Le chien d’or/I/01

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 5-17).

LE CHIEN D’OR

LÉGENDE CANADIENNE

CHAPITRE I.

LES HOMMES DE L’ANCIEN RÉGIME.

I.

— « Voir Naples et mourir ! »…

C’était là, comte, un fier dicton que nous entendions souvent, quand, nos voiles latines déployées, nous croisions dans les parages de la célèbre baie toute étincelante des feux du Vésuve. Nous étions alors convaincus de la justesse de cette orgueilleuse parole, comte, mais aujourd’hui je dis, moi :

« Voir Québec et vivre à jamais ! »

Je contemplerais sans fatigue, pendant toute une éternité, cet adorable panorama. C’est un matin de l’Éden que ce brillant matin du Canada, et l’admirable paysage qui se déroule sous nos yeux, est digne du soleil qui se lève pour l’éclairer.

Ainsi parlait un grand et superbe vieillard, HerrPeter Kalm, gentilhomme suédois, et l’enthousiasme faisait briller l’azur de ses yeux, resplendir sa figure.

Il s’adressait à Son Excellence le comte de la Galissonnière, gouverneur de la Nouvelle-France qui se trouvait auprès de lui, sur un bastion des remparts de Québec, en l’an de grâce 1748.

Des officiers français et des Canadiens, portant l’uniforme militaire de Louis XV, groupés dans la grande allée pierreuse qui longe les murs, et appuyés sur leurs épées, causaient gaiement ensemble. Ils formaient l’escorte du gouverneur.

Les citoyens de Québec et les habitants des environs, mandés expressément, étaient accourus travailler à la défense de la ville, et La Galissonnière examinait les ouvrages qu’ils avaient faits pendant la nuit.

Quelques dignitaires de l’Église, vêtus de la soutane noire, se mêlaient volontiers à la conversation des officiers. Ils accompagnaient le gouverneur, tant pour lui témoigner du respect que pour encourager, par leur présence et leurs paroles, le zèle des travailleurs.

II.

La guerre se faisait sans merci alors entre la vieille Angleterre et la vieille France, et la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre, et, depuis trois ans, les deux nations rivales épouvantaient, par de cruelles hostilités, cette vaste région de l’Amérique du nord, qui s’étend, dans l’intérieur et au sud-ouest, depuis le Canada jusqu’à la Louisiane[1].

Parmi les Indiens, les uns suivaient les étendards de la France, les autres, les drapeaux de l’Angleterre, et tous trempaient avec bonheur leurs mocassins dans le sang des blancs, et les blancs, à leur tour, devenaient aussi cruels et faisaient une guerre aussi impitoyable que les sauvages eux-mêmes.

Louisbourg avait été rasé par les anglais ; Louisbourg, ce bras cuirassé qui s’étendait hardiment sur l’Atlantique, le boulevard de la Nouvelle France ; et maintenant, l’armée anglaise envahissait l’Acadie et menaçait Québec par terre et par mer.

Une rumeur rapide, la rumeur d’un danger prochain, passa comme un souffle sur la colonie, et le vaillant gouverneur, voulant mettre la ville en état de défense, donna aux habitants des ordres qui furent reçus avec enthousiasme. Le peuple accourut pour jeter le défi à l’ennemi.

III.

Rolland-Michel Barrin, comte de la Galissonnière, n’était pas moins remarquable par ses connaissances philosophiques, qui le plaçaient au premier rang parmi les savants de l’Académie française, que par son habileté politique et sa sagesse d’homme d’état. Il comprenait bien quels intérêts sérieux se jouaient dans cette guerre ; il voyait clairement quelle politique la France devait adopter pour sauver ses magnifiques possessions de l’Amérique du Nord. Mais la cour de Versailles n’aimait pas ses conseils. Elle s’enfonçait rapidement alors dans le bourbier de corruption qui infecta les dernières années du ce règne de Louis XV.

