Le chien d’or/I/10

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 124-132).


CHAPITRE X.

AMÉLIE DE REPENTIGNY.

I.

La maison de ville de madame de Tilly se trouvait en haut de la Place d’Armes. La Place d’Armes était un carré assez large, et grossièrement pavé. Tout un côté était occupé par le château Saint Louis, un massif édifice au toit élevé et pointu. Sur un autre côté, au milieu des arbres antiques que la hache des compagnons de Champlain avait épargnés, s’élevait le vieux monastère des Récollets, avec un beffroi altier, et son vaste portique ombragé, où les moines, en robes grises et en sandales, venaient, en été, lire leur bréviaire et dire une bonne parole aux passants.

Cette maison des De Tilly était bâtie en pierre ; elle était grande et ornée comme il convenait au rang et à la fortune de ses maîtres.

Elle donnait sur la Place d’Armes et sur les jardins du château, permettait de voir une partie du fleuve qui coulait majestueusement au pied de la haute forteresse, et, par delà, les hautes collines de Beaumont couronnées de forêts.

Dans l’enfoncement d’une fenêtre, à demi cachée dans les riches et épais rideaux d’une pièce magnifique, Amélie de Repentigny était assise seule. Elle paraissait calme, son regard était serein ; mais ses mains jointes convulsivement, comme pour comprimer une émotion violente, faisaient deviner le trouble profond de son âme.

Sa tante se trouvait dans le grand salon avec quelques amies en visite. Les voix animées de ces dames arrivaient à ses oreilles, mais elle ne s’en apercevait pas, tant elle était absorbée dans les pensées étranges qui l’assaillaient depuis le matin, depuis que le chevalier de La Corne lui avait appris le retour de Pierre Philibert.

Cette nouvelle l’avait singulièrement impressionnée. D’abord, elle comprit que c’était pour son frère un grand bonheur, puis ensuite, elle sentit qu’elle en éprouvait bien de la joie elle-même. Pourquoi ? Elle ne le savait pas trop. Elle ne voulait pas le savoir, et faisait taire son cœur qui le lui disait.

C’était pour son frère qu’elle avait tant de joie ! Son cœur battait un peu plus fort que de coutume, mais c’était la marche longue, et le chagrin de n’avoir pas trouvé Le Gardeur.

Un pressentiment merveilleux lui disait que le colonel avait rencontré Le Gardeur à Beaumanoir, et qu’il ne manquerait pas de venir avec lui, à son retour, présenter ses hommages à madame de Tilly, et les lui présenter aussi à elle-même.

Cette pensée la faisait rougir, et elle se fâchait contre elle-même, à cause de ce fol espoir. Elle se disait que c’était un fol espoir ! Elle voulut faire appel à son orgueil, mais son orgueil ne vint pas vite lui rendre sa tranquillité perdue.

Son entrevue avec Angélique Des Meloizes lui avait laissé une pénible impression. Elle était indignée des aveux hardis de son amie. Elle savait que son frère s’était bien trop occupé d’elle pour son bonheur, surtout s’il arrivait que l’ambition de cette femme belle et perverse fût en désaccord avec son amour. Elle soupirait profondément en songeant combien Angélique était indigne de son frère.

C’est généralement ce que pense une sœur aimante, quand il lui faut confier son frère à la garde d’une autre personne. Mais Amélie savait qu’Angélique Des Meloizes n’était pas capable de cet amour véritable, qui met son bonheur à faire le bonheur des autres. Elle la savait vaine, égoïste, ambitieuse ; elle ignorait encore, toutefois, comme elle choisissait peu les moyens d’arriver à son but.

II.

La vieille cloche des Récollets avait sonné midi, et Amélie, toujours assise à sa fenêtre, regardait, pensive, le grand carré de la Place d’Armes, suivant d’un œil avide les cavaliers qui la traversaient. Une foule de personnes étaient réunies là, ou passaient et repassaient sous la grande porte cintrée du château.

