Le chien d’or/I/09

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 115-123).


CHAPITRE IX.

PIERRE PHILIBERT.

I.

Le colonel Philibert et Le Gardeur galopaient à travers la forêt de Beaumanoir. Ils se rappelaient avec une douce émotion les principaux incidents leur vie, depuis leur séparation, évoquaient les temps du collège, les jours de congé, les courses dans les bois de Tilly ; et toujours, dans ces évocations du passé, ils voyaient apparaître la suave figure de leur gentille compagne, Amélie de Répentigny. Ce nom d’Amélie, quand il passait sur les lèvres de Le Gardeur, ce nom d’Amélie résonnait d’une manière plus suave, aux oreilles de Philibert, que les cloches harmonieuses de Charlesbourg.

L’homme le plus brave de la Nouvelle-France ne put s’empêcher de trembler, quand, avec une apparente indifférence, il demanda si Amélie se souvenait encore de lui ; il avait été si longtemps éloigné ! Il trembla, et son cœur cessa de battre, car son bonheur, il le sentait bien, ne dépendait plus que d’un mot.

— Si elle se souvient de toi, Pierre Philibert ! exclama Le Gardeur, avec impétuosité, elle m’oublierait plutôt que de t’oublier… Sans toi elle n’aurait plus de frère aujourd’hui. Elle unit nos deux noms dans ses prières de chaque jour ; elle prononce le tien par reconnaissance, le mien par pitié, car je suis indigne d’elle, et j’ai besoin plus que toi, de son aide. Philibert ! tu ne connais pas Amélie, si tu la crois capable d’oublier un ami comme toi !

Philibert tressaillit d’une grande joie. Trop heureux pour parler, il chevaucha quelque temps en silence. Et après quelques moments :

— Elle doit être bien changée ? demanda-t-il.

— Changée ? oh ! oui ! répondit Le Gardeur tout gaiement. C’est à peine si je puis reconnaître, dans la belle et grande dame d’aujourd’hui, nos gentils petits yeux noirs d’autrefois. Mais, par exemple ! c’est toujours le même cœur aimant, le même esprit chaste, les mêmes manières élégantes, le même sourire enchanteur. Elle est peut-être un peu plus silencieuse, et un peu plus pensive qu’autrefois ! peut-être un peu plus particulière dans l’observation de ses pratiques religieuses. Tu t’en souviens, je l’appelais souvent pour rire, notre Sainte Amélie ; je pourrais l’appeler ainsi pour tout de bon, aujourd’hui, et en vérité, elle le mérite.

— Dieu te bénisse, Le Gardeur ! Dieu bénisse Amélie ! fit le colonel, qui ne put maîtriser son émotion… Crois-tu qu’elle me verrait avec plaisir, aujourd’hui ? ajoutait-il.

II.

Les douces pensées de Philibert s’envolaient déjà vite et loin. Il voulait en savoir davantage sur la charmante enfant d’autrefois, et son désir ardent, mêlé d’une crainte vague, devenait un supplice. Elle pouvait bien, en effet, se disait-il, se souvenir de Pierre Philibert enfant, comme elle pouvait se souvenir d’un rayon de soleil qui aurait doré des étés enfuis depuis longtemps ; mais comment pourrait-elle le retrouver, sous les traits de l’homme fait ? Hélas ! ne se plaisait-il pas à nourrir un amour fatal qui finirait par le tuer ? N’était-elle point fiancée déjà ? n’avait-elle point déjà donné son amour à un autre ? Elle était si belle, si aimable ! et il y avait tant de vaillants et nobles prétendants dans la capitale !…

Ce fut donc à dessein qu’il dit :

— Crois-tu qu’elle me verrait avec plaisir aujourd’hui. Le Gardeur ?

— Si elle te verrait avec plaisir ? En voilà une question ! Elle et ma tante ne perdent pas une occasion de me parler de toi. Elles te citent comme exemple de vertu, pour me faire rougir de mes fautes, et elles ne perdent pas leur temps. C’est fini ! Cette main ne portera plus jamais une goutte de vin à mes lèvres ; je la donnerais à couper ! Et dire que tu m’as trouvé en pareille compagnie ! Que vas-tu penser de moi ?