Chez le peuple, qui admire les actions plutôt que les paroles, on honorait et l’on tenait pour un brave et habile amiral, le comte qui avait triomphalement promené sur les mers le drapeau de la France, et l’avait fait respecter par ses plus puissants ennemis, les Anglais et les Hollandais.

La mémorable défaite qu’il fit essuyer à l’amiral Byng, huit ans après les événements que nous racontons ici, et que le malheureux guerrier, condamné par une cour martiale, expia par la mort ; cette mémorable défaite, dis-je, fut un triomphe pour la France, mais pour lui une source de chagrins. Il ne put jamais, en effet, se rappeler, sans gémir, le sort cruel et injuste qu’avait fait subir à son loyal adversaire, l’Angleterre, pourtant aussi généreuse et clémente, d’ordinaire, qu’elle est brave et respectée.

Déjà le gouverneur atteignait la vieillesse. Il était entré dans l’hiver de la vie, hiver qui sème sur notre tête des flocons de neige qui ne fondent jamais ; mais il était encore robuste, vermeil et plein d’activité. La nature, dans une heure d’oubli probablement, l’avait fait sans grâces et laid ; mais en retour, elle avait mis dans ce corps trop petit et quelque peu difforme, un grand cœur et un charmant esprit. Ses yeux perçants, étincelants d’intelligence et pleins d’amour pour tout ce qui était noble et grand, faisaient oublier, tant ils fascinaient, les défauts qu’une attentive curiosité pouvait découvrir sur sa figure ; ses lèvres fines et mobiles laissaient couler cette éloquence facile, qui naît de pensées lucides et de nobles sentiments.

Il devenait grand quand il parlait ; il capturait son auditoire par le charme de sa voix et la clarté de sa diction.

Il était tout heureux, ce matin-là, de se voir avec son vieil ami Peter Kalm. L’officier suédois venait lui rendre visite dans la Nouvelle-France. Ils avaient étudié en même temps, à Upsal et à Paris, et s’étaient aimés avec cette cordialité qui ressemble au bon vin et devient de plus en plus généreuse à mesure qu’elle vieillit.

IV.

Herr Kalm, ouvrant les bras comme pour saisir et étreindre sur son cœur l’adorable paysage, s’écria dans un nouveau transport :

« Voir Québec et vivre à jamais ! »

— Cher Kalm, dit le gouverneur mettant affectueusement la main sur l’épaule de son ami, et se sentant gagné par son enthousiasme, vous êtes encore l’amant de la nature, comme vous l’étiez au temps où nous allions tous deux nous asseoir aux pieds de Linnée, notre illustre jeune maître, pour l’écouter nous dévoiler les mystères des œuvres de Dieu. Nous partagions bien sa reconnaissance, quand il remerciait le Seigneur de ce qu’il lui permettait d’admirer les trésors de sa demeure et les merveilles de la création.

— Ceux qui n’ont pas vu Québec, repartit Kalm, ne peuvent pas comprendre parfaitement le sens de cette parole : le piédestal de Dieu. Cette terre de Québec vaut bien que l’on vive pour elle.

— Non-seulement que l’on vive, mais que l’on meure ! Et heureux celui qui verse son sang pour elle, avoue-le, Kalm ! Voyons, toi qui as parcouru toutes les contrées, ne penses-tu pas qu’elle est digne de son superbe nom de Nouvelle-France ?

— Oui, elle en est digne ; et je vois ici dans un empire plus vaste que l’empire enlevé par César à Ambiotrix, un rejeton du vieux chêne gaulois qui ombragera le trône de France même, si on le laisse grandir.

— Oui, répliqua le comte, qui s’enflammait aux paroles de son ami, c’est la vieille France transplantée, transfigurée et glorifiée ! Sa langue, sa religion et ses lois seront, ici comme là-bas, immortelles, et notre jeune France sera l’orgueil de l’Amérique du Nord, comme la mère patrie est l’orgueil de l’Europe !

Et la Galissonnière, tout transporté, étendit les mains et implora les bénédictions du ciel sur la terre confiée à sa garde.