Cette porte était surmontée d’un écusson brillant, portant la couronne royale et les fleurs de lys. Deux sentinelles, marchant à pas mesurés, se promenaient sous le vaste cintre, et chaque fois qu’elles se retournaient au bout de leur marche régulière, en dehors, on voyait étinceler au soleil leurs mousquets et leurs baïonnettes.

Parfois on entendait le grondement des tambours, la garde sortait et présentait les armes ; c’était quand un officier de haut rang où un dignitaire ecclésiastique passait pour aller présenter ses hommages au gouverneur ou pour traiter de quelqu’affaire importante à la cour vice-royale.

Si Amélie n’avait pas été tant préoccupée ce jour-là, elle aurait eu bien du plaisir à voir le joli tableau de la vie active de la ville qui se déroulait devant elle : des gentilshommes à pied, le manteau sur l’épaule et le sabre au côté des dames en toilettes de visite, des habitants et leurs femmes dans leur invariable costume, des soldats en uniformes, des prêtres en robes noires, tous allant, venant, se mêlant avec un curieux et plaisant empressement.

III.

Les dames qui se trouvaient au salon de madame de Tilly, étaient mesdames de Grandmaison et Couillard, Elles savaient tous les cancans de la ville et les racontaient longuement. Aussi, madame de Tilly commençait-elle à se sentir un peu fatiguée.

Elles étaient riches et fashionables, connaissaient parfaitement les lois de l’étiquette, portaient toujours de charmants costumes et choisissaient bien leurs amies. Elles recherchaient l’amitié de madame de Tilly. En effet, par son rang et sa position, cette femme conférait en quelque sorte les meilleures lettres de noblesse.

Les rumeurs de la ville, en passant par la bouche de mesdames Couillard et de Grandmaison, atteignaient la perfection. C’était l’idéal du genre. Finement insinuantes, elles blâmaient avec réserve et douceur, ne tarissaient point en éloges, et ne se trompaient jamais.

Elles s’acquittèrent consciencieusement d’un grand devoir moral et social en mettant madame de Tilly au courant des scandales récents et des secrets nouveaux de la capitale.

Elles glissèrent sur des sujets scabreux avec la légèreté des patineurs sur la glace, et leur amie tremblait qu’elles n’enfonçassent à chaque instant. Mais elles étaient trop bien exercées à la gymnastique de la langue, pour perdre l’équilibre. En une heure, la moitié de la ville fut passée au crible.

Madame de Tilly écoutait ces discours frivoles avec impatience ; mais elle connaissait trop bien la société pour lui chercher noise à cause de ses folies, quand du reste, cela eut été inutile.

Elle se consola en pensant que le mal n’était peut-être pas si grand que cela. Il y avait des gens qui ne trouvaient pas le pape assez catholique ; pour sa part, elle trouvait le peuple généralement meilleur qu’on ne le disait.

IV.

Amélie fut tout à coup tirée de sa rêverie par une exclamation subite de madame de Grandmaison.

— Comment, madame de Tilly ! disait-elle, vous n’irez pas au bal de l’Intendant, au palais ! et mademoiselle de Repentigny, que nous regrettons de n’avoir pas vue aujourd’hui, n’ira pas non plus ! Savez-vous que ce sera la plus magnifique affaire qui ait jamais eu lieu dans la Nouvelle-France ? Depuis quinze jours, Québec n’a chanté que cela. Les modistes et les couturières ont de l’ouvrage !… des costume nouveaux ! à en perdre la tête.

— Et ce sera le bal le plus remarquable par le choix des invités ! proclama madame Couillard. Tous des gentilshommes et des nobles, pas un bourgeois ! ces gens-là, les femmes surtout, se donnent de tels airs aujourd’hui ! comme si l’argent pouvait les rendre intéressants aux yeux des personnes de qualité…

Je dis qu’il faut les tenir éloignés, ou…

— Et puis l’Intendant royal est tout à fait d’accord avec les cercles élevés, ajouta madame de Grandmaison. Il veut qu’on les tienne à leur place.