— Je pense que tes regrets ne sont pas plus sincères que les miens. Mais dis-moi comment tu as été entraîné dans cet abîme ?

— Oh ! je ne le sais pas trop, répondit Le Gardeur ; je me suis trouvé au fond du gouffre avant d’y songer. Je suppose que j’ai été entraîné par le vin généreux, et les enchantements de Bigot, et surtout par la plus dangereuse des séductions, le sourire d’une femme. Voilà ! tu sais ma confession maintenant, et je te jure, Pierre, que je passerais mon épée au travers du corps de tout autre, que toi, qui s’aviserait de me demander ainsi compte de mes actes. Je me sens mourir de honte, Pierre Philibert.

— Merci de ta confiance, Le Gardeur ; j’espère que tu vas fuir le danger maintenant.

Et il lui tendit sa main ferme et franche. Le Gardeur la pressa longtemps dans la sienne.

— Penses-tu, lui demanda Philibert en riant, qu’elle soit encore capable de tirer un ami du danger ?

Le Gardeur comprit l’allusion, et le remercia d’un regard débordant de reconnaissance.

— Et en outre de ma main, continua Philibert, n’y a-t-il pas les mains pures d’Amélie qui intercèdent pour toi ?

— Ma bien-aimée sœur ! s’écria Le Gardeur, je ne suis qu’un lâche en face d’elle, et je rougis de paraître en sa chaste présence !

— Courage, Le Gardeur ! quand on a honte de ses fautes, on n’est pas loin de s’en corriger. Sois franc avec ta sœur, comme tu l’es avec moi, et elle t’arrachera, malgré toi, aux enchantements de Bigot, de Cadet, et surtout aux charmes de ces invincibles sourires qui t’ont, m’as-tu avoué, attiré dans le mauvais courant de la vie.

— Je crains qu’il ne soit trop tard, Pierre ! cependant je sais bien que mon Amélie ne m’abandonnerait jamais, lors même que tous mes amis s’éloigneraient de moi. Elle ne me ferait seulement pas un reproche, excepté par affection.

En entendant cet éloge de la femme qu’il aimait, Philibert reposa sur son ami un regard d’admiration. Le Gardeur ressemblait tellement à Amélie que Pierre crut apercevoir tout-à-coup dans sa figure, l’image ravissante de la jeune fille.

— Tu ne résisteras pas à ses prières, Le Gardeur !

Il pensait, lui, que c’était chose impossible.

— Nul ange gardien, continua-t-il, ne s’est jamais attaché à un pécheur, comme elle s’attachera à toi ; c’est pourquoi, je suis plein d’espoir, ô mon bon Le Gardeur !

III.

Les deux voyageurs sortirent de la forêt, et vinrent s’arrêter à l’hôtellerie de la Couronne de France, pour faire boire leurs chevaux dans l’auge, à la porte, Dame Bédard s’avança pour les saluer. Ils lui dirent que maître Pothier, toujours sur son bidet, venait là bas, d’un pas tranquille et lent, comme il convenait à la profession.

— Oh ! maître Pothier trouve toujours le chemin de la Couronne de France, répondit-elle. Puis elle ajouta : Est-ce que vos honneurs ne prendront pas une goutte de vin ? Il fait chaud et les chemins sont poussiéreux. Un cavalier qui ne boit point fait suer son cheval, vous savez, comme dit un vieux proverbe ?

Elle se mit à rire.

Les gentilshommes s’inclinèrent en la remerciant. Alors Philibert aperçut la jolie Zoé, les yeux attachés sur une grande feuille de papier, marquée d’un sceau rouge ; elle cherchait à débrouiller l’écriture assez bizarre du vieux notaire.

Zoé, comme les autres filles de sa condition, avait reçu au couvent une teinture des principales connaissances. Cependant, bien que le papier qu’elle étudiait avec tant d’attention fût son contrat de mariage, elle avait de la peine à faire le triage des quelques bribes de bon sens, qui flottaient sur cette mer de verbiage légal. Avec sa parfaite intelligence des prétentions du meum et du tuum, elle en arriva vite, cependant, à la conclusion fort satisfaisante que son contrat de mariage avec l’honnête Jean Lachance n’était pas sans mérite.

