enfants nus se roulaient dans la poussière, pêle-mêle avec les chiens couchés au soleil, un cri de terreur éclata dans le silence où reposait la bourgade.

— « Les Iroquois ! les Iroquois ! »

« La bourgade venait d’être envahie par un grand parti de guerriers ennemis.[14] Les quelques hommes valides laissés pour la garde du village voulurent courir à leurs armes et se défendre. Ils furent les premiers tués. La robe noire qui demeurait à Teanaustayé, et que les blancs appelaient père Daniel, et que nous nommions Achiendase, s’efforça de rallier les défenseurs en promettant le ciel à ceux qui mourraient pour leur famille et leur religion. Quelques vieillards l’entourèrent, ainsi que toutes les femmes et les enfants. Et ce fut tandis qu’il baptisait ceux qui ne l’étaient pas encore qu’il fut tué d’un coup d’arquebuse.

« Le petit nombre de défenseurs qui se trouvaient dans le village une fois tués, les Iroquois tournèrent leur furie contre les femmes, les enfants et les vieillards, et mirent le feu à tous les ouigouams.

« Quand la bourgade ne fut plus qu’un tas de cendres fumantes, les ennemis se retirèrent avec près de sept cents prisonniers dont ils tuèrent un grand nombre en retournant chez eux. Beaucoup plus avaient été égorgés dans l’enceinte du village.

« Ce récit lamentable nous plongea dans l’abattement le plus profond.

« Le lendemain soir, nous arrivâmes à l’endroit où Teanaustayé s’élevait naguère. Au lieu des cris de triomphe, des fêtes, des femmes joyeuses que nous avions d’abord prévu devoir nous accueillir à notre glorieux retour, nous ne trouvâmes que ruine, mort et désolation.

« C’était là que j’avais laissé ma pauvre Fleur-d’Étoile et ses sept plus jeunes enfants. Mes quatre fils aînés m’avaient accompagné jusqu’aux Trois-Rivières. Silencieux, nous nous assîmes au milieu des restes méconnaissables de nos familles massacrées. Immobiles, la tête penchée, les yeux fixés sur les cendres encore fumantes de notre village, nous passâmes ainsi la nuit. Les larmes et les gémissements ne conviennent qu’aux femmes ; le deuil des guerriers doit être fier et calme.

« Le lendemain, nous allâmes nous réfugier dans le village de Tohotaenrat (Saint-Michel) qui était le plus rapproché de notre bourgade anéantie.

« Là, j’appris le sort de l’infortunée Fleur-d’Étoile. Elle avait réussi à se sauver dans les bois avec ses enfants, et s’était cachée dans un épais buisson où elle se croyait en sûreté. Les Iroquois chassaient les fugitifs comme des bêtes sauvages. Ils passèrent près de l’endroit où la mère tremblante était blottie. Ces chiens ne la voyaient pas et l’auraient dépassée quand son dernier enfant qu’elle portait à la mamelle se mit à crier. Elle voulut étouffer les vagissements du malheureux petit être qui la perdait. Les Iroquois avaient entendu et bondirent sur leur proie comme des loups enragés. Ils assommèrent ma pauvre Fleur-d’Étoile à coups de tomahawk, après avoir massacré sous ses yeux nos enfants dont ils fracassèrent la tête sur un tronc d’arbre. Un seul d’entre eux, qu’ils avaient laissé pour mort, revint ensuite à lui et me dit ces épouvantables malheurs. »

Le Renard-Noir, ému par ces terribles souvenirs, s’arrêta un instant encore. Son accent étrange, sa voix profonde et vibrant sous le coup de l’émotion, avait quelque chose de sombre qui étreignait péniblement l’âme de ses auditeurs. Tous étaient comme suspendus à ses lèvres et l’écoutaient silencieusement. La femme de Joncas oubliait de faire tourner son rouet, Joncas lui-même fumait avec une pipe éteinte. Mme Guillot avait laissé tomber son tricot sur ses genoux. Jeanne de Richecourt ne détachait ses grands yeux humides de la figure bizarrement tatouée du Renard-Noir, que pour les arrêter sur l’ombre du sauvage qui se dessinait sur le mur et montait jusqu’au plafond où la touffe de cheveux, droite sur le crâne du Huron, s’agitait sinistre sur le fond rouge de la lumière blafarde que projetait la mèche négligée d’une chandelle fumeuse.