— La noblesse ! la noblesse ! riposta madame de Tilly visiblement froissée. Mais l’Intendant royal qui ose traiter avec dédain la digne, l’honnête bourgeoisie de cette ville, est-il noble lui-même ? Non pas que je voulusse l’estimer moins, s’il ne l’était pas, mais j’ai entendu dire que sa noblesse était contestée. Il est le dernier qui devrait se risquer à mépriser la bourgeoisie.

Madame de Grandmaison fit jouer son éventail avec dignité.

— Ô ! madame ! dit-elle, vous oubliez, bien sûr ! Le chevalier Bigot est proche parent du comte de Marville, et le chevalier de Grandmaison est un des visiteurs fidèles de l’Intendant. Cependant, il n’aurait pas voulu s’asseoir une minute à sa table, s’il n’avait pas été certain de son alliance avec la noblesse. Le comte de Marville…

— Le comte de Marville ! interrompit madame de Tilly, qui oublia presque sa politesse habituelle. On juge un homme par les compagnons qu’il fréquente. Pas de confiance à ceux qui fréquentent le comte de Marville !

Madame de Grandmaison se sentit vaincue. Elle voyait bien que madame de Tilly n’avait pas une haute opinion de l’Intendant ; cependant elle voulut tenter un nouvel effort.

— Mais, ma chère dame, reprit-elle, l’Intendant est si puissant à la cour ! Il était l’ami intime de madame d’Étioles, avant qu’elle fît son apparition au palais, et c’est lui, paraît-il, qui s’avisa de la faire connaître au roi. Il arrangea tout pour qu’elle lui fût présentée, au fameux bal masqué de l’Hôtel de Ville. Le roi lui jeta alors son mouchoir, et elle devint la première dame du palais, et marquise de Pompadour. Elle n’a jamais oublié son ancien ami, et il est devenu Intendant de la Nouvelle-France, malgré tous les efforts de ses ennemis pour le perdre.

— Vous prétendez qu’il est arrivé là malgré tous les amis du roi ? reprit madame de Tilly.

Amélie l’entendit et elle vit bien, au frémissement de sa voix, qu’elle était à bout de patience. Madame de Tilly ne pouvait souffrir, sans éprouver un profond dégoût, qu’on prononçât devant elle le nom de la Pompadour ; mais sa vieille loyauté la gardait de parler mal du roi.

— Nous n’avons pas à nous occuper de ce qui se passe à la cour, continua-t-elle, ni des amitiés de l’Intendant. Mais je souhaite que l’avenir rachète son passé ; je souhaite que la Nouvelle-France n’ait pas, comme la malheureuse Acadie, à regretter le jour où il a mis le pied sur ses rivages.

Madame Couillard et madame de Grandmaison ne manquaient pas d’intelligence ; elles s’aperçurent bien qu’elles avaient éveillé les susceptibilités, — les préjugés, pensaient-elles, — de madame de Tilly. Elles se levèrent, et dissimulant leur dépit sous des paroles charmantes, elles prirent congé de la noble vieille dame. La digne seigneuresse les vit s’éloigner avec plaisir.

V.

— C’est une honte de parler ainsi, fit madame Couillard avec dépit, quand son neveu, héritier de la seigneurie de Tilly, est le plus fidèle ami et le plus intime compagnon de l’Intendant !

— Oui, répondit madame de Grandmaison, elle a oublié de jeter un coup d’œil sur sa famille : l’on ne pense jamais à se regarder soi-même avant de juger ses voisins. Mais je serai bien surprise si elle réussit à faire quelque impression sur Le Gardeur, avec ses façons de rustre et ses peu charitables sentiments. J’espère que le bal aura le plus grand succès. Il faut qu’il soit le plus grand triomphe de notre société, afin qu’elle en éprouve du regret, elle, et sa nièce aussi, une orgueilleuse, une scrupuleuse !…

VI.