Elle surprit le regard de Philibert et rougit jusque dans le blanc des yeux ; elle rejeta vivement le papier et répondit, par un salut, à l’adieu des gentilshommes, qui s’éloignèrent d’une course rapide, sur la grande route de la ville, après avoir abreuvé leurs chevaux.

IV.

Babet Le Nocher, vêtue de sa robe neuve, assez courte pour laisser paraître dans leurs bas de laine, deux pieds si mignons, que bien des duchesses en auraient été jalouses, était assise sur le banc de la gondole, et tricotait. Elle portait ses cheveux noirs selon la mode dont parle le grave Kalm, dans sa relation de la Nouvelle-France, quand il dit ; Les paysannes portent toutes leurs cheveux bouclés. Et comme elles sont jolies ainsi !

— Sur ma vie ! dit-elle à Jean, qui savourait une pipe de tabac canadien, voilà le bel officier qui revient, et aussi vite qu’il s’en est allé !

— Il est évident, ma chère Babet, qu’il marche pour le roi ou pour lui-même. Une belle dame attend son retour avec impatience, ou bien l’a envoyé porter un message. Il n’y a qu’une femme, Babet, pour mettre du vif argent dans les pieds d’un homme.

— Ou de la folie dans la tête, répliqua Babet en riant.

— Et rien de plus naturel, Babet, puisque c’est comme cela que vous nous aimez. Mais ils sont deux. Qui donc accompagne le gentilhomme ? Tes yeux sont meilleurs que les miens, Babet.

— C’est bien ce que je t’ai toujours dit, Jean, et tu ne m’as jamais crue. Fie-toi à mes yeux et défie-toi des tiens… L’autre gentilhomme, dit-elle, en regardant fixement, pendant que son tricot dormait sur son jupon, l’autre gentilhomme est le jeune chevalier de Repentigny. Comment se fait-il qu’il revienne avant les autres ? Cela m’étonne.

— Cet officier doit venir de Beaumanoir, et il ramène le jeune seigneur, fit Jean, en soufflant de ses narines une longue bouffée de fumée.

— Il doit y avoir quelque chose de meilleur que la fumée, Jean.

Elle toussa ; elle n’avait jamais aimé la pipe.

— Le jeune chevalier, reprit-elle, est toujours l’un des derniers à revenir, quand ils ont leurs trois jours de fête au château, pour couronner la partie de chasse ! Il est mal parti, hélas ! il est à plaindre. Un si beau, si galant cavalier !

— Des mensonges ! des calomnies ! répliqua Jean avec chaleur. Le Gardeur de Repentigny est le fils de mon vieux seigneur. Il est possible qu’il s’enivre, mais il se comporte comme un gentilhomme alors, et non comme un charretier, comme un…

— Comme un batelier, Jean ! Je ne parle pas de toi, car depuis que je prends soin de ta boisson, il n’y a pas de meilleur buveur d’eau que toi.

— Bah ! ma femme, ta vue m’enivre suffisamment. Deux yeux clairs comme les tiens, une pipe, un bitter et le bénédicité avant le dîner, en voilà assez pour sauver un chrétien.

Les cavaliers arrivaient. Il se leva, ôta sa tuque rouge et salua poliment. Le Gardeur sauta de cheval et vint lui serrer la main. Jean avait été un serviteur de Tilly, et le jeune seigneur était trop bien élevé pour ne pas témoigner quelque égard, même au plus humble de ceux qu’il avait connus.

— Eh bien, Jean, dit-il amicalement, le vieux passeur a-t-il bien de la besogne aujourd’hui ?

— Non, votre honneur ; mais hier, par exemple, je crois que la moitié de la rive nord a traversé pour aller à la corvée du roi. Les hommes venaient travailler et les femmes suivaient les hommes.

Il regarda Babet d’un œil provocateur. Elle répliqua hardiment :

— Et pourquoi les femmes ne suivraient-elles pas les hommes ? Ils sont assez rares dans la Nouvelle-France, depuis que cette guerre affreuse est commencée ; on peut bien prendre soin de ceux qui restent.