Durant cette seconde interruption, les chiens, qui s’étaient tûs auparavant, poussèrent tout à coup un de ces hurlements déchirants qui portent au loin dans la nuit une indéfinissable horreur. On aurait dit un immense sanglot humain arraché par des tortures infernales.

Le silence qui régnait déjà dans la vaste salle prenait un caractère inquiétant. Chacun examinait son voisin à la dérobée en s’efforçant de cacher le malaise qu’il éprouvait.

Mornac, la main négligemment appuyée sur la crosse de l’un des pistolets passés à sa ceinture, et Jolliet, regardaient au dehors. Ils ne voyaient rien d’insolite et n’apercevaient au-dessus de la palissade que les larges eaux du fleuve qui se berçaient mollement au loin sous la lumière bleuâtre de la lune.

Après un hurlement prolongé, la voix des chiens s’éteignit encore en un grognement menaçant, et le Renard-Noir poursuivit d’un ton morne et sourd :

« Pendant la saison des neiges qui suivit, je tâchai de persuader à nos guerriers d’être plus défiants que par le passé et de garder les environs de nos bourgades pour ne pas être surpris. Ils m’écoutèrent d’abord ; mais l’insouciance funeste qui a perdu notre malheureuse nation reprit bientôt le dessus, et ils finirent par mépriser la voix d’un chef plus expérimenté qu’eux tous. Mes fils m’avertirent que l’on murmurait même contre moi. On m’accusait d’être la cause de tous les maux qui avaient fondu sur nous. Depuis, disait-on, que le Renard-Noir avait amené les missionnaires avec lui, la nation semblait avoir été abandonnée du Grand-Esprit. C’étaient les sorciers et les païens qui répandaient ces bruits.

« L’hiver était fini et le soleil du printemps achevait de fondre la neige autour de nos cabanes, lorsque mes quatre fils aînés partirent pour aller voir les robes noires, Brébeuf et Lalemant, que nous appelions Echon et Achiendase, qui demeuraient à Ataronchronons (Saint-Louis). Le plus jeune de mes enfants, blessé à Teanaustayé, restait seul avec moi.

« Il y avait trois jours que mes fils m’avaient quitté, lorsque un matin, [15] nous aperçûmes un nuage épais de fumée qui s’élevait, dans l’éloignement, par-dessus les arbres dépouillés de leurs feuilles.

« Un long cri de détresse s’échappa de nos poitrines : « Les Iroquois ! Ils brûlent Saint-Louis. »

« Nous regardions en silence cet amas de fumée mêlée de flammes, qui montait vers le ciel, quand nous vîmes accourir deux de nos frères d’Ataronchronons. Ils étaient hors d’haleine et paraissaient frappés de terreur. Nos craintes n’étaient que trop vraies. Les Iroquois venaient d’incendier Saint-Louis après avoir détruit Saint-Ignace et massacré les habitants des deux bourgades.

« Je pensai à mes quatre fils qui devaient avoir été surpris et tués à Ataronchronons et mon cœur souffrit horriblement. Dans l’espérance de les sauver s’il était encore temps ou de les venger du moins, je suppliai les guerriers de Tohotaenrat de me suivre pour aller combattre nos ennemis. Ils ne voulurent pas m’entendre et m’accablèrent de malédiction, disant que je leur avais attiré tous ces désastres.

« Je baissai la tête et sortis seul de leur village après avoir demandé à une vieille femme de prendre soin de mon plus jeune fils.

« Saint-Louis était à deux heures de marche au nord de Tohotaenrat. J’avais fait plus de la moitié du chemin, bien décidé à me faire tuer par les Iroquois, lorsque je rencontrai un parti de trois cents guerriers hurons. Ils étaient chrétiens et venaient de la Conception et de Sainte-Madeleine, bourgs situés à l’ouest de Saint-Ignace et d’Ataronchronons. Ils étaient armés pour le combat et se dirigeaient vers Sainte-Marie qui courait de grands périls ; ce village n’était qu’à une heure de Saint-Louis.