Le moment était splendide. Le soleil, déployant ses draperies d’or et de pourpre, venait de paraître sur les collines de Lauzon ; les légères vapeurs des matins d’été mollement flottaient en se dissipant, et tous les objets, imprégnés d’une fraîche rosée, semblaient s’exalter dans la limpidité de l’air.

À leurs pieds, loin, dans son lit profond, le vaste Saint Laurent était encore à demi voilé d’un léger brouillard d’où s’élançaient par-ci par-là, les mâts d’un navire de la marine royale ou d’un vaisseau marchand, invisibles sur leurs ancres ; puis, quand les brumes lentes se déchiraient, on voyait un canot rapide s’avancer dans un rayon de soleil, apportant de la rive sud les premières nouvelles du jour.

Derrière le comte et ses compagnons s’élevait l’Hôtel-Dieu, avec ses murs éclatants de blancheur, et, plus loin, la haute tour de la cathédrale nouvellement réparée, le beffroi des Récollets et les toits de l’ancien collège des Jésuites. Des vieux chênes et des érables ombrageaient l’allée, et, sur leurs branches les oiseaux voltigeaient et chantaient pour rivaliser avec les gais accents de la langue française et les rires des officiers qui s’amusaient, en attendant que le gouverneur descendît du bastion, où il s’oubliait à montrer à son ami les splendeurs de Québec.

Les murailles de la ville couraient sur le bord du rocher jusqu’à la large galerie de la massive façade du château Saint Louis, puis là, montant la pente verdoyante des glacis, arrivaient à la fière citadelle, où, seul dans le ciel bleu, sous le souffle du matin, et tout éclatant des feux du soleil, se déroulait le drapeau de la France, ce drapeau dont la vue fait tressaillir de joie et d’orgueil les cœurs des Français du Nouveau Monde.

Arrondie comme un bouclier, la vaste baie s’étendait devant eux, et resplendissait comme un miroir à mesure que le brouillard se dissipait. Par delà les coteaux ensoleillés de l’île d’Orléans, que le fleuve étreint dans ses bras, comme un géant sa bien-aimée, s’élevaient les sombres et hautes Laurentides, dont les sommets dépouillés se déroulent longtemps sur le bord des eaux. L’imagination se joue au milieu de ces scènes sauvages, dans ces bois, ces vallons, ces lacs, ces rivières, étranges régions, que le regard de l’homme n’a jamais interrogées, ou que le rude indien seul foule sous ses pas vagabonds quand il poursuit les fauves.

La rivière Saint Charles descendait, en serpentant, d’une longue chaîne de montagnes couronnées de la forêt vierge, et la vallée qu’elle traversait était toute couverte de verdissantes prairies et de moissons jaunissantes, toute parsemée de coquettes demeures embaumées des souvenirs de la Normandie et de la Bretagne. Sur le flanc de la colline, on voyait étinceler le clocher de Charlesbourg, — Charlesbourg un dangereux avant-poste de la civilisation, un jour ! L’humble Lairet venait mêler ses eaux aux eaux de la rivière St. Charles, dans une petite baie qui garde le nom de Jacques-Cartier. C’est là, en effet, que le célèbre navigateur et ses compagnons passèrent le premier hiver qu’ils virent au Canada. Ils étaient les hôtes de l’hospitalier Donacona, seigneur de Québec et de toutes les terres que le regard pouvait embrasser du haut de son cap élevé.

Immédiatement aux pieds du gouverneur, sur une large bande de terrain qui s’étendait entre la grève et le cap, le palais de l’intendant, le plus bel édifice de la Nouvelle France, s’élevait avec ses pignons multiples. Sa longue façade de huit cents pieds[2] donnait sur les terrasses et les jardins du roi. Au delà, c’étaient les quais et les magasins, où les navires de Bordeaux, de St. Malo et du Havre débarquaient les marchandises et les objets de luxe que la France venait échanger contre les produits plus grossiers mais non moins importants de la jeune colonie.