— C’est vrai comme un sermon du dimanche, répondit Jean, et l’autre jour, continua-t-il, ce noble étranger qui est l’hôte de son excellence le gouverneur, disait, ici même, dans ma propre barque, qu’il y a maintenant quatre femmes pour un homme dans la Nouvelle-France. Si c’est vrai, Babet, et tu sais qu’il a dit cela ; tu en étais assez fâchée, — si c’est vrai, un homme vaut beaucoup maintenant, et les femmes sont communes comme les œufs à Pâques.

— C’est vrai que ce monsieur ne s’est pas gêné pour parler ! exclama Babet vivement, mais il perdait moins son temps, quand il cueillait des herbes pour en emplir son livre !

— Allons ! allons ! fit Le Gardeur interrompant cette discussion sur la population, la Providence connaît le mérite des femmes canadiennes, et elle ne saurait nous en donner trop. Nous sommes pressés d’arriver, Jean ; embarquons ! Ma tante et Amélie sont ici dans l’ancienne demeure ; elles seront bien aises de vous voir, ainsi que Babet, ajouta-t-il avec bonté en mettant le pied sur le bateau.

V

Babet fit sa plus gracieuse révérence, et Jean, tout à son devoir, lança sa barque avec les deux gentilshommes et leurs chevaux, à travers les flots clairs de la rivière St. Charles. Il accosta au quai du roi. Les cavaliers se remirent en selle, passèrent devant le vaste palais de l’Intendant, montèrent la côte des chiens s’enfoncèrent sous la porte de la Côte de la Canoterie, qui a depuis pris le nom de porte Hope, et disparurent aux yeux de Babet, qui les avait suivis avec un sentiment d’admiration. Elle était surtout occupée du bel officier en uniforme ; il s’était montré si poli, si généreux, le matin !

— J’avais peur, Jean, que tu ne fisses quelqu’allusion à mademoiselle Des Meloizes, dit-elle à son mari, dès qu’il fut de retour, les hommes sont si indiscrets !

— Sur un bateau qui fait eau, Babet, n’embarquez pas de femmes, vous iriez vite au fond. Mais pourquoi me parles-tu de mademoiselle Des Meloizes ?

Une heure auparavant, l’honnête Jean avait traversé dans sa barque la belle jeune fille, et s’il n’en dit rien à Le Gardeur, ce ne fut pas manque d’envie assurément.

— Pourquoi parler de mademoiselle Des Meloizes ? reprit Babet, parce que tout Québec sait que le seigneur de Repentigny est fou d’elle ?

— Et pourquoi ne serait-il pas fou d’elle, si cela lui plaît de l’être ? C’est un morceau de roi que cette fille-là, et si Le Gardeur perd pour elle le cœur et la tête, il ne fera que ce qu’ont fait la moitié des galants de Québec.

— Oh ! Jean ! Jean ! il est facile de voir que tu as encore des yeux et un cœur…

Et Babet se mit à tricoter avec une vigueur nouvelle.

— J’avais des yeux pour te voir, Babet, quand je t’ai choisie, et j’avais un cœur pour t’aimer, fit Jean en éclatant de rire.

Babet paya le compliment d’un charmant sourire.

— Regarde Babet, je ne donnerais pas cette prise de tabac, dit Jean en montrant son pouce et son index pleins de la piquante poussière, je ne donnerais pas cette prise pour le jeune homme qui resterait indifférent devant une fille aussi belle que Angélique Des Meloizes.

— Alors, je suis bien aise que tu n’aies pas dit au seigneur de Repentigny qu’elle a traversé pour aller voir quelqu’un qui n’est pas lui, j’en suis bien sûre… Je le conterai quelque chose, tout à l’heure, Jean, si tu veux venir dîner. Viens ! j’ai un mets à ton goût.

— Qu’est-ce donc, Babel ?

Jean, après tout, aimait presque autant un bon dîner qu’une jolie femme.

— Quelque chose que tu aimes bien… C’est un secret de femme cela : Tenir bien chaud l’estomac d’un homme, pour que son cœur ne se refroidisse point… Que dis-tu d’une anguille rôtie ?

— Bravo ! cria le gai batelier, et il se mit à chanter :

Ah ! ah ! ah ! frite à l’huile,
Frite au beurre et à l’oignon !

Et les deux époux rentrèrent dans leur maisonnette, plus heureux que les rois dans leurs palais somptueux.