« À Ataronchronons, nos frères nous apprirent que de Saint-Ignace et de Saint-Louis il ne restait plus que des cendres et des cadavres. Les deux robes noires, Echon et Achiendase, y avaient péri en bénissant l’agonie des nôtres.[16]

« Un des fugitifs me dit qu’il avait vu mes quatre fils tomber morts en protégeant les robes noires.

« De mes onze enfants il ne me restait plus qu’un !

« Je n’eus pas le temps de les pleurer. Une avant-garde de deux cents Iroquois s’avançait pour commencer l’attaque de Sainte-Marie. Nous nous séparâmes en plusieurs partis pour les arrêter. La première bande de nos guerriers fut repoussée. Comme les Iroquois les poursuivaient en les chassant vers Ataronchronons, je tombai sur les ennemis avec deux cents Hurons chrétiens qui m’avaient choisi pour chef.

« Surpris, les Iroquois lâchent pied à leur tour et courent se réfugier dans l’enceinte de Saint-Louis. Les palissades seules restaient debout. Les ennemis y cherchent un abri. Nous les y suivons. Le grand nombre est tué, le reste se sauve. Nous étions maîtres de la place. Ce ne fut pas pour longtemps. Au bout d’une heure le principal corps des Iroquois s’abattait sur les palissades en hurlant leur cri de guerre.

« Ce fut alors un des plus furieux combats dont les anciens se souviennent. Nous n’étions plus que cent cinquante capables de combattre les sept cents Iroquois qui nous attaquaient. Mais nous voulions mourir après en avoir tué le plus grand nombre possible. La bataille dura tout l’après-midi. La nuit était descendue sur la terre que nos cris de guerre et le bruit de nos coups retentissaient encore au loin dans la forêt. Enfin le nombre l’emporta et il n’y avait plus autour de moi que vingt Hurons épuisés de blessures et de fatigue, quand nous fûmes terrassés et faits prisonniers.

« Les Iroquois avaient perdu plus de cent de leurs meilleurs guerriers dont plusieurs capitaines. La victoire leur coûtait cher.

« Au milieu de la nuit, tandis que les vainqueurs s’amusaient à torturer quelques-uns des nôtres, je brisai mes liens et me sauvai vers Sainte-Marie. J’avais encore soif de sang.

« Sept cents guerriers hurons sortaient d’Ataronchronons afin de poursuivre les Iroquois. Tout couvert de blessures et mourant de faim je partis avec eux. Je me sentais assez de force pour en tuer encore. Nous ne pûmes jamais rejoindre nos ennemis qui s’enfuyaient après avoir massacré beaucoup de leurs prisonniers. Nous trouvâmes les cadavres de plusieurs des nôtres qu’ils avaient assommés pendant la marche et d’autres attachés à des troncs d’arbres et à moitié brûlés par des branches entassées à la hâte.

« Nous ne revînmes que pour assister à la débâcle d’une nation épouvantée. Quinze bourgades étaient déjà abandonnées et brûlées, et les familles et les tribus se dispersaient de tous côtés. Les uns s’enfoncèrent dans les solitudes du nord ou de l’est ; un bon nombre alla demander asile à la nation des Tionnontates, dans la vallée des Montagnes-Bleues ; quelques autres joignirent la peuplade des Neutres, au nord du lac Érié.

« Le parti le plus nombreux, j’en étais avec mon seul et dernier fils que j’avais retrouvé à Tohotaenrat, fut se retirer dans l’île que nous appelions Ahoendoé et que les robes noires nommèrent Saint-Joseph. Elle repose dans le grand lac Huron à l’entrée de la baie de Matchedash.[17]

« Dans l’automne nous étions là six ou huit mille misérables manquant de tout. Nos maux augmentèrent encore quand vint l’hiver. On vit des hommes, des femmes et des enfants décharnés se traîner de cabane en cabane comme des squelettes vivants pour y demander quelque chose à manger.

« Il en mourut bientôt par douzaine tous les jours. Les survivants manquant de plus en plus de vivres, se mirent à déterrer les morts pour s’en nourrir. Une maladie aida l’œuvre de la famine. Avant le printemps la moitié des exilés de l’île Ahoendoé étaient morts. Mon dernier fils atteint de la maladie horrible mourut entre mes bras, comme le printemps s’annonçait par la fonte des neiges. Je n’avais plus de famille et j’allais rester seul sur la terre !