Sur l’espace qui s’étendait entre le palais et la basse-ville, les vagues, quand la marée était haute, venaient battre une grève caillouteuse, où commençait à se dessiner une rue étroite. Quelques tavernes, sans prétention du reste, arboraient, comme enseigne, la fleur de lys ou le buste imposant de Louis XV. En été, l’on voyait à la porte de ces tavernes des groupes animés de marins Bretons et Normands, portant bonnet et ceinture rouges, des voyageurs et des canotiers des pays hauts, dans le costume indien. Et tous ces gens buvaient le vin de Gascogne, le cidre de Normandie, ou les brûlantes liqueurs des Antilles.

La vie se réveillait sur la large batture quand arrivaient les flottes du pays ; puis alors, dans les beaux soirs, quand le soleil descendait derrière la Côte-à-Bonhomme, ce charme inexprimable que les amis éprouvent à se revoir, entraînait sur le rivage les jeunes filles de la ville, et là, aux refrains des anciennes chansons françaises, aux accords des violons et des tambours de Basque, elles dansaient sur le gazon, avec les joyeux marins, qui leur contaient les nouvelles du vieux pays, au-delà des mers.

V

Le gouverneur descendit du bastion :

— Pardonnez-moi, messieurs, de vous avoir fait attendre, dit-il aux officiers de sa suite ; je suis si fier de notre beau Québec, que je ne finissais plus d’en vanter les splendeurs à mon ami Herr Kalm. Au reste, il sait les apprécier. Mais, continua-t-il, en enveloppant d’un regard d’admiration les citoyens de la ville et les habitants qui travaillaient à fortifier les endroits faibles des murs, mes braves canadiens se hâtent comme des castors qui construisent leurs chaussées. Ils sont résolus de tenir en respect ces effrontés d’anglais. Ils méritent bien, ces laborieux ouvriers, de prendre le castor pour leur emblème. Mais, je suis fâché de vous retenir ainsi.

— Le temps que Votre Excellence passe à veiller sur les intérêts de notre belle et chère colonie, n’est jamais un temps perdu, répliqua l’évêque, un homme grave et d’un aspect imposant. Et il ajouta : je voudrais que Sa Majesté elle-même pût monter sur ces remparts et voir de ses propres yeux, comme vous en ce moment, ce splendide joyau de la couronne de France ; Elle ne songerait pas, monseigneur, à le troquer, comme il en est question, contre un misérable coin de l’Allemagne ou des Flandres.

— Vos paroles sont belles et vraies, monseigneur l’évêque, reprit le gouverneur. Les Flandres entières qui sont aujourd’hui entre les mains puissantes du maréchal de Saxe, ne seraient qu’une pauvre compensation pour la perte d’une terre magnifique comme celle-ci, si l’on allait la céder aux Anglais.

La rumeur de quelque projet de ce genre était venue jusque dans la colonie, et en même temps, les interminables discussions des négociateurs de la paix, assemblés à Aix-la-Chapelle, donnaient naissance à d’étranges suppositions.

— Le sort de l’Amérique se décidera ici, un jour, reprit le gouverneur, je le vois écrit sur ce rocher. Quiconque possédera Québec tiendra dans ses mains les destinées du continent. Puisse notre belle France agir avec sagesse et comprendre, pendant qu’il en est temps encore, où se trouvent les gages de l’empire et de la suprématie !…

L’évêque leva les yeux au ciel en poussant un soupir :

— Notre grande France n’a pas encore lu ces magnifiques promesses, ou bien elle ne les a pas comprises… Oh ! Voyez donc, Excellence, voyez donc les fidèles sujets qu’elle possède ici ! ajouta-t-il.

Il regardait les citoyens qui travaillaient avec ardeur sur les murs.