Amélie de Repentigny avait revêtu une robe de mousseline de Deccan, don d’un parent de Pondichéry. Cette robe superbe l’enveloppait chastement sans lui rien ôter de ses grâces. Un large ruban bleu à la taille, une fleur bleue dans les cheveux, sur la poitrine, une croix d’or qu’elle baisait souvent en priant pour son frère de qui elle l’avait reçue. C’étaient là ses seules parures.

Souvent, obéissant à une mystérieuse impulsion, elle se levait et se mettait en face de son miroir pour comparer la jeune fille d’aujourd’hui avec l’enfant d’autrefois, l’enfant dans un gentil costume de bergère de Provence. Elle avait son portrait ainsi peint, et son père l’aimait beaucoup ce portrait ! et souvent, pour lui plaire à ce père regretté ! elle portait ses cheveux à la mode de la Provence. C’est ainsi qu’elle les portait ce jour là. Pourquoi ? Elle aurait peut-être pu le savoir en interrogeant cette vague et capricieuse espérance qui flottait devant ses yeux noirs. Mais elle n’osait pas, elle aimait mieux ne pas interroger.

Elle n’avait plus de repos. Elle revint s’asseoir dans la fenêtre pour regarder encore sur la Place d’Armes, espérant toujours voir arriver son frère. Tout à coup elle tressaillit. Deux officiers traversaient la place au galop et se dirigeaient vers le château. L’un de ces officiers était son frère ; elle le reconnut à l’instant. Mais l’autre, ce beau cavalier en uniforme, sur son cheval gris fougueux, qui était-il ? Ah ! son cœur le devinait : ce ne pouvait être que le colonel Philibert !

Elle les vit passer sous la grande porte cochère et un frémissement presque douloureux agita son âme remplie de joie. Elle était contente de les voir se rendre au château ; cela lui donnait un moment de répit. Elle pourrait rassembler ses idées et ramasser tout son courage pour l’entrevue prochaine. Ses doigts se promenèrent sur le chapelet caché dans les plis de sa robe, et les grains d’or qui avaient roulé si souvent des prières pour le bonheur de Pierre Philibert, les grains d’or bénis lui parurent brûlants comme du feu. La pourpre colora son front, car une pensée étrange lui vint tout à coup : Pierre Philibert, jeune garçon dont elle avait tant caressé, dans son innocence, l’image et le souvenir, Pierre Philibert était aujourd’hui un homme, un soldat, un conseiller élevé dans les cours et les camps. Comme elle n’avait pas été sage d’oublier cela dans ses prières d’enfant ! Je n’ai pas eu de mauvaise intention, pensa-t-elle pour se justifier.

VII.

Elle n’eut pas le temps de faire de plus longues réflexions ; le cheval gris sortait de la cour du château. Le colonel ne s’était arrêté qu’une dizaine de minutes, le temps de voir le gouverneur et de lui communiquer la réponse de l’Intendant. Il revenait accompagné de Le Gardeur et du vieux de La Corne St-Luc. Tous trois se dirigèrent vers le haut de la place et vinrent descendre à la porte de la maison de madame de Tilly.

Amélie, cachée derrière les épais rideaux de sa fenêtre, reposa alors sur cet homme superbe, magnifique, qui était Pierre Philibert, un regard plus avide et plus perçant que le regard du lynx fabuleux lui-même. Accordons qu’elle obéit à l’irrésistible curiosité de la femme. La reine de France n’aurait pas davantage, en pareil cas, résisté à la tentation et elle n’aurait pas éprouvé la moitié du trouble que sentit alors la virginale pudeur de la jeune fille. Un regard suffit à Amélie, un regard qui imprima pour jamais dans son esprit l’ineffaçable et parfaite image de Pierre Philibert devenu homme, à la place de Pierre Philibert l’ami d’enfance.