« Quand les glaces furent fondues sur le lac, beaucoup de survivants affamés traversèrent vers la terre ferme pour y chercher leur subsistance.

« Mais les Iroquois les y guettaient encore et les massacrèrent tous.

« On apprit dans le même temps que la nation des Tionnantates, chez laquelle plusieurs de nos familles s’étaient réfugiées l’automne précédent, avait été attaquée durant l’hiver par nos ennemis communs qui avaient détruit la bourgade Etarita (Saint-Jean) après en avoir massacré les femmes, les vieillards et les enfants un jour que tous les guerriers étaient absents à la recherche des Iroquois.

« La terreur fut alors à son comble, et les robes noires qui avaient courageusement partagé tous nos malheurs, nous offrirent de nous emmener avec eux pour nous conduire près du fort de Québec, où nous serions assurément en sûreté.

« Nous n’étions plus que trois cents, et nous les suivîmes jusqu’à Stadaconna, quittant pour toujours la terre où les os de nos aïeux et de nos proches allaient dormir abandonnés dans l’oubli.

« La grande nation des Ouendats avait disparu et la plus petite peuplade des Iroquois dominait et se faisait craindre au loin sur le territoire du Canada.

« Mes frères s’établirent dans une longue île qui regarde Québec. Quelque temps je demeurai avec eux. Mais poursuivi par leurs sourds et injustes reproches d’avoir attiré sur leurs têtes des malheurs, qu’ils auraient pu éviter en suivant mes conseils, je les quittai tout à fait pour venir ici habiter et travailler avec mon frère le visage pâle (Joncas) que j’avais autrefois rencontré en ami dans nos regrettés pays de chasse.

« Maintenant le Renard-Noir est le seul de sa famille sur la terre, et quand vient le soir il va souvent s’asseoir sur le bord du grand fleuve en songeant à ceux qui ne sont plus et qu’il aima tant. Quelquefois le chef disparaît durant de longs mois et mon ami, le visage pâle, ne sait plus ce que je suis devenu. Un bon jour, pourtant, le Renard-Noir reparaît sous ce toit. Le front du chef est alors plus serein ; son cœur bat plus vite à la vue de quelque scalp sanglant qu’il rapporte et qu’il s’en va cacher en un endroit connu de lui seul. Il y en a onze qui sèchent en ce lieu secret. Depuis que j’ai quitté pour toujours le pays de mes pères, onze guerriers Iroquois ont été trouvés morts aux environs de leurs bourgades. Moi seul connais comment ils ont été tués pour venger mes onze fils, et moi seul sais quelles ont été leurs souffrances dernières.

« Il me manque encore une chevelure ; celle-là doit être consacrée à la mémoire de Fleur-d’Étoile. Je l’ai réservée pour la dernière. C’est le scalp d’un grand chef qu’il me faut. Quand ce trophée sera suspendu à côté des autres, le Renard-Noir pourra mourir en paix. »

Le langage figuré du Huron, dont je n’ai pu imiter partout l’originalité de crainte de n’être pas assez clair dans la narration de faits strictement historiques, tenait encore les auditeurs sous le coup de l’émotion pénible produite par un aussi triste récit, quand Mornac, l’œil en feu, la moustache hérissée, se leva soudain.

Rapide comme l’éclair, il ouvrit la fenêtre de sa main gauche et saisit de sa droite l’un de ses pistolets dont il fit feu en visant vers la palissade.

Cela fut si prompt que les hommes se trouvèrent debout et que les femmes jetèrent leur cri, comme l’air frais du dehors chassait à l’intérieur de la maison la fumée de la poudre, et que le bruit de la détonation roulait sous les sonores arceaux de la forêt voisine.

Pendant le moment de silence qui suivit ce brouhaha, on crut entendre, venant du dehors, un léger cri de douleur qui répondit au coup de feu, puis la chute d’un corps pesant sur le sol.

— Sandious ! dit froidement Mornac, je savais bien, moi, qu’il y avait un individu sur cette palissade. Aussi ne l’ai-je pas manqué !

— Mille démons ! Monsieur, fit Joncas en accourant à la fenêtre, après qui diable en avez-vous ?