— Il n’en est pas un seul, parmi eux, continua-t-il, qui ne soit prêt à donner sa vie et sa fortune pour l’honneur et l’affermissement de la puissance française, et cependant, la cour les néglige tellement, ils sont tellement écrasés sous le fardeau des exactions, qu’ils ne sauraient jouir plus longtemps de cette douce paix, qui est la récompense du travail. Ils ne peuvent pas, après tout, faire l’impossible, et c’est pourtant ce qu’exige la France. Elle veut qu’ils livrent ses batailles, labourent ses champs, puis donnent, pour obéir aux ordonnances nouvelles de l’intendant, le pain de leur modeste table !

Affectant une gaieté qu’il n’éprouvait point, car il savait trop combien étaient vraies les paroles de l’évêque, le gouverneur répliqua :

— Bien ! monseigneur ; chacun de nous doit faire son devoir, cependant, et si la France demande des choses impossibles, il faut les accomplir ! C’est là la vieille devise : Si les cieux s’écroulent sur nos têtes nous devons, en vrais gaulois, les retenir sur la pointe de nos lances. Dites, Rigaud de Vaudreuil, est-ce qu’un Canadien n’est pas de force à prendre dix Anglais ?

Le gouverneur faisait allusion à un exploit du galant officier qu’il interrogeait.

Probatum est, votre Excellence ! Un jour j’ai vaincu toute la Nouvelle-Angleterre avec six cents Canadiens, et pendant que nous balayions le Connecticut d’un bout à l’autre avec un balai de feu, les braves Bostonnais se précipitaient dans les églises pour implorer la pitié du Seigneur et demander leur délivrance.

— Brave Rigaud, la France n’a pas assez de soldats comme vous, reprit le gouverneur en le regardant avec admiration.

Rigaud s’inclina et fit de la tête une modeste dénégation :

— Je sais qu’elle en a dix mille meilleurs que moi ; mais, le maréchal de Saxe n’en avait pas beaucoup de pareils à ceux qui sont là, monseigneur le comte.

Il montrait les officiers, ses compagnons d’armes, qui causaient un peu plus loin.

VI.

C’étaient de vaillants hommes, brillants d’intelligence, distingués dans leurs manières, braves jusqu’à la témérité et tout pétillants de cette charmante gaieté qui sied si bien au soldat français.

La plupart d’entre eux portaient l’habit et le gilet chamarrés, les manchettes de dentelles, le chapeau, les bottes, la ceinture et la rapière de l’époque. C’était un martial costume qui convenait bien à de beaux et braves hommes ; leurs noms étaient familiers à toutes les maisons de la Nouvelle-France et plusieurs étaient aussi connus dans les colonies anglaises que dans les rues de Québec.

Là se trouvait le chevalier de Beaujeu, gentilhomme Normand qui s’était illustré sur les frontières, et qui, sept ans plus tard, couronnait, dans les forêts de la Monongahéla, une vie honorable par la mort d’un soldat. Il avait défait une armée dix fois plus nombreuse que la sienne et chassé, du champ de carnage où il tomba, l’infortuné Braddock.

Deux brillants jeunes gens causaient joyeusement avec de Beaujeu. Ils appartenaient à une famille canadienne, où l’on comptait sept garçons, dont six donnèrent leur vie pour le roi. C’était Jumonville de Villiers, qui fut plus tard fusillé, dans les lointaines forêts des Alléghanies, par les ordres du colonel Washington, et, au mépris du pavillon parlementaire ; c’était Coulon de Villiers, son frère, qui reçut l’épée de Washington prisonnier avec sa garnison, dans le fort Nécessité, en 1756.

Coulon de Villiers imposa d’humiliantes conditions au vaincu, mais il dédaigna de venger autrement la mort de son frère. Il respecta la vie de Washington, et Washington devint le guide et l’idole d’une nation qui, sans cette magnanimité du soldat canadien, n’aurait peut-être jamais conquis son indépendance.