M. le chevalier a cru voir quelqu’un qui tentait d’escalader la palissade ou de regarder par dessus, repartit Jolliet en secouant la tête pour chasser le bourdonnement que le coup de pistolet, tiré à quelques pouces de sa figure, lui causait dans les oreilles.

— Sandis ! reprit Mornac, j’ai entendu tellement parler, depuis mon arrivée, de sauvages, de ruses et d’embûches iroquoises que je n’ai pu m’empêcher de montrer à cet indiscret qui se promenait sur la cime des palissades, que nous sommes ici sur nos gardes !

— Mon fils a le sang bouillant, dit le Renard-Noir, et ses nerfs sont prompts à se tendre. Je vais aller voir au dehors si j’apercevrai quelque chose. Éteignez cette lumière.

Le chef saisit son tomahawk qu’il avait déposé dans un coin de la chambre, s’assura que son couteau était à sa ceinture, tandis que Joncas décrochait son fusil tout chargé et suspendu à l’une des poutres du plafond.

— Je vas aller avec vous, dit Joncas au Renard-Noir.

— Non ! que mon frère reste ici avec les autres pour défendre les femmes. J’irai seul.

Le Sauvage souffla la chandelle, enjamba le rebord de la fenêtre, se laissa glisser jusqu’à terre et disparut en rampant sur le sol dans la direction où Mornac avait tiré.

En ce moment, celui qui eût été en dehors de l’enceinte de pieux, aurait pu voir comme des ombres qui, après avoir longé la palissade, s’enfonçaient, à deux arpents de l’habitation, sous le dôme sombre et silencieux du bois.

Mais ni le Renard-Noir ni les autres, dans la maison, ne pouvaient apercevoir ces fantômes qui fuyaient sans aucun bruit.

Dans la maison régnait le plus grand silence. L’obscurité y aurait été aussi profonde, si le feu du foyer n’eût jeté, de temps à autre, quelques éclairs blafards sur les murs blanchis à la chaux. À ces lueurs intermittentes apparaissaient dans la pénombre deux groupes distincts : près de la fenêtre, Mornac, Jolliet, Joncas, Vilarme et le garçon de ferme, tous armés et prêts à la défense ; au fond, près du feu de l’âtre qui les éclairait à demi, la femme de Joncas et Mme Guillot, à genoux et les mains jointes, et devant elles, Jeanne de Richecourt debout, calme et digne comme Diane, la fière déesse.

Au dehors, les chiens hurlaient comme des enragés.

On vit, après quelques minutes d’attente, un corps noir qui se glissait du côté de la maison et faisait entendre un sifflement sourd et doux.

— Arrêtez ! fit Joncas en retenant le bras de Mornac déjà disposé à tirer son second coup de feu. C’est le Renard-Noir !

Celui-ci apparut l’instant d’après aux abords de la fenêtre et se hissa dans la maison.

— Rien, dit-il.

— Rien ! s’écria Mornac d’un air incrédule.

— Que mon frère aille voir, s’il en doute.

— Vous vous serez trompé, chevalier, dit Jolliet pour rassurer les femmes.

Et il donna un coup de coude à Mornac.

Celui-ci comprit et répondit :

— Probablement.

Après avoir parlé quelque temps de l’alerte causée par Mornac, il fut décidé que Mme Guillot et Jeanne gagneraient leur chambre et que la femme de Joncas se coucherait aussi, mais que les hommes passeraient la nuit à veiller. Mme Guillot vint embrasser son fils et souhaiter le bonsoir à ses hôtes, tandis que Jeanne donnait sa main à baiser à son cousin et à Jolliet, et faisait une froide révérence à Vilarme.

Quand les hommes furent restés seuls, ils se rapprochèrent du foyer dont ils ravivèrent le feu près duquel ils s’assirent en silence.

Seul, près de la fenêtre refermée, le Huron faisait le guet.

On n’avait pas rallumé la chandelle, pour être moins en vue. Tout bruit s’éteignit peu à peu dans la maison. Au dehors, rien ne troublait le silence nocturne, à part quelques grondements furtifs des chiens, et les miaulements sauvages d’un hibou qui se plaignait au loin dans la nuit.