Là se trouvait aussi le sieur de Léry, ingénieur royal chargé d’élever les fortifications de la colonie, un génie comme Vauban dans l’art de défendre une place. Ah ! si les plans qu’il avait conçus, et qu’il recommanda vainement à l’insouciante cour de Versailles, avaient été adoptés, la conquête de la Nouvelle France fut devenue une chose impossible !

Avec de Léry, la main dans la main, et tout à une causerie animée, marchait le beau Claude de Beauharnois, gracieux et vaillant soldat, frère d’un ancien gouverneur de la colonie.

De Beauharnois fut le père d’une belle et vigoureuse race, et sa postérité compta la gracieuse Hortense de Beauharnois, dont le fils Napoléon III, un rejeton du Canada, monta sur le trône impérial de France, longtemps après que la maison de Bourbon, alors trop corrompue, eut abandonné son ancienne colonie.

Parmi tous ces officiers remarquables, le chevalier de la Corne Saint Luc, se distinguait par sa taille élevée, sa figure franche et ses mouvements brusques. Il était souple comme un Indien, et la vie au soleil et dans les camps l’avait rendu presque aussi noir que l’homme des bois. Il arrivait de l’Acadie ; il avait vu la désolation et le martyre sanglant de cette belle colonie perdue pour la France ; mais à grand Pré et au Bassin des Mines, il avait eu la gloire de faire prisonnière toute une armée de la Nouvelle-Angleterre. Le vieux et rude soldat était tout sourire et tout gaieté, maintenant qu’il conversait avec monseigneur de Pontbriand, le vénérable évêque de Québec, et le père de Berey, supérieur des Récollets.

L’évêque était un pasteur qui gouvernait sagement son église et un citoyen qui aimait passionnément son pays. Il sentit son cœur défaillir lorsque Québec se rendit aux Anglais, et il mourut quelques mois seulement après la cession définitive de la colonie.

Le père de Berey, joyeux moine, portant la robe grise et les sandales des Récollets, était, il faut le dire, encore plus renommé par son esprit que par sa piété. Il avait été soldat, autrefois, et il portait sa robe comme il avait porté l’uniforme, avec la dignité d’un officier de la garde royale. Mais le peuple l’aimait surtout à cause des joyeuses plaisanteries dont il ne manquait pas d’accompagner son admirable charité. Chaque jour, c’était une nouvelle provision de bons mots qui faisaient rire et amusaient toute la colonie, sans amoindrir en aucune façon le respect qu’elle avait pour les Récollets.

Le père Glapion, supérieur des Jésuites, accompagnait aussi l’évêque. Sa soutane noire et serrée à la taille formait un contraste piquant avec la robe grise et flottante du Récollet. C’était un homme pensif, à l’aspect sévère, qui semblait plus soucieux d’édifier les gens que de prendre part à une conversation. De graves dissentiments existaient alors entre les Jésuites et l’Ordre de Saint François ; mais les supérieurs des deux maisons étaient trop hommes de bon ton, pour laisser percer chez eux les différends qui se manifestaient chez leurs subordonnés.

Il y avait, à ce moment-là, du mouvement et de la vie sur les longues fortifications. On voyait maintenant s’éteindre les feux qui avaient éclairé les travailleurs pendant la nuit, et leurs dernières étincelles pâlissaient sous les reflets du soleil levant. Tous les gens, même des femmes et des filles, dans un large rayon, étaient venus travailler à la défense du boulevard de la colonie et le rendre inexpugnable. L’es colons de la Nouvelle-France, instruits par un siècle de guerre à la frontière avec les Anglais et les sauvages, savaient comme le Gouverneur lui-même, que la clef de la domination française était dans les murs de Québec, et que permettre à l’ennemi d’entrer, c’était perdre leur beau titre de sujets de la couronne de France.

  1. Le Canada comprend aujourd’hui, à part l’Alaska, tout le continent américain, de l’Atlantique au Pacifique, au nord de la ligne 45e de latitude.
  2. Note de Wikisource : Environ 244 mètres. En réalité, les fouilles du patrimoine archéologique du Québec estime que l’édifice mesurait environ 67 mètres.