  1. Le terrain donné pour y bâtir une église, un presbytère et leurs dépendances, avait trois arpents en superficie. Je trouve ces renseignements dans un manuscrit intitulé « Mémoires touchant la paroisse de Saint-Thomas, Pointe-à-Lacaille, etc., » et dû aux recherches de feu messire Robson, autrefois curé de l’Île-aux-Grues. D’après M. Robson, l’on donna le nom de Saint-Thomas à cette église, en considération du premier missionnaire M. Thomas Morel. De là le nom actuel de ma paroisse natale. Le manuscrit de M. Robson est actuellement en la possession de Mme Patton, à Saint-Thomas.
  2. C’est-à-dire sur la rive opposée à celle où l’on trouve encore des vestiges de la Vieille-Église. La propriété qui borde ainsi la rive gauche de la Rivière-à-Lacaille, près de son embouchure, appartient maintenant à mon bon ami, M. L. H. Blais, qui, plus sensible aux joies de la famille et aux douces occupations domestiques, qu’aux soucis de la politique, vient de se retirer volontairement de la vie publique où ses talents lui assuraient pourtant un bien beau rôle.
  3. On sait que les années 1663 et 1664 furent remarquables, au Canada, par les phénomènes célestes et terrestres qui frappèrent d’étonnement et même d’épouvante tous les esprits du temps.
  4. Relation du P. Jérôme Lalemant.
  5. Voir les relations du temps.
  6. On sait que Champlain fut obligé d’hiverner, en 1616, au pays des Hurons, et qu’il y fut l’hôte de l’un des principaux chefs nommé Darontal.
  7. Kirk et les troupes anglaises.
  8. Le mot Anglais était trop dur à prononcer pour une bouche sauvage. Aussi les Iroquois et les Hurons disaient-ils Yangees ; d’où le mot Yankees.
  9. Ce nom que le Renard-Noir donne à la jeune fille est dérivé de celui d’une plante indigène, l’étoile jaune ailée (aster). « La tige de cette plante a environ deux coudées de haut, elle est ronde et fort chargée de feuilles d’un vert obscur. Ses fleurs jaunes sont en étoiles rondes et naissent à l’extrémité de la tige sur des pellicules assez longs. » Charlevoix, tome II.
  10. C’était le nom sauvage du lac aujourd’hui appelé Simcoe.
  11. Chacun sait que Champlain mourut en 1635, précisément cent ans après la découverte du Canada par Cartier.
  12. Historique.
  13. Le matin du 4 juillet 1648.
  14. Francis Parkman, « Jesuits in America. »
  15. Le 16 mars 1649.
  16. Les reliques du Père Brébeuf et du Père Gabriel Lalemant, sont conservées à l’Hôtel-Dieu de Québec, dans une cellule érigée en oratoire. Jusqu’à présent on n’avait aucune donnée sur la manière dont ces restes précieux avaient été recueillis à la bourgade Saint-Louis du pays des Hurons. Voici, concernant ce sujet, quelques renseignements inédits qui nous sont fournis par M. l’abbé Casgrain. Ils se trouvent dans un manuscrit montagnais et français, appartenant à l’archevêché de Québec, et écrit par le Père François de Crépieul sur les sauvages de la mission de Tadoussac. — Extrait d’une copie de la circulaire du Père de Crépieul touchant la mort du F. François Malherbe, arrivée au lac Saint-Jean, en avril 1696. « Il nous a été ravi à l’âge de 60 et 9 ans dont il en a passé 42 dans notre Compagnie. Sa vocation luy commença dans le pays des Hurons où il estait avec nos missionnaires en qualité d’engagé, lorsque les PP. Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant de Ste. et heureuse mémoire, furent martirisés par les Iroquois le 16 et 17 de Mars 1649, comme il eut l’honneur aussi bien que la charité de nous apporter sur son dos durant 2 lieues les corps grillés et rosys de ces religieux martyrs. » On voit par ce passage que c’est le frère Malherbe qui recueillit ces reliques et les porta au fort Sainte-Marie et les y remit aux PP. Jésuites. Elles y furent conservées et probablement amenées à Québec par le P. Ragueneau qui accompagnait les restes de la nation huronne.
  17. Cette île, située dans la baie Georgienne, porte aujourd’hui le nom de Charity ou de Christian Island. On y voit encore les restes d’un fort de pierre que les Jésuites y firent alors bâtir pour protéger les Hurons.